Conclusions de la quatrième partie
p. 493-496
Texte intégral
1À partir de l’été de 1937, les principaux experts des Finances, en particulier Jacques Rueff, désormais en harmonie avec des gouvernants radicaux (Chautemps-Bonnet, puis Daladier-Marchandeau), préconisent le retour à une politique d’« ajustement » et contribuent à amortir la poussée réformatrice de 1936. Ils en attendent des avantages en termes de politique de l’offre : la déthésaurisation et le retour des capitaux exilés doivent rendre possible le financement des charges par le marché monétaire et laissent espérer le désengagement de l’État sur le marché financier, ainsi rendu disponible pour les entreprises. De leur côté, les experts de l’Économie nationale et du Travail insistent sur les lacunes de l’équipement productif, sur l’élévation nécessaire de la productivité, sur la gestion de la main- d’œuvre, et sur l’importance d’un compromis social autour de la reprise, aménageant, tout en en conservant les principes, les réformes de 1936. Mais les besoins de la trésorerie, du fait du réarmement — le volume de charges, comme avant la grande déflation, atteint près de cent milliards de francs 1938 — rendent illusoire le désengagement financier de l’État.
2Édouard Daladier, après avril 1938, lève plusieurs hypothèques : politique (la menace d’un Front populaire reconstitué), monétaire (les handicaps d’un franc fort) et sociale (la revalorisation depuis 1936 de la part du travail dans le revenu national), dans la perspective d’attirer la confiance des porteurs de capitaux et de susciter des anticipations favorables chez les entrepreneurs. Le choix de Paul Reynaud pour la rue de Rivoli confirme la décision des gouvernants de s’aligner sur les préférences des experts des Finances, et de mettre fin à l’État « bonhomme-Noël ». Il en résulte une triple conséquence. L’analyse en termes financiers est confirmée par le retour des capitaux au printemps, et surtout après novembre 1938. L’intérêt porté à l’évolution des forces socio-politiques intérieures par les détenteurs de capitaux semble l’avoir emporté sur les inquiétudes internationales (tout au moins jusqu’à la crise de Prague, en mars 1939). Mais cette réussite financière se fait au prix d’une cassure dans le tissu social, en prenant appui sur des mesures qui apparaissent comme autant de remises en question des réformes sociales de 1936 : en particulier, Daladier et Reynaud passent outre le compromis élaboré lors de l’Enquête sur la Production ou les tentatives de conciliation de Paul Ramadier. Enfin, les modes libéraux de financement des besoins du Trésor apparaissent de plus en plus en porte à faux avec les besoins de direction d’une économie tournée vers une guerre proche. On peut constater, lors de la « drôle de guerre », le déphasage entre les exigences techniques de la conduite de l’économie — qui impliquent la mise en place de structures de dirigisme par les prix et les quantités — et le respect des principes idéologiques et des valeurs culturelles libérales affirmé les mois antérieurs et conforté par les attentes d’une majorité parlementaire de concentration.
3Cependant, malgré les discours sur le désengagement financier de l’État, dans les faits, l’« impasse » n’a jamais été aussi élevée depuis les débuts de crise, représentant le double (en 1938), puis le quadruple (en 1939) de son volume de 1934-35. Ainsi, la reprise économique — limitée en regard des niveaux d’avant-crise — tout en prenant appui sur des sources libérales de financement par le marché monétaire, repose en fait largement sur la demande publique liée au réarmement. De plus, cette reprise apparaît tardivement, au tournant de l’année 1939. Des travaux économétriques récents soulignent, combien, sur la période 1931-1939, les variables qui relèvent de la demande (volume de l’investissement ; masse salariale) se trouvent en aval des chaînes de causalité mises en évidence, et donc, au total, sans grand effet sur les autres variables1. Les variables en amont — productivité horaire, production industrielle notamment — relèvent de l’offre. Ainsi, même lorsque les perspectives de la demande existent — c’est le cas, du fait d’abord de la revalorisation de la masse salariale en 1936, puis du réarmement en 1938 — les anticipations des investisseurs demeurent défavorables. Les attentes des gouvernants à ce sujet — depuis Léon Blum et Vincent Auriol à l’automne 1936, jusqu’à Daladier et Paul Marchandeau à l’automne 1938 — sont déçues.
4Pendant une longue période, même après les premiers efforts de réarmement, le scepticisme a pu régner chez les entrepreneurs, quant au caractère durable des programmes lancés. On se souvient de l’insistance avec laquelle Auguste Detœuf, à l’été 1936, recommande à Jules Moch d’engager l’État dans un programme de travaux d’au moins 100 milliards, afin qu’il soit « considéré par chacun comme à perte de vue ». (Cf. supra, chapitre XI). Au-delà de ce scepticisme, une triple série de facteurs a pu peser. Deux d’entre eux ont été explicitement avancés par les représentants du CGPF, lors de l’Enquête sur la Production. Tout d’abord, le souci de réduire le taux de rémunération des heures supplémentaires et, d’une manière générale, modifier le rapport profits/salaires aux dépens de ces derniers, par rapport à 1936. Toutefois, des études récentes de branches sur un échantillon de sociétés métallurgiques et de constructions mécaniques indiquent qu’en 1937-38, malgré une certaine reprise d’activité et la remontée de l’excédent brut d’exploitation, les investissements stagnent2. On peut penser que les références des dirigeants d’entreprises en matière de profits se fondaient sur les taux exceptionnellement élevés d’avant la crise. Les quelques approches statistiques globales semblent indiquer, malgré leurs imprécisions, que l’attente du retour à de tels niveaux, jamais atteints depuis lors, apparaît grandement illusoire. De ce point de vue, la crise marque une rupture de longue durée : la fin des profits dodus des années vingt. Mais la conscience des entrepreneurs semble déphasée par rapport au phénomène. Second facteur, la volonté de ne plus dépendre d’une concertation avec les syndicats de salariés et avec l’Inspection du Travail pour modifier le régime du travail. Rétablir l’autorité, comme le notait Antoine Prost lors du Colloque de 1975 sur Édouard Daladier, apparaît comme « une question de principe, et qui passe avant tout autre, fût- elle celle du profit ». On peut ajouter que, d’une manière plus générale, l’attention portée à l’évolution des forces socio-politiques et les craintes à l’égard du « programme collectiviste » — comme en témoigne la réaction citée de l’Agence économique et financière, au lendemain de la publication du rapport de l’Enquête sur la Production — ont prévalu, au moins jusqu’à l’automne de 1938, sur des anticipations favorables, fondées sur la certitude d’une demande potentielle. Dans la France d’alors, plusieurs experts réformistes de l’État, tel Jean Coutrot, n’ont de cesse de déplorer ce primat du socio-politique.
5Les difficultés d’une reprise tardive et surtout l’effondrement militaire de 1940 ne sauraient toutefois masquer les innovations en matière de structures étatiques ou de réflexions pour l’avenir. Malgré le rejet des principes reflationnistes, plusieurs des structures étatiques mises en place en 1936 ont été techniquement assimilées dans l’appareil d’État, une fois levées les hypothèques liées aux conditions socio-politiques de leur adoption. C’est le cas pour les organismes réformés (comme la Banque de France, la SGF ou le CNE) ou pour ceux qui ont été créés (l’Office du Blé, le Comité national de Surveillance des Prix, la Caisse nationale des Marchés), dont le fonctionnement s’avère durable. De plus, les experts de l’Économie nationale, du Travail ou des Travaux publics, bien que hiérarchiquement dominés par l’Establishment des Finances et limités dans leurs moyens, ont avancé des thèmes neufs de réflexion sur l’accroissement de la productivité, la gestion de la main-d’œuvre et du chômage et ont expérimenté des méthodes pionnières de concertation sociale autour des problèmes de régulation du travail et de la production. L’occasion leur a ainsi été donnée de mettre en évidence les principaux goulots macro-économiques de l’économie française, résultant du complexe énergético-sidérurgique, et même d’engager certains programmes d’équipement — dans l’hydroélectricité en particulier — pour y remédier. Si les années trente n’ont pas été, du point de vue de la direction de l’économie, marquées par des réussites, elles apparaissent comme celles de la définition des grands diagnostics et de certaines procédures de concertation fécondes pour les années suivantes.
Notes de bas de page
1 F. Maurel et R. Salais, « La conjoncture économique des années 1930 en France : une exploration par l’économétrie des modèles multivariés », G. S. CNRS/INSEE, « IEPE », dactyl., 30 p., 1987.
2 Patrick Gancarz, « Les sociétés métallurgiques en France 1928-1938 : investissement et conjoncture économique », mémoire de maîtrise, Paris VIII, 1988 (direction J. Marseille).
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L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion 1932-1952. Volume I
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