Chapitre XX. Le second Vichy (avril 1942-août 1944)
p. 671-715
Texte intégral
1Le retour de Pierre Laval marque la poursuite de certains principes, notamment pour la direction des finances publiques, mais aussi l’amorce de nouvelles structures et de nouvelles pratiques, surtout en matière industrielle, en partie du fait de contraintes aggravées de la part de l’Occupant, alors acquis à l’économie de guerre.
2Cependant, le caractère désormais totalement vassal de l’État français rend les structures dirigistes largement tributaires de choix définis par les Occupants.
3Alors que la pression de l’Allemagne, non sans contradictions entre ses divers responsables, se fait plus rude, les structures du dirigisme industriel se renforcent, dans la perspective d’une intégration de l’économie française. Mais les aléas issus du conflit lui-même et certaines résistances laissent cette grande construction inachevée.
I. L’ÉQUIPE LAVAL : LE PARTAGE DES TÂCHES
1. Le double tournant.
• Le Reich et l’économie de guerre : des exigences accrues.
4Le retour de Pierre Laval au pouvoir marque une inflexion dans la politique vichyssoise, mais résulte aussi d’une pression allemande, à un moment où la politique du Reich aborde une étape nouvelle. On sait que, à Berlin, la décision de s’engager dans une véritable économie de guerre et d’abandonner la politique du Blitzkrieg a été prise tardivement : seulement au début de 1942, lorsqu’il apparaît que la guerre à l’Est ne peut être terminée rapidement1. Cela signifiait, pour la France, des prélèvements terminée rapidement2. Cela signifiait, pour la France, des prélèvements accrus sur les ressources matérielles, et surtout des exigences désormais considérablement supérieures en matière de main-d’œuvre. Cette question représente à la fois l’un des prétextes de la chute de l’amiral Darlan, et l’une des principales contraintes initiales pour le gouvernement de Pierre Laval. Les dirigeants français ne sont pas totalement pris au dépourvu à ce sujet. Dès la fin de 1941, Jacques Benoist-Méchin, secrétaire d’État à la vice-présidence du Conseil, tente de coordonner, de rationaliser et d’impulser la politique des départs volontaires d’ouvriers en Allemagne, qui représentent alors une centaine de milliers d’hommes. À la fin de décembre 1941, il s’entretient à Berlin avec le général Thomas, chef des services de l’Armement à l’OKW, qui lui fait part de besoins supplémentaires en ouvriers français, de l’ordre de 200 à 300 0003. En janvier 1942, le général Michel demande une déclaration gouvernementale française, afin d’encourager les départs de travailleurs4. Et, un mois avant l’arrivée de Pierre Laval, lors d’une réunion au Majestic, il prévient Jacques Barnaud que l’envoi d’ouvriers français en Allemagne est « le problème qui est au premier plan des préoccupations du Reich » ; il cite le chiffre de 150 000 travailleurs français volontaires pour les prochains mois, et ajoute : « De toute façon, le gouvernement allemand est décidé à prendre les mesures nécessaires pour obtenir un tel résultat »5.
• Les postulats de Laval : victoire allemande et collaboration pacifique et laborieuse.
5Le retour de Pierre Laval coïncide avec une pression allemande accrue : ce dernier l’ignore d’autant moins que, en mars, il aurait (d’après le texte rédigé dans sa geôle de Fresnes, en 1945) rencontré Goering, lequel lui aurait déconseillé de revenir, tellement les exigences de l’Occupant allaient croître6. Il n’en a cure, convaincu d’être « seul désigné par la Providence pour régler le différend franco-allemand »7. D’emblée, le « chef du gouvernement » — fonction nouvelle créée par l’Acte constitutionnel n° 11 du 18 avril 1942 — affirme sans détour sa volonté de collaboration à la victoire allemande contre la menace bolchevique, auprès d’une triple série d’interlocuteurs. D’abord, aux Français eux-mêmes, par une allocution radiodiffusée le 20 avril, dont les termes sont repris de manière plus nette, le 22 juin 1942, dans le discours contenant la célèbre et redoutable phrase sur « la victoire de l’Allemagne », à propos de laquelle le Maréchal n’aurait émis qu’une objection de forme8. Puis, à Ribbentrop, dans une lettre du 12 mai, où il promet sa contribution à la victoire, notamment sous la forme d’un accroissement des envois de main-d’œuvre. Enfin, face aux journalistes étrangers, il précise qu’une telle politique ne saurait toutefois entraîner la France dans le conflit9.
6Collaboration donc, mais pacifique, c’est-à-dire économique et laborieuse. Une telle politique s’explique dans la mesure où, en amont, Pierre Laval est convaincu de la victoire allemande. Jacques de Fouchier rapporte les propos tenus par Pierre Cathala, le ministre le plus dévoué au chef du gouvernement, lors d’un déplacement entre Paris et Vichy, au printemps 1942 : « Mon petit, me dit-il, il faut que vous compreniez que, pour un millénaire peut-être, l’Europe sera dominée par l’Allemagne (...) Ce que je viens de vous dire correspond à l’opinion mûrement réfléchie de Pierre Laval. Je le tiens de sa propre bouche et je suis sûr qu’il a de bonnes raisons de le penser »10. D’autre part, Pierre Laval est persuadé, dans les premières semaines, détenir les clés d’une négociation avec Ribbentrop, ce qui le conduit à considérer comme subalternes des concessions économiques, même sans contreparties11. Désormais, les hommes placés aux plus hautes responsabilités de l’État sont avertis que l’engagement des ressources françaises du côté des forces de l’Axe — même si le chef du gouvernement insiste sur son souci permanent de ne pas faire revenir la France dans la guerre — implique sans doute contraintes et sacrifices aggravés. Et les exigences des Occupants en matière financière et économique risquent d’être d’autant plus élevées, qu’ils ne manquent pas d’occasion de souligner que les Français, eux, échappent à l’impôt du sang.
2. Une concentration accrue et illusoire des pouvoirs de Pierre Laval.
7Les structures d’organisation en matière de décision économique et financière se trouvent doublement modifiées : par la conception que Pierre Laval se fait de la conduite des affaires, mais surtout par l’infléchissement de la politique du Reich.
• Ministres et hauts fonctionnaires : des changements inégaux.
8Le retour de Pierre Laval entraîne des secousses très inégales, selon que l’on s’attache à l’une ou l’autre strate de l’État. Pour ce qui intéresse la direction des finances et de l’économie — il en est autrement pour l’Intérieur, où les remplacements de préfets sont nombreux — les hauts fonctionnaires restent massivement à leurs postes. Pour les ministres, il ne peut en être de même, car Laval est décidé, contrairement à la situation de 1940, à arbitrer souverainement la hiérarchie des problèmes et à trancher lui- même les questions de grande politique, en particulier les rapports avec l’Allemagne. De surcroît, il ne saurait laisser en place ni les proches du Maréchal, instigateurs ou apologistes du « complot » du 13 décembre, ni les fidèles de l’Amiral. Ainsi, sont sacrifiés Yves Bouthillier, Jean Berthelot, René Belin, François Lehideux, Pierre Pucheu, Pierre Caziot. Seuls, parmi le « groupe », Jacques Barnaud, Jacques Leroy-Ladurie, et Jacques Benoist-Méchin demeurent, mais pour quelques mois. Cependant, Laval ne peut faire table rase et, même en monopolisant les portefeuilles stratégiques (Affaires étrangères, Intérieur et Information), il ne saurait tout diriger seul, d’où de multiples dosages. Pour une charge aussi importante que les Finances et l’Économie, il fait appel à l’un de ses rares fidèles, Pierre Cathala. Vieux routier de la IIIe République, ancien radical proche de Franklin-Bouillon (qu’il suit en 1927, lors de sa rupture avec la rue de Valois), ce dernier est devenu un inconditionnel de Pierre Laval, dont il a été le ministre de l’Agriculture en 1935. À un moindre niveau, il désigne un autre proche, Max Bonnafous, ancien « Néo », à la tête du Ravitaillement. Pour le reste, il lui faut des techniciens compétents, qui ne se mêlent pas de définir les choix politiques fondamentaux. Pour cela, il promeut certains des hauts fonctionnaires les plus brillants : ainsi, Jean Bichelonne, déjà pourvu de responsabilités administratives multiples (Secrétaire général à l’Industrie et au Commerce, Répartiteur-général, secrétaire à la Répartition) franchit le pas, et devient ministre de la Production industrielle. Robert Gibrat, directeur de l’Électricité au MPI, succède à Jean Berthelot, comme ministre des Communications. Si le gouvernement, dans son ensemble, apparaît comme un mélange hétéroclite (où voisinent marécha- listes, amiralistes, collaborationnistes, anciens de la IIIe République...), pour la direction de l’économie et des finances, un contrat tacite semble être passé entre Laval et les nouveaux responsables. Une sorte de partage des tâches s’établit : au chef du gouvernement les choix décisifs, en amont de la définition de toute politique économique et financière, dont les modalités techniques demeurent du ressort des ministres. Il en est ainsi particulièrement dans les affaires où l’Occupant est impliqué. Comme en 1935, il ne déplaît pas à Laval d’assumer les responsabilités majeures, de braver l’impopularité, en reléguant les autres ministres à un rôle technique, accepté par certains d’autant mieux qu’il leur épargne des décisions souvent douloureuses (à propos desquelles la radio de Londres parle déjà de châtiment futur). Il résulte de cette situation une concentration accrue des décisions par le chef du gouvernement et ses collaborateurs directs. Ainsi, les organes de concertation, tel le Comité économique interministériel, dont on a pu mesurer l’importance en 1941, perdent de leur influence. Et après novembre 1942, le CEI semble ne plus se réunir périodiquement12. De même, la délégation française auprès de la Commission d’Armistice, du fait de la double évolution — à Vichy et chez l’Occupant — occupe désormais une place mineure.
• Le poids des débats berlinois.
9Mais ce renforcement relatif des pouvoirs du Chef de gouvernement ne saurait faire illusion : il correspond à un affaiblissement général de Vichy, face à une pression allemande de plus en plus ouverte et brutale. Du côté allemand, on sait que le débat principal, à propos de la situation des territoires occupés, se mène entre Fritz Sauckel, nommé commissaire du Reich à la main-d’œuvre au début de 1942, et Albert Speer, désigné comme ministre de l’Armement en février 1942, après la mort de Todt, ainsi que comme successeur de Goering à la tête des services du Plan. La situation française est de plus en plus tributaire de l’audience respective et fluctuante des deux hommes auprès de Hitler lui-même. On y reviendra. De ce fait, la Commission d’Armistice et sa délégation économique perdent de l’importance, ainsi que Hemmen. De même, une fraction décisive des services dirigés par la Wehrmacht au Majestic — le Rüstungsstab Frankreich — passe, le 20 mai 1942, sous la direction directe du ministère de Speer. Ainsi, les dirigeants de la Wehrmacht à Paris — malgré le remplacement du général Otto von Stülpnagel par son cousin et homonyme Carl-Hein- rich, précédemment Chef de la Délégation allemande à la Commission d’Armistice — et, plus spécialement, les services économiques du Majestic se trouvent plus directement soumis aux directives de Berlin. La conjoncture économique et financière de la France dépend, elle aussi, de manière de plus en plus directe, des décisions prises à la tête du Reich et, en particulier, de l’issue du débat engagé entre le parti nazi et les services du Plan sur l’utilisation des ressources humaines et matérielles des territoires occupés13. Cependant, dans les deux hypothèses, comme Goering l’a clairement exprimé en mars 1942 à Laval, la personnalité des dirigeants de Vichy importe désormais assez peu pour le Reich, dans la mesure où la pression allemande doit, de toute manière, s’exercer de manière plus brutale, et où il ne saurait être question de trouver des partenaires pour un dialogue. Ainsi, l’heure est moins que jamais — l’a-t-elle seulement été ? — à la collaboration, mais à la contrainte. Cela n’est toutefois pas sans incidence sur la composition de l’équipe dirigeante, du côté français.
• Le départ de Benoist-Méchin : politique du « soldat » et de 1’« esclave ».
10Bien qu’il ait éliminé plusieurs ministres de l’équipe de Darlan, Pierre Laval a dû maintenir deux personnalités, qui jouent un rôle de premier plan dans les relations avec l’Occupant, Jacques Benoist-Méchin et Jacques Barnaud. Or, son souci de vouloir diriger seul la politique de collaboration et les conditions dans lesquelles celle-ci peut être désormais conduite entraînent assez rapidement le départ des deux responsables. Quelques jours avant le retour de Pierre Laval, Jacques Benoist-Méchin peut se féliciter d’être parvenu à ses fins : il a été chargé de la direction du « Service de la main-d’oeuvre française en Allemagne » — institué par un décret du 28 mars 1942 — dont le directeur général, Bruneton, est un chef d’entreprise14. Mais les divergences éclatent assez vite avec le nouveau chef du gouvernement sur la politique de la main-d’œuvre. Non pas sur le principe du transfert de travailleurs français, mais sur ses modalités et son articulation avec les autres aspects de la politique de collaboration. Jacques Benoist-Méchin est partisan d’une politique cohérente de collaboration, qui ne saurait en rester à la seule collaboration pacifique et laborieuse, défendue par Laval : en janvier 1942, il a préparé pour le gouvernement de Vichy un projet de « Pacte transitoire » — prévoyant l’alliance franco-allemande — ainsi qu’un plan de défense impériale et de coopération militaire en Afrique, qui offriraient la possibilité de modifier les termes de l’armistice. Les propositions n’ont suscité en fait aucun écho chez les dirigeants allemands, à l’exception de Otto Abetz, de plus en plus marginalisé dans ses rêves de collaboration franco-allemande15. Aux yeux de Benoist-Méchin, la collaboration économique est illusoire, si elle n’est pas assortie d’une collaboration militaire. La ligne directrice suivie par le secrétaire d’État depuis 1941, « Faire la politique du soldat pour ne pas avoir à faire la politique de l’esclave », se trouve en contradiction avec celle de Pierre Laval, soucieux d’échapper au conflit, au moins de manière ouverte16. Dès lors, pour les partisans les plus résolus d’une collaboration cohérente, comme Benoist-Méchin, la France risque de subir trop de sacrifices dans le domaine économique — à la fois pour les ressources et la main-d’œuvre — faute d’avoir voulu en consentir assez sur le terrain militaire. Benoist-Méchin confie, deux ans plus tard : « J’étais prêt à tout jeter dans la balance pour aider l’Allemagne à gagner la guerre. Je lui avais proposé par deux fois l’alliance militaire et la mise en commun de toutes nos ressources. Ce n’était pas pour lui marchander quelques milliers d’ouvriers. Mais je demandais, en échange, que l’on remplaçât l’état de sujétion où la guerre nous avait placés, par un état d’association librement consenti (...). Toute mon activité s’inspirait de quelques principes invariables : Agir, pour ne pas subir (...). Faire entrer la France tout entière dans le camp des puissances de l’Axe, pour les empêcher de nous débiter, morceau par morceau »17. Le refus de Pierre Laval d’entrer dans ces vues entraîne le départ de Benoist-Méchin du gouvernement, avant même le débarquement en Afrique du Nord, le 27 septembre 1942.
• Le départ de Jacques Barnaud et l’échec de la « collaboration constructive ».
11De manière distincte mais parallèle, Jacques Barnaud, partisan en 1941 d’une collaboration économique et financière « constructive » (sans se manifester en faveur d’une collaboration militaire), au sens où la France y aurait puisé, en échange de concessions négociées, adoucissements et avantages, accepte de plus en plus mal la manière dont Pierre Laval tient à garder la haute main sur les relations avec l’Occupant et répond aux exigences de main-d’œuvre de Sauckel, sans se préoccuper assez de « contreparties » éventuelles. Il lui reproche de reléguer la DGREFA à un rôle d’exécution. Il laisse apparaître ses désaccords, au point que, dès septembre 1942, au moment où son adjoint Terray (gendre de Vogué) démissionne, Charles Rist note dans son Journal : « On dit que Barnaud lui-même commence à en avoir assez. Les exigences allemandes pour la main-d’œuvre en seraient la cause »18. Le débarquement anglo-américain de 1942 offre l’occasion à Jacques Barnaud, de même qu’à Robert Gibrat, de quitter le gouvernement. Dès lors, la DGREFA disparaît, ce qui renforce la concentration des décisions entre les mains du chef du gouvernement, qui accroît encore son pouvoir par deux actes constitutionnels, lui restituant sa situation de « dauphin », et dessaisissant le Maréchal, réduit à ses seuls pouvoirs constituants. Ainsi, de manière (apparemment) paradoxale, les partisans d’une collaboration intégrale (tel Benoist-Méchin) ou d’une collaboration économique « constructive » (comme la plupart des ministres économiques de l’équipe Darlan, dont Jacques Barnaud est le dernier représentant au gouvernement) ne peuvent se satisfaire de l’orientation donnée par Pierre Laval, dans laquelle l’économie et les finances françaises subissent, sans rien recevoir en contrepartie.
• Jean Bichelonne, homme-orchestre de l’économie dirigée.
12Pour le reste, l’équipe de Laval reste assez stable dans les postes de direction économique et financière. Jean Bichelonne apparaît comme le pilier irremplaçable de la direction de l’économie. Outre le ministère de la Production industrielle, il prend en charge celui des Communications après le départ de Gibrat et assure même l’intérim du Travail, de novembre 1943 à janvier 1944. Technicien hors pair aux connaissances encyclopédiques, d’une capacité de travail surhumaine, ce géant au visage encore poupin ne se préoccupe pas des décisions prises en amont de son domaine technique, c’est-à-dire celles de la grande politique, donc des relations avec l’Occupant. Ministre idéal pour Laval, en ce qu’il allie une grande compétence technique et une quasi-abstention politique. Soucieux de faire fonctionner efficacement la direction d’une économie, sans s’interroger sur le fait qu’elle sert de plus en plus les besoins de l’Occupant, il subit une sorte de complexe « de la rivière Kwaï », selon l’image heureusement proposée par Alfred Sauvy19. Il reste loyal à Laval (sauf le bref et pitoyable épisode du complot «ultra» avorté du 5 juillet 1944) jusqu’à l’exil et la mort (le 21 décembre 1944).
• Pierre Cathala et les «situations ambiguës » aux Finances.
13Pierre Cathala apparaît comme un fidèle de plus longue date. « Dévoué corps et âme à Pierre Laval qu’il admirait sans réserve », il est l’un des rares ministres à rester à ses côtés lors du « complot » de juillet 1944, et l’accompagne également jusqu’à Sigmaringen20. Cependant, à la différence du sectarisme de son prédécesseur, Pierre Cathala, d’après plusieurs témoignages convergents, manifeste une tolérance certaine rue de Rivoli, malgré la rigueur des temps, n’hésitant pas à sauver certains de ses collaborateurs ne partageant pas ses vues sur l’issue de la guerre21. Ne sachant comment composer son cabinet, il demande conseil à Adéodat Boissart — ancien membre du cabinet de Pierre Laval en 1931 et 1935 et directeur général de l’Enregistrement — qui, après consultation des principaux directeurs, Jacques Brunet (Trésor), Henri Deroy (secrétaire général aux Finances) et Maurice Couve de Murville (Finances extérieures), suggère le nom de Jacques de Fouchier. Ce dernier, dans ses souvenirs, interprète ce choix comme le signe de la volonté, de la part de ces principaux hauts fonctionnaires, de compter, dans l’entourage du ministre, sur la présence d’un homme « prêt à soutenir leur action de freinage de la collaboration économique et financière et de maintien en place de structures aptes, au lendemain de la future défaite allemande, à promouvoir un nouveau démarrage de notre pays »22.
14Avec Thierry de Clermont-Tonnerre et Jean Ricquebourg à Paris, Yves de Chomereau et Pierre Hedde à Vichy, Jacques de Fouchier dirige ainsi le cabinet de Pierre Cathala, jusqu’en novembre 1942, date à laquelle ils démissionnent tous. Jacques de Fouchier occupe alors un poste de sous- directeur du Trésor, Jacques Brunet n’ignorant pas que son adjoint d’alors cherche à rejoindre la Résistance extérieure via l’Espagne, ce qu’il fait, à la fin de février 1943. Cette cohabitation pendant six mois avec Pierre Cathala reflète « une de ces situations ambiguës que permirent l’existence du gouvernement de Vichy et le mythe du double jeu »23. La situation des différents hauts fonctionnaires de l’Économie et des Finances en général n’est pas dépourvue de ces « ambiguïtés », d’autant plus que la plupart exercent une fonction où la composante technique apparaît souvent prédominante. Quelles que soient leurs convictions profondes, les principaux responsables des directions de la rue de Rivoli n’ont toutefois pas quitté leurs postes, après novembre 1942. Seuls, en février 1943, Paul Leroy-Beaulieu (Directeur des Accords commerciaux) et Maurice Couve de Murville profitent de négociations à Madrid pour passer à Alger, où ce dernier va soutenir le général Giraud, avant de devenir le premier Commissaire aux Finances du CFLN, de juin à novembre 1943. Toutefois, avec prudence et honnêteté, Jacques de Fouchier ne se sent pas en mesure d’affirmer que les « conséquences bénéfiques » de ces « situations ambiguës » ont « compensé les méfaits de l’apparente trahison des élites qui en était la contrepartie »24. Cependant, la brutalité accrue de l’Occupant le conduit à une série d’arrestations à la mi-août 1943, parmi des hauts fonctionnaires des Finances (Jacques Brunet, directeur du Trésor et secrétaire général ; Adéodat Boissard, directeur général de l’Enregistrement ; Georges Pebrel, directeur du cabinet), de la Production industrielle (René Norguet, secrétaire général à l’Industrie et au Commerce ou de Calan, du cabinet de Bichelonne) ou de personnalités telles que Wilfrid Baumgartner, directeur du Crédit national, Louis Escallier, directeur de la Banque d’Algérie. Seuls Brunet et Calan ne sont pas déportés. Même si la plupart n’avaient rien à se reprocher, ils ne se comptaient pas parmi des résistants actifs. Ces arrestations faciliteront après la Guerre des assimilations hâtives, selon certains hauts fonctionnaires écartés en 1940. Comme l’indique, au même moment, le rapport d’Émile Laffon pour la résistance extérieure, en citant certains de ces noms, « plusieurs se garantissent pour l’avenir. C’est le moment où les dossiers se constituent pour les plaidoyers de demain ».
II. LA DIRECTION DES FINANCES : CONTINUITÉ ET LIMITES DE LA « POLITIQUE DU CIRCUIT »
1. Les principes : Pierre Cathala et le Père Ubu.
• « Financer l’Occupation par elle-même ».
15Lorsque Pierre Cathala arrive à la tête des Finances, la balance entre charges et ressources mensuelles du Trésor se présente schématiquement ainsi (avec une double série de dépenses : pour les besoins du Trésor français et pour ceux de l’Occupant) :
16L’élément le plus instable est constitué par l’importance relative des prélèvements allemands par rapport aux versements effectués, tous les dix jours, sur le compte de la Reichskreditkasse, à la Banque de France. On a vu qu’à partir du début de 1942, les prélèvements de l’Occupant l’emportent sur les versements, et que le solde non employé de leur compte se réduit dangereusement. Alors que les Autorités militaires d’Occupation reçoivent 300 millions de francs quotidiens, elles dépensent, en moyenne, 280 millions sur toute l’année 1941, 352 millions le premier trimestre de 1942 et 382 millions au second26. Pour combler l’écart entre charges et ressources, il faut recourir périodiquement à des avances de la Banque de France. En moyenne, sur l’année 1942, cela ne représente que 22 % du total des charges de trésorerie27. Le nouveau ministre s’inspire de principes analogues à ceux énoncés par Yves Bouthillier et appliqués par les hauts fonctionnaires, restés en place : faire revenir par l’impôt et l’emprunt les francs mis en circulation par les dépenses des services français et par celles de l’Occupant, qui, pour la plus grande part, étaient payées à des Français, sous forme de prix ou de salaires. Il l’exprime dans une note de la fin 1944, retrouvée dans ses papiers : « Il fallait que l’Occupation puisse se financer elle-même. L’argent mis en circulation devait revenir au Trésor. C’était la théorie du circuit monétaire à propos duquel, avec un peu d’irrévérence, on peut aussi évoquer la pompe à Phynance du Père Ubu »28.
• La politique des bons et ses limites.
17La défense du franc, même dans des conditions de plus en plus précaires, demeure la ligne de conduite majeure, rue de Rivoli. L’abondance monétaire ne peut être exploitée, aux yeux des dirigeants, pour assurer l’accroissement de l’équipement industriel, du fait de la privation des principales matières premières. Aux difficultés de la pénurie, Pierre Cathala ne veut ajouter la ruine définitive de l’épargne, même si la rémunération des bons à court terme est de plus en plus infime. Élément de continuité : la création effective des bons d’épargne, décidée par Yves Bouthillier et appliquée par Pierre Cathala. L’idée était de créer un titre nouveau pour résorber des capitaux jugés moins mobiles que ceux du marché : la thésaurisation paysanne, sollicitée au même moment par une émission permanente de la Caisse de Crédit agricole, était particulièrement visée. Titre à 3 % et à quatre ans d’échéance, sorte de bon de la Défense nationale, le bon d’épargne pouvait être remboursé lors de divers événements, mariage du propriétaire, achat d’une maison ou de matériel agricole. Formule ingénieuse, elle n’eut qu’un succès limité : quinze milliards récoltés en 1942. Les justifications nécessaires pour obtenir le remboursement anticipé semblent avoir rebuté des souscripteurs, « soucieux avant tout de secret et de mystères »29. Pendant toute la gestion de Pierre Cathala, les souscriptions et renouvellements de bons du Trésor à court terme ont constitué l’arme principale de la « politique du circuit » : ils ont laissé un excédent net annuel d’environ 100 milliards, soit entre un tiers (en 1942) et un quart (en 1943) des charges totales de trésorerie30. De plus, en 1943 et jusqu’au début de 1944, les caisses publiques placent des obligations trentenaires au taux moyen de 3 1/2 pour un total de cinquante-sept milliards. Et, en juillet 1944, le ministre se félicite du fait que le vieux 3 % perpétuel se trouve en Bourse au-dessus du pair !
18Cependant, cette situation reflète surtout le manque d’occasions autres pour l’épargne et les effets d’une politique coercitive et dissuasive à cet égard. Le fonctionnement, relativement bon jusqu’en 1943, du « circuit » monétaire ne saurait occulter la quasi-impossibilité d’amortir ou d’investir, malgré des disponibilités accrues pour les vendeurs. D’autre part, les dépenses allemandes entraînent une disparition des stocks. Après l’Occupation, Pierre Cathala constate : « La circulation facile d’une monnaie, dont le volume allait sans cesse croissant, masquait des pertes de substance et d’énergie, une dégradation constante du capital national, et une diminution par la France (sic) de sa puissance de production »31. Et la technique du fonctionnement du « circuit » reposait sur la confiance accordée aux titres d’État à court terme. La hantise du ministre demeure que la brèche dans le « circuit », représentée par les avances de la banque, ne s’écarte davantage. Il s’agit, en outre, de trouver les formules les plus ingénieuses pour faire refluer vers le Trésor les francs émis et éviter en particulier qu’une défiance à l’égard de la monnaie n’entraîne une ruée sur des valeurs réelles, quel qu’en soit le prix, sur l’or ou les denrées sur les marchés clandestins. Pour cela, il convient de comprimer les dépenses de l’État : « Le désordre et la prodigalité dans les dépenses françaises étaient particulièrement périlleux et auraient ouvert tout droit la route à l’inflation qu’il s’agissait précisément de contenir »32. Mais la part, majoritaire et croissante — d’un peu plus de la moitié au début de 1942, aux deux tiers en 1943 — des charges publiques provient des dépenses allemandes. Leur progression rend la situation financière et monétaire très vulnérable.
2. Continuité et contraintes dans l’application de la politique du « circuit ».
• Les dépenses allemandes « incompréhensibles et incontrôlables » et la crise financière d’août 1942.
19L’une des solutions eût été, bien entendu, la réduction du montant des « frais d’occupation ». Mais, abaissés à 300 millions de francs par jour lors d’une négociation avortée en juillet 1941, ils pouvaient être, bien au contraire, accrus en cas de reprise de négociation, ou assortis de conditions quant au règlement de participations françaises dans des affaires industrielles, comme cela était intervenu en 1941, sans lendemain33. Or, de ce point de vue, Pierre Cathala, à la différence de son prédécesseur, épouse le point de vue des hauts fonctionnaires du Trésor et des Finances extérieures, et préfère l’inflation fiduciaire à la cession de participations : « Appliquée à des versements périodiques, dont le montant pouvait varier à la volonté de l’Allemagne, ce procédé me sembla très dangereux ; par la remise de biens réels, il préparait notre appauvrissement définitif et notre asservissement économique (...) Quel que soit le danger au point de vue monétaire des frais d’occupation, je préférais payer en billets que d’aliéner le patrimoine français »34. De toute façon, à la demande de réduction des « frais d’occupation », transmise en août par Boisanger à Hemmen, ce dernier, après avoir laissé traîner l’affaire, exprime verbalement une fin de non-recevoir à Pierre Laval. Au même moment, il semble que la « politique du circuit » subisse une crise de défiance. L’accélération du rythme des prélèvements des Autorités d’Occupation sur leur compte se manifeste au troisième trimestre de 1942 : 443 millions de moyenne quotidienne, soit un alourdissement de près de 30 % par rapport au premier trimestre. Parallèlement, l’accroissement mensuel de la circulation monétaire s’emballe à l’été 1942, avant le débarquement en Afrique du Nord.
20L’État français dépense alors mensuellement environ onze milliards pour les besoins français et dix-sept pour les moyens de paiement sollicités par l’Occupant. Les services des Finances constatent, à l’été, un mouvement de défiance à l’égard de la monnaie, perceptible à travers le ralentissement des dépôts bancaires, l’acquisition de valeurs réelles, la forte élévation des prix des marchés libres d’objets d’art et d’occasion, ainsi que ceux des marchés clandestins de l’or et des devises. En outre, malgré les taxes, impôts et blocage des dividendes, les valeurs en Bourse, à la baisse jusqu’alors, remontent brusquement à la fin août 1942 : les Autorités d’Occupation, sollicitées, acceptent un quasi-blocage des cours. Dès le mois de septembre, le ministre des Finances propose des mesures, afin de renforcer la « politique du circuit ». Approuvées en conseil des ministres en octobre, elles sont ensuite négociées, entre le début et l’été de 1943, avec les services du Majestic. Dans la lignée des mesures prises antérieurement, il s’agit de rendre encore plus difficiles et plus rares les investissements en valeurs réelles et de perfectionner les mécanismes de résorption des moyens de paiement. Le contrôle est accru sur les achats de fonds de commerce, sur les ventes d’objets mobiliers de plus de 100 000 francs, sur les valeurs à revenu variable acquises depuis la guerre. Il est proposé d’imposer les enrichissements opérés depuis la guerre (les négociations avec les Allemands traînent jusqu’en juillet 1943). Le plafond des livrets d’épargne est relevé de 25 à 40 000 francs, des facilités nouvelles de remboursement anticipé sont accordées aux bons d’épargne et sont créés des bons du Trésor à 3 ans. Enfin, afin de réduire le marché noir, le ministre demande une accélération de la répression et même une application de la loi de septembre 1942 sur le travail obligatoire à l’égard des « individus incapables de justifier de moyens d’existence réguliers »35. Mais, alors que les négociations se poursuivent avec l’Occupant, les événements de novembre 1942, loin de réduire les charges, les accroissent.
• Les exigences allemandes accrues (décembre 1942).
21Les contraintes allemandes s’alourdissent brutalement à la fin de l’année. Après le débarquement de novembre 1942 et l’invasion de la zone Sud, le 15 décembre 1942, Hemmen fait savoir à Laval, Boisanger et Cathala la double exigence du Gouvernement du Reich de porter le taux des acomptes journaliers à 500 millions de francs et de faire placer un conseiller financier allemand auprès du gouvernement français. Deux jours plus tard, une note interne, signée par Pierre Cathala et rédigée par ses services — notamment par la Direction du Trésor, sous l’autorité de Jacques Brunet — est transmise à Pierre Laval, afin de lui fournir des arguments, destinés à écarter la double prétention allemande. Le raisonnement principal repose sur l’idée que la dégradation de la situation financière et monétaire depuis le début de l’année 1942 est tributaire avant tout de l’augmentation du rythme d’utilisation des sommes disponibles sur le compte des « frais d’occupation » : « C’est aux dépenses allemandes et à celles-là seules qu’on doit imputer la terrible inflation monétaire dont les indices sont, d’ores et déjà, évidents »36. Il ne saurait donc être question d’accroître les acomptes journaliers, d’autant plus qu’une grande partie des sommes employées à partir du compte allemand ne correspondent pas à la couverture des charges d’occupation, mais à la poursuite de la guerre contre les Alliés, et même à des dépenses sans rapport avec l’effort de guerre : achats par des services ou des particuliers de titres, bijoux, œuvres d’art... Les services des Finances estiment ces sommes à plus du quart des 300 milliards de francs déjà versés depuis l’été 1940. De plus, les dépenses effectuées par les services allemands échappent au contrôle de l’Administration française, à la fois du point de vue des prix fixés, des salaires versés — notamment par l’organisation Todt — ou des prescriptions touchant l’emploi des chèques, d’où les facilités accrues pour l’évasion fiscale et le développement du marché noir. Le gouvernement français parvient à faire reculer le Reich sur la question du conseiller financier allemand, mais pas sur les 500 millions journaliers, qui sont effectivement acquittés à compter du 11 novembre 1942, jusqu’au 12 août 1944. Au même moment, les quelques atouts de l’Armistice (flotte, Empire, zone Sud) s’évanouissent, l’État français n’apparaissant plus que comme une « fiction utile au Reich »37.
• La « résistance » ambiguë.
22Parallèlement, les Finances négocient avec le Majestic sur les mesures proposées en octobre, et parfois âprement, comme sur la création d’un Comité d’enquête sur les enrichissements réalisés depuis la guerre. Dans son plaidoyer d’après guerre, Pierre Cathala signale la longueur des négociations avec le Majestic comme « la meilleure justification (...) du caractère nettement français de la politique financière ... »38. Mais, comme l’indique son principal collaborateur entre avril et novembre 1942, une telle politique était en fait « dictée par les circonstances ». Il ajoute : « Tenter d’obtenir une réduction des charges d’occupation, s’efforcer de ramener dans les caisses publiques l’argent que les dépenses allemandes mettaient en circulation, de manière à faire fonctionner « le circuit » et à limiter l’inflation, tenter de freiner les appétits des affairistes nazis sur certaines firmes françaises — en particulier qualifiées de juives — tout cela s’imposait à n’importe quel ministre de l’Économie et des Finances, appartînt-il même à un gouvernement ouvertement collaborationniste »39. D’ailleurs, dans sa note du 17 décembre 1942 à Pierre Laval, le ministre des Finances souligne que la lourdeur des dépenses allemandes, comme l’impunité des opérations frauduleuses auxquelles elles conduisent, s’opposent à l’intérêt bien compris de l’Occupant lui-même : « Par ses méthodes d’achat sur le territoire français, l’autorité occupante dérègle l’un des secteurs économiques destinés à s’intégrer dans l’espace européen, alors qu’en Allemagne il en est tout autrement et que les plus grandes restrictions y sont imposées dans les achats de produits non rationnés »40. Dans une autre note contemporaine à Pierre Laval, Pierre Cathala indique que seule la réduction des dépenses allemandes peut assurer la défense du franc, et écarter le spectre de l’inflation allemande de 192341. Ce n’était d’ailleurs que la reprise du raisonnement de Yves Bouthillier. Comme son prédécesseur, Pierre Cathala est conduit à renforcer, par des contraintes croissantes, la « politique du circuit », alors qu’il ne maîtrise pas l’une des composantes essentielles, les dépenses allemandes.
23D’une part, il est lucide sur la multiplication des « fuites », parallèlement aux mesures mêmes de renforcement de la « politique du circuit » et à travers les opérations de l’Occupant : « La plupart d’entre elles [les mesures d’octobre 1942] augmenteront nécessairement, par leur rigueur même, la prime qu’offre la fraude. Ceux qui pratiquent des opérations désormais interdites, contrôlées ou surtaxées auront tendance à les poursuivre clandestinement. Si le secteur des besoins de l’occupation continue d’échapper aux règlements et à la surveillance administrative, il sera (...) la terre d’élection du marché noir dont l’activité s’étendra, par surcroît, à de nouveaux domaines tels que celui des ventes d’objets d’art et de valeurs mobilières »42. Mais, d’autre part, conformément à la politique de « présence », il ne saurait se soustraire aux contraintes imposées par les dirigeants du Reich, bien que ceux-ci paraissent moins décidés que jamais à écouter les raisonnements anti-inflationnistes sur leur intérêt bien compris, et résolus désormais à la politique de force brutale. Pierre Cathala conclut ainsi sa note de la fin 1944 : « Une politique qui poursuivait comme but final la défense du franc impliquait, à cette époque, l’exécution des obligations imposées par l’Allemagne et, par conséquent, le fonctionnement du mécanisme financier agencé par mon prédécesseur. Tout défaut de paiement aurait amené de la part de l’occupant des mesures de contrainte et des prises de gages qui auraient été interprétées comme une menace supplémentaire pour la monnaie et qui auraient immédiatement mis en retrait la masse des épargnants »43. L’âpreté des débats avec l’Occupant n’était pas incompatible a priori avec la perspective à moyen ou long terme d’une victoire du Reich, ni, à court terme, avec celle d’une soumission à ses exigences du moment.
• 1943 : la dégradation inexorable.
24Par rapport à 1942, où les charges de l’Occupation étaient à peine supérieures à celles issues des besoins « français », en 1943, celles-là sont presque deux fois plus élevées que celles-ci (155 milliards pour les charges françaises, 275 milliards pour les charges allemandes). L’accroissement en valeur des charges totales de trésorerie, par rapport à 1942, représente près de 130 milliards de francs courants, presque entièrement imputable aux servitudes des besoins allemands. Et l’impasse, qui était retombée aux deux tiers du total des charges en 1942, se relève à 72 % de celles-ci. Le marché monétaire parvient à couvrir la moitié en valeur de l’impasse, mais les avances de la Banque de France progressent inexorablement : elles représentent, en 1943, 37 % de l’impasse et 27 % du total des charges de trésorerie44. L’alourdissement des contraintes allemandes se lit particulièrement dans l’aggravation du déséquilibre du clearing franco-allemand. Les avances en francs, situées entre deux et trois milliards mensuels, bondissent à sept milliards en septembre 1943 : signe de prélèvements accrus ! Pour toute l’année 1943, la charge du Trésor au titre du clearing s’élève à soixante milliards, pratiquement la moitié du montant des avances totales depuis octobre 1940 (115 milliards). En outre, les charges françaises elles- mêmes s’aggravent, du fait des bombardements (allocations aux réfugiés) et de vingt milliards de subventions à diverses denrées, pour lesquelles les Autorités d’Occupation refusent les réajustements de prix sollicités (en particulier le pain et les métaux). De manière paradoxale, les « recettes normales » couvrent une fraction croissante des seules « charges françaises ».
25Mais cela reflète surtout l’affaiblissement de l’Etat français, qui ne dispose plus ni de flotte, ni d’armée, ni d’Empire, ni même de véritable souveraineté, et dont les dépenses ordinaires — notamment les traitements des fonctionnaires — ou extraordinaires se trouvent particulièrement comprimées. Pierre Cathala poursuit la politique de Bouthillier de liaison étroite entre banques, marché monétaire et Trésor. Ce souci apparaît dans le parallélisme qui marque l’évolution entre la circulation monétaire, les dépôts bancaires et la circulation des bons à court terme. Mais, par rapport aux années 1940-41, 1942 et 1943 témoignent d’une moindre progression dans les dépôts bancaires, compensée en partie par un accroissement des dépôts dans les caisses d’Épargne. De plus, à la fin de 1943, 90 % du portefeuille des banques — soient 180 milliards — se composent de bons à court terme (contre 80 %, à l’arrivée de Pierre Laval) [cf. figure, p. suivante].
26Malgré le fonctionnement du marché monétaire, le Trésor n’est pas à l’abri d’un mouvement de défiance. En septembre-octobre 1943, une crise financière plus grave que celle de l’année précédente se manifeste, à travers des symptômes analogues : envol des cours de la Bourse, de ceux de l’or sur le marché clandestin, ruée sur des biens réels, diminution du volume des dépôts bancaires...
III. LA DIRECTION DES PRIX ET DES SALAIRES : UN DOUBLE SECTEUR
1. Le blocage allemand des salaires (été 1942).
27La crise d’avril 1942 interrompt les négociations qui sont laborieusement reprises par Jacques Barnaud et Hubert Lagardelle (nouveau secrétaire d’État au Travail) avec le Majestic, sur une éventuelle revalorisation des salaires46. Or, dans le même temps, Jacques Barnaud est sollicité quotidiennement pour faire accepter par les Autorités allemandes les hausses de prix demandées par les services français. À la séance du CEI du 17 juillet 1942, en particulier, Jean Bichelonne réclame une augmentation du prix de l’électricité, qui n’a pas varié depuis le 9 avril 1940 : il propose une hausse de 15 %, dont 5 % seraient bloqués, afin « d’être utilisés conformément à un plan d’équipement électrique du pays »47. Le secrétaire d’État à la Production industrielle fait écho aux projets d’équipement, élaborés au CO de l’Énergie électrique, dont le financement passe par une « vérité » plus grande des prix. C’est aussi la position de Robert Gibrat, qui souhaite une hausse des tarifs SNCF, afin de « maintenir les possibilités financières pour l’avenir de la construction »48. Les ministres techniciens modernisateurs se montrent ainsi favorables à un réajustement des prix de base, afin de dégager des ressources destinées à améliorer l’équipement des secteurs correspondants. Mais une telle logique industrielle se heurte à un double obstacle, qui relève à la fois de la politique sociale et de la politique financière. En effet, le 17 juillet 1942, l’opposition à la proposition de Jean Bichelonne provient à la fois de Barnaud et de Lagardelle, qui font connaître aux autres ministres du CEI le refus exprimé, le matin même, par les Autorités allemandes d’autoriser une quelconque augmentation des salaires, comme ils semblaient s’y résoudre en mars. Ils en concluent : « les salaires se trouvant bloqués, tous les autres prix doivent l’être »49. Toutefois, en cas d’impossibilité d’empêcher la hausse des prix, il paraît alors nécessaire de différencier production et consommation, à travers une politique de primes et de subventions, « en dépit de l’absurdité et des inconvénients graves d’un tel système »50. Ainsi, devant le refus allemand d’une augmentation des salaires, Pierre Cathala est conduit à préciser pour le CEI, le 31 juillet 1942, les principes à appliquer. Il rappelle que la politique suivie jusque-là « repose essentiellement sur le principe de la stabilité des prix, tempérée par des hausses par paliers, quand le coût général de la production les rend nécessaires ». Il s’affirme « d’autant plus décidé à maintenir les prix de la façon la plus ferme que la hausse des salaires a dû être ajournée »51. Cependant, le sous-directeur des Prix indique qu’il ne peut être question de différer la hausse des prix de certains produits et services de base, qui est effective à l’été 1942. Cela crée à la fois des difficultés d’ordre social, pour les salariés-consommateurs, et financier, si le Trésor se résoud à amortir pour ces derniers les effets d’une hausse des prix reconnue inévitable.
2. Contradictions entre logiques industrielle, sociale et financière.
28Ainsi, le prix de l’électricité est effectivement relevé de 12,5 % en septembre, après négociation avec les Allemands (contre les 15 % demandés), dont 2,5 % doivent constituer un ensemble de recettes bloquées, destinées à alimenter un fonds d’amélioration de l’industrie électrique, dont la Production industrielle pourra diriger l’emploi52. Mais il est décidé que les petits consommateurs pourront être exemptés de la hausse à la consommation. De même, pour les tarifs de chemins de fer, la hausse accordée en août doit être en partie couverte par une subvention du Trésor. Le secrétaire général pour les Finances publiques, Henri Deroy, souligne le « danger » d’une telle politique, « au moment où l’importance des dépenses faites par les Autorités d’Occupation jette sur le marché monétaire de grosses disponibilités » ; car, en accordant des subventions, l’État « accroît les liquidités entre les mains des particuliers au lieu de les résorber »53. Pierre Cathala en convient, mais ne voit guère le moyen d’écarter la hausse des prix de l’énergie, ni de ceux des transports. Il a reconnu, peu avant, le droit pour ces secteurs, « non seulement de vivre, mais de se développer »54. De même, il a dû accepter une augmentation du prix du blé (dont le quintal passe de 270 à 375 francs). Il la justifie ainsi pour le CEI : « la hausse des prix des produits agricoles a été nécessaire pour encourager les producteurs et la solution du problème du ravitaillement reste essentiellement un problème de production »55. Dès lors, se pose la question de l’augmentation du prix du pain. Ainsi, le refus des Allemands d’autoriser une augmentation des salaires place les responsables de l’économie et des finances dans une situation doublement insatisfaisante. Ou bien, ils accordent l’augmentation des prix des produits de base et réduisent encore le pouvoir d’achat des salariés les plus modestes, en régression constante depuis le début des hostilités. Ou bien, ils font prendre en charge par le Trésor l’équivalent de cette augmentation, ce qui contredit la politique de compression budgétaire et de résorption des signes monétaires.
29Pierre Cathala s’achemine vers cette seconde solution. Il décide toutefois, en septembre, de reprendre la négociation sur « la mise en ordre » des salaires avec le Majestic. Mais les discussions traînent. Les Allemands acceptent une hausse inférieure à celle demandée et proposent la fixation de salaires maxima inférieurs à la plupart des salaires alors constatés et même à certains salaires versés en 1940 !56. La « mise en ordre » aboutit à accroître, par un arrêté du 21 juin 1943, le salaire horaire du manœuvre de la métallurgie de 0,75 F (soit 7,5 %). À l’heure du bilan, l’écart salaires-prix soulignera les retards des salaires, malgré des réajustements clandestins, rendus inévitables. D’autre part, l’attitude des Autorités d’Occupation apparaît contradictoire car, dans le même temps où elles s’opposent aux relèvements des salaires, certains services officiels allemands — bien identifiés dans un rapport du Contrôle économique d’octobre 1945 — alimentent le marché noir allemand en « interférence » avec le marché noir français.57
IV. LA DIRECTION DE L’INDUSTRIE : LA FRANCE INTÉGRÉE PAR L’AVAL ?
30On connaît les effets de la politique allemande à l’égard de la main- d’œuvre française58, ainsi que le terrain de convergence qui rapproche, à partir de l’été 1943, Albert Speer et Jean Bichelonne. Mais, fait moins connu, c’est toute la direction de l’industrie française qui est, dès 1942, ainsi conduite à évoluer, du fait d’exigences, d’ailleurs contradictoires, de la part des divers représentants de la puissance occupante. Il convient d’établir les liens entre les diverses facettes de cette évolution (politique de la main-d’œuvre, mesures de « concentration », signature de « contrats », réorganisation de l’appareil dirigiste), qui se fixait comme terme une véritable tripartition de l’économie française, et de mesurer l’attitude des responsables de l’État à cet égard.
1. La « première action » Sauckel : la « Relève », scepticisme et divergences (mai-décembre 1942).
31La politique allemande de prélèvements de main-d’œuvre française, à travers les différentes « actions » de Fritz Sauckel entre mai 1942 et 1944, est connue, surtout à partir des archives allemandes59.
• La « Relève » et le scepticisme.
32La plupart des témoignages et analyses s’accordent à souligner la manière brutale, voire bornée, avec laquelle, Fritz Sauckel, nommé le 21 mars 1942 Haut-Commissaire du Reich à la main-d’œuvre, accomplit la mission qui lui a été confiée par le Führer. Cet ancien marin, prisonnier en France lors de la Première Guerre mondiale, membre des Corps francs en 1919 et pionnier du nazisme, exprime cependant la politique défendue à l’intérieur du Parti nazi, à l’heure des exigences accrues de l’économie de guerre. La première livraison de travailleurs français est formulée le 15 mai 1942, et porte sur 250 000 ouvriers, dont 150 000 spécialistes, pour le 15 juillet suivant. Jacques Benoist-Méchin, présent lors de l’entrevue Laval-Sauckel rue de Lille, affirme, dans ses Mémoires, avoir été surpris par la facilité avec laquelle le chef du Gouvernement accepte les chiffres demandés (sous réserve cependant du rapatriement de 50 000 prisonniers, selon le principe de la « Relève »). Laval lui confie, peu après l’entrevue, qu’il escompte alors une négociation rapide avec Ribbentrop, dont l’issue, espère-t-il, rendra caduc l’accord consenti à Sauckel60. Lorsqu’il apparaît que cet espoir est illusoire, Jacques Benoist-Méchin, par une note du 17 juin, exprime ses doutes sur le succès de la « Relève », fondée sur le volontariat, et recommande le « peignage » des usines par des commissions indépendantes comprenant des techniciens allemands, afin de prélever le nombre de techniciens nécessaires. Laval accepte le « peignage » par des commissions mixtes, mais fait réunir, le 30 mai 1942, les responsables des CO, en présence de Bichelonne, Barnaud et Terray, et leur demande de faire désigner, par les chefs d’entreprises eux-mêmes, les ouvriers susceptibles de partir en Allemagne61.
33Les demandes du chef du Gouvernement sont reçues avec réserve par les représentants des industriels. Lors de sa conférence, prononcée devant les personnalités de la Région économique de l’Est, en septembre 1942, Jean Bichelonne peut constater un certain scepticisme. Marcel Paul-Cavallier, président de la Région économique, bien que favorable à la « Relève », pour laquelle la Région de l’Est aurait fourni 9 000 ouvriers depuis juin (ce qui paraît exagéré), fait état des atouts d’une « contre-propagande très active ». Selon lui, celle-ci prétend que la Relève « constitue une frime et un trompe-l’œil (...) affirmation trop bien servie par le fait que les ouvriers ne sont généralement pas à même de constater d’une manière concrète le retour des prisonniers »62. Il suggère de faire disparaître l’anonymat des retours, afin de convaincre les partants de la réalité de la « Relève ». Mais le « couplage » entre l’ouvrier qui part et le prisonnier qui rentre est impossible, lui rétorque Jean Bichelonne, car les Allemands opèrent eux-mêmes le choix dans les stalags. Et, en fait, ils ne se montrent pas pressés de procéder aux retours, dont la proportion est incertaine par rapport aux départs (et très inférieure au tiers : mille prisonniers sont revenus contre 16 800 spécialistes partis). Marcel Paul-Cavallier propose, à défaut, de proportionner les retours aux départs, par département : une telle suggestion reflète le scepticisme qui accueille la « Relève », dans une région où le gouvernement se trouve pourtant bien relayé et où Jean Bichelonne est apprécié63. Les résultats apparaissent très éloignés des chiffres demandés par Sauckel, qui repousse l’échéance au 15 août : les départs mensuels oscillent, en moyenne, entre 7 et 8 000 d’avril à juillet. À cette date, il apparaît que le volontariat ne peut suffire.
• Les divergences gouvernementales : Benoist-Méchin contre Laval.
34Dès le 18 juillet, Jacques Benoist-Méchin recommande, en vain, dans une note à Laval de désigner par priorité les affectés spéciaux et d’organiser une réquisition sur critère démographique : il suggère un « Service obligatoire du Travail », limité dans un premier temps aux classes 1941 et 194264. Selon lui, entre « la vindicte de leur personnel » et « les sanctions des Allemands », il est prévisible que les chefs d’entreprises préfèrent 1’« union sacrée » avec leurs ouvriers65. Le secrétaire d’État a d’ailleurs recommandé en juin des « commissions de peignage » choisies en dehors des usines, craignant que « la mauvaise volonté des inspecteurs du Travail se (sic) conjuguât à celle des patrons »66. Les commissions mixtes (un Allemand, deux Français, un ingénieur du SEPI, un inspecteur du Travail) combinent effectivement des résultats médiocres et des choix arbitraires. Les Allemands proposent, au début de septembre 1942, que Jacques Benoist-Méchin, jusque-là responsable du Service de la main-d’œuvre française en Allemagne, soit chargé de la « Relève » : la question est débattue au Conseil des ministres du 5 septembre, mais le secrétaire d’État décline la proposition, et s’achemine vers une démission, qui l’écarté définitivement du pouvoir.
35Pierre Laval a mené, pendant les dix mois qui suivent son retour au pouvoir, une politique incohérente, se refusant d’abord à la contrainte, pour y céder finalement. En effet, face aux résultats dérisoires, Sauckel revient à la charge en août 1942 et promulgue une ordonnance pour les pays occupés, astreignant hommes et femmes au travail obligatoire. Pour y échapper, Laval fait adopter une loi française (du 4 septembre 1942) engageant le gouvernement à soumettre au travail obligatoire les hommes de 18 à 50 ans et les femmes non mariées entre 21 et 35 ans. Dès lors, les départs, très faibles jusque-là — inférieurs à 70 000 — gonflent, mais à travers des incidents répétés67. Au total, à la fin de 1942, Sauckel a bien obtenu les 240 000 hommes demandés en mai (selon le Bulletin n° 14 rédigé en juin 1944 par Sauvy), ou un peu moins (si l’on se réfère aux chiffres de la Commission du Coût de l’Occupation, publiés après la guerre). L’« invention » de la « Relève » n’a été qu’une manœuvre de retardement de six mois. L’opposition de Jacques Benoist-Méchin à la « Relève » repose sur la conviction de son inefficacité : d’emblée, il souhaitait rationaliser les transferts de main-d’œuvre par une politique de réquisitions sélectives, maîtrisées et dosées.
2. La main-d’œuvre française, enjeu entre Sauckel et le Majestic : politique de « concentration » et accord sur les Poudres.
• Logique négrière contre exploitation sur place.
36On connaît bien les termes du conflit Sauckel-Speer, qui ne se développe vraiment qu’à l’été 1943. Mais, un an auparavant, la France est déjà le théâtre de divergences, qui apparaissent entre les « actions » de Sauckel et la politique menée par la Wehrmacht, à Paris, sous l’autorité des services du Majestic. Le premier mène une politique fondée de manière irréductible sur la logique négrière : la main-d’œuvre française ne peut bien travailler qu’en Allemagne. C’est l’avis de la plupart des dirigeants nazis et de Hitler lui-même (au moins jusqu’à l’été 1943). Les Autorités du Majestic, quant à elles, mènent déjà une politique d’exploitation de la main-d’œuvre sur place. Or, au cours de l’année 1942, les deux politiques coexistent, non sans contradiction. La poursuite des mesures de « concentration » et l’accord sur les Poudres illustrent cette coexistence contradictoire.
• La politique de « concentration », doublement contradictoire avec les « actions » de Sauckel.
37On a vu que, depuis la loi du 17 décembre 1941, une lutte oppose le SEPI et le Majestic pour le contrôle de la politique de « concentration »68. Une ordonnance de l’Administration militaire allemande, en date du 25 février 1942, donne droit aux Feldkommandanturen locales de procéder aux fermetures d’usines, sans dédommagement, ni compensation69. Des négociations sont engagées par la Production industrielle pour suspendre cette ordonnance et conserver la maîtrise et les modalités de fermeture : le 18 juin 1942, la suspension est obtenue et les propositions des Feldkommandanturen seront transmises au SEPI, pour en discuter avec les Autorités d’Occupation. Et le 24 août 1942, un décret prévoit l’application du « plan d’aménagement de la production », par des fermetures provisoires d’usines, décidées sur arrêtés de la Production industrielle70. Mais les services français ont du mal à le faire respecter71. En fait, les services ont opposé une certaine inertie pour l’adoption des arrêtés de fermeture, qui ne commencent à être effectifs qu’en avril 1942, pour des entreprises textiles. Les propositions de fermeture par les CO donnent lieu à des discussions interminables, d’autant plus que le SEPI a prévu un système complexe d’indemnisation ou de travail à façon72. La fonction initiale de ces fermetures répondait aux nécessités d’économiser l’énergie et les matières premières. Mais leur effet permet d’atteindre, en outre, un double résultat. Tout d’abord, en « libérant » de la main-d’œuvre, ces mesures de concentration semblent converger avec les demandes de transfert d’ouvriers, pour l’Allemagne. Or, les propositions émanent des CO, qui ont eu tendance à freiner le mouvement. Les résultats ont été également tributaires du plus ou moins grand zèle des Referat allemands du Majestic selon les branches. Mais les objectifs de la « concentration », tels que poursuivis par la Wehrmacht, sont apparus en contradiction avec ceux recherchés par Sauckel. Les industries visées par les arrêtés de fermeture étaient notamment les entreprises peu concentrées consommant trop d’énergie et de matières et n’intéressant pas l’effort de guerre, comme le signale la lettre du docteur Michel du 20 août 1942, en particulier toutes les industries « diverses », regroupées, seulement en janvier 1943, dans la Direction du Bois, des Industries diverses et des Transports industriels73. Dans le rapport de cette direction pour 1943, il est fait état de 1 365 demandes de fermetures présentées par l’Occupant, et de 223 effectivement exécutées, du fait du freinage des CO et de la direction74. L’intérêt des services de Sauckel se porte au contraire sur les grandes masses d’ouvriers qualifiés de la métallurgie et des industries mécaniques : or, elles se trouvent le plus souvent dans des établissements dont la consommation d’énergie n’est pas parmi la plus dispendieuse et, de ce fait, non visés par les arrêtés de fermeture. De surcroît, une partie de cette main-d’œuvre travaille déjà soit partiellement pour les commandes allemandes, soit directement pour les services de la Rüstung. Seconde contradiction entre politique de « concentration » et chasse à la main-d’œuvre : les arrêtés de fermeture, demandés par certains Referat du Majestic, sont destinés, non pas à obtenir une main-d’œuvre pour l’Allemagne, mais à exercer une pression pour faire accepter par les entreprises françaises des commandes allemandes. Ainsi, les Referat du Groupe des Chaux et Ciment ou Verre et Céramique se montrent particulièrement exigeants. Donath (de novembre 1940 à juin 1943), puis son successeur, le docteur Fischer, ont tenté de réaliser un plan de concentration des industries des briques et des tuiles : selon les commentaires des services de la Production industrielle après la Libération, leur souci était de n’avoir à contrôler que quelques usines importantes, à capacité maximale et travaillant pour les besoins allemands75. De même, Matzke, chef du service Glas und Keramik a tenté de faire signer aux représentants des usines de faïence des engagements de fournir 80 % de la production pour les besoins allemands, sous menace de mesures de concentration76. Le rapport annuel interne de la Direction des Mines pour 1943 confirme que le CO de la Céramique a eu « beaucoup à se défendre »77. Et le directeur des Industries mécaniques et électriques, Bellier, souligne, dans un rapport de 1945 sur les méthodes de l’Occupant, que les demandes allemandes de fermeture fournissaient le moyen d’exercer le chantage suivant : l’annulation de la décision par la prise de commandes allemandes78.
• Un bilan limité.
38Les mesures de « concentration » ne répondent pas non plus à un véritable plan rationnel d’« assainissement » industriel, tel que le souhaite par ailleurs Jean Bichelonne, mais forment un instrument supplémentaire pour exploiter les capacités françaises, en fonction des besoins de l’Occupant. D’autre part, les critères retenus pour la fermeture pouvaient ne pas coïncider avec ceux d’une modernisation durable. Ainsi, certaines entreprises, bien que productives, pouvaient être fermées pour des raisons conjoncturelles de manque d’approvisionnements énergétiques (par exemple, dans l’Ouest normand). Et inversement, des unités peu rentables pouvaient rester ouvertes, du fait de la proximité de leurs approvisionnements. La crise des transports, de plus en plus aiguë après 1942, accentue ainsi les distorsions conjoncturelles. Au total, si le nombre d’établissements fermés en application de la loi du 17 décembre 1941 n’a pas été considérable, il dépasse largement 10 000. Une statistique du Secrétariat général à la Production indique le nombre de 14 171 fermetures au 31 août 1943, dont près d’un tiers pour la seule DIME. Un recensement effectué par cette direction (au 1er octobre 1943) donne une ventilation par CO, en pourcentage du nombre d’établissements et du chiffre d’affaire global. L’impact de ces décisions est difficile à mesurer, car il s’agit de surcroît de mesures transitoires. Les protestations certes abondent de la part de représentants des petites et moyennes entreprises, qui se jugent lésés, comme en témoignent celles de Léon Gingembre79.
• Un exemple de collaboration économique insolite : les poudreries.
39En décembre 1940, les Allemands demandent officiellement la remise en service des poudreries nationales. Après l’acceptation de principe du général Huntziger, en février 1941, trois poudreries de zone occupée (Angoulême, Saint-Médard, Blancpignon) sont officiellement désignées. La gestion en est confiée à une entreprise privée l’Omnium des Produits azotiques (OPA), officiellement constituée le 17 avril 1941 par sept sociétés. Un contrat est signé le 1er octobre 1941 avec la Koln Rottweill pour une remise en état des trois établissements et la livraison d’explosifs80. Peu après le retour de Laval, le 9 mai 1942, lors d’une réunion au Majestic, les Autorités militaires allemandes proposent deux plans de production portant sur les poudreries de la zone Sud, dont le produit serait en grande partie réservé à l’Allemagne. Le surlendemain, lors d’une rencontre avec la Staatsrat Schieber, à Moulins, Pierre Laval signe un protocole en acceptant le principe81. Schieber affirme, trois mois plus tard, que Laval a déclaré ne pas vouloir « réaliser une affaire ni demander de contreparties »82. Les négociations techniques se déroulent jusqu’au début août 1942. Les négociateurs français (Bichelonne, Barnaud, l’amiral Platon) réclament la livraison des matières premières nécessaires, une part des fabrications pour la France (15 % du total), la libération d’ouvriers prisonniers, et, à défaut de la restitution, l’autorisation de fabriquer du matériel de DCA pour protéger les usines83. L’ultime négociation se déroule dans la nuit du 5 août, au Ritz. L’accord se fait sur tous les points, sauf le dernier, les Allemands ayant accepté seulement le déstockage de trois batteries de 75 et onze batteries légères, et refusant des fabrications nouvelles. L’amiral Platon, en qualité de Secrétaire d’État à la présidence du Conseil, exprime le point de vue de Laval et justifie la demande de protection militaire : « Le programme de fabrication de poudres pour compte allemand ne constitue pas un marché entre les deux gouvernements, mais bien une contribution de la France à la victoire allemande. Il constitue en fait presque un acte d’alliance comportant des risques graves au point de vue bombardement »84. Le conseiller d’État Schieber, muni des pleins pouvoirs de la part de Hitler, signale que ce dernier « a refusé l’autorisation de mise en fabrication par la France des batteries demandées »85. On semble s’acheminer vers une rupture, mais, au même moment, Laval cède : le protocole est signé le 8 août86. La part française disparaît après novembre 1942. La participation française au Pulverplan, telle qu’elle ressort des chiffres du Commissaire du Gouvernement de la Commission nationale interprofessionnelle d’Épuration, apparaît faible. Au total, les livraisons depuis 1941 se montent à 41 586 tonnes de poudres, représentant une valeur peu inférieure à trois milliards de francs. D’après la Production industrielle, cela correspond à la consommation allemande pendant un seul mois : la production a été visiblement fort réduite, surtout à partir de 194387. Au delà de l’intérêt politique et militaire de l’événement, il convient de souligner que l’Administration militaire en France comme le ministère allemand de l’Armement acceptent, au moment où s’intensifie la première « action » Sauckel, des fabrications militaires en France même, et consentent à libérer pour cela 139 officiers et 364 ouvriers qualifiés des Poudres. Alan Milward y voit les premiers pas du ministère de Speer sur la voie d’une nouvelle approche, quant à l’exploitation des ressources françaises, ainsi que la manifestation du rapprochement tacite avec le Majestic à ce sujet88.
3. Les accords Speer-Bichelonne et leurs enjeux : l’intégration de l’économie française par l’aval.
• Les seconde et troisième « actions » Sauckel : l’efficacité décroissante.
40À l’aube d’une « seconde action », le 2 janvier 1943, Sauckel exige 250 000 ouvriers, dont 150 000 spécialistes, avant le 15 mars. Laval et Bichelonne, acquis à l’idée d’une coopération économique avec l’Allemagne, tentent d’échapper à la brutalité des exigences de Sauckel, mais se résolvent à reprendre la proposition de Benoist-Méchin de juillet 1942 : la loi du 16 février 1943 institue le Service du Travail obligatoire pour les hommes nés entre le 1er janvier 1920 et le 31 janvier 1922 (ce qui représente 245 000 travailleurs potentiels). Des emplois exemptent du départ forcé : mines, chemins de fer, police, pompiers, prisons, eaux et forêts89. Après un nombre de départs élevé en mars 1943, du fait de la loi (plus de 120 000 : record de toute l’Occupation), les chiffres retombent ensuite en dessous de 20 000. Le 10 avril, Sauckel réclame 120 000 ouvriers pour mai et 100 000 pour juin. Sans résultat. Et le 6 août, lors d’une « troisième action », il exige 500 000 nouveaux travailleurs d’ici la fin de l’année. Laval se récrie, d’autant qu’il espère au même moment pouvoir compter sur la convergence d’approches entre Speer et Bichelonne. À partir de ce moment, les chiffres de départs deviennent très faibles90. Une dernière tentative, au début de 1944, ne peut redresser la situation.
41On connaît bien l’opposition entre Fritz Sauckel, soutenu par les principaux dirigeants du Parti nazi, et Albert Speer, ministre de l’Armement depuis février 1942 et responsable du Plan. Elle grandit au cours de l’année 1943, sans être véritablement tranchée par Hitler, qui ne s’est jamais rallié de manière durable au point de vue du second91. Les archives allemandes signalent que les doutes du ministre de l’Armement quant à l’efficacité des actions Sauckel n’apparaissent vraiment qu’à l’été de 1943. Dans ses Mémoires, il évoque une première plainte auprès de Sauckel, en mai 194392. D’ailleurs, jusqu’à l’été, sa tâche a surtout consisté à réorganiser l’industrie allemande elle-même. Benoist-Méchin affirme néanmoins (en 1944) avoir rencontré Albert Speer, venu à Paris, à la fin de juillet 1942, assister à la clôture de l’exposition de son ami Arno Breker. Et, dès cette époque, le ministre allemand lui aurait confié : « Les projets de Sauckel ne sont pas raisonnables. Il est imprudent de concentrer toute la main d’œuvre européenne sur le territoire du Reich où elle servira de cible aux avions de la RAF. Avant la guerre, nous avons déconcentré notre industrie en la dispersant dans toutes les régions d’Allemagne. Aujourd’hui, il faudrait employer la même méthode, en la dispersant à travers tous les territoires que nous occupons (...). Les gens qu’il [Sauckel] va rassembler en Allemagne travailleront mal... »93.
42Au cœur des débats entre Allemands sur le choix des lieux d’exploitation et de productivité optimales de la main-d’œuvre, les divergences françaises sont nécessairement secondes. Et l’opposition de Benoist-Méchin à la brutalité des exigences de Sauckel repose d’abord sur la conviction qu’elle compromet les bases d’une collaboration souhaitable : « Sous prétexte d’aider à vaincre l’URSS, on peut se demander si le gauleiter Sauckel n’était pas, à son insu, un des auxiliaires les plus précieux du communisme »94.
• L’exploitation rationnelle par la Répartition des produits finis.
43Les convergences avec Albert Speer, que Benoist-Méchin n’a pas eu l’opportunité d’exploiter, à l’été 1942, Jean Bichelonne peut en tirer profit, un an plus tard. On connaît la version de Speer sur la rencontre des deux ministres à Berlin, le 17 septembre 1943, et leur communion dans l’organisation d’une Europe technicienne, sous domination allemande95. On a surtout retenu de leur accord, scellé par une poignée de main, la conclusion d’une alliance contre les « actions » de Sauckel et la garantie de véritables sanctuaires pour la main-d’œuvre française, grâce au classement d’entreprises protégées, dites « S » ou « Sperr-Betriebe » (source d’un jeu de mot facile sur les « Speer-Betriebe »), qui ne sont, en fait, que le prolongement des entreprises classées RU (Rüstung) et préservées, dès 1942, de la première « action Sauckel ». Bénéficiant aussi de priorités et de facilités d’approvisionnements et de transports, ces entreprises constituent un véritable domaine privilégié dans l’économie française, affaiblie par la pénurie, l’absence de renouvellement, l’épuisement des stocks et les bombardements. Il est vrai que les accords Speer-Bichelonne constituent pour Pierre Laval un point d’appui, face aux exigences de Sauckel. Mais — aspect peu souligné — ils se conjuguent à une modification antérieure, au moins aussi importante, de l’appareil dirigiste industriel français. Les accords Speer-Bichelonne se situent dans la continuité de la politique des services du Majestic, qui souhaitent, dès 1942, intensifier les commandes allemandes passées à l’industrie française et multiplier en conséquence les fermetures ou les interdictions d’emplois, afin de réserver aux entreprises classées les matières premières, devenues de plus en plus rares. Dans cette perspective d’une intensification de l’exploitation des capacités industrielles françaises, les actions de Sauckel apparaissent comme des éléments perturbateurs. Au printemps de 1943, les Autorités militaires allemandes et l’Office central de Planification à Berlin, après les médiocres résultats de la politique de « concentration », veulent renforcer les pouvoirs des services de Répartition, qu’ils contrôlent étroitement, et limiter ceux des CO (dont les obstructions ont été nombreuses, notamment pour les mesures de « concentration »). De plus, dans le souci de mieux harmoniser organisation française et allemande, ils veulent imposer la création d’un Répartiteur des Produits finis, sur le modèle des Lenkungsbereiche : ainsi, serait accrue leur faculté d’interdire la réalisation de nombreux produits, en dehors des « programmes de fabrication » définis par le Répartiteur. L’industrie française se trouverait ainsi dirigée par l’aval et, de ce fait, orientée de manière plus rationnelle vers les besoins de la Wehrmacht.
44Des discussions serrées sont menées par les services de Jean Bichelonne et débouchent sur la publication, en date du 17 juin 1943, d’un arrêté « pris à la suite de tractations délicates avec les autorités occupantes »96. Il est précisé, dans l’article 1er, que le « Répartiteur ayant la charge d’un produit fini » « a... compétence en même temps que les Répartiteurs de matières premières et dans les conditions définies par le secrétaire à la Répartition (...) pour régler l’affectation de ces matières (...) à la fabrication dudit produit fini »97. Et l’article 2 prévoit, « dans le cas où l’intérêt public et la situation des ressources en matières premières l’exigent », que le Répartiteur des Produits finis peut interdire la production de ceux « déterminés par le Ministre Secrétaire d’État à la Production industrielle »98. Jean Bichelonne, qui demeure secrétaire à la Répartition, se réserve, en dernier ressort, la possibilité de définir les programmes à autoriser et les produits à interdire. Mais les moyens d’intervention des Autorités d’Occupation sont- désormais grandement facilités, grâce à leur emprise sur l’OCRPI, pour canaliser les matières premières, en fonction des produits finis dont elles souhaitent ou non maintenir la fabrication.
• La mise en « programmes » de la production française.
45Les nouvelles structures sont mises en place, dès le printemps de 1943. Un arrêté du 20 avril 1943 crée une nouvelle section de l’OCRPI : la « Section des Produits finis et des Matières diverses », placée sous l’autorité de Jean-Marie Richard. Un arrêté du 2 août en fixe les compétences : la section a en charge surtout les produits mécaniques et électriques ; d’autres sections, déjà existantes (Cuir, Textiles, Chimie, Bois, Papier-Carton), intègrent à leur activité la répartition des produits finis de leur domaine d’application. Une circulaire du 7 septembre 1943, issue du Secrétariat de la Répartition et négociée avec l’Occupant, définit l’instrument d’intervention privilégié du Répartiteur de Produits finis : le « programme de fabrication ». L’idée directrice des responsables du Majestic et du ministère de Speer était double : d’abord, traduire la production française en « programmes de fabrication » de produits finis. Le contrôle sur la répartition par l’OCRPI des matières premières leur est apparu insuffisant pour exploiter de manière plus intensive la production française. Ensuite, centraliser ces « programmes de fabrications » entre les mains d’un Répartiteur de Produits finis de l’OCRPI, qu’ils pourront contrôler plus aisément. La circulaire du 7 septembre 1943 fait du Répartiteur du produit fini la « plaque tournante » entre le CO, la Direction du MPI, le ou les Répartiteurs des matières premières et le Délégué technique des Autorités d’Occupation. Il se situe à l’amont et à l’aval du processus d’élaboration du « programme de fabrication »99 (voir grapique page suivante).
46Le Répartiteur du Produit fini promulgue une « Décision de Réglementation générale de Fabrication », déterminant les autorisations et les interdictions d’objets à fabriquer, ainsi qu’une ou plusieurs « décision(s) de programme particulier », d’où découlent des « ordres de fabrications » — véritable « cheville ouvrière » du programme — assortis d’« Agréments- matières » : seule cette pièce officielle autorise les industriels à fabriquer le produit désigné et les habilite à obtenir les titres de répartition nécessaires100. L’objectif consiste donc à renforcer le dirigisme par les quantités, en l’appliquant à tous les produits finis en aval, le Répartiteur ayant désormais un pouvoir absolu de faire bénéficier des matières premières les « programmes de fabrication » jugés utiles, et d’interdire les produits considérés comme superflus. Une telle machinerie impliquait de traduire en « programmes de fabrication » impératifs toute la production des branches industrielles françaises, tâche monstrueuse et d’autant plus titanesque qu’elle intervient à un moment où la pénurie s’aggrave, où les transports apparaissent de plus en plus défaillants.
• La tripartition de l’économie française et l’intégration dans la Division allemande du Travail.
47Ces structures nouvelles sont mises en place simultanément à la conclusion des accords Speer-Bichelonne. La nouvelle Section des Produits finis est confiée à Jean-Marie Richard, nommé également par Jean Bichelonne, le 4 octobre 1943, Répartiteur général adjoint du Secrétariat à la Répartition et exerçant, à ce titre, la direction technique de l’OCRPI. Il dirige le Service des Programmes de Fabrication et de Coordination : c’est le principal collaborateur du ministre, chargé de mettre en œuvre la politique des « programmes ». Il s’entoure, au Service de Coordination de la Section Centrale, de Raymond Dreux, Laguerre et Aubry. Les accords Speer-Bichelonne confortent l’organisation nouvelle, bâtie avec le Majestic, mais en l’infléchissant dans le sens de la nouvelle Division allemande du Travail, pronée depuis l’été 1943 par le puissant ministre de l’Armement. Speer a fait admettre l’idée de réserver à l’industrie allemande les productions liées à l’armement et de disperser, notamment en France, principal pays occupé, les fabrications destinées à la population civile allemande. Les chances de survie et d’approvisionnement de l’industrie française se trouvent désormais largement tributaires de cette fonction de pourvoyeuse de biens de consommation au marché allemand, dans l’espace européen ainsi rationnellement divisé.
48Ainsi, les nouvelles structures dirigistes mises en place sous la pression du Majestic se trouvent insérées dans le vaste plan de mobilisation européenne de Speer, accepté par Bichelonne. Chargé de présenter, en janvier 1944, le nouveau système des « programmes de fabrication » à la réunion des présidents et directeurs de CO, Jean-Marie Richard en retrace les origines et les enjeux. Outre les « nécessités techniques », provenant de l’aggravation de la pénurie, il y voit aussi le résultat d’une « opportunité politique » : « On a été amené à rechercher des moyens de produire en France, avec notre équipement industriel et nos ouvriers protégés sur place, des produits pour les besoins civils allemands. Or qui dit commandes allemandes et entreprises « S », dit obligatoirement programme »101. L’insertion dans l’économie européenne, définie par Albert Speer, signifie la constitution en France d’une économie tripartite : une partie destinée aux besoins allemands, une partie pour les besoins intérieurs prioritaires, et le reste laissé à la disposition plus ou moins « libre » des entreprises. Ces trois secteurs revêtent, pour les Autorités d’Occupation, une importance décroissante. Selon J.-M. Richard, l’ensemble bénéficie « de la protection négociée et largement obtenue »102. L’élaboration de «programmes de fabrication» doit permettre d’» y voir clair » et de « pouvoir autant que possible étaler la protection sur toutes les entreprises participant aux diverses tranches de l’œuvre (...) Chaque programme a valeur de protection et de préservation d’une parcelle du potentiel économique et social du pays, en assurant un secteur de travail (...) pour l’équipement et les ouvriers français, sur le territoire français »103. Mais, suivant une ambivalence fréquemment constatée à Vichy depuis 1940, l’organisation qui a valeur de « protection » et « préservation » conjoncturelles doit également fournir l’instrument d’améliorations durables pour l’avenir.
• Vichy et la conversion de la dépendance présente en relèvement futur.
49Selon une tendance déjà analysée, les responsables de la Production industrielle, à commencer par Jean Bichelonne, veulent convertir les contraintes issues de l’Occupation en occasions de relever, de manière durable et « rationnelle », l’économie française. L’insertion présente et délibérée dans la Division allemande du Travail doit apporter les éléments de rénovation économique future des structures de la production française : la mise en « programmes » est destinée à jouer un double rôle. Ainsi, la direction technique de l’OCRPI, selon J.-M. Richard, dans la mesure où elle doit coordonner tous les « programmes de fabrication »,... « doit donc fournir la seule clé possible, rationnellement et pratiquement, de tout « Plan » d’ensemble. Ceci d’ailleurs (...) aura une valeur aussi longtemps qu’une orientation par la matière, seule forme de dirigisme qui soit essentiellement plus durable que celle détournée de ses buts par les conditions actuelles, restera à la fois un postulat nécessaire et un moyen sain de réalisation du redressement de l’économie de production et de consommation dans un pays diminué, sinon abattu »104. De même, le « programme de fabrication » fournit « le moyen de passer d’une procédure négative, génératrice d’asphyxie, à une procédure positive qui psychologiquement et matériellement comporte de véritables avantages (...). Le programme est, d’une part, aujourd’hui en défense, demain en reprise, un moyen d’amélioration et de rationalisation, dans le domaine de la technique, de l’économie et des disponibilités, relativement aux fabrications »105. D’après le Répartiteur des Produits finis, il ne faut pas se laisser inquiéter par 1’« anachronisme » entre la définition des programmes et les circonstances, marquées par la pénurie d’énergie, de transports et de matières. Il est nécessaire de « continuer l’édifice » autour de l’élaboration des programmes, qui sont à la fois « un élément de défense du secteur prioritaire » et de « préparation pour des reprises qui ne doivent pas (nous) prendre au dépourvu » ; l’œuvre entreprise est positive « tant sur le plan d’une amélioration industrielle durable que sur celui d’une protection contemporaine »106.
50J.-M. Richard n’hésite pas même à recourir à un certain lyrisme pour tracer, auprès des dirigeants des CO, l’avenir de l’organisation en cours : « Nous avons (...) fait naître par le concours des circonstances et de la logique des faits qui entourent l’idée de « Plan » un enfant dont je vous ai défini les origines et dépeint la figure. Nous vous le confions aujourd’hui pour que vous considériez de près et en profondeur sa formation, son éducation. Pour le pays, pour son économie, pour son industrie, pour ses travailleurs, il vaut la peine qu’on le soigne »107. Pour Jean Bichelonne et ses principaux collaborateurs, l’intérêt bien compris de l’économie française vaut de pousser l’expérience jusqu’au bout.
4. L’application des accords : freinages et anachronisme.
51L’application des principes énoncés connaît une double source d’obstacles : d’une part, les difficultés issues de la pénurie, du poids croissant de la part allemande, des bombardements et de la désorganisation occasionnée par les actions de la Résistance. D’autre part, le freinage interne opposé par certains services de la Production industrielle.
• L’articulation Répartition-Planification.
52Tout d’abord, il a fallu plusieurs mois pour organiser la Direction des Services techniques de l’OCRPI, hiérarchiquement subordonnée au Répartiteur général, comprenant l’ancien Service de la Coordination de la Répartition (où sont réunis le Service de Coordination des Programmes, sous l’autorité de J.-M. Richard, et le Service de Coordination des Méthodes) baptisé « Service d’Études industrielles ». On sait que, dans le même temps, Jean Bichelonne confie à Gérard Bardet la direction d’un Conseil supérieur de l’Économie industrielle et commerciale (CSEIC) et que la DGEN poursuit des études de planification, qui débouchent en 1944, sous l’autorité de Frédéric Surleau, sur la tranche de démarrage108. Mais ces organismes, tout en affirmant des principes antimalthusiens et dressant des projets d’équipement, dont les planificateurs d’après guerre ne pourront pas ne pas tenir compte, se trouvent largement déconnectés de la direction de l’économie par la répartition qui, elle, engage l’avenir de manière plus précise.
• Les réticences des directions (avril 1944).
53En réponse à une note du 16 mars 1944 de J.-M. Richard sur l’élaboration de « programmes », les différents directeurs du MPI réagissent plutôt de manière négative en avril 1944109. Le directeur des Textiles et des Cuirs est l’un des rares qui puisse faire état de l’existence de « programmes », notamment pour les textiles110. Cela résulte d’une double caractéristique. D’une part, la grande concentration de pouvoirs attribués au Répartiteur de la Section Textile ou à celui du Cuir et Pelleteries, qui sont également directeurs généraux des CO des industries textiles et du cuir et répartissent à la fois la matière première et le produit fini. D’autre part, le fait que, dès 1941, ces deux branches aient été intégrées dans l’économie européenne, en particulier les textiles, à travers les Plans Gruber ou Kehrl, ce dernier étant devenu d’ailleurs, depuis cette date, le principal collaborateur d’Albert Speer à la tête de l’Office central de Planification. On trouve, dans les archives du Secrétariat à la Répartition, une liste détaillée de « programmes de fabrication » émanant de la Section des Cuirs et Pelleteries, et portant sur des pantoufles, bottes, galoches, sabots (parmi lesquels viennent d’abord les chiffres de production destinée aux Allemands), ainsi que des programmes pour la ganterie, maroquinerie, bourrelerie...111. Autrement dit, dans ce cas, la rationalisation — relative, compte tenu des détournements clandestins de matières, qui échappent à la Répartition — de la production a permis d’intensifier les prélèvements allemands.
54Pour certaines directions, la programmation apparaît sans objet. C’est le cas, par exemple, du directeur des Industries aéronautiques, qui n’en voit pas 1’« intérêt immédiat », puisque « l’ensemble des établissements industriels qui lui ressortissent travaille actuellement pour des commandes extérieures, dont le programme est établi par les seuls services allemands »112. De même, pour les directions qui contrôlent surtout des industries de matières premières, comme les Mines113. Les autres directeurs manifestent de profondes réticences. Le directeur des Industries chimiques signale que seule l’industrie du verre a fait l’objet de décisions de « programmes ». Il précise que des « difficultés de tous ordres » (transports, réquisitions, destructions) « empêchent l’exécution même approximative » des programmes. Il ajoute que, selon lui, c’est « un paradoxe de perdre son temps et du crédit à établir des programmes dont on sait manifestement qu’ils ne pourront pas être tenus »114. Le directeur de l’Électricité se plaint de l’emprise croissante des services de Répartition (une Section de Répartition de l’Électricité a été créée, sous pression allemande, depuis l’été 1943), alors que la Direction « qui préside aux destinées de l’industrie électrique depuis plus de trente ans », veille au programme quotidien (par le biais du Bureau central de l’Exploitation et de la Coordination) et au programme d’avenir : « Appliquer les directives de M. Richard revient à donner à la Section de l’Électricité le pas sur la Direction (...). Tout en effet est conditionné dans un service public par la nécessité de réaliser les programmes. J’ai toujours protesté contre la possibilité de séparer la répartition de la Direction. En passant outre à nos protestations, M. le Ministre m’avait cependant toujours assuré que le Directeur de l’Électricité resterait en dernier ressort le Chef du Service public dont il a la responsabilité (...). Le répartiteur est le chef d’État-Major et le Directeur est le général dans la bataille de l’Électricité »115. Le directeur considère comme impossible que la Direction de l’Électricité « démissionne, ne fût-ce que quelques années, devant l’hypertrophie passagère de la Répartition »116. Le directeur du Bois et des Industries diverses redoute « les progrès dangereux de l’étatisme au détriment d’une saine organisation professionnelle de l’Économie »117. La possibilité pour le Répartiteur de donner des directives directement aux entreprises « ne peut prévaloir contre la nécessité reconnue d’organiser l’économie par l’intermédiaire et avec le concours entier des professions elles-mêmes »118. Devant les réticences des CO et de la Direction il a d’ailleurs fallu, sous pression allemande, créer une branche des industries du Bois à l’OCRPI, en février 1944. Le directeur, dans son rapport pour 1943, souligne d’ailleurs « l’antinomie manifeste entre les besoins immédiats (...) et le souci de maintenir dans l’avenir la qualité de notre production ». Il signale le fait que de nombreux articles mis en « programmes » sont des produits de remplacement ou de mauvaise qualité, fabriqués avec une matière première médiocre119. Il ajoute que le « recours systématique à la politique des programmes » entraîne « la disparition de l’esprit commercial qu’implique presque nécessairement une surveillance étatique poussée jusqu’au détail technique d’exécution »120. Le directeur des Industries mécaniques et électriques, Bellier, formule les critiques les plus vives. Il signale l’établissement de programmes pour certains produits finis, « selon une liste dont la contexture apparaît disparate, n’ayant aucun lien avec l’activité globale des branches d’industries ». Il cite aussi bien des « programmes » pour les briquets, bicyclettes, règles à calcul, réveille-matin, etc. qui ne rentrent pas dans le cadre de la répartition des matières premières. Il conclut en défendant le statu quo : « On peut donc prédire (...) que la méthode actuelle, si elle était poursuivie, aboutirait, sinon à un blocage total de la répartition, du moins à des difficultés graves, et, en dernier ressort, à une désorganisation des secteurs de production qui, à ce moment-là, n’auraient pas été programmés (...). Les programmes de fabrication de produits finis doivent être subordonnés aux programmes de répartition des matières premières principales, et être placés dans le cadre de ces programmes, qui assurent, actuellement, la régulation indispensable de l’activité des différentes branches de production »121. Il annonce : « ...Dans les conditions actuelles de répartition des matières premières, il ne faut pas attendre, sauf en cas de contrôle strict, une grande efficacité des programmes de produits finis (...) Il y a lieu de craindre (...) un échec à peu près complet du système toutes les fois que la demande des objets est très supérieure à l’offre (...). L’échec se généralisera au fur et à mesure de l’extension des programmes... »122.
• Un compromis : les deux niveaux de « programmes ».
55Face à la résistance des directions, Jarillot, secrétaire général à la Production industrielle, propose à J.-M. Richard de s’en tenir à des « programmes de devis-matière », et non des «programmes exclusifs »123. Lors d’une réunion avec le docteur Weniger, « champion de la doctrine de l’Autorité occupante en la matière », J.-M. Richard fait admettre l’idée de deux niveaux de programmes. D’abord des « programmes exclusifs » (ou « de répartition »), définissant avec précision les produits fabriqués, où l’intervention du Répartiteur des Produits finis est contraignante et aboutit à une interdiction des fabrications en dehors des « ordres de fabrication » attribués. Ces « décisions de programme » sont publiées au JO et soumises au Majestic. Mais il est prévu un second niveau, moins contraignant : des « programmes-devis-matières » (ou « programmes de direction »), fixant les quantités de matières allouées sans préciser le caractère et le nombre de produits à fabriquer. Ces programmes relèvent des CO, en accord avec les directions du MPI, sans dépendre du Répartiteur, ni être publiés au JO (et donc, non soumis au Majestic). En privilégiant ce second niveau, la centralisation, et donc l’intégration à la machine allemande, pouvait être davantage freinée124.
• Tripartition et exploitation renforcée.
56Le système se met en place en mai-juin 1944, au moment où l’économie est complètement désorganisée. Le premier état de conjoncture, élaboré par la Direction des Services techniques de l’OCRPI, le 30 juin 1944, donne des indications assez complètes. À cette date, la tripartition de l’économie française (entre les commandes allemandes, le secteur dirigé pour les besoins vitaux, le secteur « libre ») est bien engagée. La ventilation par produits de Répartition est la suivante :
57Cette répartition de l’activité souligne le poids croissant de la production pour compte allemand. De ce point de vue, la politique d’exploitation rationnelle, amorcée par le Majestic et systématisée par Speer malgré les actions de Sauckel, a été relativement efficace, au point que, en 1943, environ quarante pour cent de la production française sont destinés aux besoins allemands. Et les pourcentages, cités par Alan Milward, marquent une nette progression de 1942 à 1943125.De plus, dans le cas de certains accords généraux, tels les plans franco-allemands pour le textile (Plans Kehrl), il est prévu l’exécution prioritaire des fabrications pour compte allemand, les retards — qui atteignent presqu’un an en juillet 1944 — se portant principalement sur les secteurs français. Les besoins reconnus à la population française vont s’amenuisant, alors que la part allemande va croissant, à la suite des destructions en Allemagne par les bombardements aériens126. Et les « contrats » signés à partir de 1943 le sont dans des conditions encore beaucoup plus rigoureuses pour les négociateurs français.
58Parallèlement, dans la production, on compte, au 31 mai 1944, 13 002 entreprises « S » (sans compter les 350 entreprises « S » du Nord-Pas-de-Calais), ainsi ventilées par directions du MPI :
59C’est dans les industries mécaniques et électriques — où l’on trouve presque quarante pour cent des entreprises « S » — qu’il devait y avoir le plus grand nombre de « programmes de fabrication ».
• Désorganisation et anachronisme.
60Mais, au 15 juin 1944, l’OCRPI ne recense qu’une soixantaine de « programmes impératifs » (émanant pour la plupart de la Section des Métaux ferreux, des Produits finis et divers) visés depuis le début de l’année, ainsi qu’une vingtaine de programmes en instance d’approbation et une cinquantaine (émanant de la même section) encore à l’étude127. La « mise en programme » apparaît alors surtout limitée à la Section confiée à J.-M. Richard qui, à partir du printemps 1944, a adjoint les métaux ferreux aux produits finis et apparaît en tête de l’organigramme de l’OCRPI. Le 1er août 1944 — soit trois semaines avant la Libération de Paris ! — Jean Bichelonne fait modifier ainsi la codification des Sections de Répartition, consacrant la suprématie des Produits finis, confirmant l’existence de la Section de l’Électricité, malgré les protestations de la Direction, et adjoignant une Section de Récupération.
61Alors que les blindés américains roulent vers la capitale, l’État-Major du ministre de la Production industrielle parachève l’appareil de direction, destiné à insérer l’industrie française dans l’Europe allemande ! Mais l’asphyxie de l’économie due, en particulier, à la « désarticulation » du réseau SNCF (21,7 % en moyenne des wagons chargés en mai 1944 par rapport à mai 1938), ainsi qu’aux restrictions de gaz et d’électricité, à la pénurie de charbon et aux « troubles sociaux » rendent impossible l’exécution des programmes. En outre, les entreprises pour compte allemand bénéficient de nombreuses dérogations par les Autorités d’Occupation, notamment pour l’électricité. Pour les carburants, le Groupe Mineralöl dépossède, en juillet, la Section du Pétrole de la Répartition des carburants liquides. Raymond Dreux, directeur des Services techniques de l’OCRPI note, le 30 juin 1944 : « Dans ces conditions, la Répartition, que l’on a appelé (sic), pendant la période vécue depuis l’Armistice, l’Administration de la pénurie, se trouve peu à peu empêchée de jouer le rôle qui lui est propre (...) par l’impossibilité où elle se trouve de mettre effectivement à la disposition des bénéficiaires les matières allouées »128.
***
CONCLUSION DU CHAPITRE XX
62Ainsi, la désorganisation issue des combats liés au débarquement et à la Libération du territoire a empêché la réalisation de l’organisation conçue lors des accords Speer-Bichelonne. Comme le note Bellier, en mars 1945, la méthode de direction de l’économie française par les Autorités d’Occupation, à travers la Répartition des Produits finis, « ... d’une efficacité certaine, commençait seulement à être mise en pratique en 1944 »129. Les Autorités militaires allemandes et l’Office Central de Planification étaient en voie de resserrer leur contrôle sur la production française, à travers une intégration par l’aval, à laquelle Jean Bichelonne, par zèle dirigiste et fascination pour l’organisation « rationnelle », a contribué jusqu’à la fin, poussant ainsi au bout le syndrome du « pont de la Rivière Kwaï ». Mais plusieurs des directions du MPI et des CO ont exercé un rôle de frein à l’égard de cette intégration, à l’exception des CO comme ceux des Textiles ou du Cuir, qui ont manifesté une attitude pionnière, allant, dès 1941, dans ce sens.
63À partir du printemps 1942 et l’élévation des exigences de l’Occupant, confronté désormais à une guerre totale, la direction de l’économie et des finances françaises se trouve soumise à une double situation contradictoire : le renforcement nécessaire du dirigisme pour faire face à ces exigences, et l’affaiblissement de l’État français, doublé de l’aggravation brutale des divers prélèvements allemands, qui compromettent et menacent le fonctionnement même de l’appareil financier et économique de l’État.
64Bien que l’heure ne soit plus à la « collaboration constructive », certains experts comme Bichelonne, couverts en amont par les choix décisifs de Pierre Laval, tentent de bâtir, non sans anachronisme, les structures dirigistes aptes à la fois, selon une ambivalence liée au régime de Vichy dès l’origine, à intégrer l’économie française dans la division allemande du travail et à la rénover pour le temps de paix. L’ampleur et l’inopportunité même de l’entreprise, l’évolution du conflit et les résistances rencontrées dans l’Administration ont ainsi empêché la constitution de l’appareil dirigiste destiné à intégrer l’économie française par l’aval. Cependant, vont demeurer, au-delà de l’été 1944, des structures et des pratiques disponibles pour d’autres fins.
Notes de bas de page
1 Cf. Burton H. Klein, Germany’s Economic Preparation for War, Cambridge (Massachussets), 1959 et Alan Milward, The New Order..., op. cit.
2 Cf. Burton H. Klein, Germany’s Economic Preparation for War, Cambridge (Massachussets), 1959 et Alan Milward, The New Order..., op. cit.
3 Cf. Jacques Benoist-Mechin, De la défaite..., op. cit., t. 2, chapitre VII, p. 84-115.
4 Cf. Robert Aron, Histoire..., op. cit., p. 476.
5 AN. F37 31, d. « charbon (questions générales) », c.-r. de la réunion au Majestic du 18 mars 1942, DGREFA 4922, 24 mars 1942, 3 p.
6 Laval parle..., op. cit., p. 95 ; confirmé par Pierre Cathala, Face aux réalités. La direction des finances françaises sous l’Occupation, Paris, 1948, 305 p. Sur Pierre Laval, cf. H. Cole, Pierre Laval, Paris, 1964 ; G. Warner, Pierre Laval and the Eclipse of France, Londres, 1968 et récemment, Fred Kupferman, Laval, op. cit.
7 Jacques Benoist-Mechin, De la défaite..., op. cit., t. 2, p. 43.
8 Cf. Louis Noguères, Le véritable procès du maréchal Pétain, Paris, 1955, p. 39 et suiv.
9 Cf. Otto Abetz, Pétain et les Allemands, Paris, 1948, p. 158 ; Fred Kupferman, Laval.., op. cit., ch. 11 « Le syndic de la faillite », p. 323 et suiv.
10 Jacques de Fouchier, Le goût..., op. cit., t. 2, p. 133.
11 Cf. Jacques Benoist-Mechin, De la défaite..., op. cit., t. 2, p. 119.
12 Les archives ne fournissent plus de comptes rendus importants après cette date.
13 Cf. Alan Milward, The New Order..., op. cit., ch. V « The Level of Exploitation increased », p. 110-146.
14 Jacques Benoist-Mechin, De la défaite..., op. cit., t. 2, p. 101.
15 Ibid., t. 1, p. 351 et suiv.
16 Ibid., t. 2, p. 133 ; souligné par nous.
17 Ibid., t. 2, p. 132-133 ; souligné dans le texte.
18 Charles Rist, Une saison gâtée. Journal de la Guerre et de l’Occupation 1939-1945, établi, présenté et annoté par Jean-Noël Jeanneney, Paris, 1983, p. 277.
19 Cf. Alfred Sauvy, La vie économique des Français de 1939 à 1945, Paris, 1978, p. 177 et du même De Paul Reynaud..., op. cit., p. 134.
20 Jacques de Fouchier, Le goût..., op. cit., p. 130.
21 Cf. Ibid., p. 130 et suiv. ; cf. François Bloch-Lainé, Profession fonctionnaire, Paris, 1976.
22 Ibid., p. 123.
23 Ibid., p. 131.
24 Ibid., p. 131.
25 Source : Pierre Cathala, « Le fonctionnement du circuit monétaire », note écrite à la fin de 1944 et reproduite in Face aux réalités..., op. cit., p. 151-159, annexe II.
26 Ibid., p. 43 ; cf. supra, chapitre XVII.
27 Cf. supra, chapitre I.
28 Pierre Cathala, Face aux réalités..., op. cit., p. 153 (annexe II).
29 Ibid., p. 146.
30 Cf. supra, chapitre I.
31 Ibid., p. 154.
32 Ibid., p. 147.
33 Cf. supra, chapitre XVII.
34 Pierre Cathala, Face aux réalités..., op. cit., p. 41.
35 Ibid., p. 208-209.
36 Ibid., annexe V, p. 191. Note remise le 17 décembre 1942 par le ministre des Finances au chef du gouvernement pour répondre aux exigences allemandes tendant à la majoration des frais d’occupation.
37 Fred Kupferman, Laval, op. cit., p. 385.
38 Pierre Cathala, Face aux réalités..., op. cit., p. 69.
39 Jacques de Fouchier, Le goût..., op. cit., p. 132.
40 Cité in Pierre Cathala, Face aux réalités..., op. cit., p. 194 ; souligné par nous.
41 Ibid., annexe VI, p. 212.
42 Ibid., p. 211.
43 Ibid., annexe II, p. 159 ; souligné par nous.
44 Cf. supra, chapitre I.
45 Source : Pierre Cathala, Face..., op. cit., p. 235.
46 Cf. supra, chapitre XVII.
47 AN, AGII 544, c.-r. de la séance du 17 juillet 1942 du CEI, Vichy, 6 p.
48 Idem, c.-r. de la séance du 31 juillet 1942 du CEI, Vichy, 8 p.
49 Idem, c.-r. de la séance du 17 juillet 1942, cité.
50 Idem, c.-r. cité.
51 Idem, c.-r. de !a séance du 31 juillet 1942, cité.
52 Idem, c.-r. de la séance du 16 septembre 1942 du CEI, Paris, 4 p.
53 Idem, c.-r. de la séance du 31 juillet 1942, cité.
54 Idem, c.-r. de la séance du 17 juillet 1942, cité.
55 Idem, c.-r. de la séance du 11 septembre 1942 du CEI.
56 Idem, c.-r. des séances des 9 octobre 1942 (6 p.) et 28 octobre 1942 (4 p.) du CEI.
57 Cf. AEF 5 A 29 (Papiers Cusin).
58 Cf. E. Homze, Foreign labor in Nazi Germany, Princeton, 1967 ; Jacques Evrard, La déportation des travailleurs français dans le IIIe Reich, Paris, 1972 ; voir également Jacques Desmarets, La politique de la main-d’œuvre en France, Paris, 1946 ; Eberhardt Jäckel, La France..., op. cit. ; Alan Milward, The New Order..., op. cit., ch. VI, p. 147 et suiv.
59 Cf. E. Homze, Foreign labor in Nazi Germany, Princeton, 1967 ; Jacques Evrard, La déportation des travailleurs français dans le IIIe Reich, Paris, 1972 ; voir également Jacques Desmarets, La politique de la main-d’œuvre en France, Paris, 1946 ; Eberhardt Jäckel, La France..., op. cit. ; Alan Milward, The New Order..., op. cit., ch. VI, p. 147 et suiv.
60 Jacques Benoist-Méchin, De la défaite..., op. cit., t. 2, p. 121.
61 Cf. circulaire du SEPI du 2 juillet 1942.
62 AN, F37 27, d. cité, compte rendu..., cité, p. 23.
63 Idem.
64 Jacques Benoist-Méchin, De la défaite..., op. cit., t. 2, p. 125-126.
65 Ibid., p. 124.
66 Ibid.
67 Cf. E. Homze, Foreign..., op. cit., p. 182.
68 Cf. supra, chapitre XVIII.
69 AN, F12 9966, d. « Concentration industrielle », s.-d. « Textiles », Lettre de Jean Bichelonne aux directeurs et chefs de service du MPI, 27 mai 1942, 1 p.
70 Idem, Lettre du général Michel, 20 août 1942, 2 p.
71 Cf. AN, F37 27, d. cité, compte rendu..., cité.
72 Cf. AN, F12 9966, d. « Concentration industrielle », sd. « Fermetures d’usines 1941-1946 ».
73 Idem, Lettre citée (cf. note 3, page précédente).
74 AN, F12 10 030, d. « Rapports annuels des directions », Rapport du directeur du Bois, des Industries diverses et des transports industriels en 1943, 4 avril 1944, 15 p.
75 AN, F12 10 102, d. « 477. Méthodes allemandes d’Occupation », Fichier des autorités allemandes..., cité, article Donath et Fischer.
76 Idem, Fichier cité, article Matzke.
77 AN, F12 10 030, d. cité (cf. note 2), rapport du directeur des Mines pour 1943, 30 p.
78 AN, F12 10 102, d. cité, note de M. Bellier, DIME, 16519 - EG/2729, 5 mars 1945, 4 p.
79 AN, F12 9966, d. « Concentration industrielle », s.-d. « Fermetures d’usines 1941-1946 », note du SGP « Le plan d’aménagement de la production », 2 p. ; cf. Idem, s.-d. « 45. Réactions provoquées par la concentration », on y trouve nombre de pétitions et réclamations de producteurs et associations professionnelles.
80 AN, F12 9576, d. « CNIE - Omnium français des produits azotiques », Parquet de la Cour de justice du département de la Seine, exposé du commissaire du Gouvernement, 22 février 1946, 58 p.
81 AN, F37 34, d. « Poudres et explosifs », c.-r. des réunions du 5 mai 1942 au 4 juillet 1942 avec les Allemands a/s fabrication française de poudre à canon, par l’ingénieur général de Varine-Bohan, directeur du Service industriel des poudreries nationales.
82 Idem, c.-r. de la rencontre du 5 août 1942 à 20 h au Ritz.
83 Idem, c.-r. de la réunion au Majestic le 4 juillet 1942 à 12 h, de V/PF., 7 p. ; Idem, Lettre DSA au président de la Délégation française auprès de la CAA, signée Amiral Platon, « très secret », PN/CAB/ HB, n° 2548, 22 juillet 1942, 4 p.
84 Idem, c.-r. de la rencontre du 5 août, cité (cf. note 2) ; souligné par nous.
85 Idem, c.-r. cité.
86 Idem, protocole concernant la livraison de poudres à l’Allemagne, Paris, 8 août 1942, 2 p.
87 AN, F12 9576, d. « CNIE-OPA », rapport-affaire 680-OPA, signé R. Cahart, 28 avril 1948, 3 p.
88 Alan Milward, The New Order..., op. cit., p. 130.
89 Cf. Fred Kupferman, Laval..., op. cit., p. 403.
90 Cf. Alan Milward, The New Order..., op. cit., p. 124.
91 Ibid., p. 147 et suiv.
92 Albert Speer, Au cœur du Troisième Reich, trad. fr. Paris, 1971, 816 p., p. 438.
93 Jacques Benoist-Méchin, De la défaite..., op. cit., t. 2, p. 127.
94 Ibid, p. 117.
95 Albert Speer, Au cœur..., op. cit., p. 440.
96 AN, F12 10157, d. « 221-Répartition », exposé fait par J.-M. Richard, à la réunion des présidents et directeurs des CO, CII, 17 janvier 1944, 15 p.
97 Idem, arrêté du 17 juin 1943.
98 Idem.
99 Idem, d. cité, exposé fait par J.-M. Richard..., cité.
100 Idem.
101 Idem ; souligné par nous.
102 Idem.
103 Idem ; souligné par nous.
104 Idem ; souligné par nous.
105 Idem ; souligné par nous.
106 Idem ; souligné par nous.
107 Idem.
108 Cf. R.-F. Kuisel, Le capitalisme..., op. cit., p. 263.
109 AN, F12 10157, d. « Répartition 221 », s.-d. « Programmes de fabrication », note du secrétaire à la répartition au secrétaire général à la production industrielle, signée J.-M. Richard, JMR/EB, SR 1, n° 100, 16 mars 1944, 5 p.
110 Idem, note du directeur des textiles et des cuirs, n° 1063, TEX A/36, 5 avril 1944, 3 p.
111 Idem, Programmes de fabrication de la section des cuirs et pelleteries du 1er avril au 30 septembre 1944, envoyés le 5 mai 1944 à SGPI.
112 Idem, note du directeur des Industries aéronautiques DIA/I n° 3107, 29 mars 1944, 1 p.
113 Idem, note du directeur des Mines, 848, 1er avril 1944, 1 p.
114 Idem, note pour le secrétaire-général à la Production industrielle du directeur des Industries chimiques, 2290 G/DIC, 4 avril 1944, 2 p.
115 Idem, note du directeur de l’Électricité (par intérim), 128-d, 4 avril 1944, 1 p.
116 Idem, note citée.
117 Idem, note du directeur du Bois, des Industries diverses et des Transports industriels, n° 277, 4 avril 1944, 3 p.
118 Idem, note citée.
119 AN, F12 10030, d. « Rapports annuels des directions », rapport du directeur du Bois, des Industries diverses et des Transports industriels en 1943, 4 avril 1944, 15 p.
120 Idem, rapport cité ; souligné par nous.
121 AN, F12 10 157, d. cité note signée Bellier, DG 13453, 3 avril 1944, 5 p.
122 Idem, souligné par nous.
123 Idem, lettre de Jarillot au secrétariat à la répartition, SGP, n° 1473, 14 avril 1944, 1 p.
124 Idem, exposé de J.-M. Richard sur les programmes de fabrication, direction générale de l’OCRPI (en présence de Jarillot), 28 avril 1944, 3 p. ; Idem, note du secrétariat à la répartition aux directeurs responsables et présidents des CO, signée Bichelonne, transmise le 23 mai 1944, 4 p.
125 Cf. Alan Milward, The New Order..., op. cit., p. 132-133.
126 AN, F12 10102, d. « 477 c - Méthodes allemandes d’occupation », s.-d. « Occupation allemande - M. Claudot », note du SGP, n° 3135 SGP, 17 avril 1945, 18 p.
127 Idem, liste des programmes de fabrication dressée par CO remis par l’OCRPI à la fin mai (1944). La liste comprend les moteurs électriques, postes de TSF, cycles, emballages métalliques...
128 Idem, note citée.
129 AN, F12 10102, d. « 477 c - Méthodes allemandes d’occupation », s.-d. cité, note de Bellier, DIME 16 519, EG/2729 - 5 mars 1945, 4 p.
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