Chapitre XXVIII. Le « grand cabinet Schuman-Mayer » (I). Stabilisation et ajustement libéral (décembre 1947-juillet 1948)
p. 993-1020
Texte intégral
1La constitution du « grand cabinet Schuman-Mayer » représente un infléchissement de la direction des finances et de l’économie, à la charnière des années 1947 et 1948. Cependant, le gouvernement reprend aussi des mesures amorcées par ses prédécesseurs. La stabilisation, plusieurs fois ajournée depuis le « plan d’Alger » de 1944, est enfin adoptée, selon des principes proches de ceux définis par la Commission du Bilan national et par Jean Monnet, ami de René Mayer, auquel il propose un schéma détaillé, le 6 décembre 1947. Il s’agit d’une des trois sources du « plan Mayer ».
2Ce « Plan » représente un ensemble global, fondé sur un triple ajustement libéral, portant à la fois sur les prix, les finances publiques et les changes.
I. JEAN MONNET PROPOSE UN SECOND PLAN POUR SAUVER LE PREMIER (6 DÉCEMBRE 1947)
3Le 22 novembre, Robert Schuman forme son gouvernement, et choisit René Mayer pour le portefeuille des Finances, malgré les réticences socialistes, levées in extremis, grâce à l’abandon du choix de Paul Reynaud, primitivement envisagé, mais récusé à la fois par la SFIO et par Jean Monnet1.
4René Mayer s’entoure d’une équipe solide, dominée par une triade de qualité : dans l’ordre hiérarchique d’alors, Paul Delouvrier, directeur de cabinet, Maurice Bourgès-Maunoury, secrétaire d’État au Budget, et Félix Gaillard, jeune inspecteur des Finances, auquel est confié le poste le moins prestigieux, le secrétariat d’État à l’Économie nationale. Brillant, caustique, volontiers élégant, le style de l’homme est fort éloigné de l’austérité quelque peu triste de son prédécesseur, désormais à Matignon. En outre, René Mayer vient des « affaires » : il a été le principal négociateur de la nationalisation des chemins de fer, du côté des compagnies. Bien que radical, il ne répondrait guère au portrait-robot de l’homme politique de son parti, si on oubliait que Joseph Caillaux a également appartenu à la grande famille. Assez méprisant à l’égard du monde parlementaire — « un tiers de culs bénits, un tiers de culs terreux, un tiers de culs tout courts » — il est l’un des rares responsables de la IVe République à unir « la triple culture de grand commis de l’État, de grand banquier et de l’homme politique » (Louis Franck)2. Il est, en outre, proche de Jean Monnet, avec lequel il collabora à Londres en 1939-40, puis à Alger en 1943, « sous la houlette illusoire » du général Giraud3. Peu après son arrivée rue de Rivoli, il reçoit un épais document de la rue de Martignac. En effet, le 6 décembre, une semaine avant la présentation du rapport de la Commission du Bilan, le Commissaire au Plan envoie à René Mayer un mémorandum de dix-neuf pages — accompagné d’une lettre — destiné à commenter par avance le résultat des travaux conduits par Pierre Uri.
5L’intérêt de ce document provient, comme souvent de la part de Jean Monnet, de son aptitude à embrasser l’ensemble des paramètres de la situation financière et économique, à la lumière des besoins nationaux et des contraintes internationales. Il s’organise autour de quatre axes : stabilisation, modernisation, coopération, concertation sociale.
1. Stabilisation et « écart inflationniste »
« La nécessité impérieuse et urgente d’une stabilisation »
6À la suite de ses remarques de septembre, Jean Monnet présente une analyse keynésienne de l’inflation : « L’inflation n’est pas autre chose que l’excès des demandes sur les ressources dont dispose l’économie »4. Mais, dans l’estimation de la demande et des ressources, la Commission du Bilan n’a pas seulement compté ce qui relève des finances publiques. Elle tente de mesurer le volume de la production et des services, ainsi que les apports extérieurs — du côté des ressources —, les investissements et la consommation — du côté de la demande globale. La tâche majeure de la Commission était de mesurer l’« écart inflationniste » — un « faux concept pour une juste cause » (François Bloch-Lainé) —, soit la différence entre demande globale et ressources5. La Commission chiffre l’excès de la demande à 365 milliards de francs (valeur de novembre 1947) pour l’ensemble de l’année 1948, et à près de 200 milliards pour le premier semestre, auxquels il faut ajouter environ 170 milliards de réajustements de salaires, traitements et dépenses militaires6. Quel que soit le caractère approximatif des chiffres de cette tentative pionnière, quelque peu précipitée et téméraire, de comptabilité nationale, l’ordre de grandeur de l’excès à résorber est tel qu’il frappe les esprits, et engage à agir vite. Le rapport, publié le 13 décembre, conclut en effet : « Si cet écart n’est pas comblé grâce à un ensemble de mesures éliminant les facteurs inflationnistes et rétablissant l’équilibre, il le sera par une hausse continue des prix »7. Pierre Uri a été chargé des travaux de la Commission du Bilan, parce que J. Dumontier était alors en voyage : il s’est inspiré des méthodes anglo-saxonnes de calcul du Revenu national. Et Jean Monnet lui-même a fait appel à quelques conseils de la part d’experts du FMI8.
7Le rapport de la commission énumère les différents facteurs d’excès des revenus : charges de reconstruction et de modernisation, de Sécurité sociale, de fonctionnement bureaucratique, charges militaires et coloniales, charges issues d’un appareil de distribution pléthorique, enfin consommation excessive de certaines classes bénéficiaires de l’inflation. Jean Monnet attribue l’ampleur de cet écart inflationniste à des causes profondes, liées au « vieillissement de l’économie », et même à « (notre) trop coûteuse victoire de 1918 » ; quoi qu’il en soit, il redoute que l’inflation « n’entre dans un état aigu », et ne soit « en passe de devenir très rapidement mortelle ». Il désigne le danger d’inflation comme le plus important de l’heure : « Dans l’inflation, il n’y a pas de progrès économique, ni de véritable bien-être, pas de justice sociale ni d’indépendance nationale. La stabilisation est le seul moyen d’assurer à la fois le pouvoir d’achat réel des salaires et la sécurité de l’épargne, conditions du double effort solidaire de travail et d’économie sans lequel notre relèvement est impossible »9. La stabilisation doit être une « politique économique et financière d’ensemble », destinée non seulement à ramener « les demandes de l’ensemble de la communauté (...) au niveau des ressources », mais également à faire réapparaître « ... les importantes ressources de toutes natures que la panique monétaire fait actuellement se dissimuler »10. La politique de stabilisation, en réduisant la demande globale, doit provoquer des effets cumulatifs, et mobiliser des ressources, jusque-là stérilisées par la défiance à l’égard du franc.
La seule voie : un prélèvement sur les revenus
8Jean Monnet ne compte plus sur une action portant sur les quantités produites, du fait de l’état de délabrement de l’appareil étatique de répartition industrielle et de ravitaillement : « Pour réduire l’excès des demandes dans l’état d’inefficacité croissante de nos contrôles et de notre système de rationnement, une seule voie nous reste ouverte : celle d’un prélèvement sur les revenus de ceux qui, détenant les biens matériels, en voient la valeur augmenter avec l’inflation »11. Comme il l’a déjà fait en septembre, le Commissaire au Plan préconise un projet de prélèvement, « pièce maîtresse de la politique de stabilisation »12. Outre un renforcement des recettes fiscales permanentes — chiffré à 125 milliards pour toute l’année 1948, et à cent milliards pour le premier semestre — destiné à couvrir le déficit ordinaire, il recommande une « contribution exceptionnelle » de 160 milliards, afin de couvrir « à titre de relai de l’épargne », les dépenses de reconstruction et d’investissement dans les activités de base : il la présente sous la forme d’un impôt exceptionnel, ou d’un emprunt pour une somme équivalente13.
Le complément : une « remise en ordre » libérale et une révision des changes
9Les prélèvements conseillés n’atteignent pas les 370 milliards de l’« écart ». Aussi, Jean Monnet pense qu’une certaine hausse des prix se maintiendra, mais largement freinée. Il suggère de constituer des stocks de viande, afin de protéger les salariés, et pense qu’il sera alors possible d’opérer une « remise en ordre des prix ». Rappelant les échecs antérieurs, il précise : « Il est essentiel de ne pas chercher à établir un nouveau « palier » artificiel », et parle de rétablir l’« harmonie entre tous les éléments intérieurs et extérieurs de la situation économique »14. Comme pour la Commission du Bilan, les prix ne sont pour lui que la « résultante » du rapport entre demande et offre globales. D’autre part, l’« écart » calculé présuppose la couverture du déficit extérieur — notamment avec la zone dollar — estimé à 264 milliards pour 1948, et 126 milliards pour le premier semestre. Cela implique d’obtenir l’équivalent par des crédits extérieurs, et nécessite de réviser les changes afin d’accroître les exportations.
2. Modernisation : la création de deux organismes nouveaux
10Comme Jean Monnet l’a développé en septembre, la stabilisation ne doit pas signifier une déflation prolongée. Elle est destinée à éliminer l’inflation, dans la mesure où celle-ci menace la modernisation, sans laquelle, en retour, elle ne saurait être durable : « Modernisation et stabilisation sont d’ailleurs liées (...) la modernisation ne peut pas se développer parmi la paresse et le gaspillage qu’encourage l’inflation ; la stabilité monétaire ne peut s’affermir que dans l’expansion de la production qu’assure la modernisation »15. Afin de consolider l’effort de reconstruction et de modernisation, il propose la création de deux institutions nouvelles : une « Caisse autonome de Reconstruction », et un « Fonds de Financement des Activités de Base ».
11Le moment est venu de rompre avec le financement « au jour le jour » des investissements de base du Plan Monnet, tel qu’il a été effectué dans l’année 1947. La constitution de ces deux organismes est nécessaire pour assurer la continuité, sur quatre années, des investissements productifs. Elle est rendue possible, malgré l’étroitesse des ressources. Jean Monnet propose, pour 1948, d’attribuer comme ressources à ces deux caisses une fraction de la « contribution exceptionnelle », dans l’attente d’une renaissance de l’épargne. Le lien est organiquement établi entre stabilisation et modernisation. Mais il compte aussi sur une seconde source de financement.
3. Coopération : obtenir l’utilisation de la contre-valeur
12Dès septembre, le Commissaire au Plan a évoqué le recours à la contrepartie en francs de la future « aide intérimaire », pour financer les investissements en cessant de recourir aux avances de la Banque de France. Au même moment, il suit la négociation, engagée à ce sujet entre Washington et le Quai d’Orsay. Il pense, au-delà de l’aide d’urgence pour le premier trimestre 1948, affecter aux deux caisses projetées au moins une « fraction » de la contre-valeur en francs de la future aide Marshall. Ainsi, se trouvent liées, dans son esprit, stabilisation, modernisation et coopération. Les discussions à poursuivre avec les dirigeants américains ne lui semblent pas poser de grandes difficultés, si le gouvernement français fournit des preuves de sa volonté stabilisatrice et modernisatrice, conformément aux engagements contenus dans le Rapport des Seize.
4. Concertation sociale : à l’image du Plan Monnet
13Enfin, comme il l’a déjà proposé à Vincent Auriol en septembre — et malgré la fracture socio-politique consommée après les grèves de novembre — le Commissaire au Plan estime que la « méthode indispensable (...) pour que le Pays comprenne le sens des efforts engagés (...) (consiste à) associer à un examen et une discussion en commun des problèmes, les syndicats ouvriers et patronaux »16. Fidèle au caractère pionnier de sa démarche de 1946, Jean Monnet compte sur l’engagement des grandes forces sociales, patronales et ouvrières — y compris la CGT — comme l’un des principaux facteurs de réussite du plan de stabilisation. Marque d’un optimisme, jugé quelque peu anachronique par de nombreux responsables — en particulier Vincent Auriol — il espère faire admettre une double constatation par les dirigeants de la confédération ouvrière, grâce sans doute aux relations de confiance qu’il a nouées avec certains d’entre eux (Pierre Le Brun, et même Benoît Frachon) : d’une part, la stabilisation monétaire et financière est indispensable au relèvement du pouvoir d’achat ouvrier, notoirement inférieur à celui d’avant guerre, alors que toute hausse des salaires nominaux s’avère illusoire ; d’autre part, il n’est guère possible de nier que, sans les crédits américains, le niveau de vie français « baisserait de 50 % »17.
14Les propositions de Jean Monnet forment un ensemble, cohérent et global, ajusté aux nouvelles conditions économiques et financières ouvertes par la proposition Marshall. Il s’agit bien d’un second plan, destiné à préserver les chances futures du premier.
15René Mayer n’accorde pas tout à fait le même degré, ni le même ordre d’importance aux diverses composantes du plan suggéré qui, selon lui, s’articulent selon une logique quelque peu différente : il s’inspire pour cela de projets élaborés ailleurs, aux Finances, et même à l’Économie nationale.
16Il n’en reste pas moins qu’une grande partie des ingrédients du Plan Mayer ont été puisés dans ce qui peut apparaître comme un nouveau Plan Monnet.
II. LE PLAN MAYER : UN TRIPLE AJUSTEMENT LIBÉRAL
17Les principes et éléments du plan Mayer sont désormais assez bien connus, grâce aux études et témoignages de ses anciens collaborateurs (Paul Delouvrier et Claude Tixier), et à la récente communication de François Caron18. Les archives privées de René Mayer permettent de compléter certains points.
1. Le recours aux contraintes du marché et de l’équilibre financier
Triple approche et triple origine
18René Mayer s’est fait remarquer, quelques semaines avant son arrivée aux Finances, par plusieurs discours à l’Assemblée nationale, dans lesquels il réclame une gestion équilibrée des entreprises nationalisées — le 19 juin — et une politique de « vérité des prix » et d’abandon des subventions économiques, coûteuses, inefficaces et trompeuses — le 2 septembre. Ses remarques sur l’ajustement nécessaire des dépenses aux ressources et des prix aux coûts interviennent au moment même où — on l’a vu — dans le gouvernement Ramadier, des efforts convergents s’orientent dans la même direction, aussi bien de la part de Robert Schuman que de Jules Moch. L’intérêt du plan Mayer provient de son approche globale. Il est destiné à résoudre simultanément une triple difficulté : l’excès des charges par rapport aux ressources ; les distorsions, d’ailleurs inégales dans l’agriculture ou dans l’industrie, entre les différents prix et les coûts de revient ; la surévaluation manifeste du franc par rapport aux autres monnaies, et, en particulier, au dollar. Triple logique d’ajustement libéral, en ce sens qu’il s’agit de tendre à ne plus dépendre que des contraintes du marché pour les prix et les changes, et de celles de l’équilibre pour les finances. Le mérite de René. Mayer est de vouloir embrasser l’ensemble de ces problèmes, en s’appuyant sur des travaux antérieurs, menés depuis plusieurs semaines.
19Pour le volet financier, il reprend largement les conclusions de la Commission du Bilan, et les suggestions complémentaires de son ami Jean Monnet. Pour le volet économique — cet aspect est davantage méconnu — René Mayer et Félix Gaillard vont étendre et systématiser des orientations amorcées par Jules Moch, lors de son éphémère passage au Rond-point des Champs-Elysées. Enfin, pour le volet monétaire, il peut profiter de réflexions engagées rue de Rivoli, durant le ministère Schuman, en particulier autour de Guillaume Guindey19. Pour cela, le nouveau ministre des Finances dispose de circonstances nouvelles et favorables, malgré le caractère critique de cette fin d’année 1947.
Levée des hypothèques et nouveaux atouts
20La rupture avec les communistes, l’échec de la grève générale, l’éclatement de la CGT, l’abandon de certains éléments du système « dirigiste » de la Libération, de plus en plus discrédité et inefficace : autant de circonstances qui permettent de lever plusieurs hypothèques à l’intérieur. La pression communiste est désormais rejetée à l’extérieur du gouvernement, et se trouve quelque peu affaiblie par l’échec des grèves et la scission syndicale, malgré le maintien d’effectifs ouvriers importants à la CGT. Le glissement vers le centre est encore accentué par le départ — pour près de dix ans — des socialistes de Matignon et leur abandon, avant même la chute de Paul Ramadier, des perspectives « dirigistes ».
21Outre la levée de l’hypothèque socio-politique de la poussée communiste, et celle de l’hypothèque économique du dirigisme, René Mayer bénéficie d’atouts nouveaux. Tout d’abord, il peut compter sur l’aide intérimaire de Washington et sur la prochaine aide Marshall, pour accroître les ressources en dollars et en francs, et disposer ainsi de moyens supplémentaires pour financer à la fois les importations et les investissements. Il bénéficie également de l’assurance d’apports de charbon allemand (Sarre + Ruhr) sensiblement plus importants que lors du premier semestre, grâce aux accords récents20. En outre, la récolte catastrophique et les grèves dramatiques de la fin de l’année masquent, dans le court terme, une réalité encourageante de moyen terme : le relèvement de la production (à l’exception des céréales) et la fin des grandes pénuries. En particulier, l’impossible maîtrise des prix de la viande, depuis le début de l’année, ne doit pas occulter le fait — largement signalé par les inspecteurs généraux de l’Économie nationale — que les quantités disponibles sont nettement accrues. A la fin de 1947, l’offre de biens de consommation tend à retrouver le niveau de 1938. Désormais, la situation est en passe de s’inverser, par rapport à celle de 1944-47 : le marché tend à ne plus être un « marché de vendeurs ».
22Grâce à l’accroissement (d’origine américaine) des ressources financières, et à la résorption des principaux goulots — à l’exception du blé — par l’augmentation de la production intérieure, l’opération de déflation et de remise en ordre des prix et des salaires, sans cesse reportée depuis l’échec de Pierre Mendès France, apparaît possible, comme Jean Monnet l’a signalé dès septembre21.
23En l’espace de cinq semaines, René Mayer fait adopter les trois volets de son plan. Au Conseil des ministres du 19 décembre, il en présente les deux premiers, consacrés à la situation financière et économique intérieure, dépose les projets correspondants le jour même sur le bureau de l’Assemblée, et les justifie dans un long discours-programme22. Le vote décisif intervient le 5 janvier, à la suite de débats houleux. Dès lors, il s’attaque au troisième volet, la « remise en ordre » internationale. Après quelques nouveaux remous, il obtient l’appui d’une majorité parlementaire, le 29 janvier, au terme d’une action, assimilée par l’un de ses collaborateurs d’alors, à une « brillante campagne militaire »23.
2. L’ajustement des prix
24Le gouvernement Schuman-Mayer hérite à la fois d’une situation confuse en matière de prix, mais aussi de décisions antérieures et, en particulier, de la tentative avortée de stabilisation de Jules Moch.
« Une situation des plus confuses » (René Mayer)24
25À la fin de l’année 1947, la situation des prix est marquée par de graves distorsions entre les divers indices : 1 000 pour les prix de gros industriels (base 100 en 1938), 1 430 pour les prix de gros agricoles, 1 350 pour les prix de détail, et 930 (net) pour le salaire minimum mensuel (avec l’acompte mensuel de décembre)25. Cependant, le gouvernement Ramadier (avec André Philip, puis avec Jules Moch) avait déjà imprimé certaines orientations. Après les accords CGT-CNPF d’août 1947, il avait été admis que les prix industriels pourraient intégrer les salaires réellement payés et les amortissements nécessaires à l’autofinancement, lorsque cela serait possible. D’autre part, la décision avait été prise de réduire le volume des subventions, donc, d’augmenter certains prix de base. Les grèves de novembre interviennent, alors que tous les prix n’ont pas été régularisés, et imposent une hausse de salaires à préciser, qui entraîne elle-même une révision nouvelle des prix. L’idée de Jules Moch consistait à essayer de trouver un « palier » non artificiel, c’est-à-dire reflétant les conditions du marché, et de libérer la plupart des prix des produits, autres que ceux des denrées les plus vitales. La politique de René Mayer va bien davantage prolonger les orientations de son prédécesseur que s’en écarter.
Un double principe : « vérité » et libération progressive des prix
26Les mesures proposées le 19 décembre répondent à un double principe, rappelé par Félix Gaillard devant le CEI, peu après : du point de vue économique, il s’agit de « mettre un terme au déséquilibre foncier qui existait entre les prix agricoles et les prix industriels (...) et entre les prix des produits taxés (...) (et) les prix des produits libres »26. Du point de vue administratif et financier, il convient « de se débarrasser d’un appareil de contrôle coûteux pour les Finances publiques et irritant pour les assujettis dans la mesure où il était inefficace au point de vue économique »27. Le souci majeur de René Mayer est, comme il l’a affirmé en septembre, d’établir la stabilité sur des « prix vrais », c’est-à-dire reflétant les coûts réels sur un marché où s’exercerait davantage la concurrence. Alors que, selon lui, le retour à une situation « normale » — où l’abondance relative constitue le meilleur frein à la hausse des prix — est imminent, le maintien d’une économie dirigée bâtie pour la pénurie est accélérateur d’inflation28. La suppression des subventions, le réajustement à la hausse des prix industriels, et la libération d’une grande partie des prix doivent, si le marché est relativement fluide, opérer, en fait, une action déflationniste. En outre, c’est le moyen « de mettre un terme aux profits anormaux de l’agriculture et du commerce et rendre enfin rentables les secteurs de tête de l’industrie »29. Ce transfert de profits doit avantager l’autofinancement industriel, en réduisant la consommation : une politique de l’offre donc, qui doit coïncider avec un certain désengagement de l’État, et un retour aux seules contraintes du marché. Cette orientation correspond à une conjoncture qui est caractérisée, selon les nouveaux responsables, par la fin des grandes pénuries. Elle reflète également leurs préférences libérales : René Mayer définit, quelques mois plus tard, l’économie dirigée comme un « mal né de la guerre »30. Dès son arrivée rue de Rivoli, il montre un certain dédain pour la réglementation des prix : les tâches nobles du ministre se situent ailleurs, du côté des grandes affaires, bancaires ou financières : de manière significative, c’est Félix Gaillard, le plus jeune de son équipe, qui doit faire ses classes au poste le moins prestigieux, le secrétariat à l’Économie nationale. Mais René Mayer et Félix Gaillard ont, semble-t-il, dû tempérer leur volonté initiale de démanteler la réglementation des prix, par crainte notamment de « l’hostilité des socialistes (...) et de sévères critiques de Pierre Mendès France »31. D’ailleurs, plus de quatre-vingts pour cent — 82 % selon Jean Monnet — du minimum vital est alors constitué par des produits, dont les prix sont pratiquement libres. Mais ce n’était pas le cas de la plupart des produits industriels.
Les mesures du 1er janvier : « suppression des fictions »...32
27René Mayer hérite des 1 500 arrêtés de hausse et des projets d’accroissement de salaires de Jules Moch. Il décide, le 19 décembre, le réajustement des prix des matières industrielles de base et des transports, afin de reconstituer des marges nécessaires pour tendre à équilibrer les comptes d’exploitation et assurer l’amortissement et le renouvellement du matériel : le 1er janvier 1948, la tonne de charbon passe de 1 530 à 2 880 F, la tonne d’acier de 9 367 à 17 818 F, le kWh de 11,5 à 16 F, et les tarifs SNCF augmentent de 15 %33. Selon Félix Gaillard, « Les prix à la production des produits de base en taxation sont ainsi, pour la première fois depuis 1939, établis à un niveau raisonnable qui, non seulement tient compte des différents éléments du prix de revient, mais comporte également une marge d’autofinancement, bloquée dans un compte spécial contrôlé par l’État, et qui doit permettre la modernisation de l’équipement du pays »34. La plupart des produits se retrouvaient entre le coefficient 7 ou 8 et 1735.
... et triple secteur
28D’autre part, face aux risques de libérer l’ensemble des prix, René Mayer et Félix Gaillard, après avoir consulté la direction des Prix, mettent sur pied un système à trois niveaux.
29D’abord, un secteur taxé, qui comprend les produits de base (charbon, gaz et électricité, acier, carburants, une dizaine de produits chimiques, le ciment, les cuirs, le bois et les matières premières textiles) et les produits de grande consommation (produits alimentaires provenant du blé, du lait, de la betterave et de produits coloniaux, poissons, tissus et vêtements, chaussures, automobiles, ameublement). Ce secteur correspond, d’après les estimations de l’Économie nationale, à environ la moitié du chiffre d’affaires de la production industrielle, mais seulement entre dix et quinze pour cent de celui de la production agricole36. Le second secteur résulte d’une « innovation dans la politique des prix suivie jusqu’alors »37. Il s’agit du secteur contrôlé, considéré comme un domaine de transition entre la taxation et la liberté totale : les professionnels établissent eux-mêmes leurs barèmes de prix, les adressent à la direction des Prix, et peuvent les appliquer quinze jours plus tard, si, dans l’intervalle, l’Administration n’a pas fait opposition aux prix déposés. Cette liberté contrôlée n’est économiquement possible que là où l’offre est suffisante, et applicable seulement si les organisations professionnelles peuvent faire calculer les coûts, et appliquer des engagements de modération. Ce secteur correspond à environ un quart du chiffre d’affaires de l’industrie (diverses machines-outils et produits manufacturés : cycles, ardoises, papiers, peintures et vernis...). Pour de nombreux cas, les tarifs déposés à la direction des Prix font apparaître des hausses sensiblement égales à celles qui avaient été calculées par l’Administration, et qu’elle aurait consenties en cas de taxation. Il y a toutefois certains cas d’abus, pour certains matériaux de construction ou produits chimiques38. Ainsi, René Mayer peut justifier son choix du marché, comme meilleur rempart contre l’inflation. Cependant, pour de nombreux produits, la liberté va rester, longtemps encore, « contrôlée ». Et Félix Gaillard fait preuve d’un « optimisme excessif », en présentant au Comité national des Prix le nouveau système comme une brève étape vers la libération totale39.
30Le dernier secteur est totalement libre : il représente le dernier quart du chiffre d’affaires de l’industrie, mais l’essentiel de l’agriculture. Or, la tenue des prix agricoles est décisive, car leur envol peut susciter, comme de 1944 à 1947, des revendications salariales. Dès le 20 janvier, au CEI, le secrétaire d’État à l’Agriculture, Yvon Coudé du Foresto, constate que, devant l’impossibilité — faute de devises — d’importer des aliments pour le bétail en quantités suffisantes, il convient, à propos de la viande, « de s’efforcer de rétablir le contrôle rapidement si on ne veut laisser le marché fixer des prix en hausse continue »40. Et Christian Pineau, ministre des Transports, ajoute, dans le même sens, qu’il « est préférable pour les salariés de voir les éventaires des bouchers vides que de les voir garnis en abondance de viande à des prix inaccessibles »41. Quant à René Mayer, il s’affirme sceptique quant à l’efficacité du système prévu par son ministre — interdisant les achats à la ferme et organisant la vente à la production à un acheteur unique — à cause de l’hostilité des paysans et des commerçants : « Que le marché soit libre ou réglementé, les cours monteront »42. L’expérience est, en grande partie, liée à l’évolution du prix de la viande et des prix agricoles, dont Pierre Pflimlin, ministre de l’Agriculture, souligne au même moment l’« influence déterminante » sur l’inflation43. Tout en se montrant favorable à des mesures de stabilisation, qu’il préconise depuis 1944, Pierre Mendès France est l’un de ceux qui critiquent le plus sévèrement à l’Assemblée, le 22 décembre, l’insuffisance du contrôle et de la répartition des produits alimentaires : « Le minimum vital, ce n’est pas 10 800 F mais un certain nombre de kilos de pain, de viande (...). 85 % de la production agricole sont hors de contrôle. La hausse des prix industriels va se répercuter sur les prix agricoles (...). Nous avons perdu trois ans. Maintenant, tous les problèmes se posent en même temps et on ne peut les résoudre séparément »44.
31Parallèlement, décision est prise de relever les salaires de vingt-cinq pour cent, et d’appliquer progressivement le plan de reclassement des fonctionnaires45.
3. L’ajustement financier : déflation, prélèvement et néo-orthodoxie
32L’effort de stabilisation financière repose très largement sur les travaux de la Commission du Bilan et les suggestions de Jean Monnet, comme l’indique un épais rapport-bilan de mars 1948, retrouvé dans les archives de René Mayer46. L’objectif consiste à tendre vers l’équilibre du budget et de la trésorerie, afin d’éliminer l’un des éléments d’excès de la demande globale.
L’assainissement budgétaire
33Le projet du 19 décembre contient une série de mesures, destinées à accroître les recettes et à comprimer les dépenses. Il s’agit d’assurer la couverture des dépenses budgétaires par des ressources normales et permanentes. Dans ce domaine également, le Gouvernement poursuit la politique de ses prédécesseurs, plus qu’il ne rompt avec elle. La couverture des dépenses budgétaires par les recettes normales n’a cessé de croître depuis la fin de la guerre :
34En 1948, il est prévu d’atteindre 100 %. La loi du 31 décembre 1947 limite les dépenses budgétaires à 900 milliards, soit moins, en francs constants, que les 750 milliards de 1947, grâce à plusieurs projets : porter de 20 000 à 150 000 le nombre de postes de fonctionnaires à supprimer — en augmentant les chiffres proposés par la Commission instituée en juin 1947 — éliminer les subventions économiques, et assainir l’exploitation des entreprises nationalisées, en s’appuyant sur les travaux de la Commission sur le coût et le Rendement des Services publics (instituée par le décret du 9 août 1946), et en créant la Commission de Vérification des Comptes des Établissements publics.
35À défaut d’une réforme de l’ensemble du système fiscal, repoussée « faute de temps » — argument maintes fois employé pour l’éviter, comme Pierre Mendès France l’a souvent dénoncé — et d’un soutien parlementaire suffisant, René Mayer procède à une certaine rationalisation47. En matière administrative, il procède à la fusion des quatre grandes Régies (Contributions indirectes, Contributions directes, Enregistrement, Douanes), ce qui bousculait nombre de traditions rue de Rivoli, ainsi qu’à la réforme du Code des Impôts. Quelques mesures sont prises pour consolider la restauration des profits industriels : exonération fiscale pour les heures de travail au-delà de la quarante-quatrième, facilités pour la reconstitution de stocks, le calcul des amortissements et le regroupement des entreprises48. Dans l’immédiat, il est décidé d’accélérer les rentrées d’impôts directs par un système d’acomptes, d’accroître les droits sur l’alcool et les prix du tabac et de bénéficier de compléments de ressources sur les retenues pour retraites et les impôts sur les salaires et traitements, le tout procurant 105 milliards49.
Rationalisation et néo-orthodoxie financière
36Suivant en cela les conseils de Jean Monnet, René Mayer procède à une rationalisation entre dépenses ordinaires d’une part, dépenses de reconstruction et d’investissements d’autre part, notamment à travers une nette discrimination dans leur mode de financement.
37Dès septembre 1947 — on le sait — il a été envisagé de comprimer les prévisions pour 1948 des paiements pour la reconstruction et l’équipement. La reconstruction des dommages de guerre ne doit disposer que de 181,5 milliards, ce qui équivaut, en volume de travaux, à une réduction d’environ onze pour cent par rapport à l’année 1947, et correspond à un rythme tel, que l’achèvement des réparations ne peut être envisagé qu’en quinze ans. Quant à l’équipement neuf des activités de base, la Commission Boutteville poursuit l’examen des différents programmes d’équipement, à la lumière des dernières décisions sur les salaires et les prix, afin d’ajuster les premières estimations contenues dans le rapport de novembre. Le détail des réductions sur les programmes d’équipements — qui s’étagent de trente pour cent pour l’électricité à cinquante pour cent pour la SNCF — sera étudié plus loin50. René Mayer souscrit à l’idée de conserver les seules opérations jugées « essentielles et urgentes » pour le relèvement de l’économie, et de limiter les paiements « au minimum au-dessous duquel risquerait d’être compromis d’une façon dangereuse le relèvement de la capacité de la production française et provoqués des troubles immédiats », soit quatre-vingt-cinq milliards51. La stabilisation, nécessaire à la modernisation, en freine momentanément le rythme, mais ne doit pas être telle qu’elle en compromette les fondements, c’est-à-dire les programmes déjà engagés du premier Plan : c’était le point de vue de Jean Monnet lui-même. Pour cela, le financement des dépenses, préalablement réduites, doit être opéré, sans recourir à l’inflation. Il est prévu de faire appel « aux seules ressources dégagées par l’épargne nationale et par la mise en œuvre de l’aide extérieure »52.
38Ainsi, dès la fin de 1947, s’élabore une conception globale de l’ajustement des charges aux ressources, pour l’ensemble de la trésorerie. Défendue, à l’origine, par Jean Monnet et les services du Plan, elle est introduite rue de Rivoli par René Mayer, va inspirer ses successeurs — Henri Queuille, puis Maurice Petsche — et guider les travaux de prévision de François Bloch-Lainé et du Trésor, pendant toute la durée du Plan Monnet. On peut l’énoncer ainsi : de manière idéale, les charges du budget ordinaire (civiles et militaires) doivent être couvertes par les recettes ordinaires permanentes ; les charges de reconstruction doivent être financées par l’emprunt, et d’éventuelles ressources fiscales complémentaires, qui peuvent se justifier par le caractère de solidarité nationale de ces dépenses ; enfin, le financement des investissements doit être assuré par le recours au reste des ressources disponibles de l’épargne nationale — du fait qu’il s’agit de dépenses d’avenir — et à l’aide extérieure.
Néo-orthodoxie : avantages et contraintes pour les investissements.
39Cette conception fait figure de nouvelle orthodoxie financière. Elle présente l’avantage, aux yeux de Jean Monnet, de répondre par avance aux objections des nombreux parlementaires — notamment chez les modérés, les radicaux ou à l’UDSR — qui sont tentés d’attribuer l’alourdissement des prélèvements fiscaux au financement des investissements du Plan et se manifestent en faveur d’une réduction de ceux-ci, pour éviter celui-là. Le Commissaire au Plan, dès la fin de 1947, tient à mettre en évidence le fait que l’effort de modernisation va être supporté par l’épargnant français et par le contribuable, mais pas français,... américain. En revanche, cette répartition affecte au financement des investissements les ressources les plus aléatoires, dont le montant dépend, en dernier ressort, de la confiance accordée par l’épargne nationale, et de celle dont fait preuve le Congrès américain. En effet, avant même le vote du plan Marshall, le sort du Plan Monnet est tributaire financièrement du montant et de l’affectation de l’aide américaine, sans parler des décisions des Alliés au sujet de l’Allemagne, pour les approvisionnements en coke et en charbon. D’ailleurs, Jean Monnet, dès le mois de décembre 1947, propose à René Mayer l’institution d’organismes nouveaux, destinés à assurer la continuité du financement des investissements, dont les principales ressources doivent provenir des crédits américains. Et il va s’employer à obtenir l’aval de Washington à ce sujet53.
40Pour les prévisions du premier semestre 1948, les principes énoncés sont mis en application. Au terme de la confrontation entre ressources budgétaires et charges totales de trésorerie, il apparaît un écart — on voit déjà se profiler la notion d’« impasse », avant que le terme lui-même ne soit employé, quelques années plus tard, — d’environ 180 milliards de francs (si l’on exclut environ soixante milliards d’investissements correspondants aux services de l’État — routes, ports, voies navigables... — financés par des impôts)54. Cet écart correspond donc aux opérations de reconstruction et de modernisation. Comme le plan Marshall n’est pas encore voté, le gouvernement ne doit compter que sur la contre-valeur en francs — encore faut-il qu’il obtienne l’accord de Washington — de l’aide intérimaire, dont il ne peut espérer, dans le meilleur des cas, qu’une quarantaine de milliards de francs. Pour le reste, il faut s’adresser à l’épargne : mais « comme les conditions présentes du marché des capitaux ne permettent pas d’envisager dans l’immédiat un recours massif à l’emprunt intérieur, René Mayer reprend la proposition de Jean Monnet, et dépose un « projet de loi instituant un prélèvement exceptionnel de lutte contre l’inflation ».
Le « prélèvement exceptionnel »
41La mesure apparaît « inédite » dans l’histoire financière française. Comme on l’a vu, la Commission du Bilan et Jean Monnet proposaient un prélèvement d’environ 160 milliards55. René Mayer reprend une estimation voisine (150 milliards), et accepte la demande du Plan — notamment de Pierre Uri — de le faire peser sur les non-salariés (industriels, agriculteurs, commerçants et professions libérales) auxquels sont ajoutés les salariés ayant plus de 750 000 francs de revenus, soit « les classes sociales jugées à la fois bénéficiaires de l’inflation et relativement épargnées jusqu’alors par la fiscalité »56. Le prélèvement représente une ponction importante, correspondant en valeur à la quasi-totalité de pouvoir d’achat créée par l’augmentation des salaires et traitements (150 contre 170 milliards), mais pesant surtout sur les classes moyennes de l’agriculture et du commerce. En effet, le mode d’assiette a été choisi de telle sorte que l’industrie soit moins touchée. Il s’agit des bénéfices déclarés en 1946 ou du chiffre d’affaires, affecté d’un coefficient lui-même variable : ainsi, pour le commerce et l’industrie, trois coefficients sont utilisés, en fonction du degré de liberté des prix entre 1940 et 1945. On opère donc un triple transfert : de certains revenus non salariaux vers les revenus salariaux, de la consommation vers l’investissement (surtout industriel), des profits du secteur le moins contrôlé depuis les débuts de l’Occupation vers ceux du secteur le plus contrôlé (en particulier les produits industriels de base, correspondant aux activités de base du plan Monnet). Cependant, il ne s’agit pas d’un prélèvement définitif : un emprunt 3 % libératoire est émis à partir de janvier. Le ministre des Finances espère de cette « déflation » — préférée à des contrôles, jugés illusoires — qu’elle empêche la montée des prix alimentaires et ainsi permette de résister à toute nouvelle revendication des salariés : il compte ainsi offrir le « mur » — réclamé par Georges Bidault à Paul Ramadier en novembre 1947 — auquel pourrait s’appuyer le gouvernement, au cas où une nouvelle poussée sociale prendrait, sous la conduite de la CGT, un caractère révolutionnaire57. Une telle mesure ne pouvait que susciter des réticences à l’Assemblée nationale, où les classes moyennes agricoles et commerçantes disposaient de relais importants. Robert Schuman et René Mayer doivent faire face à une opposition, amplifiée par la presse, et à une brassée d’amendements réclamant des exonérations, notamment pour la paysannerie et les sinistrés. En définitive, le 5 janvier, ils disposent d’une courte majorité — 303 voix contre 263 — sur le projet de loi, mais après avoir posé la question de confiance « à jet continu » sur chaque amendement, et n’avoir obtenu que des majorités fragiles, à peine supérieures à trente voix (entre 306 et 308 pour le gouvernement, contre 271 à 273 pour l’opposition) : c’est parmi le groupe RGR — surtout à l’UDSR — que les défections ont été les plus nombreuses58.
La pénultième étape vers la stabilisation finale ?
42Dans les prévisions de janvier pour la trésorerie du premier semestre 1948, les principes de cette néo-orthodoxie sont mis en application.
43Il est escompté, pour cette période, un apport de 110 milliards, provenant du « prélèvement exceptionnel », auxquels s’ajoutent dix-neuf milliards d’emprunts divers et neuf milliards d’autofinancement des investissements. Ces ressources, jugées certaines, sont destinées au financement des dépenses de Reconstruction (qui doit bénéficier des deux tiers du prélèvement) et d’Équipement (qui doit recevoir le tiers restant), assuré ainsi sans inflation. Ainsi, l’équilibre des charges et des ressources se présente ainsi :
Rationalisation et poursuite des restrictions de crédit
44Le gouvernement poursuit les mesures destinées à dégeler les stocks, amorcées par le Conseil national du Crédit en janvier et surtout octobre 1947, date à laquelle il fixe comme objectif à toutes les banques une stabilisation de la masse des crédits accordés à l’économie. En outre, la politique sélective en matière de crédit à moyen et long terme, mise en place à la Banque de France et au ministère des Finances à la fin de 1947, est consolidée « en limitant surtout les investissements dans les activités secondaires, afin de réserver les ressources disponibles aux principaux secteurs privés de l’économie »59. Au total, le gouvernement Schuman-Mayer exploite, en fait, les décisions prises avant sa constitution, du temps de Ramadier. Elles ont effectivement freiné les crédits accordés à l’économie. Sur l’ensemble de l’année 1947, ils sont passés (à l’exception des industries clés) de 277 milliards au 31 décembre 1946 à 382 milliards au 31 décembre 1947, soient trente-quatre pour cent d’accroissement contre quarante-quatre pour cent pour l’indice des prix de gros et cinquante-six pour cent pour l’indice des prix de détail. Ils ont donc été réduits en volume. Certes, dans le même temps, les crédits bancaires à moyen terme pour les industries clés ont plus que triplé : de trente et un à quatre-vingt-seize milliards. Mais l’accroissement correspond presque en totalité aux investissements énergétiques (Électricité pour quarante et un milliards ; Charbonnages pour dix-sept milliards), qui n’ont pu être financés par l’appel à l’épargne, du fait de la défaillance du marché financier60. Mais, désormais le gouvernement renonce à recourir aux banques par souci de trouver un mode de financement non inflationniste des investissements. L’« impasse » n’est pas totalement couverte par les ressources attendues de l’épargne, volontaire ou contrainte. Il reste un écart de soixante-deux milliards (vingt pour les dépenses budgétaires ; quarante-deux pour la Reconstruction et l’Équipement, respectivement sept et trente-cinq milliards), qui sépare les finances françaises de la stabilisation effective (cf. tableau, supra, page précédente). Habilement, Jean Monnet a fait admettre l’idée que la part non couverte de l’impasse soit présentée aux Américains comme étant en grande partie consacrée aux investissements productifs et, d’autre part, comme « l’écart qui, au cours des six premiers mois de 1948 (...) sépare actuellement le gouvernement français de la dernière étape qu’il s’est fixée dans la voie de la stabilisation : l’arrêt du recours à la Banque de France »61. La plus grande partie de cet écart pouvait ainsi être demandée à la contre-valeur en francs de l’aide intérimaire. Le Commissaire au Plan savait qu’en présentant les choses ainsi, le gouvernement français disposait de bons arguments, répondant aux préoccupations de Washington : l’utilisation de la contre-valeur en francs ne servirait pas à couvrir le déficit ordinaire — que le plan Mayer s’était chargé de résorber au préalable — elle concourrait au financement non inflationniste des investissements productifs, nécessaires à la réussite du plan Marshall, et à la stabilisation définitive, symbolisée par l’arrêt du recours aux avances de la Banque de France. Ces deux objectifs, si chers à l’Administration américaine, pouvaient être atteints, si elle consentait au déblocage de la contre-valeur, tel était le raisonnement proposé par Jean Monnet et présenté effectivement à l’ambassade américaine. Le Commissaire au Plan restait fidèle à ses méthodes : l’affirmation de la poursuite des mêmes objectifs, contre des avantages financiers.
45L’équilibre de la trésorerie dépendait donc de l’aval de Washington. Mais une autre balance était également dangereusement déséquilibrée, et dépendait des ressources en dollars : celle du commerce et des paiements. C’était le volet proprement extérieur du plan Mayer.
4. L’ajustement des changes : le franc Mayer
« L’extrême pénurie de nos ressources en devises de toutes origines »
46Malgré le vote de l’aide intérimaire à la mi-décembre, la situation de la trésorerie en devises paraît fort critique. Guillaume Guindey estime, à la fin de novembre, que le déficit prévisible pour l’année 1948 doit atteindre 1,9 milliard de dollars, dont 1,7 milliard avec la zone dollar. Pour l’ensemble de l’année, les finances extérieures françaises sont suspendues au vote du Plan Marshall : « Toute décision à longue échéance sur nos importations en provenance de la zone dollar, est subordonnée à l’octroi d’une aide, également à longue échéance, de la part du gouvernement américain, c’est-à-dire pratiquement au vote par le Congrès du Plan Marshall lui-même. Jusqu’à ce que ce vote soit intervenu, nous ne pouvons faire de prévisions que de courte durée »62. Mais, comme, selon les avis les plus optimistes, le plan Marshall ne doit pas être voté par le Congrès avant le second trimestre de 1948, les disponibilités en dollars de la France se réduisent jusque-là au montant de l’aide intérimaire — 280 millions de dollars — qui laisse encore un déficit d’environ 100 milliards de francs pour le premier trimestre, dans l’hypothèse d’un programme d’importations permettant de maintenir l’activité au niveau du premier semestre de 1947. Sur proposition de Robert Schuman, il est décidé, à la séance du CEI du 2 janvier, de consulter Georges Bidault sur le choix d’une personnalité politique, qui se rendrait à Washington pour obtenir de nouveaux crédits, en particulier afin d’assurer les besoins du ravitaillement63. Les perspectives d’importations de la zone sterling — vers laquelle les autorités françaises ont essayé de transférer des achats de la zone dollar, à partir d’août 1947 — ne sont « guère plus rassurantes ». En outre, la hausse des prix du début de l’année « a déséquilibré tous (nos) accords de paiements avec les autres pays »64. Il n’y a guère que les Pays-Bas et le Danemark, parmi les pays à accords, avec lesquels la France ait une balance positive. Pour les autres, les programmes d’importations, même réduits, ne peuvent être réalisés. Le diagnostic de René Mayer est clair : l’économie française risque de mourir d’asphyxie, faute d’importations. En outre, la surévaluation des prix français paralyse les exportations. Un mois plus tard, Félix Gaillard confirme : « Nos disponibilités en dollars sont à peu près nulles (...) sans importations, nous ne pourrons maintenir les rations de pain, de sucre, de corps gras et nos stocks de lait condensé couvrent seulement le quart de nos besoins »65. La solution réside dans le rapatriement rapide de devises, la levée de toute incertitude pour les exportateurs, donc la dévaluation, qui doit, au contraire, décourager les importations, stimulées artificiellement par la surévaluation du franc en 1947.
47Mais le rétablissement de la « vérité » des changes, après celle des prix, impliquait une dévaluation trop forte pour être officielle, sans que l’on puisse d’ailleurs en fixer par avance l’ampleur exacte. L’intérêt d’un système de changes multiples et de la création d’un marché libre était double : laisser le franc glisser progressivement, jusqu’à une stabilisation reflétant les conditions du marché ; permettre une dévaluation différentielle, forte à l’égard du dollar — dont la pénurie est l’un des maux principaux — plus faible à l’égard de la livre, elle-même surévaluée. Parallèlement, il est question de rétablir la liberté du commerce intérieur de l’or, et d’accorder l’amnistie aux détenteurs d’avoirs non déclarés à l’étranger, le tout dans la perspective de provoquer le rapatriement des capitaux66. Dès le vote acquis sur le volet interne de son plan, le 5 janvier, René Mayer fait prévenir confidentiellement Washington et Londres de ses intentions en matière monétaire67. Les projets monétaires étaient cohérents avec l’assainissement intérieur destiné à freiner l’inflation, puisqu’il s’agissait de relancer les exportations, et de décourager les importations autres que vitales. Ils avaient été préparés dès l’été de 1947, autour de Guillaume Guindey et du groupe austéro-libéral de la rue de Rivoli, du temps où Robert Schuman était ministre. Comme en 1938, une double opération était recherchée simultanément : la stabilisation des dépenses et l’ajustement progressif des prix aux conditions libérées du marché d’une part, l’ajustement du franc à la parité « réelle » des devises des grandes nations commerçantes, prélude à la « symbiose » et à l’ouverture de la France aux grands courants internationaux. André Istel d’ailleurs — signe de la continuité avec 1938 — semble avoir pris une part importante à l’élaboration des projets68.
Sir Stafford Cripps s’attache « désespérément à une stabilisation artificielle » (René Mayer)
48Le 14 janvier, lors de la séance du Conseil des ministres au cours de laquelle les projets monétaires ont été approuvés, René Mayer annonce son départ pour Londres, accompagné de Guillaume Guindey. Au cours des discussions antérieures, à Paris, avec Sir Wilfrid Eady (Trésorerie) et le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Cobbold, le désaccord est en effet apparu total. Le 16, en compagnie de René Massigli, le ministre français rencontre le chancelier de l’Échiquier, qui lui confirme, le lendemain, sa position dans une lettre. Tout en ne formulant « aucune objection à une dévaluation substantielle du franc à un niveau nouveau fixe et uniforme », Sir Stafford Cripps redoute que le marché libre du dollar à Paris en vienne à être considéré comme le cours directeur, ne menace la parité de la livre et des autres monnaies convertibles, et n’ait « les effets les plus graves en disloquant l’économie de l’Europe occidentale au moment précis où il est essentiel de la rendre aussi stable que possible de façon à permettre la pleine coopération des pays européens dans l’application du plan Marshall »69. Le ministre britannique menace de revenir sur ses offres de contribution à l’économie de l’Europe occidentale, et de réserver « sa complète liberté », pour toute mesure jugée indispensable dans l’intérêt de la livre70. René Mayer prend acte de cette « divergence de vue fondamentale » et informe Georges Bidault de l’incompatibilité des projets français et des « conceptions britanniques qui s’attachent désespérément à une stabilisation artificielle »71. Les Britanniques redoutent « des conséquences graves pour le prestige du sterling et pour le système britannique des accords de paiements »72.
Des « efforts acharnés » à Washington
49En fait, comme à chaque réajustement monétaire depuis 1944, la question centrale est celle de la définition du crossrate et de l’état de l’affrontement entre dollar et sterling. Le dialogue entre Londres et Paris passe nécessairement par Washington. Le Directeur exécutif britannique au FMI, Bolton, fait savoir à son collègue américain, Andrew N. Overby que, à travers le système proposé par Paris, il sera aisé pour les Français d’importer des marchandises britanniques, et de les revendre aux États-Unis. Ainsi, dans la recherche éperdue de dollars par les Européens, les Anglais risquent d’en perdre, au profit de la France, et de ne recevoir que des francs en échange73. Dans son télégramme, envoyé de Londres à Henri Bonnet, René Mayer signale d’ailleurs que « les représentants britanniques à Washington vont déployer des efforts acharnés tant auprès du FMI que du gouvernement américain pour faire échec à nos projets et pour obtenir que nous soit imposé (sic) une dévaluation de type classique » ; il ajoute, avec clairvoyance : « L’affaire sera probablement portée sur le plan politique. Il sera soutenu auprès du Gouvernement américain que notre initiative est une menace pour la coopération européenne et pour le succès du Plan Marshall... »74. La controverse ne porte d’ailleurs pas sur les relations directes entre le franc et la livre, puisque René Mayer s’est engagé à acheter du sterling sans limite — selon un taux de change fixe, jugé raisonnable — et sans en demander la conversion en or, ni en dollars.
Anglais contre Français à Washington : la lettre ou l’esprit de Bretton-Woods ?
50Les gouvernements de Londres et de Paris vont effectivement rivaliser pour convaincre les dirigeants américains que leurs arguments respectifs sont les plus conformes au projet Marshall de relèvement européen. Le choix américain apparaît en effet comme décisif, car les accords de Bretton-Woods ont donné un poids tel au vote du Directeur américain, qu’il dicte la position du FMI. Le Directeur exécutif anglais a beau jeu de souligner que la constitution d’un marché libre et d’un double cours du dollar est contraire à la lettre du système de parités fixes, élaboré à Bretton-Woods. Il n’hésite pas à affirmer qu’elle aggravera la crise des changes en Europe, avant même la mise en place de l’aide Marshall, dont elle risque de compromettre les effets bénéfiques. Il laisse même entendre que la proposition française n’a pas été mûrement réfléchie, que la Banque de France n’a pas été consultée, et qu’elle émane seulement d’un groupe de conseillers des Finances75. Henri Bonnet et Pierre Mendès France sont chargés par René Mayer de défendre la position française « auprès des (plus) hautes autorités », afin que le représentant américain penche du bon côté, lors de la séance du Conseil du FMI, le 19 janvier76. Dans l’idée du ministre français, ce n’est pas tant la lettre, que l’esprit des accords de Bretton-Woods et de la Conférence des Seize qui importe : or, « rien n’(est) plus conforme à l’esprit de la Conférence des Seize que la stabilisation économique de la France ». En l’absence d’autre moyen pour préparer la stabilisation, la proposition française est présentée comme « un élément de succès du plan Marshall »77. Et Robert Schuman transmet, le 18 janvier — veille du jour où les propositions françaises sont examinées au FMI — un message à John Snyder, secrétaire au Trésor. Il rappelle l’avoir entretenu, en septembre 1947, des projets de stabilisation : après la réalisation de la « première étape » — la stabilisation financière et économique intérieure — la seconde étape, l’« adaptation des changes », ne peut être une « dévaluation pure et simple », car la confiance des Français dans la monnaie nationale ne sera acquise que lorsqu’ils auront « la certitude que la parité du dollar est une parité naturelle... »78. Le président du Conseil présente les propositions françaises, comme destinées à « préparer une stabilisation définitive du franc dans un délai aussi proche que possible », alors qu’un cours invariable du dollar, aussi bas soit-il, « aboutirait à retarder l’assainissement français »79. Au-delà de la lettre de Bretton-Woods, le chef du gouvernement français fait valoir que « l’adoption de [ses] projets s’impose pour des raisons essentielles de politique économique internationale ». Laissant entendre que toute l’œuvre gouvernementale serait interrompue, en cas de rejet, il demande que des directives favorables soient données au représentant américain au FMI80.
51À la conception de la stabilisation, intégriste, rigide et immédiate, défendue par Londres, s’oppose celle de Paris, pragmatique et progressive, assortie, il est vrai, du classique chantage politique du faible, menaçant Washington de sa propre chute.
Les débats entre Américains : défense de l’autorité du FMI ou considérations politiques générales ?
52Fait peu souligné, la position américaine n’est pas une sur les projets français. On connaît la diversité des réactions américaines, grâce aux minutes de plusieurs réunions du National Advisory Council [NÀC] (entre le 19 et le 22 janvier), organe chargé de donner des instructions pour le vote de Washington au FMI. En simplifiant, on distingue deux tendances majeures, exprimées lors de la réunion du 19 janvier, destinée à définir la position du représentant américain à la réunion du FMI du même jour. L’une, défendue par les représentants au FMI (Andrew N. Overby, George F. Luthringer), les responsables du Federal Reserve System (Marriner S. Eccles), et les dirigeants de l’ex-Im Bank (William Mc C. Martin), consiste à penser d’abord aux finalités du FMI, et à ses prérogatives de supranationalité. Il s’agit d’une position strictement monétaire, attachée à préserver le contenu des accords de Bretton-Woods, et donc hostile aux projets français81. Mais les représentants du Département d’État (William Thorp) font valoir d’autres arguments, notamment le fait que, en Europe, il y aurait des réactions défavorables, si les États-Unis s’opposaient à une action de stabilisation d’un gouvernement. John Snyder, président du NAC, reconnaît qu’il serait maladroit que la décision américaine apparaisse comme une ingérence dans les affaires intérieures d’un autre État. Quant au représentant du Département du Commerce, tout en reconnaissant que les relations avec le Royaume-Uni « sont la clé de (notre) politique », il recommande de soutenir une formule de compromis, plutôt que d’opposer un refus à la France. Ainsi en est-il décidé82.
L’échec du compromis
53Le même jour, Camille Gutt, président du Conseil des Directeurs exécutifs du FMI, propose le compromis suivant : le marché libre pour les transactions financières, mais des parités fixes pour les transactions commerciales. Il en parle avec Pierre Mendès France et Jean de Largentaye, qui expriment leur désaccord. Christian Valensi laisse entendre qu’il est politiquement impossible de limiter le marché libre aux seules transactions invisibles83. Le lendemain, le NAC charge toutefois le délégué américain de défendre le compromis de Camille Gutt84. Mais René Mayer rejette les propositions du FMI : il ne peut politiquement faire bénéficier les seuls détenteurs d’avoirs en dollars des avantages du marché libre, alors qu’il éprouve déjà des difficultés à faire admettre par les socialistes la liberté du commerce de l’or. Il tient à en faire profiter, aussi, même partiellement, les exportateurs. Les responsables américains comprennent les arguments du gouvernement français, mais se divisent sur la position à adopter. Le lendemain, 20 janvier, lors d’une nouvelle session du NAC, il est fait mention de l’opinion des ambassadeurs Caffery et Douglas, qui redoutent la chute du gouvernement Schuman, en cas de rejet85. William Thorp recommande la bienveillance à l’égard d’un gouvernement, qui se bat « pour mettre sa maison en ordre ». Il reconnaît que l’action du FMI risque d’être gênée par la décision du gouvernement français, mais qu’elle le serait encore davantage, si celui-ci décidait de quitter le Fonds86. Mais Averell Harriman fait part de son scepticisme. Il fait remarquer qu’il « a acquis l’expérience des négociations avec les Français pendant une période très longue et qu’il s’agit là d’une de leurs techniques habituelles ». Il pense que la France ne changera de position que si Washington est prêt à voter contre ses propositions87. William Mc C. Martin parle également de « bluff ». Le surlendemain, lors d’une ultime réunion du NAC, le représentant du Département d’État reprend l’avis de Robert Lovett, selon lequel le gouvernement américain est autorisé à rejeter l’un des points des projets français sur des considérations techniques88. Le chantage des faibles n’a pas fonctionné. Les experts américains envisagent l’institution d’une surtaxe aux importateurs comme mesure de substitution, qui aurait ainsi permis d’éviter un marché libre pour les transactions commerciales. Et comme le résume Marriner S. Eccles, le soutien au plan français, pour des raisons de politique intérieure, ne vaut pas, cette fois, une entorse aux principes du FMI89. Le 22 janvier, le Directeur exécutif américain vote contre la partie des propositions françaises consacrée au marché libre pour les exportations, ce qui entraîne le rejet par le FMI.
54Le 25 janvier, le franc est cependant dévalué de quatre-vingts pour cent par rapport au dollar, qui, au cours officiel, passe de 119 à 214 F : ce cours est réservé aux seules « importations essentielles ». En revanche, tous les autres produits importés, après obtention d’une licence, se négocient au cours libre, qui se situe autour de 306-310 francs (soit une dépréciation de soixante-deux pour cent). Un marché libre est créé pour le dollar (puis l’escudo et le franc suisse), sur lequel le franc redevient officiellement flottant. Quant aux dollars provenant des exportations, ils sont pour moitié vendus au marché libre et, pour l’autre moitié, cédés à l’Office des Changes, qui les achète au cours officiel et peut les revendre au marché libre (soit, pour les exportateurs, une dépréciation de cinquante-quatre pour cent). Le désaccord avec le FMI et Washington est resté, en fait, courtois et limité. D’ailleurs, dans son communiqué officiel, René Mayer justifie la décision, comme le meilleur moyen « de concourir à la réalisation des fins que s’est assignées le FMI ». Toujours l’esprit contre la lettre. Lors de la séance du NAC du 20 janvier, le président de l’ex-Im Bank a exprimé la crainte qu’avec le système proposé par la France, ne se réveille une guerre des changes propre à rendre le FMI inefficace. Paradoxalement, les principes du système de Bretton-Woods apparaissent moins menacés par le pragmatisme français que par la fermeté britannique.
55Contrairement à la situation de 1935, c’est Paris qui plaide pour une stabilisation progressive, et Londres qui réclame la fixité immédiate des parités (avec toutefois la différence — parmi d’autres — que les deux États maintiennent le contrôle des changes).
Les retombées intérieures : opposition socialiste et compromis nocturne
56Par une sorte de ricochet entre politique extérieure et intérieure, les socialistes renâclent : le 28 janvier, ils décident de s’abstenir sur le rétablissement du marché de l’or, et même, de s’opposer à l’amnistie pour les capitaux rapatriés. Selon Paul Delouvrier, l’opposition des travaillistes britanniques aurait été un motif supplémentaire d’hostilité. Une conversation entre Jefferson Caffery et Léon Blum, le 29 janvier, confirme cette interprétation : plus précisément, le dirigeant socialiste redoute que la politique Schuman-Mayer d’intransigeance monétaire à l’égard du Labour ne compromette la future coopération européenne, pour laquelle il compte sur l’action concertée avec Londres90. René Mayer, après avoir négocié dans la nuit avec des dirigeants de la SFIO, prépare un projet de loi sur le retrait des billets de 5 000 francs, le dépose immédiatement, et place le Conseil des ministres du lendemain devant le fait accompli, au grand émoi de Vincent Auriol91.
57Tout en levant l’« hypothèque » du blocage, qui pesait depuis 1944 et les projets avortés de PMF, l’opération pouvait éliminer les billets « impurs », gêner le marché noir, tempérer les prix. Estimé originellement à une valeur de 330 milliards, le retrait se monte en fait à 290 milliards92. Bien que le projet ait été préparé de façon interne par la Banque de France, il n’émane pas des services de la rue de Rivoli, et apparaît surtout comme « la contrepartie politique à la liberté de l’or ». Cela suffit à faire voter le groupe socialiste — l’ensemble du projet est adopté par 308 voix contre 242 — même si le retrait ne s’accompagne d’aucun prélèvement, prévu dans des propositions socialistes comme celle de Vincent Auriol, qui a, en vain, suggéré un texte additionnel dans ce sens, au Conseil des ministres du 2 janvier93.
***
CONCLUSION DU CHAPITRE XXVIII
58Le passage de René Mayer rue de Rivoli marque un infléchissement dans la direction des finances et de l’économie.
59Infléchissement libéral à l’intérieur, sans doute, affaiblissant le système dirigiste de répartition par les prix et les quantités, déjà bien ébranlé. Mais, les mesures ne vont pas aussi loin que souhaité en matière de libération des prix ou de suppression des subventions. Infléchissement anti-inflationniste, à travers la stabilisation, plusieurs fois retardée, et notamment le prélèvement exceptionnel. Ces deux séries de mesures ont en fait une double source : Jean Monnet et la Commission du Bilan national et le groupe austéro-libéral autour de Guillaume Guindey aux Finances. Mais on a vu que cette politique a été aussi partiellement amorcée du temps du gouvernement Ramadier-Schuman. Infléchissement libéral à l’extérieur par l’ajustement monétaire.
60C’est une politique austéro-libérale donc, qui caractérise ce néo-radicalisme autour de René Mayer et, à sa suite, de Félix Gaillard. Politique qui ne se veut pas pour autant déflationiste et qui diverge de la politique non sélective en faveur des producteurs du radicalisme d’avant guerre, dans la mesure où elle favorise l’investissement industriel, au détriment du commerce et de l’agriculture. Mais, politique qui est rendue possible grâce à la perspective d’une aide financière en dollars. Aussi, convient-il de se demander comment s’opère l’ajustement du Plan Mayer au Plan Marshall et quelles en sont les conséquences pour le plan Monnet.
Notes de bas de page
1 Vincent Auriot, Journal..., op. cit., t. 1, p. 561.
2 Louis Franck, 697..., op. cit., p. 42 ; interview Louis Franck (Neuilly, 26 novembre 1986). Cf. Vincent Auriol, Journal..., op. cit., t. 1, p. 561 et suiv.
3 Louis Franck, Ibid.
4 JM, AMF 11/4/1 b, mémorandum de Jean Monnet, 6 décembre 1947, 19 p.
5 François Bloch-Lainé, Profession..., op. cit., p. 108.
6 JM, AMF 11/4/1 b, mémorandum cité.
7 JM, AMF 10/2/2, mémorandum sur les premiers éléments des travaux de la Commission du Bilan, 17 p.
8 Témoignage de Pierre Uri (IHTP, 23 avril 1986).
9 JM, AMF 10/2/2, mémorandum cité.
10 Idem.
11 Idem.
12 JM, AMF 11/4/1 b, mémorandum cité.
13 JM, AMF 10/2/1, mémorandum cité.
14 Idem.
15 Idem.
16 Vincent Auriol, Journal..., op. cit., t. 1, p. 438.
17 Ibid, p. 549 ; cf. Louis Franck, 697..., op. cit., p. 49.
18 Cf. René Mayer, Études, témoignages, documents, Paris, 1983, 398 p. ; AN. 363 AP (Papiers Mayer) 7, 8 et 9 ; cf. François Caron, « Le plan Mayer : un retour aux réalités », Histoire, économie et société, n° 3, 3e trimestre 1982, p. 423 et suiv.
19 Interview (Paris, décembre 1981).
20 Cf. Darryl Holter, art. cité.
21 Cf. supra, chapitre XXV.
22 JO, Débats parlementaires, Assemblée nationale, séance du 19 décembre 1947.
23 Claude Tixier, in René Mayer, Études..., op. cit., p. 141.
24 AEF, 5 A 13, SG du CEI, doc. n° 14, communication du ministre des Finances, 13 p.
25 Idem, doc. n° 17, communication du secrétaire d’État aux Affaires économiques.
26 Idem, doc. cité.
27 Idem, doc. cité.
28 François Caron, « Le plan... », art. cité, p. 428.
29 Ibid., p. 428.
30 Ibid., p. 427.
31 Louis Franck, 697..., op. cit., p. 48 ; et interview (Neuilly, 26 novembre 1986).
32 AN, 363 AP 8 (Papiers Mayer), « Rapport sur les efforts de relèvement accomplis par la France depuis la réunion du Comité de Coopération économique », Paris, mars 1948, 32 p.
33 AEF, 5 A 13, doc. n° 14, cité.
34 Idem.
35 Idem.
36 Idem.
37 Idem ; Louis Franck, 697..., op. cit., p. 50 ; cf. Louis Franck, Les prix, Paris, 1957, 136 p. et La libre concurrence, Paris, 1967, 128 p.
38 Idem.
39 Louis Franck, 697..., op. cit., p. 48.
40 AEF, 5 A 13 (Papiers Cusin), c. r. de la séance du 20 janvier 1948 du CEI, doc. n° 07/A.
41 Idem.
42 Idem.
43 Idem, c. r. de la séance du 31 janvier 1948, doc. 11.
44 Cité par Louis Franck, 697..., op. cit., p. 48.
45 La hausse des salaires était, en théorie, intégrée dans celle des prix, selon les principes définis par Jules Moch. Dans les faits, la hausse a été de 40 %.
46 AN, 363 AP 8, « Rapport sur les efforts de relèvement accomplis par la France depuis la réunion du Comité de Coopération économique européenne de juillet à septembre 1947 », Paris, mars 1948, 32 p. Ce texte reprend largement des expressions du mémorandum de Jean Monnet du 14 février 1948.
47 Pourtant une réforme fiscale a été annoncée au début d’octobre, cf. Vincent Auriol, Journal..., op. cit, t 1, p. 802.
48 Témoignage de Claude Tixier (Institut Pierre Renouvin, décembre 1986) et François Caron, « Le plan... », art. cité, p. 430.
49 AN, 363 AP 8, doc. cité.
50 Cf. infra, chapitre XXIX.
51 AN, 363 AP 8, doc. cité.
52 Idem.
53 Cf. supra, chapitre XXVII.
54 MAE, B.9.6, d. « 49 Plan Marshall 1948 », mémorandum sur l’affectation de la contrepartie en francs de l’aide intérimaire, 14 février 1948, 14 p. + 6 ann.
55 Cf. supra, chapitre XXVII, I ; Vincent Auriol, Journal..., op. cit., t. 1, p. 829, note 79 ; L’Année politique, 1947, p. 249.
56 AN, 363 AP 8, doc. cité ; témoignage de Pierre Uri (IHTP, 23 avril 1986). Cela représente environ 15 % du total des impôts ordinaires.
57 Vincent Auriol, Journal..., op. cit., p. 557.
58 Ibid, p. 616.
59 MAE, B.9.6, d. « 49-Plan Marshall 1948 », mémorandum cité.
60 Idem, Annexe III, p. 4. Les mesures de réduction du taux de la Banque de France sont prises dès octobre 1947, et non en janvier 1948.
61 Idem, p. 12.
62 AN, 363 AP 8, d. 1, note Guillaume Guindey pour le Ministre, DFE, 4e bureau, n° 1220, 27 novembre 1947, 6 p.
63 AEF, 5 A 13, c. r. de la séance du 2 janvier 1948 du CEI, et Idem, doc. n° 2 A, 30 décembre 1947.
64 Idem.
65 AEF, 5 A 14, c. r. de la séance du 10 février 1948 du CEI, doc. n° 017/A.
66 Sous la réserve d’une taxe de 25 %.
67 René Mayer, Études..., op. cit., p. 143.
68 FRUS, 1948, vol. III, p. 604.
69 Institut Pierre Mendès France (infra IPMF), Papiers PMF, d. « dévaluation 1948 », s. d. « IV mission Pierre Mendès France à Washington », télégramme n° 26 à 33, Londres, 17 janvier 1948, 3 p.
70 Idem.
71 AN, 457 AP 21, télégramme de René Mayer pour Georges Bidault, Londres, n° 218, 18 janvier 1948.
72 IPMF, Papiers PMF, d. « dévaluation 1948 », s. d. « IV mission Pierre Mendès France à Washington », télégramme de René Mayer à Henri Bonnet, Londres, nos 15 à 24, 17 janvier 1948, 3 p.
73 FRUS, 1948, vol. III, p. 599.
74 IPMF, Papiers PMF, télégramme cité.
75 FRUS, 1948, vol. III, p. 599 et 604.
76 IPF, Papiers PMF, télégramme cité. Ils sont aidés par Valensi et Largentaye.
77 Idem.
78 AN, 457 AP 21 (Papiers Bidault), d. « Aide intérimaire et Plan Marshall — janvier-avril 1948 », télégramme signé Georges Bidault, n° 300-312, 19 janvier 1948, 5 p. et cf. supra, chapitre XXVI.
79 Idem.
80 Idem.
81 FRUS, 1948, vol. III, p. 600.
82 Ibid., p. 599-600.
83 Ibid., p. 604.
84 Ibid., p. 603-607.
85 Ibid., p. 604.
86 Ibid., p. 606, traduit par nous.
87 Ibid., p. 605., traduit par nous.
88 Ibid., p. 611.
89 Ibid., p. 610.
90 FRUS, 1948, vol. III, p. 613-615, télégramme de Caffery au secrétaire d’État, secret, Paris, n° 515, 29 janvier 1948. Cf. Paul Delouvrier, Politique..., op. cit., p. 105.
91 Vincent Auriol, Journal..., op. cit., t. 2, p. 54.
92 Ibid, p. 54 et p. 84.
93 Témoignage de Claude Tixier (Institut Pierre Renouvin, décembre 1986) et Vincent Auriol, Journal..., op. cit., t. 2, p. 15 et p. 617, note 36.
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