Chapitre XXIV. Les objectifs sans les moyens (juin 1946-juin 1947)
p. 845-880
Texte intégral
1Parallèlement à la (laborieuse) mise en place d’institutions nouvelles, gouvernants et experts mettent au point des objectifs économiques ambitieux de moyen terme. Mais l’État ne dispose pas alors des moyens conformes à ses objectifs, d’un triple point de vue : matériel, institutionnel et financier.
2Est-ce à dire que les objectifs peuvent se trouver ainsi compromis, dès les premières tentatives pour les atteindre ?
I. LA DÉFINITION D’OBJECTIFS ÉLEVÉS AU CŒUR DES INCERTITUDES
1. « Le système a craqué de toutes parts »
Un double infléchissement
3L’échec du premier projet de Constitution au référendum du 5 mai 1946 et les résultats des élections à la seconde Constituante marquent un double infléchissement dans la direction des finances et de l’économie.
4Tout d’abord, le glissement de l’électorat vers le centre et la droite place le MRP légèrement devant le PC dans la seconde Constituante. Le tripartisme demeure, mais Georges Bidault préside le gouvernement jusqu’aux élections à la Législative du 10 novembre, et le MRP, moins ferme quant au maintien de l’« économie dirigée », ôte aux socialistes la rue de Rivoli (Robert Schuman) et le Rond-Point des Champs-Elysées (François de Menthon et Pierre Pflimlin). La SFIO conserve les Transports (Jules Moch), tandis que, pour les communistes, Marcel Paul demeure à la Production industrielle et François Billoux à la Reconstruction. Le ministère du Ravitaillement, qui a suscité le moins de convoitises et le plus grand nombre de titulaires depuis la Libération, est confié à Yves Farge. D’autre part, la CGT et les communistes, jusque-là solidaires du blocage des salaires, demandent, peu avant les élections (le 29 mai), une hausse générale des salaires de 25 %. Se fondant sur l’accroissement de la production industrielle (l’indice global atteint 80 % du niveau de 1938 en avril 1946) et l’élévation du coût de la vie, du fait des hausses de prix des produits alimentaires, ils justifient leur demande de rattrapage pour les salariés. Et le CNPF, né officiellement le 12 juin 1946, accepte la confrontation.
La glissade inflationniste
5Parallèlement, en juillet, les inspecteurs généraux de l’Économie nationale, nouvellement constitués, constatent : « Les récentes expériences de liberté de prix (viande, volailles, légumes, vins...) (...) ont entraîné automatiquement un relèvement très sensible du prix de ces produits »1. La situation la plus critique est celle de la viande : « La confusion du marché de la viande s’aggrave chaque jour (...). La taxation des prix de détail n’est qu’un lointain souvenir... »2. Plus généralement, ils résument : « Le système a craqué de toutes parts, qu’il s’agisse des prix ou du rationnement. La situation sera difficile à rétablir car dans la conjoncture actuelle on revient difficilement en arrière en matière de prix et même d’organisation de rationnement »3. Pour les légumes, l’expérience de liberté entraîne l’approvisionnement des marchés, mais avec une « montée en flèche » des prix. Les inspecteurs l’imputent à « certains intermédiaires », « ceux-là même qui avaient demandé la liberté avec le plus d’insistance et qui se refusent maintenant à en jouer loyalement le jeu avec tous les risques qu’il comporte »4.
6Maîtres du marché lors de la pénurie, les détenteurs de l’offre le demeurent avec la liberté dans l’abondance retrouvée, grâce à la récolte exceptionnelle de l’été 1946. Ainsi, les Commissions de surveillance des prix donnent, pour les légumes, la publicité à des « marges normales », qui ne sont pas respectées5.
La « défiance envers la monnaie »
7On sait que le gouvernement réunit, le 4 juillet, la Conférence nationale économique, dite « du Palais-Royal », où les trois organisations représentatives (CGT, CNPF, CGA) ont finalement additionné leurs revendications6.
8Quelques semaines plus tard, lors d’une réunion du (nouveau) corps des inspecteurs généraux de l’Economie nationale, François de Menthon, ministre de l’Économie nationale et président de la Conférence, résume la politique gouvernementale : « La Conférence économique a précisé que les prix anormalement bas et atteints par des « queues de hausse » doivent être réajustés (...) les majorations de salaires doivent entraîner des révisions de prix quand il n’est pas possible de faire autrement (...). Le processus arrêté par le Gouvernement : arriver au palier maximum, puis blocage, enfin effort de baisse »7. Il compte sur une « action très énergique » du Contrôle économique. Dans le même temps, Fourmon, directeur des Prix, annonce des hausses imminentes — avant le 1er octobre, date-butoir définie lors de la Conférence — pour de nombreux produits semi-finis (acier, fonte, aluminium). Plusieurs inspecteurs généraux ne partagent alors pas l’optimisme du ministre, quant à l’existence du « palier maximum », et « craignent qu’on ne se trouve perpétuellement en présence de nouvelles queues de hausse »8.
9Désormais, la « fuite devant la monnaie » semble bien engagée9. Dès le mois de septembre, les inspecteurs généraux signalent, dans leurs rapports, « les manifestations apparentes d’un état d’esprit inquiet sur l’avenir de la monnaie » (...) « Des délais de livraison augmentent, la rétention ne cesse pas »10. Les semaines suivantes, ils déplorent « le ralentissement des livraisons de blé, la rétention des industriels », (...) ainsi que « la défiance envers la monnaie qui (...) fausse tout le mécanisme en annulant sous le courant perfide qui porte peu à peu le niveau des prix officiels vers celui des prix du marché noir »11. Ils analysent les effets cumulatifs du cercle vicieux inflationniste : « Le mouvement ascendant des prix mécontente tout le monde, freine la distribution et même engendre des craintes sur la solidité de la monnaie. Les craintes à leur tour entraînent une atmosphère de dépression et incitent les industriels et surtout les paysans à conserver par devers eux le maximum de marchandises »12. Lors des réunions à l’Inspection générale, Pierre Pflimlin constate, le 13 septembre 1946 : « L’unité de prix n’existe souvent plus. De même, a presque disparu un élément capital à l’équilibre de l’offre et de la demande en régime de libre concurrence : c’est le ressort de résistance du consommateur qui paraît complètement faussé »13. Et, à la réunion suivante, Gaston Cusin signale les « fuites » dans le circuit monétaire et économique : « Le circuit monétaire est rompu du fait de l’absence d’investissements. Le circuit des marchandises subit, lui aussi, une rupture avec le passage au marché noir d’une partie de la production ».
La « démagogie à la liberté »
10Yves Farge, en septembre, parle d’« époque de démagogie à la liberté », et affirme ne disposer « que de pauvres armes émoussées, au moment même où il est nécessaire d’assurer la conciliation entre le retour à la liberté politique et le dirigisme économique ». Pour la viande, le retour à la liberté ne semble pas possible, l’expérience du double secteur apparaissant contradictoire : « Toute la France a mangé de la viande, mais le desserrement de la contrainte a amené une hausse très sensible des prix »14. Il décide de maintenir la ration de pain à 300 grammes hebdomadaires, de créer des commissions de discipline du prix de la viande, d’accroître les peines pour les fraudes. Il parvient à accorder CGT et CGA sur des « prix normaux », mais qui sont en retrait sur les prix pratiqués. Aussi, les inspecteurs de l’EN signalent, dès octobre, la « disparition quasi totale des bovins sur les marchés » (...) car « les producteurs ne sont pas vendeurs aux prix fixés »15.
11De même, l’institution d’un double secteur du vin, par la liberté rendue à une partie de la récolte, entraîne une très forte élévation des prix (jusqu’au quintuple pour la fraction libérée)16. Parallèlement, la collecte de blé se dégrade fortement, du fait de la « rétention des agriculteurs » et de la distribution de grains au bétail17. De plus, les restrictions d’électricité se développent à l’hiver, cependant que la répartition des pneus est très déficiente (alors que la production a rejoint le niveau de 1938), ainsi que celle de l’essence.
12À la fin de l’année 1946, malgré les progrès de la production sur l’année précédente, l’inspecteur général de Toulouse annonce : « L’amenuisement du pouvoir d’achat du consommateur s’affirme de plus en plus. L’augmentation des salaires accordée en juillet est largement absorbée. La réglementation apparaît toujours sur le papier, mais personne ne veut ou n’est capable de la faire respecter »18. Le rapport de Burnod, directeur général du Contrôle économique, à Gaston Cusin, dénonce la hausse des prix et « la situation privilégiée du vendeur en l’absence de réglementation sociale » ; il ajoute, prenant l’exemple de la région de Strasbourg : « Les enquêteurs ont fait apparaître que les producteurs et revendeurs réalisent des profits exagérés »19. Il signale : « Les pouvoirs publics paraissent avoir mis toute leur confiance dans la répression, alors que les efforts accomplis pour en accroître la sévérité se sont heurtés aux habitudes de la magistrature et que la jurisprudence des tribunaux (...) s’impose dans une certaine mesure aux organismes administratifs »20. De même, les inspecteurs généraux regrettent que « les services judiciaires et les juridictions pénales ne paraissent toujours pas décidés à prendre au sérieux les infractions économiques »21 En particulier, ils signalent de simples amendes de 500 francs pour des fautes graves, tel le trafic de faux titres ou de titres volés. Dans ces conditions, le résumé des rapports de décembre 1946 s’interroge : « Le plus grand flottement paraît régner dans les esprits. Liberté ou dirigisme ? (...). Ce sont l’incohérence et l’indécision qui désarment et irritent tous ceux qui suivent de près ou de loin la politique économique »22.
13Au total, les prix de gros alimentaires officiels augmentent de 69 % au troisième trimestre 1946 et les prix de détail à Paris de 50 %, lors du second semestre. Et à l’incertitude de la direction de l’économie s’ajoute celle de la conduite des finances.
La tension pour le Trésor
14Après la négociation Blum-Byrnes, la trésorerie se trouve allégée, pour 1946-47, d’une charge d’environ 1,2 milliard de dollars, mais le directeur du Crédit — nouvelle et éphémère appellation du directeur du Trésor — Ludovic Tron, indique : « Nos réserves d’or sont aujourd’hui tombées au niveau le plus bas qu’elles aient jamais atteint (1,09 milliard de dollars à la fin juin, contre 2,6 milliards à la Libération)23 ». Le déficit global du budget, après la Conférence du Palais-Royal, est estimée à environ 400 milliards de francs (dont plus de 70 milliards de subventions). En outre, Ludovic Tronsignale, au début d’août, des décaissements quotidiens de plus de 150 millions. Le dégonflement de leur portefeuille d’effets publics par les banques, du fait de la reprise économique, entraîne une situation inverse de celle de l’Occupation : le relèvement de la production se double d’une situation de tension pour le Trésor, contraint de solliciter la Banque de France.
2. La définition des objectifs de Reconstruction et d’Équipement
15À la charnière des années 1946 et 1947, deux séries d’objectifs économiques ambitieux sont définis pour plusieurs années.
La Reconstruction
16En matière de Reconstruction, la loi du 28 octobre 1946 met à la charge de l’État la réparation intégrale des dommages de guerre. Par rapport aux projets d’indemnisation (très partielle) envisagés sous Vichy, ou aux législations analogues dans les États voisins, la loi est particulièrement généreuse, du fait notamment de la volonté du ministre, François Billoux. Au début de l’année 1946, faisant le bilan de l’action de son prédécesseur, Raoul Dautry, il précise que seuls dix milliards ont été payés, sur une évaluation totale de l’ordre de 5 000 milliards24. Cependant, il accepte, à cause de la pénurie relative de matériaux de construction, de respecter une priorité pour l’Équipement productif et de faire passer au second plan la reconstruction immobilière. La plupart des acteurs d’alors ont reconnu son souci de considérer l’intérêt national, avant celui de son département25.
Le Plan Monnet
17Parallèlement, Jean Monnet, assisté de Robert Marjolin et de Félix Gaillard (puis Michel Denis), fait travailler son équipe, composée d’une trentaine de chargés de mission, répartis en quatre divisions (technique ; économique et statistique ; financière ; administrative, sous les directions respectives d’Etienne Hirsch, Jean Vergeot, Paul Delouvrier puis Jean-Paul Delcourt, et Maurice Aicardi).
18De février à novembre, les dix-huit commissions de modernisation totalisent plus de cent soixante réunions. Au total, 340 membres environ (auxquels il faut ajouter 480 membres de sous-commissions) ont travaillé. Parmi les présidents, l’équilibre a été assez bien respecté : quatre syndicalistes, quatre industriels, quatre ingénieurs, trois agriculteurs, deux hauts fonctionnaires et un parlementaire26. Mais le travail y est fort inégal et les rapports ne sont pas tous prêts à la fin novembre. Seules les branches pour lesquelles il existait — parfois de longue date, on l’a vu — des études techniques de programmes à moyen terme (transports, carburants, houillères, électricité, sidérurgie) ont pu établir des textes à temps.
19Au cours de l’été, le rapport de synthèse a été rédigé, auquel est associé Robert Nathan, qui travaille rue de Martignac « plusieurs semaines de façon permanente »27. Certaines expressions du Rapport général du 23 novembre 1946 sont devenues célèbres : « modernisation ou décadence » ; « la modernisation n’est pas un état de chose c’est un état d’esprit » ; « économie concertée » ; « expansion dans la stabilité »28. Devant l’inégalité des urgences et de la précision des travaux, il définit six « activités de base » (houillères, électricité, sidérurgie, ciment, transports intérieurs, machinisme agricole), pour lesquels sont fixés des objectifs de production pour 1950, seuls qualifiés d’« impératifs »29.
20Certains chiffres, retenus lors de la première réunion du Conseil du Plan, le 16 mars 1946, ont été révisés en baisse : c’est le cas de l’acier (le chiffre d’alors était de 12 millions de tonnes), pour les transports (où la capacité de 1929 devait être rattrapée en 1948). Pour les tracteurs, le chiffre n’est plus précisé (50 000 tracteurs par an, mentionnés en mars). Le niveau global de la production de 1950 doit toujours dépasser celui de 1929 d’un quart31.
21Ces chiffres paraissent élevés, au regard de ceux (très déprimés) de 1944-45, mais on a vu que pour certains d’entre eux (acier, électricité, houillères, chemin de fer), ils ont été avancés pendant et même avant la guerre, dans le souci de résoudre les déficiences du complexe énergico-sidérurgique.
22Le cabinet Bidault démissionne au lendemain de la seconde session du Conseil du Plan approuvant le Rapport général.
Les obligations initiales (janvier 1947)
23La troisième session du Conseil du Plan du 7 janvier 1947 — alors que Félix Gouin, assisté de J.-F. Rabier, collaborateur du CGP, est le ministre d’État chargé du Plan dans le gouvernement Blum — recommande l’adoption du Rapport général, qui comprend la décision d’engager de manière ferme les six programmes des « activités de base » pour quatre ans et la mise au point du programme d’ensemble pour l’année 194732. Dès la seconde session, le 27 novembre 1946, Georges Bidault a annoncé : « Nous n’aurons le confort que si nous avons l’équipement, le beurre que si nous avons les machines »33. Jean Monnet semble avoir obtenu, malgré les difficultés de court terme, un consensus sur la priorité de l’Équipement. Son souci, tel qu’exprimé peu après devant la Commission des Finances, est de placer immédiatement les commandes correspondant aux programmes des « activités de base », qui sont « la base même de l’édifice »34. Il y voit la condition même de l’essor des industries en aval : « ... c’est seulement en plaçant immédiatement pour 4 ans les commandes nécessaires à toutes ces activités que nous réaliserons ce programme et que nous pourrons moderniser nos industries de mécanique lourde et de constructions électriques sans lesquelles il n’y a pas de pays moderne aussi bien dans la paix que dans la guerre »35. Et, le 14 janvier 1947, le Gouvernement Blum approuve la résolution du Conseil du Plan sur le programme des « activités de base » pour quatre ans.
Le consensus social sur les objectifs : V « adhésion réfléchie » de la CGT
24Parallèlement, Jean Monnet a réussi à associer les différentes forces économiques et sociales de la Nation à la définition des objectifs. Le CNPF a manifesté une adhésion prudente mais réelle36. La CGT se considère comme partie prenante de la réussite du Plan. Pierre Le Brun, dans sa déclaration du 27 novembre 1946 au Conseil du Plan, parle d’« adhésion réfléchie aux conclusions », et précise que la CGT a été « largement associée à l’élaboration du plan »37. Le même jour, dans un discours interne, prononcé à huis clos devant le Comité central du PC à Gentilly, Benoît Frachon justifie ainsi l’adhésion de la CGT : « Dès que nous parlons du plan, cela nous rappelle des souvenirs pas très agréables. Nous avons tous connu des plans plus ou moins faramineux, rocambolesques (...) ce plan n’est pas un plan proprement dit, c’est un programme (...). On retrouve les idées essentielles qu’on trouve dans le programme du Parti (...). Le Commissaire du plan c’est Monnet, ce n’est pas un communiste, ce n’est pas un ouvrier, c’est un homme d’affaires, un homme riche, mais je dois vous dire très tranquillement que ce plan que je connais bien (...) est un plan très sérieux, c’est l’un des plus sérieux qu’on ait fait dans notre pays jusqu’à maintenant (...) et je peux vous dire que le plan n’a pas été porté à l’imprimerie sans que le commissaire au plan vienne nous trouver et qu’il élimine tout ce que nous voulions qu’il élimine »38. Le grand mérite de Jean Monnet est d’avoir réussi à trouver un terrain d’entente sur des objectifs élevés de modernisation à moyen terme avec la CGT, même si les perspectives plus lointaines, notamment en matière d’intégration aux circuits internationaux, divergeaient dès ce moment. Les dirigeants communistes, de même que ceux (non communistes, comme Pierre Le Brun) de la CGT savent gré à Jean Monnet d’avoir associé les syndicats à la rédaction du Plan et de ne pas l’avoir laissée — comme le faisaient redouter les projets de Boris ou de PMF — aux seuls hauts fonctionnaires. Alors que le CGP avait été institué au début de 1946 pour durer six mois, Jean Monnet obtient habilement de faire réclamer par le représentant de la CGT au Conseil du Plan la prolongation de sa tâche, à la fin de novembre 1946 : « Nous souhaitons que, extérieur aux ministères techniques, ce commissariat soit chargé par le gouvernement de coordonner le contrôle d’exécution du Plan, et qu’il reste assisté, dans cette nouvelle étape, par notre Conseil ou mieux par la Commission n° 1 du Conseil économique »39.
Le cercle vertueux de la croissance et le compromis social
25Il est un domaine, en particulier, où 1’« adhésion réfléchie » de la CGT apparaît décisive : le consentement à une durée effective du travail hebdomadaire, portée à quarante-huit heures (sans revenir sur la loi Croizat, majorant les heures supplémentaires). Cet accord représente, selon Jean Vergeot, « un facteur plus essentiel que tout autre du relèvement français après la dernière guerre »40. En outre, le Rapport de la Commission de la Main-d’œuvre, présidée par le dirigeant communiste de la CGT, André Tollet, insiste sur l’accroissement nécessaire de la productivité en 1950, estimé à 13 % (par rapport à 1938) pour les houillères, et jusqu’à 46 % et 57 % pour la sidérurgie et l’automobile41. Il y est préconisé l’appel à l’immigration, aux prisonniers de guerre, au travail féminin, le recours à un programme de formation professionnelle. On peut y lire une formule — que n’aurait pas démentie Jean Coutrot — illustrant le cercle vertueux keynésien de la croissance, faisant état de « l’assurance que toute augmentation de productivité se traduira par un accroissement réel du niveau de vie »42.
26À la différence des déconvenues de 1936-37, le consensus social semble s’organiser à la fois sur les objectifs et les modalités de la croissance à moyen terme, en particulier un compromis liant productivité et niveau de vie.
3. Résolutions et incertitudes immédiates quant aux moyens
27Dès l’adoption du premier Plan, deux séries de moyens — institutionnels et financiers — pouvaient, par leur défaillance, compromettre les objectifs économiques retenus.
La pérennisation du Commissariat général au Plan, héritier de l’appareil dirigiste
28Jean Monnet tient, on le sait, à ne dépendre que du président du Conseil, et rejette en particulier la conception d’André Philip du Plan intégré à l’Economie nationale. À Léon Blum, qui oublie sa promesse de maintenir le CGP à Matignon, Jean Monnet adresse une mise en garde et obtient gain de cause, sous la menace d’une (nouvelle) démission. Dans une lettre, qu’il lui remet le 13 décembre 1946, il ajoute même : « L’expérience a montré que, dans la forme gouvernementale actuelle, le MEN est une illusion »43. Il propose même de supprimer le MEN, au profit d’un ministère du Commerce, de transférer la direction des Programmes au Plan et de charger le CGP du contrôle de l’exécution du Plan. Il obtient effectivement, par un décret du 16 janvier 1947 — jour de la démission du gouvernement Blum — l’institutionnalisation du Commissariat au Plan — dont l’existence avait été limitée initialement aux six mois nécessaires à l’élaboration du Plan. Le CGP est chargé de « veiller à l’exécution » du Plan, de « coordonner les programmes annuels » de production, de répartition, de reconstruction, d’investissements, d’importations et d’exportations. Signe d’une victoire décisive sur l’Économie nationale, la direction des Programmes économiques est « mise à la disposition » du CGP, tout comme l’était déjà l’Institut de Conjoncture44. Subordination symbolique : la direction des Programmes du MEN, elle-même issue de la direction de la Répartition de 1945, constituée par une partie des services de la Section centrale de l’OCRPI, devient désormais une antenne de réflexion, d’enquête et d’exécution, une sorte d’ingénieur-conseil au service du Commissariat au Plan. Pierre Grimanelli, directeur des Programmes, ancien intendant des Affaires économiques sous Vichy, devient, à partir de ce moment, un « auxiliaire effacé mais loyal » de Jean Monnet45. Les transferts et rivalités de services de l’après-Libération semblent alors se stabiliser. Le relais est assuré, du dirigisme vichyssois de l’OCRPI, par l’intermédiaire du grand MEN avorté (plus ou moins directement inspiré du Plan de la CGT de 1935) à la planification et à 1’« économie concertée » de Jean Monnet, qui recueille ainsi les bénéfices de l’héritage administratif de la répartition (voir graphique, page suivante).
29La direction des Programmes a établi pour le CEI, pendant toute l’année 1946, les programmes de répartition de l’acier ainsi que les nomenclatures de répartition établissant les priorités pour le charbon. On sait, en outre, que, depuis 1945, le MEN établit des monographies par branches46.
Une adoption du Plan « à l’esbroufe » ?
30Peu après les décisions de janvier 1947, Gaston Cusin signale, non sans amertume, à André Philip, ministre de l’Economie nationale, « les travaux de valeur complètement méconnus qui ont été exécutés au ministère de l’Economie nationale, mais largement utilisés par le Plan qui en tire tout le profit »47. Plus grave, il ajoute que le programme de 1947, préparé par le CGP, « ne correspond en rien à nos ressources réelles. Présenté au Conseil supérieur du Plan, qui l’a adopté à l’esbroufe (sic), il a cependant permis au Commissariat de revendiquer le contrôle de l’exécution »48. Dans les semaines qui suivent, les estimations du Plan, exagérément optimistes, sont effectivement abandonnées, au profit des programmes de répartition, élaborés à la direction des Programmes. D’ailleurs, deux semaines après l’adoption du Plan par le gouvernement Blum, André Philip déclare au Comité directeur de la SFIO : « Le Parti ne doit pas s’accrocher au plan Monnet trop optimiste même dans son hypothèse pessimiste »49. Pour Gaston Cusin, la seule méthode « sérieuse » d’élaboration du Plan reste celle des petits pas, définie en 1945 par le Conseil de l’Économie nationale et appuyée sur l’établissement de monographies, « travail préjudiciel indispensable à la préparation d’un plan sérieux »50. Pour le textile et le bâtiment, les rapports du Plan ne font que « démarquer les monographies ». Mais, faute de crédits, ces monographies sont diffusées en cinq exemplaires. En dernier ressort, c’est l’absence de moyens pour le MEN, qui expliquerait la montée en puissance du CGP à ses dépens : « parce que la Direction des Programmes ne peut plus payer aujourd’hui, comme il le faudrait, les ingénieurs qui ont montré toute leur valeur en dirigeant réellement le redressement de l’économie française au cours de l’année 1946, notre Ministère doit laisser au Commissariat au Plan, aux yeux de l’opinion publique et même aux yeux du Conseil des ministres un rôle de conception et de coordination »651. Le « secret » de la réussite du CGP reposerait, pour Gaston Cusin, « dans les disponibilités financières et dans la souplesse du contrôle administratif dont bénéficie cet organisme »52. Il achève sa note, en faisant état du « découragement » des fonctionnaires de la direction des Programmes.
Un Plan « non solvable » ?
31Dans le Rapport Général, il est indiqué que sur les quelque 2 250 milliards de francs (juin 1946) nécessaires pour le financement des investissements sur la durée du Plan (1947-1950), un tiers représente des opérations de « modernisation et d’augmentation de capacité ». Le document apparaît assez superficiel, quant aux moyens de financement envisagés. Au-delà de remarques, certes décisives et novatrices, sur la nécessité de consacrer environ un quart du revenu national aux biens d’équipement, de restreindre en conséquence la consommation et les « investissements somptuaires ou simplement inopportuns », le texte se limite à des allusions assez vagues à une mobilisation, bien hypothétique, de l’épargne53. Il est bien question des crédits extérieurs, dont le montant « couvre la plus grande partie du déficit probable de la période 1946-1950, à condition (...) que les exportations prévues soient réalisées »54. On sait, depuis la déconvenue relative de la négociation de Washington, combien une telle phrase relève d’un optimiste de façade. Seules, en fait, les charges de l’année 1947 peuvent être couvertes, et encore sous réserve de nombreuses conditions (à commencer par l’accord de la BIRD pour l’emprunt sollicité). La notion d’« activité de base », sans être très rigoureuse, donne toutefois l’assurance qu’une priorité se trouve définie55. Dans le texte du Rapport Général, l’un des sous-titres est ainsi formulé, en guise d’avertissement : « La condition fondamentale du financement du plan : l’équilibre du budget des dépenses courantes de la Nation »56. Dès lors, afin de préserver le financement des programmes des « activités de base », Jean Monnet acquiert, dès la fin de 1946, l’habitude (durable) de formuler directement des suggestions au plus haut niveau gouvernemental, quant à l’équilibre des finances publiques ou à la stabilité monétaire. On trouve là l’une des sources de plusieurs « plans » de stabilisation financière et monétaire, qui portent le nom du ministre le rendant public, mais sont assez largement de nouveaux « plans » Monnet de court terme destinés à préserver la réalisation du seul plan qui ait jamais porté son nom.
32Ainsi, le 13 décembre 1946, Jean Monnet transmet une seconde note à Léon Blum, afin d’alerter le chef du gouvernement sur la nécessité de « renverser la tendance » (...) et « donner confiance dans la monnaie et dans l’avenir »57 Il lui suggère de réaliser l’équilibre immédiat des dépenses courantes, de créer une Caisse spéciale autonome des investissements de l’État, de stabiliser les prix (par une baisse immédiate des marges de distribution de 20 %), de délimiter strictement pour la législature le secteur nationalisé et de placer les commandes pour quatre ans pour les secteurs de base58. Quelques-unes de ces propositions vont se retrouver dans les mesures du plan Blum du 31 décembre. D’autres vont cheminer, jusqu’à l’élaboration du plan Mayer de l’année suivante. Pour le budget de 1947, sur un total de 475 milliards d’investissements, 300 sont à supporter par l’État. Jean Monnet obtient des Finances que soit proposée à l’Assemblée nationale l’approbation du total, mais seuls 180 milliards sont votés.
33Ainsi, dès son démarrage, le Plan est quelque peu freiné, par rapport aux prévisions du Rapport général. En outre, une triple série de goulots viennent en entraver l’application.
II. LE GOULOT DES MOYENS MATÉRIELS, INSTITUTIONNELS ET FINANCIERS (JANVIER-JUIN 1947)
1. Les goulots matériels et humains.
34Les besoins en produits bruts — d’abord le charbon et le coke, mais aussi le blé — sont directement liés aux ressources en devises, et surtout en dollars, dans la mesure où l’économie française est tributaire d’importations de la zone dollar. Ainsi, la direction de l’économie se trouve largement subordonnée aux résultats de la politique extérieure.
Un goulot structurel : le complexe charbon-coke-acier
35Pendant toute l’année 1946, du fait des difficultés pour obtenir du charbon de la Ruhr, les importations américaines constituent l’essentiel de l’apport extérieur59. Or, les réserves en dollars fondent : au 1er janvier 1947, 575 millions seulement restent disponibles. Lors du CEI du 13 janvier, le ministre des Finances et de l’Économie nationale, André Philip, signale un déficit de 260 millions de dollars dans le programme d’importations. Il propose de procéder à des économies, et de limiter le programme à un milliard de dollars. Le Comité décide, en outre, d’assurer une priorité, dans l’approvisionnement et la répartition des matières premières et de l’énergie, aux industries exportatrices, pour lesquelles une part supérieure de production doit être dégagée, en particulier pour l’acier. Mais, il s’agit là d’un cycle infernal puisque, faute de coke, la ressource d’acier pour le premier trimestre 1947 est réduite de 120 000 tonnes, ce qui interdit d’accroître les exportations60.
36Au début de mars, André Philip, devenu ministre de la seule Economie nationale, signale que la solution au « problème vital » du goulot charbonnier ne peut venir que de l’accroissement des expéditions de la Ruhr. Il laisse entendre que la France peut essayer d’obtenir satisfaction, à travers les négociations entre Alliés sur l’Allemagne : « Au moment où on envisage le développement de la sidérurgie allemande, la France ne peut admettre d’étudier le problème sans avoir reçu l’assurance que les conditions de reconstruction sont assurées par l’attribution au titre des réparations d’un contingent de charbon allemand »61. Mais, devant le caractère très hypothétique d’un changement d’attitude rapide des autorités américaines, les responsables français sont amenés à prendre des mesures de moindre efficacité : économie sur les attributions de la SNCF, freinage des libérations des prisonniers de guerre, accélération du recrutement des mineurs en France et tentatives en Italie, Allemagne et Maroc, obtention de la Fédération du sous-sol de renoncement aux congés payés62.
37Dans une note du 20 décembre 1946, transmise à Léon Blum, le CGP estime que la France doit disposer au total de 73,5 millions de tonnes pour 1947, dont 18,5 importées, soit un rythme de 1,5 million de tonnes mensuel63. Si, à l’été de 1946, la France a pu importer plus d’un million de tonnes par mois, à partir de l’automne, le chiffre moyen ne dépasse pas 750 000 tonnes, du fait des grèves aux États-Unis, et, surtout, du fléchissement dans les exportations allemandes. Malgré les paroles rassurantes de Byrnes et Truman à Léon Blum en mai 1946, les autorités françaises ne parviennent pas à assurer un flux suffisant d’importations de charbon en provenance de la Ruhr : inférieures à 100 000 tonnes en janvier-février, elles n’excèdent guère 150 000 tonnes jusqu’en août64. Les objectifs minima du Plan — un million de tonnes par mois — affirmés dès la première session du Conseil du Plan en mars 1946, étaient hors de portée. Cette situation se révèle d’autant plus préoccupante que les fournisseurs traditionnels de la France — le Royaume-Uni principalement — ne peuvent plus assurer les exportations nécessaires. Alors que Léon Blum est président du Conseil, il tente de faire appel au gouvernement travailliste, mais sans résultat immédiat. À peine arrivé à Matignon, il écrit à Clement Attlee, le 1er janvier 1947 : « Un ou deux millions de tonnes de charbon de plus ou de moins, voilà à quoi tient notre reconstruction économique ou notre destruction politique »65. Il effectue un voyage à Londres, le 13 janvier, sans succès. Jules Moch l’a averti, dès le 3 janvier, après une entrevue avec Attlee : « Quant à la Ruhr, la thèse officielle reste la même : nous avons réduit la consommation allemande au minimum (...) Il n’y a plus de charbon domestique là-bas »66. Attlee rétorque que l’Angleterre éprouve les mêmes difficultés que la France, et renvoie la balle à Washington : « Nos récentes conventions passées avec le gouvernement américain donnent à ce dernier des intérêts équivalents aux nôtres quant au charbon exporté de la Ruhr, et aucune discussion officielle à ce sujet ne peut prendre place sans la participation américaine »67. Au même moment, René Massigli déclare à Sir Orme Sargent, à propos des relations entre Londres et Washington : « Vous êtes ligotés » ; il ajoute, dans sa lettre pour le président du Conseil, que, à Londres, « la sentimentalité proallemande coule à pleins bords »68. En fait, Léon Blum a pu obtenir, dans le communiqué du 15 janvier, l’affirmation de l’« assurance » par la Grande-Bretagne que tout accroissement de l’extraction globale, au-delà du minimum réservé à la consommation sur place, devrait entraîner une augmentation corrélative des livraisons à la France69. Mais — et c’est là où le bât blesse — encore fallait-il que les mineurs allemands, sous contrôle britannique, pussent assurer des surplus suffisants. C’est d’ailleurs cette défaillance dans les résultats de l’extraction qui allait inciter les autorités américaines à proposer une politique nouvelle, à l’été.
38Ainsi, pour obtenir satisfaction sur la Ruhr, le gouvernement français se heurte principalement aux autorités américaines d’occupation en Allemagne, sous la direction du général Lucius Clay, soucieuses de réserver la part maximale de charbon de la bizone pour son relèvement économique70.
39Quant au charbon polonais, il ne peut pas représenter une quantité suffisante pour suppléer les défaillances britanniques et allemandes71. Dans ces conditions, force est de recourir aux importations des États-Unis, plus coûteuses.
40Ainsi, le goulot énergétique et les déficits du commerce extérieur comme de la balance dollars apparaissent étroitement imbriqués.
41Les conséquences en sont sérieuses pour le relèvement intérieur. Au début de 1947, l’insuffisance de charbon, partant d’électricité, empêche souvent d’appliquer la semaine de quarante-huit heures, consacrée par le Plan, et assez bien accueillie par le patronat et les salariés, du fait de la rémunération des heures supplémentaires. Les inspecteurs généraux de l’Économie nationale s’inquiètent pour la mise en application du plan Monnet. À la fin du premier trimestre, « l’inconnue du charbon » reste l’une des principales préoccupations72. À partir du mois de mai, la pénurie d’énergie s’atténue, mais le goulot charbonnier limite alors surtout la production d’acier. Ce n’est pas tant le manque de charbon que de coke qui bride, au printemps de 1947, la production sidérurgique : l’attribution se situe autour de 700 000 tonnes pour les mois de mars, avril et mai 1947, alors que la capacité de consommation atteint entre 850 000 et 880 000 tonnes. Et le rattachement économique de la Sarre, accordé par les Anglo-saxons à Georges Bidault à la Conférence de Moscou, n’est d’aucun secours, car il ne peut être immédiat, et le charbon n’y est pas cokéfiable. Seul l’accroissement des importations en provenance de la Ruhr pourrait permettre de combler l’écart. En avril 1947, la production d’acier (480 000 tonnes mensuelles) n’a pas encore rejoint la moyenne de 1938 (518 000 tonnes par mois) : dès cette date, les inspecteurs généraux de l’Économie nationale annoncent que les chiffres de production annuelle du Plan Monnet ne seront pas atteints en 194773. Au début de juin 1947, face à l’insuffisance de la production et des importations, les ministres envisagent l’hypothèse d’un « arrêt généralisé de l’industrie », afin de reconstituer les stocks à la veille de l’hiver74. Le goulot du charbon et du coke sidérurgique demeure alors le principal facteur d’étranglement de la production75.
Un second goulot structurel : la main-d’œuvre
42Comme l’avait déjà signalé l’Enquête sur la Production de 1937, la France souffre d’un déficit structurel de main-d’œuvre, globalement et surtout dans certaines spécialités particulièrement stratégiques. Trois types de mesures sont envisagées : l’allongement de la durée du travail, l’appel à la main-d’œuvre étrangère (prisonniers de guerre, puis immigrés), et la formation professionnelle. Léon Blum, dix ans après avoir fait voter la loi de 1936, recommande publiquement une durée effective de quarante-huit heures. Lors du Comité économique interministériel du 13 janvier 1947, Jean Monnet se montre partisan d’une modification de la législation, rendue possible, selon lui, grâce à l’accord de la CGT. Albert Gazier et Daniel Mayer jugent prématuré d’imposer l’obligation de huit heures supplémentaires, car ils redoutent la demande de dérogations trop nombreuses du fait de la pénurie, crainte fondée comme on l’a vu76.
43Ainsi, à la différence de l’avant-guerre, le compromis entre partenaires sociaux intervient pour garantir le retour à la semaine légale de quarante heures, tout en incitant à généraliser celle de quarante-huit heures, sous réserve de la majoration de vingt-cinq pour cent entre la quarantième et la quarante-huitième heure.
44La main-d’œuvre étrangère, dans un premier temps, se compose surtout de prisonniers de guerre allemands, dont près de 60 000 travaillent dans les houillères (parmi lesquels 45 000 au fond, soit 20 % de l’effectif total). Beaucoup sont également affectés à l’agriculture, où ils sont d’ailleurs appréciés. Cependant, les décisions en cette matière n’appartiennent pas à la France seule. En effet, sur les quelque 1,035 million de prisonniers allemands détenus en France, un quart seulement (272 000) a été capturé par les Français : la plus grosse part (740 000) a été remise par les autorités américaines. Aussi, malgré d’importantes libérations (les Autrichiens) et rapatriements (les malades) au cours de l’année 1946 — il ne reste plus que 640 000 prisonniers au début de l’année 1947 — le secrétaire d’État Byrnes réclame, à la fin de l’année 1946, la libération complète, avant le 1er octobre 1947, car les États-Unis s’estiment « moralement responsables ». D’où les frictions à ce sujet, les retards accumulés, du côté français, pour organiser les rapatriements, et la volonté de « transformation » des prisonniers en travailleurs libres77. À la mi-janvier, face à la pénurie de main-d’œuvre, en particulier pour le personnel saisonnier dans l’agriculture, François Tanguy-Prigent recommande de faciliter l’immigration italienne — 200 000 Italiens devaient parvenir en France aux termes d’un accord, signé le 30 novembre 1946 à Rome — et d’envoyer des missions pour recruter en Allemagne des personnes déplacées. Daniel Mayer, ministre du Travail, pense que, dans l’immédiat, malgré ces compléments, et même avec l’apport de Polonais et de Nord-Africains, il subsiste un déficit substantiel. D’ailleurs, au cours du printemps 1947, l’Inspection générale de l’Économie nationale signale que l’immigration est gênée « par la répugnance des agriculteurs à employer de la main-d’œuvre italienne ou nord-africaine »78. D’une façon générale, les employeurs manifestent « peu d’empressement à demander des travailleurs italiens »79. Et, à la fin du premier semestre, seule une minorité — dix pour cent — de prisonniers allemands accepte d’être « transformée » en travailleurs libres80. En outre, les employeurs se plaignent du montant (6 000 F) de la prime versée à l’Office d’immigration81. Quant à la recherche des personnes déplacées, elle se heurte à la difficulté d’organiser des missions de recrutement, et, devant la nécessité de prévoir l’immigration des familles, aux problèmes de logement82.
45Enfin, l’économie française souffre, depuis les débuts de la crise, d’une pénurie de main-d’œuvre qualifiée, en particulier dans les métaux et le bâtiment. Contrairement à la situation de l’avant-guerre, le ministère du Travail a pu obtenir des crédits plus substantiels de la part des Finances pour créer des centres de formation professionnelle, grâce, en particulier, au soutien du Commissariat général au Plan, et aux résolutions de la Commission de la main-d’œuvre, qui avaient souligné l’importance de la question pour élever la productivité83. Cependant, pour l’année 1947, malgré des progrès sensibles par rapport à la situation antérieure, les crédits ne sont pas suffisants pour atteindre les chiffres fixés par le Plan : à la fin de 1947, le nombre des stagiaires se situe autour de 15 000 dans les métaux (contre 3 000 à l’été de 1946), alors que le rapport du Plan en prévoyait plus de 80 000, et à 9 000 dans le bâtiment, au lieu des 60 000 prévus84.
Un goulot conjoncturel : le blé
46Contrairement à la récolte de 1946, qui fut excellente, celle de 1947 est catastrophique, du fait du cumul exceptionnel de conditions climatiques défavorables.
47Aux gelées de l’hiver 1946-47, qui furent intenses au nord d’une ligne Bordeaux-Belfort, s’ajoutent, à la fin du printemps, une vague de froid et d’humidité dans le Nord et le Centre, ainsi qu’une sécheresse inhabituelle dans le Midi. Dès le mois de février, il apparaît que « la soudure est d’ores et déjà compromise »85 Le programme d’importation du premier semestre 1947 était conçu initialement pour faire porter les efforts maxima sur le secteur industriel, le poste blé occupant une part très faible (200 000 tonnes pour 20 millions de dollars, provenant pour l’essentiel de la zone dollar). Au total, il n’était prévu que 171 millions de dollars (monnaie de compte) pour l’Agriculture et le Ravitaillement, contre 578 millions de dollars pour l’Industrie, soit près de 3,5 fois davantage86. Les importations de blé étaient destinées à maintenir la ration du moment. Or le blé d’hiver a été la principale victime des gelées de décembre-janvier (faute d’une couche de neige protectrice), qui ont été dévastatrices dans la plupart des régions. Et malgré des réensemencements au printemps, la récolte totale de blé pour 1947 n’atteint pas la moitié de celle de 1946 (32,7 millions de quintaux, contre 67,6), et quarante pour cent du niveau d’avant guerre (81,5 millions de quintaux). Quant à la production végétale totale nette, elle ne dépasse guère les deux tiers de celle des années 1934-193887. Cette récolte, exceptionnellement mauvaise, ne peut exercer matériellement d’effet immédiat. En revanche, psychologiquement, elle pèse, dès le mois de mars, sur le comportement des producteurs, et aggrave les difficultés, déjà grandes, de l’État à maîtriser les prix et la collecte. De surcroît, elle contraint les pouvoirs publics à anticiper les difficultés de la fin de l’année, en réduisant la ration à 250 grammes à la fin du mois de mai, et en modifiant les prévisions pour le programme d’importations du second semestre, en particulier vers la zone dollar.
48Ainsi, la pénurie agricole ébranle la direction économique quotidienne — à travers la délicate politique des prix, déjà bien impuissante à maîtriser l’inflation depuis le second semestre de 1946 — et accroît les besoins en dollars.
2. Les goulots institutionnels : le dirigisme ne dirige plus
La déflation de Léon Blum : un « choc psychologique » éphémère et sans moyen
49Léon Blum, quoique chef d’un gouvernement de transition — destiné à disparaître au bout de cinq semaines, lors de l’élection du premier président de la République — prépare en secret et annonce à la radio, le soir de la Saint-Sylvestre, une baisse autoritaire de cinq pour cent sur tous les prix (industriels, agricoles et commerciaux) pour le 1er janvier, ainsi qu’une nouvelle baisse identique pour le 1er mars88. Les inspecteurs généraux de l’Economie nationale notent peu après : « La décision de baisse générale a surpris l’opinion publique (...) le coup a porté (...) ; le choc psychologique a été créé »89. Léon Blum a affirmé disposer de l’accord préalable des dirigeants de la CGT — rencontrés le 19 décembre — du CNPF et de la CGA. Le CNPF lui transmet une lettre, datée du 13 janvier et signée de Georges Villiers (président), Pierre Ricard (président de la Commission économique) et Marcel Meunier (président de la Commission sociale), afin de confirmer l’« approbation unanime » de la confédération patronale. La jeune organisation, soucieuse d’affirmer sa représentativité (« Notre Comité directeur réunit 92 membres régulièrement élus par leurs Fédérations ou groupements qui représentent valablement (...) la totalité des chefs d’entreprises privées »), assortit toutefois son soutien d’une mise en garde : « C’est un fait qu’un Etat monstrueusement hypertrophié régente à sa discrétion l’activité de nos entreprises et toute notre bonne volonté serait condamnée à rester stérile si elle ne trouvait à la tête des Départements économiques et sociaux des interlocuteurs impartiaux, respectueux des pratiques administratives traditionnelles, et décidés à ne pas faire de distinction entre les Français »90. D’après le directeur des Prix au moment, Louis Franck, Pierre Ricard et Georges Villiers jouaient alors le jeu de l’Union sacrée91. Les services de l’Inspection de l’Économie nationale notent que, à partir du 15 janvier, « la tendance est retournée ». Cependant, autant l’industrie et le commerce, en particulier dans les centres urbains, semblent avoir bien appliqué les décisions — les contraventions dressées sont peu nombreuses par rapport aux contrôles effectués — autant « l’agriculture n’a pas adhéré avec autant d’enthousiasme »92 . Ainsi, l’expérience amorcée par Léon Blum et André Philip, de nouveau ministre des Finances et de l’Économie nationale, dépend largement des moyens dont ils peuvent disposer pour contenir les prix agricoles. Or, la décision spectaculaire du président du Conseil n’est assortie d’aucune mesure permettant de renforcer les moyens de contrôle. Dès la fin de janvier, on note des fraudes sur la baisse, surtout lorsque les prix ne sont pas taxés : « La pression des moyens de contrôle n’a pu être maintenue avec autant de vigueur, ne serait-ce qu’à cause de la limitation même de ces moyens »93. Les seuls organismes créés à cet effet — commissions d’assainissement et magasins-témoins (facultatifs), désignés par les maires — tardent à se mettre en place. Et l’agriculture est le secteur où l’État dispose des moyens les plus réduits : « Quels sont les moyens dont dispose actuellement le gouvernement pour exercer une pression sur les prix agricoles ? », interrogent les inspecteurs de l’Économie nationale : « Ils sont à peu près inexistants : plus de prix taxés ou à peu près, en dehors du blé et des produits laitiers, et, partant, pas de base solide pour le calcul de la baisse, pas de moyens de contrôle efficace, enfin pas de possibilité de réquisition. Bien au contraire, ce sont les paysans qui disposent d’une arme redoutable : la liberté des prix — de droit ou de fait — qui joue en leur faveur par suite d’une demande qui n’est jamais complètement satisfaite »94.
Paul Ramadier : tenir jusqu’à l’été
50L’arrivée à la présidence du Conseil de Paul Ramadier — l’un des rares ex-Néos qui, grâce à son ralliement à la Résistance, réintègre alors la SFIO — marque, dans les faits, un changement d’orientation, malgré les proclamations officielles de poursuite de la politique de baisse, et le maintien des responsabilités économiques — mais non financières (Robert Schuman retrouve la rue de Rivoli) — entre les mains de socialistes. Une semaine après l’investiture de Paul Ramadier, le Comité directeur de la SFIO, dans sa séance du 29 janvier 1947, réunit notamment, autour du président du Conseil, André Philip (ministre de la seule Économie nationale), François Tanguy-Prigent (ministre de l’Agriculture), Jules Moch (ministre des Travaux publics et des Transports), ainsi que Guy Mollet, nouveau secrétaire général. André Philip reconnaît d’emblée que, comme l’a affirmé le gouvernement, il est impossible d’« envisager une augmentation générale des salaires », et rappelle l’expérience malheureuse de juillet 1946, qui « a abouti à une hausse du coût de la vie dépassant de beaucoup l’augmentation des salaires »95. Alors que, d’après lui, la population urbaine ne peut guère consommer plus des trois quarts des rations d’avant guerre (quatre-vingt-dix-sept pour cent des quantités de produits agricoles et industriels de 1939 sont disponibles, mais il y a surconsommation à la campagne), et que plus de quatre-vingts pour cent des salaires se portent sur des produits alimentaires, il convient d’obtenir, outre la réduction de certains prélèvements (notamment par les départements militaires), le retour sur le marché des marchandises stockées, en préparant la seconde phase de baisse : « Tout le monde stocke, c’est une réaction instinctive contre laquelle tous les règlements sont impuissants »96. Il préconise une politique de rigueur en matière de salaires, sous la réserve de négociations sur le minimum vital et de relèvement des seuls salaires anormalement bas : « Il ne faut plus s’attacher au fétiche de la monnaie, mais donner aux travailleurs la possibilité d’améliorer leur pouvoir d’achat par un accroissement du volume des denrées de première nécessité »97. La plupart des présents en conviennent, en particulier Paul Ramadier, qui considère la nécessité de poursuivre l’expérience Blum, afin d’arrêter la spéculation sur la baisse du franc : « Tant que nous n’arriverons pas au palier, nous serons obligés de bloquer les salaires. La classe ouvrière n’est pas poussée vers des revendications de cet ordre, mais est plutôt préoccupée par le problème du ravitaillement »98. François Tanguy-Prigent abonde dans le même sens : « La remise en ordre des salaires et des traitements ne paraît être possible qu’au moment de la moisson. En attendant, il faut consolider la première baisse et provoquer la seconde dès que possible afin de tenir jusqu’au mois de juillet pour la remise en ordre générale »99.
Dissensions socialistes sur le marché de la viande
51L’accord sur le diagnostic — ainsi résumé par Jules Moch : « Le franc doit être sauvé par l’amélioration du ravitaillement » — ne s’accompagne cependant pas de celui sur les remèdes100.
52Pour André Philip, il convient d’entreprendre une triple action. Tout d’abord, engager la seconde série de baisses, à la date prévue (1er mars), l’équilibre des prix devant, selon lui, être atteint à l’été. Ensuite, il faut renforcer les moyens d’action du gouvernement : « Placé devant le choix entre libéralisme et dirigisme, le gouvernement a choisi le dirigisme », en particulier en matière de répartition. Faisant allusion aux mesures de Marcel Paul, l’année précédente, il conclut : « Le vrai problème est la reprise et la réorganisation de la répartition. L’erreur du gouvernement Gouin a été la suppression des comités d’organisation. J’ai lutté trois mois, mais je regrette aujourd’hui d’avoir cédé. Actuellement, on ignore ce qui est produit et ce qui est réparti. Il faut reconstruire le système de la répartition, ce qui demandera au moins six mois. Le gouvernement doit faire la propagande : le régime de liberté est impossible quand il y a pénurie. Dans la période actuelle, nous nous trouvons obligés de nous servir des organisations syndicales patronales et de jouer l’un contre l’autre avant que soit mis en place un contrôle sérieux »101. Enfin, il est nécessaire d’assurer un contrôle efficace des marchés des produits alimentaires, et, en premier lieu, de celui de la viande.
53Quelques jours après la séance du Comité directeur, André Philip préside une réunion des inspecteurs de l’Économie nationale, en présence de Gaston Cusin, secrétaire général du Comité économique. La politique gouvernementale est ainsi résumée : « Exercer une pression sur les prix, tout en assurant une juste répartition des ressources alimentaires et bloquer le niveau des salaires, tels sont les objectifs que doit atteindre, non sans difficulté le gouvernement (...) l’appauvrissement général de la France ne permet pas de recouvrer la liberté économique comme l’on a recouvré la liberté politique. Le déficit de notre balance commerciale et le goulot d’étranglement de l’énergie imposent à eux seuls une nécessité technique de direction économique »102. À propos du marché de la viande, l’unanimité des inspecteurs écarte la possibilité d’un retour à la liberté, de même que le rétablissement d’un double secteur, mais constate « l’impossibilité de confier à l’Administration du Ravitaillement dans son état actuel le monopole d’achat tel qu’il fonctionnait avec le régime des commissions d’achat »103. André Philip et ses inspecteurs proposent un système de mutuelles départementales d’achat par catégorie professionnelle (marchands de bestiaux et bouchers), avec maintien du rationnement, et limitation des achats en fonction d’un plan mensuel de production et de consommation. Des mesures transitoires pour le ravitaillement des grands centres urbains pourraient s’appuyer sur les réquisitions, au cours normal, des Préfets des départements excédentaires. Au sein même de la SFIO, les propositions d’André Philip ne reçoivent guère que le soutien de François Tanguy-Prigent, qui constate : « La surconsommation rurale est une bonne chose pour l’avenir, mais actuellement, c’est un malheur (...). Il faut organiser la distribution sur le système socialiste, là est le noeud du problème »104. Les principales objections portent sur la politique des salaires ou celle du ravitaillement. Ainsi, Guy Mollet semble pencher dans le même sens : « Il faut s’orienter vers des mesures de rigueur et accentuer l’économie dirigée pour faire accepter le sacrifice à la classe ouvrière ». Mais il recommande davantage de souplesse pour le reclassement des fonctionnaires : « Le monde des fonctionnaires constitue les assises essentielles du Parti. Nos meilleurs recruteurs sont les instituteurs. Un mécontentement réel se manifeste à la base et est exploité contre nous par le parti communiste (...). Il faut présenter le refus sous une forme chic (sic) et ne pas couper les ponts. Je demande à André Philip de se méfier de l’impopularité qu’il ne craint pas pour lui »105. Outre les objections sur la politique de blocage des salaires — issues de la direction de la SFIO, soucieuse de ne pas se laisser déborder par le PC, ou de son aile gauche, sceptique sur l’efficacité de la politique de baisse — André Philip doit faire face aux doutes de Paul Ramadier, quant aux mesures de contrôle du ravitaillement. Plusieurs acteurs de cette époque ont souligné le « tempérament radical » (André Philip) du président du Conseil, « libéral et sceptique au fond de l’âme (...) fort éloigné de tout dirigisme autoritaire » (Louis Franck)106. Dès la fin de janvier, Paul Ramadier a annoncé la nécessité de « tenir » deux ou trois mois, « jusqu’aux beaux jours », de trouver des « palliatifs sans remèdes sérieux » pour les salariés. Pour le ravitaillement, il ne voit qu’« un seul remède : donner des marchandises aux consommateurs »107. Il annonce bien, le 8 février, que la deuxième étape de baisse de 5 % interviendra le 1er mars, date à laquelle paraissent les textes du second train, préparés par l’Économie nationale. Mais, dans le même temps, il accepte des dérogations à la baisse pour le blé, le charbon, les engrais, et surtout l’acier (dont le prix est augmenté de près de vingt-cinq pour cent), et réunit une Commission paritaire (syndicats ouvriers et patronaux), afin d’aménager les salaires. Le président du Conseil, qui a été lui-même ministre du Ravitaillement en 1944, s’inquiète de la raréfaction de la viande depuis le début de l’année, notamment dans les centres urbains. Or, selon un mécanisme, dont on peut trouver des précédents jusqu’au « maximum général » de 1793, la disparité entre départements provoque « des fuites des régions à réglementation stricte, vers celles où les dispositions sont plus libérales »108.
Les tolérances de février : le « Sedan » de la politique de baisse
54Paul Ramadier « au lieu de profiter du délai ainsi gagné [grâce au premier train de baisse] pour introduire de profondes réformes de structures (...) préféra céder à la tendance des prix à la hausse »109. Il enterre le projet de mutuelles et, fait plus grave, il contresigne, à l’insu d’André Philip, une circulaire du Haut Commissaire au Ravitaillement, Georges Rastel — l’un de ses protégés — accordant des dérogations sur le prix du bétail. De surcroît, des instructions de même source prohibent les réquisitions. On comprend que l’homme devienne la « bête noire » (Louis Franck) des services de l’Économie nationale. Les inspecteurs généraux dénoncent cette cacophonie : celui d’Angers signale que tous ceux qui ont suivi la politique de baisse se trouvent « déconsidérés ». Celui de Toulouse déplore l’incohérence gouvernementale : « Il est concevable d’être partisan de la liberté. Il est admissible d’être pour un dirigisme renforcé. Mais au moment où le train s’engage sur l’une de ces voies, peut-on distraire quelques wagons du convoi pour les diriger sur l’autre direction sans faire dérailler l’ensemble ? »110. Peu avant la fin de mars, Paul Ramadier cède à la pression des préfets des départements producteurs de viande, mais André Philip refuse de signer l’arrêté accordant une augmentation des prix de gros de la viande. Il envoie une lettre au président du Conseil, où il condamne violemment la mesure, car « le prix de la viande entraîne la totalité des produits agricoles » (...) « en donnant aux professionnels l’espoir de nouvelles hausses, c’est la rétention définitive du bétail et la disparition totale de la viande »111. Plus généralement, il dénonce le fait que « malgré la pénurie indiscutable du Pays, en matières premières, en devises, en produits agricoles, et en produits industriels, le gouvernement, tout en affirmant sur le papier la nécessité d’une politique de baisse des prix, se plait dans un climat de libéralisme, refusant au Ministre de l’Économie nationale tous les moyens d’action pour faire entrer cette baisse des prix dans le domaine des réalités »112. En signalant que le gouvernement se trouve « à la croisée des chemins », le ministre de l’Économie nationale réclame, en citant les termes de l’ordonnance du 23 novembre 1944 sur l’étendue de ses pouvoirs, des moyens accrus pour « l’affirmation catégorique d’une politique dirigiste » (notamment par le blocage des prix de la viande, l’interdiction de consommation ou de vente une semaine sur deux, la stimulation des exportations pour soulager la balance commerciale, la refonte de l’organisation professionnelle industrielle)113. Mais, tout en restant membre du gouvernement, André Philip n’obtient rien.
55En avril, le gouvernement accorde une indemnité pour les salariés les plus démunis. Peu après, éclate la grève chez Renault, à l’origine de l’éviction des ministres communistes. En mai, la crise de la viande s’aggrave. Les variations de la politique des achats prioritaires (trois fois en un mois dans la région de Toulouse, par exemple) entraînent une « anarchie grandissante ». La surconsommation des campagnes rend difficile l’alimentation des villes importantes, dont Paris114. Certes, la production de viande s’accroît, mais la hausse des prix s’accélère : « la taxe ministérielle est partout dépassée et les services de contrôle sont débordés. L’approvisionnement en viande s’améliore, mais à des prix qui deviennent rapidement inabordables pour la plupart des consommateurs (...) Il n’y a pratiquement plus de rationnement par les tickets, mais un rationnement par le pouvoir d’achat (...) Là où les Préfets tentent de faire respecter les prix de détail, l’approvisionnement fait défaut »115.
La hausse de mai : « le Dunkerque de l’économie dirigée » (A. Philip)
56Le 21 mai, Léon Blum reconnaît l’échec de la politique de baisse. Le lendemain, André Philip écrit une nouvelle lettre à Paul Ramadier, après lui avoir, en vain, proposé sa démission. Il exige, une fois de plus, l’adoption du projet sur les mutuelles d’achat, ainsi que le renforcement des contrôles et de la répartition. Il réclame également le « renvoi spectaculaire » de Rastel — « symbole même de la politique de laisser-aller, de la tolérance à l’égard des bouchers et des marchands de bestiaux » — comme « seul moyen de montrer à l’opinion qu’il y a enfin quelque chose de changé »116. Il obtient seulement d’être déchargé de toute responsabilité pour les prix alimentaires, que Paul Ramadier assume désormais. Comme l’écrit Louis Franck, « une politique vaguement radicale régnait à Matignon où accouraient les préfets et où l’héroïque dirigisme des Champs-Elysées prenait figure d’absurdité : l’Elysée partageait d’ailleurs le même sentiment »117. Comme un homme de la IIIe République, le président du Conseil s’en remet aux Préfets.
57Le dirigisme, pour le marché de la viande, se résume ainsi à un despotisme préfectoral qui, sur le plan national, renforce l’anarchie des prix et des approvisionnements.
58Dès le milieu du mois de mai, les inspecteurs de l’Économie nationale réclament soit la liberté totale, soit le retour à la réglementation la plus cohérente. Il leur semble que la liberté ne puisse être difficilement écartée, car elle augmenterait les quantités sur le marché, mais, « seuls les marchés payant cher se trouveraient approvisionnés selon les meilleures règles de l’économie libérale »118.
59Le gouvernement Ramadier, en se refusant à choisir résolument entre les contraintes du marché et celles d’une véritable économie dirigée, dotée de moyens de contrôle efficaces, cumule ainsi tous les inconvénients : l’envol des prix et la spéculation, là où la taxation n’est plus respectée ; la raréfaction des approvisionnements, là où elle existe encore. Abondance dans la cherté ou contrôle dans la pénurie : le consommateur est condamné à l’alternative funeste, dilemme bien connu.
60La hausse des prix agricoles et alimentaires, et surtout celui de la viande (ainsi que celui des fruits et légumes) vient ainsi contrarier la politique de baisse, qui avait toutefois réussi à arrêter la hausse — il est vrai très forte au second semestre de 1946 — des prix des autres produits (notamment industriels) : « On peut imputer au manque de contrôle réel des prix alimentaires l’arrêt trop rapide d’une expérience d’assainissement qui aura de toutes manières procuré au pays une « pause » bienfaisante »119. Sur le front du ravitaillement, l’expérience Blum est donc compromise dès le milieu du printemps. Sur celui des salaires également : le gouvernement accepte, à la mi-juin, le principe de primes à la production. Dans les faits, ces primes ne font « qu’entraîner des majorations déjà accordées en mai, les employeurs (...) anticipant sur les futures décisions gouvernementales »120. Malgré les limites fixées aux primes par l’arrêté gouvernemental, les services de l’Économie nationale ne voient pas d’ailleurs comment il sera possible de résister aux demandes d’alignement par profession ou par établissement. André Philip a bien mis en garde : « La viande, c’est le problème qui domine tout. Car les hausses successives de la viande sur lesquelles, l’expérience le démontre, il n’a jamais été possible de revenir, entraînent successivement la hausse de tous les produits agricoles, celle des salaires, celle des traitements, le déficit budgétaire et la chute de la monnaie »121. À propos de Paul Ramadier, Louis Franck, lui-même plutôt libéral de tempérament, s’exprime ainsi, quarante années plus tard : « ... l’univers de la planification économique lui demeurait étranger : sceptique, avec un brin de pessimisme, il n’y croyait pas, il ne pensait pas qu’on pût y plier nos compatriotes. J’ai souvent pensé au contraste qu’il offrait avec Léon Blum (dont il avait, bien malgré lui, laissé torpiller les efforts du début de l’année). Léon Blum n’avait certes pas de formation économique supérieure à celle de Paul Ramadier. Mais il croyait au bon vouloir des Français quand on avait éclairé la route à suivre »122.
Les contradictions de l’ « économie dirigée »
61La maîtrise des prix alimentaires n’a pas été seule mise à mal, lors de ce premier semestre de 1947. La répartition des produits industriels est également en cause.
62Avec l’essor de la production de nombreux produits au niveau de la demande, de multiples protestations se manifestent, pour rejeter le système de répartition des produits industriels. Elles se présentent toutefois de manière ambiguë. Et encore faut-il distinguer les réactions des consommateurs de celles des producteurs. Au sujet de ces derniers, l’inspecteur de Marseille (EN) note : « Les Chambres de Commerce et les syndicats, après avoir longuement réclamé contre (sic) la répartition par les services administratifs, regrettent d’être chargés maintenant de cette distribution »123. D’une manière générale, les inspecteurs de l’Économie nationale font état d’un « malaise » des commerçants et des petits industriels, de plaintes contre des cotisations excessives, contre l’obligation de fournir des renseignements à un syndicat, dont ils n’étaient pas adhérents, ou encore contre des attributions jugées partiales124. Quant aux consommateurs, leurs réactions fluctuent, parallèlement à l’abondance des approvisionnements : « Il apparaît de plus en plus que l’opinion publique s’élève moins contre le principe de la répartition que contre son application défectueuse (...) Selon que par suite d’un fonctionnement défectueux la répartition de telle matière est en abondance dans une région ou rare dans une autre, l’opinion réclame le relâchement des contraintes ou admet la réglementation »125. Comme pour le marché de la viande, l’Inspection de l’Économie nationale recommande de choisir : « Il faudrait opter, soit pour la réorganisation de cet appareil (...) soit pour la suppression pure et simple de l’ensemble des réglementations avec toutes les conséquences que comporterait un retour prématuré à la liberté »126.
63Ainsi, plus généralement, l’appareil de direction des prix et des quantités, largement hérité de la période de Vichy, apparaît difficilement apte à répondre à ses fins, partiellement à cause de moyens insuffisants, et du fait du scepticisme d’une partie de l’équipe gouvernementale, à commencer par le président du Conseil. L’Administration de l’Économie nationale et de la Production industrielle se trouvent démunies, face aux pressions exercées pour desserrer les contraintes du dirigisme, largement assimilées, dans une partie de l’opinion, à celles de Vichy. Mais plus que l’effet du dirigisme lui-même, cette situation est le reflet d’une politique gouvernementale, qui n’a, même avant 1948, jamais opté pour une économie dirigée cohérente. Car, dès que l’on soustrait les prix et les quantités aux contraintes du marché, il faut leur substituer des contraintes allant toutes dans le même sens, ce qui suppose des moyens de contrôle suffisants. Comme on l’a vu, la moindre fuite dans le dirigisme provoque des effets cumulatifs, qui paralysent tout le système et combinent les inconvénients. Or, ces moyens manquent en 1947, et la crédibilité de l’économie dirigée est d’autant plus entamée que, à côté des professions de foi dirigistes de l’Économie nationale, le scepticisme de Matignon et le laxisme du Ravitaillement encouragent l’indiscipline ou la fraude. À l’exception de François Tanguy-Prigent ou d’André Philip, lui-même d’ailleurs très accaparé par les négociations de Genève sur le commerce international (d’après Louis Franck, malgré son étiquette « dirigiste », il ne s’est pratiquement jamais intéressé de très près à la question des prix et n’a pas contacté son directeur des Prix, laissant faire Henri Faure, son directeur de cabinet), il n’y avait plus guère que les inspecteurs de l’Économie nationale — généralement anciens intendants de Vichy — pour incarner un dirigisme intégral, voire intégriste127.
3. Les goulots financiers : dollars et Trésorerie
La rançon des « inquiétudes » américaines
64Dès l’issue des négociations Blum-Byrnes, les responsables français ont sollicité la BIRD, pour obtenir un crédit supplémentaire de 500 millions de dollars128.
65À la fin de l’année 1946, Henri Bonnet, accompagné de Wilfrid Baumgartner, alors directeur du Crédit national, rend visite à William Clayton, afin d’obtenir le soutien des autorités américaines auprès de la direction de la BIRD, d’ailleurs en cours de constitution (le premier président, Eugene Meyer, démissionne en décembre), ce qui retarde la décision. Mais, outre ces délais supplémentaires dans une procédure déjà lente, la France se heurte au scepticisme des autorités américaines, quant au bon usage des crédits pour la reconstruction : « Le sous-secrétaire d’État a ajouté toutefois qu’il manquerait de franchise s’il ne nous disait pas que des inquiétudes se sont faites jour récemment au sujet de la reconstruction française et que la crainte a été formulée de voir échouer l’aide extérieure si les mesures intérieures nécessaires au rétablissement de notre économie n’étaient pas prises, la restauration de la France dépendant en dernière analyse de son propre effort. Il a mentionné nos dépenses administratives et militaires »129. Tout en reconnaissant l’« exemple remarquable de travail et de discipline » et le « véritable succès dans le domaine de la production », le sous-secrétaire d’État aux Affaires économiques n’insiste pas moins sur les « inquiétudes » suscitées par les « informations relatives au danger d’inflation et au déséquilibre du budget ». Il estime que des mesures insuffisamment énergiques ont été prises pour arrêter « l’accroissement dangereux de la circulation fiduciaire », et cite en exemple les « décisions sévères » en 130L’ambassadeur de France à Washington souligne l’importance d’un appui sans réserve de l’administration américaine, après l’« émotion provoquée par l’arrêt de fournitures de charbon de la Ruhr et la demande américaine de renvoi des prisonniers allemands »131.
66La politique allemande de Washington, combinée à la méfiance à l’égard de l’instabilité financière et monétaire de la France, contribue ainsi à aggraver les deux principaux goulots du charbon et des dollars.
67Pendant ce temps, les besoins en dollars deviennent plus aigus, sans que le crédit de la BIRD, négocié par Wilfrid Baumgartner, ne soit en vue. La France espérait également un crédit supplémentaire du gouvernement canadien de quatre-vingts millions de dollars. Mais ce dernier refuse, du fait de l’« avis nettement défavorable » du directeur de la Banque canadienne, qui est également administrateur de la BIRD pour le Canada : ainsi, « le nœud de la question du crédit est toujours Washington »132. D’après les informations recueillies par l’ambassadeur français à Ottawa, les inquiétudes des créanciers ne portent pas seulement sur la situation financière de la France : « L’attitude de M. Mac Cloy [le nouveau président de la BIRD] serait dictée à la fois par un « esprit trop commercial » et par le souci de ne pas accorder en une seule fois un crédit (important) à un peuple comme la France dont l’orientation politique future serait encore considérée comme incertaine133. L’information est confirmée, trois jours plus tard. Le président de la BIRD, « qui est vraisemblablement en grande partie sous l’influence des banques de Wall Street », propose seulement un prêt de 250 millions de dollars, à intérêt élevé (4 1/4 % ; 30 ans), assorti d’un contrat contenant « un certain nombre de clauses inacceptables », obligeant notamment la France à respecter une « clause-or », et à fournir aux représentants de la BIRD sur place « un grand nombre d’informations détaillées sur (notre) vie économique et financière et les accords économiques que nous passerons avec l’étranger »134. Le télégramme confidentiel destiné aux services de Hervé Alphand précise que l’« extrême réticence à l’égard de la France [de la part de la BIRD] était inspirée non seulement par des appréhensions relatives à (notre) situation économique, mais encore, ses dirigeants ne s’en cachent pas, par les craintes que leur inspire ce qu’ils appellent notre « instabilité politique » »135. Le 15 avril, il est décidé, lors d’une réunion tenue rue de Rivoli, sous la présidence de Robert Schuman — en accord avec le gouverneur de la Banque de France et avec Pierre Mendès France — d’en avertir le général Marshall, le nouveau secrétaire d’Etat : « Il n’échappera certainement pas au général Marshall que si le gouvernement français devait être amené par suite des conditions qui lui sont faites à rompre ces négociations, malgré l’intérêt vital qu’elles présentent pour le pays, il en résulterait des conséquences politiques d’une très grande portée »136.
68Comme Léon Blum en mai 1946, le gouvernement français recourt à l’ultime atout : le chantage des faibles. Georges Bidault sollicite dans ce sens le secrétaire du Département d’État, à la Conférence de Moscou.
Le goulot des francs : la crise de la trésorerie
69Outre le « dollar gap », contraignant à réviser en baisse le programme d’importations en provenance de la zone dollar, le Trésor connaît, depuis le début de 1946, une situation tendue. Elle résulte, pour partie, de la reprise économique elle-même, qui entraîne une expansion rapide de la circulation fiduciaire : les banques, en difficulté de trésorerie, dégonflent alors leur portefeuille d’effets publics, ébranlant ainsi les assises de la Dette flottante. Il ne reste plus au Trésor qu’à solliciter l’Institut d’Émission (deux conventions au premier semestre, les 27 mars et 24 juin 1947), élevant le plafond des prêts à l’État (de dix à cinquante milliards) et des avances provisoires (de 100 à 200 milliards). Alors que le marché monétaire avait été, depuis 1940, la principale source pour couvrir l’impasse — sauf en 1944, à cause de l’emprunt de la Libération — il fléchit nettement en 1946 (moins d’un quart de l’impasse), et s’effondre littéralement en 1947 (environ dix pour cent de l’impasse)137. Ce sont les crédits extérieurs — surtout américains — et les avances de la Banque de France, qui viennent au secours du Trésor. Lorsque la situation s’aggrave au mois de juin — alors que le cabinet a été remanié, après le départ des communistes — Robert Schuman présente un projet, comportant en particulier la suppression de certaines subventions (Transports, PTT et Tabacs). Mais Vincent Auriol signale, dans une note à Paul Ramadier, que, après s’être concerté avec ses anciens collaborateurs de 1936, Ludovic Tron (directeur du Crédit), Jean Saltes (sous-gouverneur de la Banque de France), Gaston Cusin (secrétaire du Comité économique interministériel) et Jean Forgeot, « le projet Schuman aggravera la situation »138. Tout en jugeant les subventions « inefficaces » et « ruineuses » (« Elles apportent généralement une aide à des gens qui n’en ont pas besoin, alors qu’on marchande des secours à ceux qui en ont une nécessité impérieuse »), le président de la République estime que leur suppression renforcera plus qu’elle n’amoindrira la « psychose à la hausse ». Selon lui, « la brusque aggravation de la situation de la trésorerie par l’hémorragie des bons et par la hausse des valeurs étrangères et de l’or prouvent que la crise est davantage psychologique que technique »139. Cette situation proviendrait de la hausse des salaires, plus ou moins occulte depuis le printemps, des grèves de mai, dont l’origine même réside dans le fait que « les prix essentiels à la vie — 80 % environ du salaire — n’ont pas baissé et ont même monté sérieusement pendant les deux derniers mois »140. Au-delà du constat d’échec de la politique de baisse de Ramadier, Vincent Auriol conseille de frapper l’opinion : il propose un impôt sur le capital de dix pour cent sur les biens réels, une surtaxe progressive sur les revenus supérieurs à 800 000 F, et signale l’intérêt du projet de réforme fiscale de la CGT141.
70Mais, ni les radicaux, ni les modérés ne veulent de telles mesures. Le comité directeur de la SFIO, puis le Conseil des ministres doivent transiger, avant de se heurter à la Commission des Finances. Vincent Auriol, en accord avec Léon Blum, propose un remaniement ministériel142. Plus généralement, la faiblesse gouvernementale provient, pour une part, d’une défection, de plus en plus marquée, de la direction de la SFIO, emmenée par Guy Mollet, comme du groupe parlementaire socialiste, présidé par Charles Lussy, à l’égard de Paul Ramadier, jugé trop laxiste en matière économique. Le trente-neuvième Congrès socialiste de Lyon (août 1947) voit encore se réduire la majorité favorable à la participation avec le président du Conseil (cinquante-deux pour cent), et gonfler la tendance partisane d’un dirigisme de salut public, même « au prix d’une crise ministérielle »143.
71Dans l’intervalle, une nouvelle convention avec la Banque de France, le 24 juin, accroît le montant des avances. Mais, surtout, une voix outre-Atlantique ravive les espérances de surmonter les difficultés financières.
***
CONCLUSION DU CHAPITRE XXIV
72Cette période, située entre les étés de 1946 et 1947, apparaît à la fois mouvementée, délicate, contradictoire et décisive pour la direction de l’économie et le relèvement de la France.
73Des objectifs relativement ambitieux ont été définis, en particulier ceux du Plan Monnet, non sans manifester précipitation et volontarisme, sans bousculer les habitudes administratives, ni sans faire en partie l’impasse sur les moyens nécessaires.
74Mais, comme l’exprime François Bloch-Lainé en 1976 : « Eût-il [le Plan] jamais démarré s’il n’avait pas fermé les yeux ? »144.
75Jean Monnet a rempli le vide laissé par les scrupules, la faiblesse et la trop grande prudence de l’équipe de l’Économie nationale. Mais surtout il a senti combien les attentes de modernisation pouvaient trouver un large écho parmi les différentes fractions de la société française. À la différence de l’avant-guerre, un consensus social — conjoncturellement limité, il est vrai — se manifeste autour d’objectifs qui, techniquement, reprennent toutefois quelques-uns des diagnostics et des grands programmes, établis pendant ou avant l’Occupation, destinés à atténuer les déficiences du « complexe énergico-sidérurgique ». Mais les goulots matériels qui en sont tributaires pèsent de tout leur poids et entravent l’entreprise. Ils aggravent le déficit financier, qui est surtout un déficit en dollars. Et, parallèlement, le système dirigiste, issu du régime de Vichy, vole en éclat. Les gouvernants d’alors, y compris Paul Ramadier, par souci de ménager les producteurs, notamment agricoles, ne se sont jamais totalement ralliés à l’« économie dirigée » et à ses contraintes qui, pour une large portion de la société, s’identifient à Vichy et à ses heures sombres.
76Le moment apparaît critique, lorsqu’une voix, outre-Atlantique, semble offrir un recours.
Notes de bas de page
1 AEF, 5 A 15 (Papiers Gaston Cusin), d. « Inspection générale », s.-d. « Résumé des rapports bimensuels », Résumé des rapports de la première quinzaine de juin 1946, 3 p.
2 Idem, résumé cité.
3 Idem, souligné par nous.
4 Idem, résumé des rapports de la seconde quinzaine de juin 1946, 4 p.
5 Idem, résumé cité.
6 Cf. Paul Delouvrier, Roger Nathan, Politique économique..., op. cit., Annie Lacroix, La CGT..., op. cit. Les documents de la Conférence, qui aboutit à une augmentation des salaires de 25 %, une remise en ordre des prix agricoles et un réajustement des prix « anormalement bas », se trouvent dans AN, F60 671, d. « Salaires et prix ».
7 AEF, 5 A 15, d. cité, s. d. « p.-v. ; des réunions des inspecteurs généraux de l’Économie nationale », service central de l’inspection générale, p.-v. n° 2, réunion du 13 septembre 1946, 11 p.
8 Idem. Ainsi, pour les prix alimentaires, en Seine-et-Oise, des choux et des salades, vendus 1 055 F, sont revendus 24 918 F.
9 Idem, résumé cité.
10 Idem, d. cité, s.-d. « Résumé... », résumé des rapports de la seconde quinzaine de septembre 1946, 4 p.
11 Idem, résumé des rapports de la seconde quinzaine d’octobre 1946, 3 p.
12 Idem, résumé des rapports de la seconde quinzaine de septembre, 4 p., 1946, cité. On trouve également huit résumés in B.N. Fw., 280.
13 Idem, d. cité, s. d. « p.-v. des réunions », p.-v. n° 2 cité (cf. note 1, supra, page précédente).
14 Idem, p.-v. cité.
15 Idem, d. cité, s.-d. « Résumé... », résumé des rapports de la seconde quinzaine d’octobre 1946, 4 p.
16 Idem, résumé cité.
17 Idem, résumé des rapports de la seconde quinzaine de novembre 1946, 6 p.
18 Idem, résumé cité.
19 AEF, 5 A 28, d. « MEN. Direction générale du Contrôle et des Enquêtes économiques — 68 », rapport d’activité du second trimestre 1946, n° 08 2178, 28 p.
20 Idem, rapport cité.
21 AEF, 5 A 15, d. cité, s.-d. « Résumés... », résumé des rapports de la seconde quinzaine de novembre 1946, 6 p.
22 Idem, résumé des rapports de la première quinzaine de décembre 1946, 3 p.
23 AN, F60 671-673, d. « Devises – juillet 1946 », Note de la direction du Trésor pour le Ministre, 2 juillet 1946, 5 p.
24 AN, F60 901, doc. n° 228, p.-v. de la séance du 18 février 1946 du CEI (11 p.), p. 9.
25 Cf. Jean Monnet, Mémoires..., op. cit., p. 303.
26 Cf. JM, AMF 0/1/2, Jean Vergeot, Mémorandum sur le premier Plan de modernisation et d’équipement, cité ; et Philippe Mioche, Le Plan Monnet..., op. cit.
27 Idem, p. 30. Les archives de Jean Monnet contiennent 34 rapports dactylographiés et 18 rapports manuscrits de Robert Nathan, rédigés entre avril et août 1946 ; cf. JM, AMF 5/3/1 à 5/3/34. Voir également Richard Kuisel, Le capitalisme..., op. cit., p. 230 et Philippe Mioche, op. cit.
28 Rapport général sur le premier Plan de modernisation et d’équipement, novembre 1946, 138 p.
29 Ibid, p. 37 ; tableau V.
30 Ibid, p. 37 ; tableau V.
31 JM, AMF 5, Travaux de préparation et rapport soumis à la deuxième session du Conseil du Plan (19 mars au 28 novembre 1946).
32 JM, AMF 7/2/7, troisième session du Conseil du Plan, 7 janvier 1947, c.-r. par Jean Monnet, 7 janvier 1947, 3 p. ; cf. également JM, AMF 8. Communication aux membres du Conseil du Plan des programmes de 1947.
33 JM, AMF 6/2, deuxième session du Conseil du Plan. 26-27 novembre 1946.
34 AN, F60 672-673, déclaration à la Commission des Finances de l’Assemblée nationale, s. d., 8 p.
35 Idem, déclaration citée.
36 Philippe Mioche, « Le démarrage du Plan Monnet... », RHMC, septembre 1984, p. 398-416.
37 JM, AMF 6/2/4, déclaration de Pierre Le Brun au Conseil du Plan, 27 novembre 1946, 2 p.
38 IRM, c.-r. sténographique de la séance du 27 novembre 1946, déclaration de Benoît Frachon.
39 JM, AMF 6/2/4, déclaration citée (cf. note 3, page précédente). « M. Monnet est le premier (...) qui ait compris l’importance qu’il convenait de donner aux syndicalistes », Emmanuel Mönick (interview du 23 avril 1979, citée).
40 JM, AMF 0/1, Jean Vergeot, Mémorandum..., op. cit., p. 33.
41 Cf. Rapport général..., op. cit., p. 78.
42 Cf. Rapport de la Commission de la Main-d’œuvre, octobre 1946. Sur ce point, cf. Robert Salais et alii, L’invention du chômage... op. cit.
43 JM, AMF 12/1/1, note sur l’organisation gouvernementale en matière économique, 12 décembre 1946.
44 Décret du 16 janvier 1947.
45 François Bloch-Lainé, in La France restaurée..., op. cit., p. 103.
46 Cf. supra, chapitre XXIII.
47 AEF, 5 A 18, d. « 1947-1948 », Note pour le Ministre, de Gaston Cusin, 2 p.
48 Idem, note citée.
49 OURS, c. r. sténographiques des comités directeurs de la SFIO, p.-v. de la séance du 29 janvier 1947.
50 AEF, 5 A 18, d. « 1947-1948 », note citée.
51 Idem.
52 Idem.
53 Rapport général..., op. cit., p. 87-92. Cf. note contribution « La mise en œuvre du Plan Monnet (1947-1952) : traits conjoncturels et mutations durables », in Modernisation ou décadence, Aix-en-Provence, 1990, p. 47-76.
54 Ibid, p. 16.
55 Témoignage de Paul Delouvrier (IHTP, avril 1986).
56 Rapport général..., op. cit., p. 92.
57 JM, AMF 12/1/2, note sur l’action gouvernementale immédiate en matière financière et économique, 13 décembre 1946.
58 Idem, note citée.
59 Cf. D. Holter, « Politique charbonnière et guerre froide, 1945-1950 », Le Mouvement social, n° 130, janvier-mars 1985, p. 34-53.
60 AEF, 5 A 13, c. r. de la séance du 13 janvier 1947 du CEI, 12 p.
61 Idem, c. r. de la séance du 7 mars 1947 du CEI, 7 p.
62 Idem, c. r. cité.
63 FNSP (Papiers Léon Blum) 4 BL 3 D 2, s.-d. c, note du CGP, 20 décembre 1946, 2 p.
64 Cf. tableau ci-dessus.
65 FNSP, 4 BL 3 D 2, s. d. c, lettre de Léon Blum à Clement Attlee, 1er janvier 1947.
66 Idem, lettre de Jules Moch à Léon Blum, 3 janvier 1947, 1 p.
67 Idem, lettre de Clement Attlee, 8 janvier 1947, 1 p.
68 Idem, lettre de René Massigli à Léon Blum.
69 Léon Blum, « Le charbon de la Ruhr », Le Populaire, 13 février 1947.
70 D. Holter, « Politique.. », art. cité, et Alan S. Milward, The Reconstruction..., op. cit., ch. IV, p. 126-167.
71 Ibid.
72 AEF, 5 A 15, d. cité, s.-d. « Résumés... », résumé des rapports de la première quinzaine de février 1947. Cf. également les deux rapports suivants.
73 Idem, rapport de l’inspection générale à la date du 15 mai 1947, 22 p.
74 AEF, 5 A 13, doc. n° 024/A, c. r. de la séance du 2 juin 1947 du CEI, 6 p.
75 AEF, 5 A 15, d. cité, s.-d. « Résumés... », rapport de l’inspection générale à la date du 15 juin 1947, 22 p.
76 AEF, 5 A 13, c. r. de la séance du 13 janvier 1947 du CEI, 12 p. Cf. également le rapport de la commission de la Main-d’œuvre, octobre 1946, cité.
77 Idem, c. r. cité.
78 AEF, 5 A 15, d. cité, s.-d. « Résumés... », rapport de l’inspection générale à la date du 15 mai 1947, 22 p.
79 Idem, résumé des rapports de la seconde quinzaine de janvier 1947.
80 Idem, rapport de l’inspection générale à la date du 15 juin 1947, 22 p.
81 Idem, résumé des rapports de la seconde quinzaine de février 1947, 7 p.
82 AEF, 5 A 13, c. r. de la séance du 13 juin 1947 du CEI.
83 Cf. Rapport de la commission de la Main-d’œuvre, octobre 1946, cité.
84 De 70 centres en 1946, il en existe 195 en décembre 1947.
85 AEF, 5 A 15, d. cité, s.-d. « Résumés... », résumé des rapports de la première quinzaine de février 1947.
86 Cf. tableau in AEF, 5 A 13, communic, de Félix Gaillard, citée.
87 Le Mouvement économique en France de 1944 à 1957, Paris, 1958, p. 67. L’indice est de 69 (base 100 : 1934-1938) ; cf. JM, AMF 14/1/7. Il parle de 20 millions de quintaux perdus, soit la moitié de la consommation rationnée.
88 FNSP, Papiers Léon Blum, 4 BL 3, Dr. 2, s.-d. b, coupure du Populaire, 2 janvier 1947.
89 AEF, 5 A 15, d. cité, s.-d. « Résumés... », résumé des rapports de la seconde quinzaine de décembre 1946, 3 p.
90 FNSP, Papiers Léon blum, 4 BL 3, Dr. 3, s.-d. a., lettre du CNPF au président du Conseil, 13 janvier 1947, 2 p.
91 Interview de Louis Franck (Neuilly, 24 novembre 1986).
92 AEF, 5 A 15, d. cité, s.-d. « p.-v. des réunions », p.-v. de la réunion des inspecteurs généraux et des inspecteurs des 5-6 février 1947, 9 p., intervention du rapporteur Deveaud.
93 Idem, résumé des rapports de la seconde quinzaine de janvier 1947, 4 p.
94 Idem, résumé des rapports de la première quinzaine de janvier 1947, 4 p.
95 OURS, c. r. sténographique des comités directeurs de la SFIO, p.-v. ; de la séance du 29 janvier 1947.
96 Idem, c. r. cité.
97 Idem.
98 Idem.
99 Idem.
100 Idem.
101 Idem.
102 AEF, 5 A 15, d. cité, s.-d. « p.-v. de la réunion des 5-6 février 1947 », 9 p.
103 Idem, p.-v. cité.
104 OURS, c. r. p.-v. cité.
105 Idem.
106 André Philip, Les socialistes, Paris, 1967, p. 132. Louis Franck, 697 ministres, souvenirs d’un directeur général des prix 1947-1962, Paris, 1986, p. 11.
107 OURS, p.-v. cité.
108 AEF, 5 A 15, d. cité. s.-d. « Résumés... », résumé des rapports de la seconde quinzaine de février 1947, 7 p.
109 André Philip, les socialistes..., op. cit., p. 132.
110 AEF, 5 A 15, d. cité, s.-d. « Résumés... », résumé des rapports de la seconde quinzaine de janvier 1947, 4 p.
111 Archives André Philip (consultées chez M. Loïc Philip, que nous tenons à remercier particulièrement), d. 1947, lettre d’André Philip à Paul Ramadier, 26 mars 1947, 4 p.
112 Idem, lettre citée.
113 Idem.
114 AEF, 5 A 15, d. cité, s.-d. « Résumés... », rapport de l’inspection générale à la date du 15 mai 1947, 22 p.
115 Idem, rapport de l’inspection générale à la date du 15 juin 1947, 22 p.
116 Archives André Philip, d. 1947, lettre d’André Philip à Paul Ramadier, 22 mai 1947, 3 p.
117 Louis Franck, 697..., op. cit., p. 17.
118 AEF, 5 A 15, d. cité, s.-d. « Résumés... », rapport cité (cf. note 2, page précédente).
119 Idem, rapport cité (cf. note 3, page précédente). La baisse des prix industriels de janvier à juin 1947 est de 8 %.
120 Idem.
121 Archives André Philip, lettre citée, p. 1.
122 Louis Franck, 697..., op. cit., p. 19.
123 AEF, 5 A 15, d. cité, s.-d. « Résumés... », rapport cité (à la date du 15 mai 1947).
124 Idem.
125 Idem, rapport cité (à la date du 15 juin 1947).
126 Idem.
127 Interview de Louis Franck, (Neuilly, 4 décembre 1986).
128 Cf. supra, chapitre XXIII.
129 MAE, A 194-5, d. « négociations de Washington », télégramme de Henri Bonnet, Washington, nos 5346 à 5354, 4 p. On le trouve également dans FNSP, Papiers Léon Blum, 4 BL 2, Dr. 6, transmis par Georges Bidault.
130 Idem, télégramme cité.
131 Idem.
132 Idem, télégramme de Hauteclocque, Ottawa, n° 135-139, 12 avril 1947, 4 p.
133 Idem, souligné par nous.
134 Idem, télégramme au départ de l’Ambassade de France à Moscou à la DAEF, 15 avril 1947, 4 p.
135 Idem.
136 Idem.
137 Cf. supra, chapitre I.
138 Archives Paul Ramadier, d. 1947, note de Vincent Auriol à Paul Ramadier et au ministre des Finances, 18 juin 1947, 6 p.
139 Idem, note citée.
140 Idem.
141 Cf. Idem.
142 Idem.
143 Louis Franck, 697..., op. cit., p. 11.
144 Profession fonctionnaire..., op. cit., p. 106.
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