Le rôle de la France et des Français dans la politique européenne de coopération au développement1
p. 115-127
Texte intégral
Introduction
1Il faut, dès le départ, prévenir un possible malentendu : ne pas confondre le rôle de la France avec celui des commissaires et fonctionnaires européens de nationalité française. En effet, s’il est normal que les représentants d’un État membre – ministres, ambassadeurs, experts dans les groupes du Conseil de ministres ou au comité du FED – défendent en premier lieu des intérêts nationaux (sans, toutefois, perdre de vue l’intérêt commun), les commissaires et fonctionnaires européens, en vertu du traité et du statut de la fonction publique européenne, s’acquittent de leurs fonctions en ayant uniquement en vue les intérêts de l’Union européenne. Certes, ils peuvent apporter utilement leur expérience et leur sensibilité nationales ; mais ils doivent les mettre au seul service de l’Europe.
2Je distinguerai donc dans ma présentation entre les deux types de rôle, en commençant par celui joué par la France.
I. Le rôle de la France
3Les organisateurs de ce colloque ont bien fait de distinguer deux périodes bien distinctes de l’aide, 1957 à 1975 et 1975 à 1995 ; car elles correspondent à un rôle fondamentalement changeant joué par la France dans l’une et l’autre.
4La première période, qui va jusqu’à la première convention de Lomé (1975), était indubitablement dominée par la France. Sa vision géopolitique eurafricaine figurait déjà dans l’acte fondateur de la construction européenne, la déclaration faite, le 9 mai 1950, par son ministre des Affaires étrangères, Robert Schuman, dans laquelle l’Europe à construire est encouragée à « poursuivre la réalisation de l’une de ses tâches essentielles : le développement du continent africain ». Fidèle à cette vision, c’est la France qui est à l’origine de tout le volet « coopération au développement » de la politique européenne, en exigeant de ses partenaires à la négociation du traité de Rome, en mai 1956, l’association de ses territoires d’outre-mer à la future Communauté économique européenne (CEE). L’Allemagne, qui avait perdu ses possessions coloniales au terme de la première guerre mondiale, s’est vivement opposée avec les Pays-Bas à la demande française qui revenait à faire assumer un héritage colonial par la CEE. Le chancelier Adenauer aurait même offert une somme forfaitaire significative pour être débarrassé de ce problème. Mais rien n’y fit : la France, avec le soutien de la Belgique, a pu faire prévaloir son point de vue.
5L’association des pays et territoires d’outre-mer (PTOM) dépendant de la France, de la Belgique, mais aussi de l’Italie et des Pays-Bas, devenait ainsi l’objet de la « quatrième partie » du traité de Rome (qui subsiste encore comme « quatrième partie » dans le traité de Lisbonne avec des territoires dépendants comme la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie Française, les Îles Vierges britanniques… et, curieusement, le Groënland, seul pays devenu PTOM après avoir fait partie intégrante d’un État membre, le Danemark).
6L’association était le fruit d’un compromis politique : la renonciation au « pacte colonial » contre le partage du fardeau. La concession que les métropoles devaient faire aux autres États membres consistait dans l’abandon de leur quasi-monopole des relations économiques et commerciales avec leurs territoires d’outre-mer : au titre du principe de non-discrimination, ils devaient soit abandonner le traitement commercial préférentiel dont ils bénéficiaient, soit l’étendre aux autres États membres. En réalité, du fait de la présence sur le terrain de leurs entreprises et d’une administration coloniale efficace, cette perte de monopole entraînait peu de conséquences pratiques, du moins dans une première période. En contrepartie de cet abandon, les six États fondateurs acceptaient de partager le fardeau du financement de la mise en valeur des territoires d’outre-mer. C’est ainsi qu’est né le Fonds européen de développement pour les PTOM (FEDOM), l’ancêtre du Fonds européen de développement (FED).
7Acceptée à contrecœur, car imposée par la France, cette association portait, dès sa genèse, le germe de mécontentements et de frustrations, surtout du côté allemand et néerlandais. L’utilisation du terme « association » pour la relation avec des territoires dépendants – par opposition à l’association fondée sur l’article 238 (aujourd’hui art. 217 TFUE), qui vise une relation avec des pays tiers souverains – a par ailleurs contribué à jeter temporairement le discrédit sur la politique européenne de coopération au développement lorsque celle-ci devait plus tard s’établir avec des pays indépendants. Nous verrons que les pays anglophones ont catégoriquement rejeté le terme « association » alors que les pays francophones s’y trouvaient tout à fait à l’aise.
8La plupart des pays « associés » ont accédé à l’indépendance au début des années 1960. À l’exception de la Guinée (elle rejoindra le club en 1975), les États nouvellement indépendants – 18 États africains, tous francophones sauf la Somalie – ont exprimé le souhait de négocier avec la CEE un accord d’association afin de consolider leur position privilégiée vis-à-vis de la Communauté. C’est ainsi qu’a été conclue la première convention de Yaoundé (1965-1970), officiellement appelée « convention d’association des États africains et malgache associés » (ils étaient donc même doublement « associés » !) Cette association était conçue comme une approche globale portant tant sur les relations économiques, notamment le régime commercial – reposant sur le principe du libre-échange dans les deux sens, mais avec de nombreuses exceptions du côté des États associés – que sur une coopération financière et technique substantielle dans le cadre d’un deuxième FED. La nouveauté était constituée par les institutions communes au sein desquelles tous les partenaires étaient représentés sur un pied d’égalité.
9Le passage à une deuxième période quinquennale – Yaoundé II, 1970-1975 – s’est heurté à des difficultés considérables. L’Allemagne et les Pays-Bas surtout témoignaient de moins en moins d’intérêt pour l’association. Sur le plan économique, elle ne leur procurait guère d’avantages, d’autant que l’essentiel des marchés financés par le FED allait à des entreprises des anciennes métropoles, c’est-à-dire principalement à la France. Sur le plan politique, Yaoundé suscitait de plus en plus de critiques, sauf chez les États associés : « approche néocolonialiste », « discrimination à l’égard de ceux qui ne sont pas membres du club », « Yaoundé divise l’Afrique, entrave les efforts panafricains »… Au sein de la Commission aussi, la conviction s’est peu à peu affirmée que cette politique d’association très limitée au niveau régional ne correspondait, à la longue, en aucune façon au rôle que la Communauté pourrait jouer dans la politique de développement.
10Seule la France s’accrochait avec acharnement à son « association francophone ». Toutefois, pour atténuer la pression des défenseurs d’une politique d’ouverture – avec à leur tête l’Allemagne et les Pays-Bas –, elle devait accepter que, dès 1966 avec le Nigeria (accord de Lagos), puis en 1969 avec les trois États de l’Est africain, le Kenya, l’Ouganda et la Tanzanie (accord d’Arusha), des conventions de coopération, en fait des accords commerciaux préférentiels, soient conclus2. Mais ces modestes ouvertures ne devaient pas calmer le jeu.
11Dans la perspective de l’expiration de Yaoundé et d’Arusha (1975), on était bien confronté à deux courants politiques annonciateurs de changements majeurs : le premier, inspiré par la France, préconisait le maintien et l’approfondissement d’une politique d’association limitée sur le plan régional aux anciennes colonies ; l’autre, avec l’Allemagne et les Pays-Bas pour chefs de files, voulait se débarrasser de la politique de Yaoundé et la remplacer par une politique mondiale de coopération au développement. La Commission intervint dans ce conflit entre tendances « régionaliste » et « mondialiste » en publiant en juillet 1971 son premier « Mémorandum sur une politique communautaire de coopération au développement ». Elle y exprime l’opinion que les mesures existantes de politique de développement ne correspondent plus à l’importance internationale croissante de la Communauté, notamment dans la perspective du premier élargissement qui s’annonçait et que, tout en maintenant et en étendant la politique d’association, il est nécessaire d’offrir aussi aux autres pays en voie de développement des possibilités concrètes de coopération, notamment dans les domaines de la politique commerciale et des produits de base, mais aussi en matière financière et technique.
12Grâce à son mémorandum et aux discussions qu’il a suscitées, la Commission a ouvert la voie à l’orientation décisive définie lors de la conférence au sommet de Paris, en octobre 1972, à laquelle prennent part, outre les chefs d’États et de gouvernement des six États membres, ceux des pays candidats à l’adhésion. La déclaration finale de Paris a résolu le conflit de tendances de façon constructive : elle a souligné « l’importance essentielle » attachée à la politique d’association ainsi qu’aux accords conclus ou à conclure avec les pays du bassin méditerranéen. En même temps, les institutions de la Communauté et les États membres ont été invités « à mettre en œuvre progressivement une politique globale de coopération au développement à l’échelle mondiale ». La base était ainsi jetée pour une construction qui préserverait et étendrait l’acquis tout en prenant graduellement des mesures en faveur des pays en voie de développement négligés jusqu’alors.
13Si ce résultat ne correspondait pas à ce que la France aurait souhaité, elle n’en avait pas moins évité le remplacement de l’approche « régionale » par une politique « mondiale » qui, dans l’état de la CEE de l’époque, aurait risqué fort d’aboutir à un saupoudrage des ressources disponibles sur une multitude de pays, sans impact réel. C’est largement à cause de l’insistance de la France, appuyée à cet égard par la Commission, que le volet régional a été sauvé, qu’il s’est consolidé mais aussi élargi, que l’Afrique est restée jusqu’à ce jour le centre de gravité de la politique européenne de coopération au développement.
14Si, à l’origine, la France avait dicté à ses partenaires la ligne à suivre, si son rôle restait déterminant pendant la période des deux conventions de Yaoundé, son leadership fut de plus en plus contesté par les partisans d’une ouverture à partir des années 1970. Le premier élargissement à la Grande-Bretagne, à l’Irlande et au Danemark (1973) et l’ouverture des négociations qui allaient conduire à la convention de Lomé (1975) devaient sonner le glas du rôle moteur de la France. Si le rôle de certains Européens de nationalité française, comme nous le verrons plus tard, restait déterminant pour l’évolution ultérieure de la politique européenne, celui de la France se réduisait désormais à suivre un chemin politiquement inéluctable, mais qu’elle empruntait sans aucun enthousiasme. Cela ne veut pas dire qu’elle se résignait à l’inactivité. Elle s’employait plutôt à « sauver les meubles » de l’association « francophone » initiale.
15On se rappelle que dans l’acte d’adhésion du Royaume-Uni à la CEE, vingt pays indépendants du Commonwealth situés en Afrique, dans les Caraïbes et dans le Pacifique se sont vu offrir, dans le protocole n° 22, trois possibilités de régler leurs relations avec la future Communauté élargie : 1. Négocier, conjointement avec les pays de Yaoundé, un nouvel accord d’association avec la CEE ; 2. Conclure un accord du type de celui d’Arusha ; 3. Conclure des accords commerciaux.
16La deuxième et la troisième solution paraissaient peu attrayantes, car elles ne comportaient pas d’aide financière. Mais même la première formule s’est heurtée à de vives critiques de la part de beaucoup de pays anglophones. Ils interprétaient l’offre comme une incitation à adhérer à la convention de Yaoundé « en l’état » (“as it stands”), ce qu’ils n’envisageaient en aucune façon. Ils exigeaient une véritable négociation, qu’ils entendaient mettre à profit pour obtenir quelques modifications substantielles.
17La Commission et les autres partisans d’une révision plus large de la politique européenne de coopération se sont montrés très ouverts à l’idée d’une grande négociation, d’une « mise à plat » de la politique de Yaoundé, d’une négociation sans autre préalable que la sauvegarde de l’acquis des « anciens » associés et le traitement sur un pied d’égalité des « nouveaux ».
18D’autres, en revanche, se cramponnaient à Yaoundé et réclamaient la préservation intégrale de ce modèle d’association. En fait, ils offraient une sorte de « Yaoundé III » à ceux qui étaient prêts à y entrer. C’est le président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, qui était le principal porte-parole d’un groupe de pays conservateurs. Bien que sachant que le régime commercial au titre duquel la plupart des pays francophones accordaient des préférences à la France et, par extension, à l’Europe des Six, était la principale pierre d’achoppement pour les pays du Commonwealth qui ne connaissaient pas ce type de préférences (les préférences « inverses »), Senghor les qualifiait de « ciment de l’association » et insistait sur leur maintien.
19On était proche de la rupture. Déjà, on voyait se profiler à l’horizon une négociation parallèle avec une coalition pour et une coalition contre Yaoundé, qui se serait soldée par deux accords distincts et aurait donc sûrement abouti à une impasse.
20Difficile de dire si la France jouait un rôle actif dans cette dangereuse manœuvre qui, au lieu de jeter un pont au-delà des frontières héritées de la colonisation, aurait renforcé la division entre francophones et anglophones en Afrique. Du moins Paris a-t-il laissé Senghor faire sa campagne, alors qu’il aurait probablement pu l’en empêcher.
21C’est à la Commission que revient le mérite d’avoir montré la voie de sortie de cette crise, et ce, sous la responsabilité du commissaire français, Jean-François Deniau. D’abord, il m’a autorisé, par l’intermédiaire de son chef de cabinet, Jean Chapperon, à déclarer à une réunion décisive à Accra, en février 1973, que l’Europe ne demandait pas de préférences « inverses » à ses futurs partenaires (réaction d’incrédulité des anglophones, puis, après ma confirmation, de réelle surprise). En avril 1973, la Commission a présenté ses propositions sous forme d’un document connu comme « mémorandum Deniau » qui ouvrait la voie à la grande négociation qui a abouti en février 1975 à la signature de la « convention ACP-CEE de Lomé » (on avait abandonné le terme « association » !) par quarante-six États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique et par la Communauté et ses neuf États membres.
22Il est intéressant de noter que ce sont tous les pays indépendants de l’Afrique subsaharienne (à l’exception de l’Afrique du Sud de l’apartheid) qui ont été invités à se joindre à cette négociation. Il s’agissait bien d’une démarche délibérée visant à témoigner d’une volonté d’ouverture au-delà des anciennes relations coloniales. C’est ainsi que se trouvent parmi les États africains de « Lomé » l’Éthiopie, le Soudan, le Liberia, la Guinée (Conakry), la Guinée-Bissau et la Guinée Équatoriale.
23Il y a beaucoup moins à dire sur le rôle de la France dans la deuxième période sous revue, celle de 1975 à 1995. Les réticences initiales surmontées, la France a joué loyalement le jeu de Lomé. Elle a participé solidairement, avec le même pourcentage que l’Allemagne, au financement du 4e FED, celui de Lomé I, dont le volume avait pourtant plus que triplé, de 900 millions à 3 000 millions d’unités de compte depuis Yaoundé II. C’est la France qui avait veillé à ce que Lomé se préoccupe, d’une manière ou d’une autre, de l’instabilité des marchés des matières premières. Une stabilisation des prix étant apparue techniquement et politiquement impossible, la Commission a proposé et obtenu la création d’un système de stabilisation des recettes d’exportation, dit « Stabex », une petite révolution à l’époque. C’est aussi très largement grâce à la vigilance de la France que l’Afrique est restée jusqu’à aujourd’hui le centre de préoccupation de la politique européenne de coopération au développement.
24Si l’influence de la France sur la politique européenne n’a pas atteint sa pleine mesure, c’est aussi parce que la politique française de coopération n’a, elle-même, pas toujours brillé par sa cohérence et sa crédibilité : compétences éparpillées entre Élysée, « rue Monsieur », Quai d’Orsay, Rivoli/Bercy, AFD… Sous la responsabilité tantôt d’un ministre (mais jamais de pleine responsabilité), tantôt d’un ministre délégué, tantôt d’un secrétaire d’État… À cet égard, Londres a mieux réussi, à partir d’une politique nationale de coopération au développement bien articulée et cohérente, à influencer – je dirais volontiers : positivement – la politique européenne de coopération.
25Cela dit, la France me semble avoir pris goût à ce qui est devenu progressivement « une politique européenne globale de coopération au développement à l’échelle mondiale » ; surtout à partir du moment où elle commençait à se sentir à l’étroit avec sa propre politique limitée à la coopération avec les pays du « pré carré » (ou « du champ »). Elle découvrait d’abord, peut-être aussi à travers Lomé, qu’il y avait, au-delà du « champ », d’autres pays économiquement et politiquement attrayants en Afrique subsaharienne. Elle s’engageait activement dans la politique méditerranéenne. Et elle participait volontiers à l’extension de la coopération européenne vers les pays en développement d’Asie et d’Amérique latine.
26Pour conclure cette partie sur le rôle de la France : c’est bien la France qui est, plutôt malgré elle, à l’origine de l’édifice de la politique européenne de coopération au développement qui n’a jamais fini de grandir. En imposant à ses partenaires l’association des territoires d’outre-mer, elle a jeté les fondations des conventions de Yaoundé. C’est le malaise apparu progressivement face au cadre géographiquement étriqué de Yaoundé qui a créé la tension créatrice facilitant l’ouverture vers Lomé. Pour sa part, Lomé a entraîné la première vraie discussion sur une politique méditerranéenne cohérente, aboutissant à de vastes accords de coopération à partir du milieu des années 1970. Cette concentration exclusive sur le continent africain a provoqué des interrogations, peut-être un sentiment de discrimination, du côté des deux autres continents en développement, l’Asie et l’Amérique latine. Pour y répondre, l’Europe a commencé à tisser des liens de coopération et à conclure des accords avec de nombreux pays asiatiques et latino-américains. Une première inscription d’un montant bien modeste (20 millions d’unités de compte) apparaît à ce titre au budget communautaire en 1976.
27Dieu sait où en serait la politique européenne de coopération sans l’« accident de l’Histoire » qu’a constitué l’association des PTOM. Rétrospectivement, il faut être reconnaissant à la France d’avoir mis cet œuf de coucou dans le nid de l’Europe naissante !
II. Le rôle des Français
28Tournons-nous maintenant vers les personnalités, commissaires et fonctionnaires européens de nationalité française, pour examiner leur rôle dans la construction de la politique européenne de coopération au développement.
29Surprenant à première vue : là encore, on peut utilement marquer une césure entre les deux périodes pré- et post- Lomé, la première marquée par un rôle très fort joué par les héritiers de la France d’outre-mer, la seconde par une nouvelle génération de Français portée par une volonté d’ouverture et de réforme en matière de politique de coopération et de façons de faire.
30Pendant une longue période, en fait jusqu’en 1984, le portefeuille du développement revenait à un commissaire français. Ceci n’est pas étonnant si l’on sait que, malgré la prérogative du président de la Commission de répartir les attributions à l’intérieur du collège, les portefeuilles des commissaires reflètent souvent certaines priorités politiques ou économiques de leurs pays d’origine. Dans le cas du développement, il s’ajoute que cette compétence attirait, initialement, peu d’intérêt de la part des autres nationalités. Les deux premiers commissaires, Robert Lemaignen (1958-1962) et Henri Rochereau (1962-1970), le premier, lié aux milieux d’affaires intéressés à l’Afrique, le second, un ancien ministre gaulliste, géraient leur portefeuille en bon père de famille sans laisser des traces ineffaçables. Le troisième, Jean-François Deniau (1970-1973), absorbé par ses tâches de commissaire en charge du premier élargissement, laissait son portefeuille « développement » très largement à son chef de cabinet, Jean Chapperon. Il est néanmoins devenu le commissaire de transition vers Lomé (« mémorandum Deniau »), même si la réelle prise en main de ce dossier reviendra à son successeur, Claude Cheysson.
31Au niveau de l’administration, à la DG VIII de l’époque, nous retenons, dans la période 1958 à 1975, le rôle prédominant, bien que décroissant vers la fin, des fonctionnaires européens de nationalité française issus, pour la plupart, du corps de la France d’outre-mer.
32Anciens administrateurs coloniaux, ils étaient pratiquement les seuls à connaître le terrain, à apporter une expérience concrète, à être habitués à traiter avec les Africains, à se sentir sûrs de savoir ce qu’il fallait faire et comment s’y prendre. Leur présence active était, certes, un atout précieux, mais comportait aussi le risque de perpétuer un style paternaliste alors qu’il devait s’adapter au nouveau contexte des indépendances…
33Les seuls collègues qui apportaient, eux aussi, une expérience africaine étaient des Belges et quelques Luxembourgeois qui avaient servi au Congo. Mais par rapport aux Français, ils représentaient une faible minorité.
34Nous, les « jeunes » de l’époque, issus d’autres nationalités, nous mouvant en terrain inconnu avec pour seul bagage nos études, profitions, mais de ce fait dépendions très largement, de l’expérience de nos collègues français. Au fur et à mesure que nous acquérions nos propres expériences, des frustrations devaient se manifester. Nous voulions rationaliser quelque peu un processus de choix de priorités et de projets qui, jusque-là, était marqué par le pragmatisme discrétionnaire, voire simplement l’intuition des collègues français.
35C’est dans ce contexte qu’il faut situer le « cas Jacques Ferrandi » dont beaucoup a été dit et écrit. Produit typique du corps de la France d’outre-mer, ancien directeur général des services économiques de l’Afrique occidentale française, chef de cabinet des premiers commissaires français, puis directeur du FED à la DG VIII, Ferrandi était un homme de pouvoir qui cultivait son réseau de contacts avec les élites politiques africaines et qui savait fidéliser ses équipes, toutes nationalités confondues.
36Certes, son goût des symboles du pouvoir (tapis rouge, escortes de motards, décorations, photos dédicacées de chefs d’État…) le desservait.
37Mais ce que l’on ne mentionne que rarement, c’est le sens de l’honneur et de la loyauté qui caractérisait le Corse Jacques Ferrandi. Je peux témoigner qu’il n’a jamais oublié la confiance que le directeur général allemand, Heinrich Hendus, lui a accordée en le nommant « directeur du FED » par la fusion de deux directions préexistantes, sachant qu’il lui conférait ainsi un pouvoir considérable. Ferrandi respectait Hendus et n’a jamais trahi sa confiance. Pendant les longues années où je travaillais dans leur proximité comme assistant du DG, je me souviens d’un seul incident sérieux entre ces deux personnes (qui concernait d’ailleurs la solution technique pour l’alimentation en eau de la ville de Dakar !), mais qui n’a pas fait long feu. J’oppose donc fermement cette image de loyauté et de fidélité à la caricature que l’on a faite de Ferrandi comme l’omnipotent patron assoiffé de pouvoir.
38Comme directeur du FED, il préférait suivre son intuition plutôt que discuter priorités à partir d’études économiques, voire de taux de rentabilité. « En Afrique, tout est prioritaire », aimait-il à répondre à ceux qui tentaient de comprendre pourquoi il fallait financer telle route, mais pas tel hôpital ; ou pourquoi il fallait participer au financement de tel projet de chemin de fer économiquement discutable avec l’argument « si ce projet se réalise, il n’est pas question qu’il se fasse sans le FED » ! Bien que Ferrandi ait probablement souvent vu juste en faisant ses choix, sa méfiance à l’égard des études technico-économiques des « experts en développement » et son empirisme pleinement assumé étaient de nature à irriter les jeunes fonctionnaires à la recherche d’une approche plus « rationnelle » de la problématique du développement. La contestation grondait…
39En juillet 1974, elle prit la forme d’un document qui fut soumis à Ferrandi par un petit groupe de réflexion informel qui réunissait des fonctionnaires des services du FED de plusieurs nationalités, dont des Français. Ce document exposait une analyse franchement critique de la filière « projets » et mettait en question la gestion du FED. Il développait ensuite des propositions pour rendre cette gestion plus cohérente, transparente et prévisible et préconisait une déconcentration prudente du pouvoir de décision. Jacques Ferrandi a réagi en invitant les contestataires à déjeuner pour leur rappeler sa vision de l’Afrique et de la coopération avec les États associés. Les convives, malgré un bon repas, sont restés sur leur faim face à un discours purement conservateur. Le groupe de réflexion a tout de même eu la satisfaction de retrouver en 1975 dans « Lomé I » certaines de ses idées, notamment en ce qui concerne la programmation de la coopération financière et technique du FED.
40Pendant cette première période, les intérêts de la France et le rôle dominant des fonctionnaires européens de nationalité française coïncidaient si fort que l’observateur pouvait facilement les confondre (beaucoup d’auteurs l’ont fait, d’ailleurs). Or, la position forte de Jacques Ferrandi et de ses collègues de la France d’outre-mer ne signifiait nullement qu’ils suivaient des instructions de Paris ! En réalité, le sens du pouvoir et des responsabilités à l’intérieur de la DG VIII allait de pair avec un souci d’autonomie par rapport à Paris. Nos collègues français pensaient bien agir dans l’intérêt commun de l’Europe, au point que Ferrandi était convaincu que les seules politiques véritablement européennes des premières années de la construction communautaire étaient la politique agricole et la politique de coopération au développement. Peu importe s’il surestimait considérablement le rôle de cette dernière. Mais son appréciation, bien subjective, est crédible et témoigne de son engagement européen.
41De grands bouleversements s’annonçaient depuis le sommet de Paris (1972). Le premier élargissement (1973), avec l’arrivée notamment des Britanniques, ouvrait le chemin, souhaité et préparé par la Commission et les États membres « mondialistes », vers une large ouverture géographique de la coopération au développement. Au niveau européen, l’acteur principal de ce mouvement était un commissaire français, Claude Cheysson (1973-1981). Peu connu avant son arrivée à Bruxelles, polytechnicien, énarque, technocrate et diplomate, devenant politique sur la scène européenne, Cheysson était l’homme du grand changement. Ouvert, dynamique, homme d’action (certains diraient : hyperactif), anglophile (parlant couramment l’anglais), décideur impulsif (on craignait ses décisions abruptes), voyageur infatigable, Cheysson entendait réformer et ouvrir non seulement le cadre géographique et l’arsenal des instruments de la politique européenne de coopération, mais surtout aussi les façons de faire, le style : il était décidé à mettre fin au paternalisme, aussi bienveillant et honnête qu’il ait été, de la « période Ferrandi », et à le remplacer par une responsabilisation de nos partenaires en développement. S’agissant de la gestion du FED, au : « Nous savons ce qui est bien pour vous » a succédé le célèbre : « C’est votre argent ! Vous l’utiliserez au mieux de vos priorités. Nous sommes là pour vous apporter des conseils techniques en cas de besoin ». Insupportable pour Ferrandi.
42C’est donc un commissaire français qui a mis fin au règne d’un haut fonctionnaire français. On ne saura jamais de quel côté se trouvait le Gouvernement français. Apparemment, il laissait faire. Tant mieux pour l’indépendance des acteurs français sur la scène européenne !
43Jacques Ferrandi est parti, dans une retraite anticipée, en 1976, déçu, blessé, meurtri. À mon avis, c’est cette amertume du fier Corse, amoindri par l’âge, qui explique certaines déclarations qui apparaissent dans des interviews tardives, déclarations que Ferrandi n’aurait jamais faites dans un contexte de sérénité, j’en suis convaincu.
44Avec Cheysson, c’est un commissaire français qui a inauguré la nouvelle époque, celle de « Lomé » et des conventions qui lui succédaient, alors que la France, dans sa politique bilatérale, avait plutôt tendance à rester cantonnée dans son « pré carré » en l’ouvrant très prudemment et le moins possible à de nouveaux venus.
45Si l’on cherche des points de repère, on peut considérer que 1975 marque véritablement le démarrage d’une politique plus cohérente, plus rationnelle, plus ambitieuse de la coopération de l’Europe avec le monde en développement. Et Lomé a joué le rôle de déclencheur et de pionnier.
46Après l’ouvreur progressiste, Claude Cheysson, champion du laisser-faire (« C’est votre argent »), arriva en 1981 Edgard Pisani (1981-1984), le dernier commissaire au développement de nationalité française. On imagine difficilement deux tempéraments plus différents : ancien ministre du général de Gaulle devenu socialiste, Pisani allait au fond des problèmes de développement, sans précipitation, prenant le temps de la réflexion. C’était le penseur du développement, le visionnaire imaginatif (bien que pas toujours réaliste) qui était décidé à s’attaquer aux « vrais problèmes » : développement rural, sécurité alimentaire, lutte contre la désertification ; il rêvait d’« un puits dans chaque village »… Il voulait surtout que l’action fût le fruit d’un dialogue approfondi avec les pays partenaires. Au temps du laisser-faire suivait celui du “policy dialogue” et des engagements réciproques. Cette approche plus exigeante (parfois assimilée à tort à la conditionnalité imposée) rencontrait les réticences de nos partenaires à la négociation de Lomé III qui se déroulait en 1983-1984. Claude Cheysson, qui était devenu ministre des Relations extérieures (la France présidait le Conseil pendant la phase critique des négociations), se rangeait du côté des pays ACP ! Le témoin se souvient d’un échange de propos virulent, en présence des ministres ACP, entre le président du Conseil, Claude Cheysson, et le commissaire au développement, Edgard Pisani, sur ce concept du “policy dialogue”. Mais pour l’essentiel, la ténacité de Pisani l’emportait : avec Lomé III, la relation avec nos partenaires en développement devait changer de qualité ; si « le paternalisme d’antan » avait cédé au transfert quasi-complet de la responsabilité sur nos partenaires, désormais nous la partagions avec eux à travers un dialogue qui permettait aux deux parties de mettre leurs idées sur la table et de conduire à des accords mutuellement acceptés et transcrits dans des programmes de coopération bâtis sur des engagements réciproques. En fait, un vrai partenariat « adulte » et décomplexé.
47Les orientations et approches différentes de personnalités comme Cheysson et Pisani, de même nationalité et membres du même parti, montrent bien le rôle personnel important des acteurs européens aux postes de commande et surtout leur indépendance vis-à-vis des gouvernements de leurs pays d’origine.
48Avec Edgard Pisani partait, fin 1984, le dernier commissaire au développement de nationalité française après une négociation réussie de Lomé III, convention qui comportait de réelles innovations. Depuis 1985 (première « commission Delors ») le portefeuille « développement » est passé à d’autres nationalités, dans l’ordre : italienne, espagnole, portugaise, danoise, belge et, actuellement, lettone.
49Certes, Claude Cheysson revint, à la surprise générale, en 1985 pour un dernier mandat de quatre ans. Les deux portefeuilles extérieurs étant déjà attribués au Belge Willy de Clercq (relations extérieures et politique commerciale) et à l’Italien Lorenzo Natali (développement), le président Delors a cédé à l’insistance de Cheysson et a créé un troisième portefeuille extérieur, ce qui a conduit à amputer le portefeuille « développement » (et la DG Développement) d’une partie de ses attributions. Toujours, depuis lors, la Commission a éprouvé du mal à assurer rationalité et cohérence dans un domaine politique scindé pour des raisons purement circonstancielles. Cheysson, le bâtisseur d’une politique de développement globale à l’échelle européenne, a donc aussi été celui qui en a amorcé le démantèlement, juste pour satisfaire ses intérêts professionnels personnels. Je crois savoir qu’il a sincèrement regretté cette décision sur le tard.
50La disparition de la nationalité française au niveau des commissaires chargés du développement reflète-t-elle un pur hasard ou un intérêt décroissant de la France pour la politique de coopération européenne ? Je n’ai pas la réponse.
51Reste à voir quel rôle ont joué les fonctionnaires européens de nationalité française après le départ de Jacques Ferrandi. La plupart des collègues de l’ancien corps de la France d’outre-mer ont atteint l’âge de la retraite ou sont partis prématurément, dépassés par trop de bouleversements. Je me souviens d’un seul qui a réussi sa « conversion » dans le contexte nouveau, apprenant et parlant correctement l’anglais, acceptant les changements de méthode (par loyauté plutôt que par conviction) : André Auclert qui est parti en 1989 comme directeur général adjoint de la DG Développement.
52Mais le domaine de la coopération au développement a longtemps continué à bénéficier du concours d’excellents collègues français, de vrais professionnels ; parmi les cadres supérieurs, je mentionnerais Philippe Soubestre et Bernard Petit. Comme directeur général (1982-1993), j’ai eu le privilège de pouvoir travailler en pleine entente et en bénéficiant d’une loyauté à toute épreuve avec des directeurs généraux adjoints français.
53Malheureusement, là aussi, le vide de Français s’est un peu fait, maintenant, dans les rangs supérieurs. Il faut espérer qu’il y a des jeunes qui monteront.
Notes de bas de page
Auteur
Diplômé en sciences économiques de l’université de Bonn et en langues modernes de l’université de Heidelberg, Dieter Frisch a servi à la Commission européenne de 1958 à 1993, dont 24 ans dans diverses fonctions relatives à la politique de coopération au développement. Directeur général du développement de 1982 à 1993, il a été notamment négociateur des conventions de Lomé III et IV. Il est l’auteur de nombreux articles et notamment d’un opuscule sur La politique de développement de l’Union européenne : un regard personnel sur 50 ans de coopération internationale, ECDPM, 2008. Il est membre du conseil d’administration du Centre européen pour la gestion de la politique de développement (ECDPM, Maastricht) dont il préside le comité de programmation. Dieter Frisch est aussi cofondateur de Transparency International et en est membre du conseil consultatif et conseiller spécial pour les affaires européennes.
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