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Conclusions de la cinquième partie

p. 716-717


Texte intégral

1La défaite, l’occupation, la pénurie et le us entraînent la formation d’un appareil dirigiste économique et financier et l’instauration de pratiques nouvelles. Pour la direction des finances, face à la « triple pompe aspirante » imposée à travers l’Armistice par les autorités d’Occupation, Yves Bouthillier systématise les principes d’une « politique du circuit » défendus lors de la « drôle de Guerre » et se donne les moyens institutionnels et administratifs d’une compression de la demande, destinée à défendre le franc à travers le contrôle des prix, des salaires et de certains revenus mobiliers. Cette politique « austère » pèse avant tout sur les non-vendeurs, tout particulièrement les salariés des villes, privés en outre des organisations syndicales, interdites depuis août 1940. Pour les ressources, le Trésor fait surtout appel au marché monétaire, en liaison étroite avec les banques, et profite de la pléthore relative de l’épargne par rapport aux emplois pour en déprécier la rémunération. Cette politique est poursuivie par Pierre Cathala, mais avec une efficacité décroissante, du fait des failles grandissantes dans le « circuit », en liaison avec les exigences aggravées de l’Occupant à partir de 1942. Pour les charges, même si les dépenses d’équipement apparaissent réduites du fait du malheur des temps, des structures de financement public (lettres d’agrément et CNME, loi du 23 mars 1941) sont destinées à perdurer, de même que des pratiques de concertation entre industriels et responsables de l’État. Dans le domaine industriel et commercial, est créé dès l’été 1940, un énorme appareil de répartition et de sous- répartition par les quantités produites et consommées, mobilisant à la fois les experts de l’État et l’élite des firmes privées. L’effort de répartition, la création de structures de rencontre entre fonctionnaires et entrepreneurs, la réaction face à la défaite et la pénurie contribuent à préciser et engager des efforts de rénovation en matière d’élaboration statistique, de démarche planificatrice et surtout de définition de programmes d’équipement ou de modernisation pour le temps de la guerre, et même au-delà. La plupart des grands objectifs et des grands programmes d’investissements relatifs au « complexe énergico-sidérurgique » se trouvent ainsi élaborés lors de ces années noires.

2Mais l’ambiguïté de ces efforts institutionnels, administratifs et économico-techniques provient du fait qu’ils se trouvent mêlés et imbriqués aux choix socio-politiques de l’Armistice et, par conséquent, aux relations nouées avec l’Occupant. Or, de même qu’en matière politique — comme l’ont établi Henri Michel, Eberhard Jäckel et surtout Robert Paxton — la « collaboration d’État » apparaît comme une stratégie originelle délibérée des autorités de Vichy, de même, en matière industrielle, commerciale et financière, le souci d’établir une « collaboration intelligente et compréhensive » ou « constructive » (François Lehideux) se manifeste dans les premiers mois de l’Occupation. Et l’appareil dirigiste se trouve largement ajusté aux structures mises en place par les Autorités militaires allemandes. Même si experts et gouvernants défendent les intérêts financiers ou commerciaux de l’État, voire ceux de certaines firmes françaises, ils le font dans la perspective de la future « pax germanica », estimée comme la perspective probable, quels que soient les sentiments profonds qu’elle inspire. Mais la faiblesse des contreparties allemandes, les déséquilibres à sens unique des accords conclus ruinent tout espoir de « dépassement de l’Armistice », d’autant plus qu’à partir du printemps et surtout de l’automne 1942, les exigences accrues de l’Occupant compromettent les fondements mêmes du système dirigiste, de plus en plus intégré et subordonné à la machine de guerre allemande.

3Il reste de l’expérience de ces quatre années, un triple et durable héritage. Tout d’abord, de manière paradoxale, l’État a renforcé son emprise sur l’économie, à travers un double affaiblissement : celui de la France, vaincue et humiliée, et celui de nombreuses entreprises, touchées par la pénurie, le blocus, les retombées de la guerre. Les structures dirigistes destinées à suppléer l’initiative défaillante des entrepreneurs vont subsister au-delà de la fin des combats. Second aspect : à la fin de l’Occupation, le déphasage entre l’intégration de l’appareil étatique dans l’économie de guerre allemande et les sentiments de l’opinion, sous l’influence croissante de la Résistance, inspire, du fait de 1’« apparente trahison des élites » (Jacques de Fouchier), une méfiance durable à l’égard de la technocratie, dont ces années ont facilité la première expérience véritable en France. En outre, l’efficacité, très inégale selon les couches sociales, du « bouclier » de Vichy face aux coups de l’Occupant accroît la double déconsidération des élites de l’État et de l’économie. Enfin, une fois levée l’hypothèque des conditions humiliantes de leur genèse et de certains de leurs attributs, plusieurs des institutions, structures, pratiques et projets de l’appareil dirigiste apparaissent assimilables pour la direction de l’économie et des finances au-delà de l’Occupation. Et ceci d’autant plus que les contraintes matérielles imposent le maintien de disciplines nécessaires. Experts et gouvernants de la Libération ne peuvent négliger notamment l’expérience pionnière d’un appareil financier de contrôle de la demande, de structures de répartition par les quantités et par les prix ou l’élaboration de programmes d’équipement destinés à desserrer les goulots du « complexe énergico-sidérurgique » qui entravent le relèvement de l’économie française.

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