En quoi peut-on parler d’une spécificité de l’aide européenne au développement : la prise en compte des nouveaux paradigmes (1975‑1995) ?
p. 101-113
Texte intégral
Introduction
1Jeune étudiant, j’avais assisté à Rome en 1958 à un exposé du ministre des Affaires étrangères italiennes sur l’aide européenne à la suite du traité de Rome. Il avait commencé son exposé en citant Confucius « Pourquoi m’en veux-tu ? Je ne t’ai pourtant rien donné ». J’ai toujours constaté que, selon le proverbe africain, « la main qui donne est au-dessus de la main qui reçoit ». J’interviendrai comme universitaire chercheur ayant vécu la période 1975-1995 et analysé de l’extérieur l’évolution de l’aide européenne.
2La création de la Communauté européenne (CEE) a correspondu à la période de décolonisation. Il y a toujours eu des liens entre les évolutions de l’Europe et la colonisation. Ce sont les déchirements entre les puissances européennes qui ont favorisé l’expansion coloniale avec des fortes tensions entre les pays colonisateurs. C’est le processus de décolonisation qui a coïncidé avec la phase de constitution du Marché commun en 1957 et de renforcement de la construction européenne entre des pays ayant perdu leur empire.
3L’association des pays et territoires d’outre-mer (PTOM) inscrite dans le traité de Rome concernait dix-huit entités, toutes francophones sauf la Somalie. La convention de Yaoundé (1963) a permis de gérer au niveau européen la décolonisation, les préférences impériales et les liens postcoloniaux. Pour ses fondateurs, la solidarité avec le(s) Sud(s) et plus spécialement avec l’Afrique était au cœur de l’identité européenne. L’aide a été une valeur fondatrice de l’Europe et, comme le disait Willy Brandt, « la politique de développement est la politique de paix du XXe siècle ».
4Il y a eu, toutefois, dès le départ, divergence entre les États membres de la Communauté européenne, devenue ultérieurement, Union européenne, à propos de nombreuses questions telles que les partenaires privilégiés, le partage du « fardeau » de l’aide, la neutralité politique, les conditionnalités ou l’arbitrage entre aid et trade. La France était partisane de l’Euro-Afrique postcoloniale alors que l’Allemagne et les Pays-Bas voulaient élargir leurs relations privilégiées avec le monde en développement. La France, en fondant la Communauté franco-africaine, en conservant des fonctions régaliennes monétaires, militaires et politiques, a maintenu des relations privilégiées avec les pays du champ alors que les autres pays européens normalisaient davantage leurs liens avec l’Afrique.
5La France a joué un rôle central dans la mise en place du système d’aide au développement en privilégiant les réseaux personnels et politiques d’influence aux « lois du marché », en appuyant l’aid et en soutenant la stabilisation des prix des matières premières alors que d’autres pays privilégiaient le trade. Le FED a été conçu initialement sur le modèle du FIDES. Les administrateurs de la France d’outre-mer (FOM) ont joué, au départ, un rôle de leader au sein de la Commission européenne comme au sein du ministère de la Coopération en privilégiant une approche politique à une approche économique. L’entrée de la Grande-Bretagne au sein de la Communauté européenne, le 22 janvier 1972, après le veto de la France de l’époque du général de Gaulle, n’a fait que renforcer la position en faveur du trade.
6La période que nous présentons est bornée par la convention de Lomé I en 1975, et le traité de Maastricht et Lomé IV bis au milieu des années 1990. La fin des Trente Glorieuses au milieu des années 1970 a été marquée par d’importantes ruptures de l’aide européenne dans un contexte d’élargissement interne et de diversification des partenaires. Elle est liée à la fois aux transformations du contexte international, de l’Europe et des ACP et aux changements de paradigmes de développement. L’Europe a progressivement abandonné une politique forte vis-à-vis de l’Afrique.
7Cet article rappelle, en première partie, l’évolution de l’aide : du nouveau contexte de Lomé I au traité de Maastricht et de l’OMC ; puis, en seconde partie, il présente les nouveaux paradigmes du développement et de l’aide européenne et, enfin, il dresse le bilan que l’on peut tirer de ces vingt années.
I. L’évolution du contexte de Lomé I (1975) à Lomé IV bis (1995)
8Les évolutions de la politique d’appui au développement résultent du poids des héritages, des choix politiques, des compromis et des rapports de force, des accidents historiques et des événements extérieurs. Les principes énoncés et les objectifs diffèrent des pratiques. La fin des Trente Glorieuses au milieu des années 1970 a été marquée par d’importantes ruptures de l’aide européenne dans un contexte d’élargissement interne de l’Europe, d’ouverture à l’économie mondiale et de diversification des partenaires du Sud. La convention de Lomé du 28 février 1975 a été signée entre neuf États européens et 46 États ACP. Le FED était doté de 3 milliards d’écus pour cinq ans. Le milieu des années 1990 a été caractérisé par le traité de Maastricht (1993), et Lomé IV bis (1995) a été signé par 65 États ACP.
9Le contexte des différentes conventions de Lomé a été celui d’importantes transformations liées aux mutations du contexte mondial, de l’Europe et des ACP et aux changements de paradigmes de développement1.
A. L’évolution du contexte mondial
10Le contexte mondial a profondément changé durant les deux décennies allant de la fin du NOEI (1974) et des chocs pétroliers jusqu’à la mise en place de l’OMC (1995).
11La libéralisation et le multilatéralisme commerciaux se sont traduits par le principe de réciprocité, une libéralisation significative du commerce extérieur, tout en maintenant un traitement spécial et différencié reconnu par l’article XXIV du GATT.
12La globalisation financière liée notamment aux mesures de suppression du gold exchange standard, de flexibilité du change et de libéralisation du marché des capitaux, s’est caractérisée par les « trois D », la désintermédiation par titrisation, la dérégulation et le décloisonnement des marchés financiers. Il en est résulté une financiarisation croissante du capitalisme mondial et européen.
13Le monde a été évidemment transformé par la chute du mur de Berlin en 1989, la montée des nouveaux pays industriels dénommés plus tard émergents et la constitution d’un système en voie de multipolarisation. La fin de la guerre froide et d’un monde bipolaire, avec surenchère de l’aide, s’est traduite par un déclassement du rôle géopolitique de l’aide.
B. L’évolution du contexte européen
14Le contexte européen s’est également modifié fondamentalement. L’Europe s’est élargie en passant de neuf (1973) à dix (1981), douze (1986) et quinze États (1995). La chute du mur de Berlin (1989) s’est traduite par un déplacement du centre de gravité de l’Europe vers le Nord et l’Est et un financement de l’Europe du Centre et de l’Est se faisant en partie aux dépens des pays du Sud.
15Au sein de la Commission, la DG Commerce a pris un poids croissant en mettant l’accent sur le rôle du marché et de la concurrence. La politique européenne de l’aide au développement, au-delà des principes énoncés, a également opposé la DG Développement à la DG Commerce, la Commission et le Parlement, comme en témoignent les débats à propos de l’ajustement2.
16À la fin de la période, le traité de Maastricht (1993) a mis en place la PESC. Les politiques extérieures et de défense restent l’apanage des États mais avec inflexion ; le principe de subsidiarité est mis en place avec une dose de supranationalité ; les objectifs énoncés d’insertion dans l’économie mondiale, de développement durable et de lutte contre la pauvreté sont devenus en partie contradictoires. Il y a eu approfondissement de la coordination monétaire avec création du système monétaire européen en 1979 et de l’unité de compte ECU prédécesseur de l’euro.
C. L’évolution des ACP
17Les ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) sont devenus les partenaires de l’Europe. Le groupe des ACP a été créé par l’accord de Georgetown entre 46 États en 1975 qui sont devenus 65 en 1990. Les conventions de Lomé ont été ainsi élargies aux anglophones, hispanophones et lusophones. Le nombre des partenaires privilégiés de l’aide européenne a fortement crû. Le groupe des ACP est devenu hétérogène et dans l’ensemble a connu durant ces vingt années plutôt une stagnation économique, des déficits financiers et une marginalisation commerciale.
18Les pays ACP, après avoir bénéficié du boom des matières premières en 1974 et 1980, ont connu une détérioration des termes de l’échange jusqu’en 1995. Ils ont eu accès aux liquidités internationales durant la décennie 1970 avec anticipation d’une hausse durable des prix des matières premières. Ils ont été ensuite pris dans l’engrenage de l’endettement permanent en s’endettant pour en honorer le service. La dette des ACP, de moins de 50 milliards de dollars en 1975, était de 95 milliards en 1982 et de 222 milliards en 1995. Le poids de la dette multilatérale non « rééchelonnable » est devenu croissant.
19On a observé dans ce contexte, plutôt défavorable globalement, une stagnation économique et une marginalisation des ACP avec perte de parts de marché par rapport aux autres pays en développement. La grande majorité des économies des pays ACP sont demeurées des économies de rente spécialisées dans les produits primaires.
20Il en est résulté des réformes nécessaires des politiques économiques, impulsées par les institutions de Bretton Woods, visant à gérer la transition d’économies administrées et protégées et du capitalisme d’État postcolonial vers des économies libéralisées et ouvertes subissant l’érosion des préférences et affrontant les vents de la concurrence mondiale. La priorité a été donnée à la gestion de la dette et aux équilibrages financiers qui, dans la grande majorité des cas, se sont faits aux dépens de la croissance économique et ont conduit, du moins à moyen terme, à un « ajustement par le bas ».
II. L’évolution de l’aide européenne, des relations Europe/ACP et des paradigmes de développement
A. Les fondements du modèle initial de Lomé
21Le modèle institutionnel initial de Lomé était fondé sur le dialogue politique. Il reposait sur un cadre institutionnel unique de par son caractère permanent (Conseil des ministres, comité des ambassadeurs, assemblée paritaire ACP-Europe)3.
22Les principes fondant l’originalité de l’aide européenne étaient ceux :
du droit du développement prenant en compte des asymétries, il s’agissait de compenser les asymétries internationales et les handicaps structurels ;
de l’autonomie des ACP dans le contrôle des dépenses ;
de la non-réciprocité des préférences commerciales avec libéralisation sans réciprocité, accès aux programmes d’aide du FED, principe de contractualité ;
des mécanismes stabilisateurs et de compensation des instabilités avec la mise en place du Stabex pour les produits agricoles et du Sysmin pour les produits miniers ;
de la complémentarité entre aid et trade ;
de l’absence de conditionnalités avec neutralité politique ;
des relations privilégiées de l’UE avec les États.
23On observait, en fait, un formalisme, une certaine marginalisation du cadre ACP-UE dans la politique menée par l’UE, un dialogue entre partenaires inégaux et des relations asymétriques de savoirs, de pouvoirs et d’avoirs.
B. Les principales transformations du modèle
24Les évolutions de Lomé ont été caractérisées, durant ces vingt ans, par de profondes transformations telles que :
le passage du droit au développement à la normalisation des règles ;
la diversification des partenaires de l’UE (politiques de voisinage, Méditerranée, accords avec l’Asie et l’Amérique latine) et la différenciation des processus d’aide entre l’Afrique septentrionale (Barcelone 1995) et les ACP ;
l’érosion des préférences commerciales et le multilatéralisme avec accent croissant mis sur les avantages de l’ouverture et de la libéralisation et débat sur le régionalisme et sa compatibilité avec l’OMC (art XXIV, OMC compatible) ;
le rôle croissant de nouveaux acteurs du secteur privé, ou de la société civile ;
l’appui à la régionalisation en liaison avec les zones de libre-échange reconnues par l’OMC.
25Ces changements se sont manifestés par l’évolution des priorités des programmes d’aide. Lomé I (FED de 3 milliards d’écus, 1975-1979) et Lomé II (FED de 4,5 milliards d’écus, 1980-1985) privilégiaient les infrastructures. Lomé III (FED de 7,4 milliards d’écus, 1985-1990) a mis en avant le développement rural, la sécurité alimentaire, l’ajustement macro et sectoriel. Lomé IV (FED de 10,8 milliards d’écus, 1990-1995) a mis l’accent sur l’appui au secteur privé et au marché ; des conditionnalités concernant la démocratie, l’État de droit et les droits de l’homme ont été introduites. Le critère de sélectivité de l’aide passant des besoins au mérite avec l’hypothèse que l’efficacité de l’aide dépend de la bonne gouvernance (Burnside, Dollar, 1997)4.
C. Les changements des paradigmes du développement
26La question se pose évidemment de savoir s’il y a eu rupture de paradigmes ou continuité avec infléchissement du paradigme de l’aide et du développement. Les évolutions se sont faites progressivement. La plus importante a été toutefois l’acceptation du principe de l’ajustement. En revanche, l’UE a défendu une position spécifique et originale sur la dimension sociale de l’ajustement et elle a mis en avant les objectifs d’intégration régionale et de sécurité alimentaire. Elle bénéficiait d’avantages comparatifs par rapport aux autres bailleurs de fonds bilatéraux ou multilatéraux dans le domaine du régionalisme et de la coordination des politiques nationales ou des politiques agricoles communes.
27Longtemps a dominé une conception privilégiant un capitalisme d’État avec aide aux États, une conception en termes de projets de développement, un appui à la création de marchés régionaux, un soutien aux organisations régionales, et la conception d’un monde asymétrique Nord/Sud qui devait être compensé par des mécanismes stabilisateurs et des préférences commerciales. Les questions environnementales, de paix et de sécurité étaient peu présentes. Les relations monétaires étaient jugées trop sensibles (cas de la zone Franc) ou comme pouvant être dissociées des relations commerciales. Or, progressivement, ce consensus européen a fait place à l’hégémonie des institutions de Bretton Woods et à un consensus multilatéral.
28L’acceptation par Lomé IV (1990) de l’ajustement résulte de la priorité de la gestion de la dette et des équilibrages financiers. Elle a conduit à l’ajustement au marché mondial, aux conditionnalités, à l’aide budgétaire ciblée et macroéconomique à déboursement rapide (fonds Stabex, Sysmin, prêts d’ajustement structurel, fonds de contrepartie se substituant en partie aux aides projets).
29Il y a eu, de fait, au-delà des positions des personnes et d’une forte résistance de la DG Développement, prééminence des institutions de Bretton Woods et rapprochement avec le « consensus de Washington » ; éligibilité de l’aide subordonnée au fait d’être on track dans les négociations avec les institutions. Un oligopole de l’aide avec leader (Coussy) a été mis en place.
30On peut ainsi parler de changements de paradigme entre 1975 et 1995 conduisant à la fin des « trois P » (partenariat, parité politique, participation) pour les « trois C » de Maastricht (cohérence, coordination, complémentarité)5. À l’objectif de stabilisation et de construction des avantages compétitifs s’est substitué celui de l’insertion des pays ACP à l’économie mondiale (art. 130 u du traité de Maastricht). L’aide européenne a cherché progressivement à gérer la transition d’économies administrées postcoloniales vers des économies de marché ouvertes aux vents de la concurrence internationale. L’accent a été mis sur les questions institutionnelles, la démocratie, la bonne gouvernance et les droits de l’homme et les possibilités de conditionnalités démocratiques. La normalisation du langage anglo-saxon s’est progressivement imposée avec les termes de gouvernance, société civile, appropriation, ajustement, conditionnalités6.
III. Quel bilan tirer de ces vingt ans d’aide européenne ?
31À l’aune de quels critères et indicateurs peut-on jauger l’efficacité de l’aide européenne ? Faut-il la juger au regard des résultats par rapport aux objectifs ? Faut-il prendre en compte l’évolution des contextes et le poids des contraintes ?
32Les objectifs énoncés visaient à stimuler la croissance économique, à lutter contre la pauvreté, à réduire la vulnérabilité d’économies insérées dans un environnement instable, à sécuriser les flux financiers et à favoriser l’intégration régionale. Les pratiques effectives ou les objectifs non énoncés consistaient souvent à accroître les zones d’influence, à nouer des alliances stratégiques, à accéder à des ressources ou à trouver des marchés.
33Il existe de très nombreux travaux sur l’efficacité de l’aide européenne, à commencer par le livre vert (1997) préalable aux accords de Cotonou. Ces études et les tests empiriques conduisent à des résultats très contrastés. Certains soulignent le caractère contre-productif de l’aide et la question prioritaire du manque de gouvernance7 ; d’autres mettent en avant, au contraire, la dérive libérale européenne ayant privilégié le trade à l’aid, la faiblesse des flux ayant interdit un big push et la sortie des trappes à pauvreté qu’aurait permis un plan Marshall ; d’autres soulignent, en revanche, le rôle de stabilité politique, de sécurité, de prévention de conflits ou de réformes financières dont les effets se sont fait sentir avec un long délai.
A. Un bilan économique mitigé pour les ACP
34Sans que la question de l’imputation partielle de ces résultats à l’aide européenne ne soit réglée, on observe au cours des vingt années, globalement, au-delà des trajectoires contrastées des pays, une marginalisation des ACP. Ceux-ci représentaient, en 1975, 69 % de la part de l’aide européenne contre 36 % en 1997. La part des importations extracommunautaires de l’UE venant des ACP est passée de 6,7 % en 1976 à 2,8 % en 1994. L’Afrique comptait en 1995 pour 6 % des importations de l’UE et 8 % des exportations totales. La part des IDE en Afrique en pourcentage des PMA, de 6 % en 1985, se situait à 4 % en 1995. L’Afrique, qui représentait 3 % du commerce mondial en 1975, ne comptait plus que pour 1,5 % en 1995. On observe également une relative stagnation économique et une divergence de trajectoires des ACP avec les autres pays en développement et les pays avancés. Le revenu moyen africain par tête, de 14 % du revenu des pays développés en 1975, était passé à 7 % en 1995 et, en fin de période, les écarts de revenu allaient de 1 à 50. Les asymétries avec l’Europe se sont ainsi accrues.
35Les exportations ACP sont restées fortement dépendantes à l’égard des marchés européens. L’impact des préférences de Lomé sur les exportations ACP de produits tropicaux a été faible, voire négligeable. Il ne faut pas, toutefois, sous-estimer le rôle de la rente sucrière (Maurice), bovine (Botswana) et horticole (Kenya) dans leur montée en gamme de produits et la diversification des exportations. Mais, dans l’ensemble, on note une insertion défavorable dans les chaînes de valeurs mondiales et une « spécialisation appauvrissante » (Bwagwatti).
36Il y a eu, ainsi, absence de flying goose de la part des investisseurs européens, maintien d’économies de rente et perte de compétitivité des pays ACP. L’Europe, à la différence de l’Asie de l’Est, n’a pu jouer le rôle de centre conduisant à la contagion de la croissance dans sa périphérie africaine grâce aux IDE, aux transferts de technologies, à l’ouverture commerciale sur des produits transformés à haute valeur ajoutée. Il y a eu très peu de construction d’avantages compétitifs par combinaison d’avantages territoriaux liés aux dotations factorielles, de transferts d’éléments de compétitivité par les filiales des firmes et d’avantages créés dans une vision stratégique par des politiques volontaristes.
B. Quels facteurs explicatifs ?
37Du côté européen, on peut noter l’érosion et la faiblesse des marges préférentielles, le rôle restrictif des règles d’origine, le poids des barrières non tarifaires (environnementales, sociales, phytosanitaires) ou la réorientation des flux commerciaux et financiers vers les marchés de l’Est et des pays émergents – faut-il rappeler que les fonds annuels du FED affectés à l’agriculture représentent 1/100 de la PAC (55 milliards euros) alors qu’il y a effets pervers de celle-ci sur une agriculture durable des ACP ? Il y a eu souvent manque de coordination et de cohérence des politiques communautaires et des politiques sectorielles avec la politique d’aide au développement. Le rôle des lobbies européens a joué dans le domaine notamment alimentaire (exemple des normes de chocolat sans beurre de cacao). De manière générale, l’aide européenne a joué un faible rôle de catalyseur du développement et de réformes structurelles permettant de passer d’économies de rentes à des économies d’innovation.
38Du côté des ACP, plusieurs facteurs explicatifs peuvent être avancés tels le poids d’économies de rente, la corruption, l’absence de construction des avantages compétitifs dans un contexte de détérioration des termes de l’échange, d’engrenage de l’endettement, d’ajustement par le bas mais également de retard des réformes institutionnelles et des assainissements financiers.
39Les relations asymétriques entre l’Europe et les ACP se sont traduites souvent par un mimétisme. Le modèle de construction européenne a été ainsi souvent pris comme modèle par les pays aidés (OUA, organisations régionales) à la fois dans ses institutions et dans ses séquences allant des zones de libre-échange à l’union et l’intégration. Or, les trajectoires de l’intégration européenne sont spécifiques à un contexte historique et elles se sont réalisées par essais-erreurs avec avancées et reculs.
C. L’évolution des débats sur l’évaluation de l’aide
40Ces vingt années ont été marquées par de nombreux débats. Les principaux ont concerné l’aid disease, la fatigue de l’aide, l’aide liée, le caractère « patrimonialiste » et clientéliste de l’aide, les questions de cohérence et de coordination de l’aide, la complémentarité et la subsidiarité, le rôle respectif de l’aide bilatérale, multilatérale versus européenne bi-multi.
41Au départ, l’aide était perçue comme l’ensemble des transferts de compétences techniques et de moyens financiers permettant de réduire les écarts de développement tout en assurant un maintien de zones sous influence. Il s’agissait d’agir sur le double volet financier et d’appui aux États. Les trois fonctions dévolues par Musgrave à l’État au niveau national (produire des biens publics, stabiliser les flux et redistribuer des revenus) se retrouvaient au niveau international par les fonctions de l’aide. Progressivement, comme nous l’avons vu, la question de la dette et des équilibrages financiers ont surdéterminé les modalités de l’aide. Les questions institutionnelles ont concerné aussi bien le déboursement des fonds que le contrôle de leur utilisation ; ces questions sont apparues centrales face aux dysfonctionnements et aux « évaporations de fonds ». Certains ont souligné la lourdeur des procédures et les priorités données aux instruments disponibles sur les problèmes rencontrés (Naudet, 19998). D’autres ont dénoncé le caractère patrimonialiste et clientéliste de l’aide. L’aide qui devait sécuriser à long terme les flux avec contrôle et contractualisation a souvent répondu à des logiques d’intérêts à court terme. L’accent sur les instabilités et les vulnérabilités des pays pauvres nuisant à l’efficacité de l’aide a été souligné par Patrick Guillaumont (1999)9. D’autres priorités sont apparues en termes d’aide humanitaire et d’urgence, de sécurisation et de paix, de fourniture de biens publics mondiaux ou régionaux.
Conclusion
42Quelles évolutions de l’après Lomé ?
43Le prolongement de ces tendances observables sur vingt ans a conduit aux accords de Cotonou à la suite du Livre vert. Les principes énoncés ont été ceux du libre-échange, de la dimension politique, de la pluralité des acteurs, de l’appui au secteur privé, de la priorité à la compétitivité, du rôle de l’environnement institutionnel et du soutien aux intégrations régionales.
44La question du développement à long terme a progressivement fait place à d’autres paradigmes et priorités telles que l’urgence humanitaire, l’adaptation à la mondialisation, la paix et la sécurité, le soutien des États fragiles (prévention des conflits, gestion des situations post-conflits) et le développement durable mettant l’accent sur l’environnement.
45Les APE, dans la suite de Cotonou, ont créé de nombreuses opportunités en termes d’intégration régionale, de nécessité de la transition fiscale, mais ils ont conduit de nombreux PMA à préférer les avantages à court terme de « tout sauf les armes » (TSA) et, de fait, à une relative désintégration régionale. Ils ont été largement un échec du fait surtout des positions ultralibérales de la DG Commerce et de la non-prise en compte des changements de contexte remettant en cause le consensus de Washington10.
46La donne a aujourd’hui profondément changé avec le reclassement géopolitique des ACP et la reprise de la croissance en Afrique. L’UE, y compris les États membres, continuent de peser, certes, pour près de la moitié du commerce des ACP. Ils demeurent les principaux financeurs des ACP et comptent pour plus de 50 % de l’APD, mais les pays du Sud représentent aujourd’hui plus de 40 % des échanges commerciaux des ACP. Les nouveaux partenaires, notamment les États émergents, se sont, en partie, substitués à l’Europe au niveau des flux commerciaux et financiers de l’aide et des enjeux géostratégiques. L’Afrique est peut-être en train de devenir une des nouvelles frontières de l’économie mondiale du fait de ses ressources et de ses marchés.
47L’Afrique est convoitée par « le premier monde avancé » et de plus en plus par le second monde émergent pour ses ressources naturelles du sol et du sous-sol, pour ses marchés émergents et pour les alliances que représentent 54 États dans les négociations et dans les organisations internationales. Elle a diversifié ses partenaires, retrouvé globalement le chemin de la croissance et connaît un reclassement géopolitique.
48Quelles lignes d’action tirer de l’expérience passée ?
49Il faut dépasser les peurs venant du Sud en termes de pressions migratoires, de montée du religieux, de non-respect des normes environnementales, sociales ou phytosanitaires. Il importe au contraire de gérer les interdépendances au niveau des énergies et des biens publics régionaux.
50Les relations complexes et complexées avec les anciennes colonies doivent céder la place à des co-évaluations et permettre de passer du débat post-colonial à un débat post-post colonial. Les relations verticales d’aide doivent céder la place à des relations horizontales de coopération, de gestion des biens publics mondiaux, de réponses communes aux défis et de gestion des interdépendances énergétiques, migratoires, environnementales, sécuritaires ou technologiques.
51Le contexte est aujourd’hui celui de la crise des États européens et de l’Europe. À titre significatif, c’est le groupe pétrolier angolais Sonangol qui participe au financement de la dette du Portugal. L’UE a une crise d’identité et a du mal à énoncer et à mettre en œuvre une vision stratégique dans ses relations avec le(s) Sud(s). Or celle-ci a été au cœur de sa construction.
52Au regard de ce bilan, l’enseignement valable aujourd’hui reste que l’aide peut accompagner des dynamiques internes ; elle peut parfois servir de catalyseur mais ne peut se substituer au processus interne de développement et elle suppose des dynamiques endogènes.
53Les priorités géographiques et sectorielles doivent répondre à plusieurs critères : la fragilité et la vulnérabilité des pays et de leur population, la proximité régionale et les intérêts stratégiques communs, la réponse aux défis liés aux proximités géographiques. L’UE a un rôle spécifique à jouer de par sa nature même au niveau de l’appui à l’intégration régionale, à la coordination des aides des États membres. Elle doit réinventer un nouveau vocabulaire mobilisateur et être en phase avec les nouveaux défis et les menaces régionales et globales11.
54Face au consensus de Washington concurrencé par le Beijing consensus, est-il possible de revoir émerger un Bruxelles consensus témoignant d’un retour à un modèle européen original d’aide au développement ?
Notes de bas de page
1 Jean Bossuyt, “European Development Cooperation in the Post-Maastricht Era”, Development Research Insights, 11 septembre 1993, p. 1-3 ; Paul Collier, Jan Willem Gunning, Trade Policy and Integration Implications for the relations between Europe and Africa, Blackwell Publishers, Oxford, 1995.
2 Commission européenne, Livre vert sur les relations entre l’Union européenne et les pays ACP à l’aube du XXIe siècle : défis et options pour un nouveau partenariat, Bruxelles, 1997.
3 Dieter Frisch, « La politique de développement de l’Union européenne. Un regard sur 50 ans de coopération internationale », ECDPM, mars 2008 ; C. Stevens, “EEC and the Third World : A Survey renegociating Lomé, reddeer and stoughoton”, London, 1984.
4 Craig Burnside, David Dollar, “Aid, Policy and Growth”, Working paper, Washington DC, World Bank, 1997.
5 P. Hugon, “French and European Coherence in international Cooperation for Development”, in J. Forster, O. Stokke, Policy Coherence in Development Cooperation, EADI, Franck Cass, 1999.
6 Gemdev (dir. Jean-Jacques Gabas), L’Union européenne et les pays ACP, Un espace de coopération à construire, Paris Karthala, 1999 ; Gemdev, La convention de Lomé en questions. Les relations entre les pays d’Afrique, des Caraïbes et du pacifique (ACP) et l’Union européenne après l’an 2000, Paris, Karthala, 1998.
7 C. Burnside, D. Dollar, “Aid, Policy…”, op. cit.
8 Jean-David Naudet, Trouver des problèmes aux solutions : 20 ans d’aide au Sahel, Paris, OCDE, 1999.
9 Patrick Guillaumont, Lisa Chauvet, “Aid and Growth revisited: Policy, economic vulnerability and political Instability”, Conference, ABCDE, Banque mondiale, Oslo, 2002.
10 Philippe Hugon, Olivier Stintzy, « Les accords de partenariat économique entre l’Union européenne et l’Afrique de l’Ouest et centrale : des impacts multidimensionnels », Lettre d’information Rising Africa, n° 12007 ; EPCDM, Les accords de partenariat économique, WP 2010.
11 Ph. Hugon, Géopolitique de l’Afrique, Paris, Sedes, 2012.
Auteur
Philippe Hugon est professeur émérite de sciences économiques à Paris Ouest-Nanterre et directeur de recherche à l’IRIS, en charge de l’Afrique. Il travaille plus particulièrement sur l’économie et la géopolitique africaines, et sur le comparatisme entre l’Afrique et l’Asie. Auteur d’une centaine d’articles dans des revues spécialisées et de nombreux ouvrages sur le développement et l’économie politique internationale, il est directeur scientifique de la Revue Tiers Monde et responsable du chapitre Afrique subsaharienne de L’Année stratégique. Dernières publications : 3e édition de Géopolitique de l’Afrique, Paris, SEDES (2012) et 7e édition de L’économie de l’Afrique, Paris, La Découverte, 2012.
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Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006