Chapitre XII. Le Front populaire sous Chautemps l’amortissement (juin 1937-mars 1938)
p. 369-388
Texte intégral
1La chute du gouvernement de Léon Blum accentue l’infléchissement dans la direction des finances apporté par la « pause ». À la différence de la situation de 1936, experts et gouvernants paraissent désormais s’accorder pour ainsi amortir la poussée réformatrice des premières semaines du gouvernement de Front populaire. C’est en particulier l’apogée de Jacques Rueff, tout-puissant au Mouvement général des Fonds, désormais en phase avec Georges Bonnet, qui remplace Vincent Auriol. Est-ce pour autant le retour à une politique d’« ajustement » ? Et qu’advient-il des structures de direction économique mises en place à l’Économie nationale ?
I. FINANCES ET TRÉSORERIE D’ABORD : RETOUR À UNE « POLITIQUE D’AJUSTEMENT » ?
2Malgré l’apparente continuité parlementaire et politique, le gouvernement Chautemps, en faisant appel à Georges Bonnet pour diriger la rue de Rivoli, redonne vigueur à des analyses et des pratiques antérieures à la formation du gouvernement de Front populaire, puisées dans les raisonnements déflationnistes. Jacques Rueff, qui avait pu, depuis la « pause », faire prévaloir certaines de ses vues, allait-il disposer, avec Georges Bonnet, connu pour son orthodoxie, d’une autorité, voire d’une sorte d’hégémonie intellectuelle, sur la direction des finances et de l’économie ?
1. Plan Rueff et décrets-lois Bonnet (juin-juillet 1937) : la compression de la dépense.
3Pendant que Georges Bonnet vogue sur l’Atlantique, avant de rejoindre son nouveau poste de ministre (il arrive seulement le 28 juin), Jacques Rueff, dont le maintien en poste résulte de la chute de Léon Blum, reste « seul responsable de la continuité des paiements, donc de la vie de l’État »1.
• Le plan Rueff renforcé.
4Quelques heures seulement après la chute nocturne du gouvernement Blum, le directeur du Mouvement général des Fonds écrit une note pour son ministre, dans laquelle il reprend, en les renforçant, les éléments de son plan du 7 juin2. Le solde — 800 millions de francs — des dix milliards d’avances, ouverts par la loi du 23 juin 1936, ne permettant au Trésor de tenir que jusqu’au 30 juin, Jacques Rueff estime les besoins de trésorerie pour le second semestre à vingt-six milliards (dont presque dix milliards de remboursement des bons 4,5 % 1934 et de l’emprunt britannique). Or, depuis qu’il est directeur du Mouvement général des Fonds, il évalue à vingt milliards environ les possibilités annuelles d’émission à long terme pour l’État et les collectivités, en s’appuyant sur les résultats des années précédentes3. Dans ces conditions,... « la continuité des paiements de l’État en régime de liberté monétaire ne pourra être assurée que si l’on réussit à provoquer d’ici peu d’importants rapatriements de capitaux »4. Il recommande, dans l’intervalle, de porter le plafond des avances de la Banque de France de dix à quinze milliards, comme il l’avait proposé à Vincent Auriol, le 11 juin5. Mais, à l’adresse de son successeur, il se montre beaucoup moins sévère pour qualifier la mesure ainsi proposée : ce ne serait pas de l’inflation, commente-t-il, car, à concurrence de dix milliards, le Fonds de stabilisation des changes stérilise ces francs6.
• L’intervention de l’État ou la substitution néfaste.
5Jacques Rueff propose de majorer les recettes de sept à huit milliards de francs, sans préciser lesquelles. En outre, il suggère de supprimer pour le Trésor toutes les charges autres que celles de la Défense nationale, notamment d’ajourner toutes les dépenses d’investissements, les grands travaux ayant les mêmes effets dans la lutte contre le chômage — sauf, pour partie, dans le bâtiment, précise-t-il — que les programmes militaires7. Simple reprise du raisonnement justifiant la pause. Quelques jours plus tard, il est encore plus net : ... « dans la plupart des cas, on observe que les grands travaux d’État (...) se substituent purement et simplement à des travaux privés qu’ils rendent impossibles »8. C’était explicitement renouer avec la politique de l’offre, pratiquée lors des gouvernements déflationnistes, et les analyses de Wilfrid Baumgartner de 1935. Jacques Rueff suggère donc l’arrêt de tout engagement nouveau — ce qui était pratiquement réalisé depuis la pause — et même la recherche d’économies sur les dépenses déjà engagées, sauf avis d’un « comité de trois membres », créé à cet effet. En clair, cela signifiait limiter le montant du financement des grands travaux à un total de six milliards sur les années 1936-39, dont trois pour 1938, c’est-à-dire en deçà-même du volume prévu dans la première tranche de la loi du 19 août 1936 (huit milliards, sur un programme total de vingt milliards)9.
• Orthodoxie financière et entorse transitoire à l’orthodoxie monétaire.
6Jacques Rueff propose toutefois à Georges Bonnet ce qu’il a toujours fermement repoussé sous Vincent Auriol, une dépréciation du franc par rapport à la livre sterling, grâce à la suppression de l’article 2 de la loi monétaire. Ainsi, le franc, devenu flottant, se trouvera en mesure de « chercher son niveau »10. Pourquoi un tel laxisme monétaire, alors que Jacques Rueff a toujours voulu enfermer Vincent Auriol dans une politique de franc fort ? Est-ce simplement l’aggravation de la situation, qui peut rendre compte de cette évolution, ou bien aussi la conviction implicite qu’un ministre des Finances radical, connu pour sa rigueur, usera de tels conseils avec beaucoup plus de circonspection qu’un ministre socialiste, auquel il était nécessaire de fermer ce recours ? De plus, Jacques Rueff insiste sur le fait qu’une telle libération du franc par rapport à l’or permet de sauver l’encaisse, et ne comporte pas de réel danger, à condition de pratiquer une vigoureuse politique d’assainissement financier, d’autant plus indispensable que le contrôle des changes est rejeté. C’était aller dans le sens des préférences de Georges Bonnet.
7Il restait à savoir si, même après réduction du déficit ordinaire, du déficit de la gestion des collectivités (chemins de fer, Paris, Seine...) et des dépenses d’investissements civils, l’assainissement pouvait être effectif. En outre, Jacques Rueff propose de geler les dépenses militaires extraordinaires à leur niveau de 1936, soit neuf milliards et demi, alors qu’en un an la France a connu une hausse accélérée des prix11. Mais le directeur du Mouvement général des Fonds ne peut se leurrer sur les difficultés et les résistances suscitées par ces propositions de freinage. Même dans cette hypothèse, et compte tenu de tous les abattements et économies, les charges du Trésor sont encore estimées à vingt-deux milliards pour le second semestre, soit beaucoup plus que le Trésor ne pouvait espérer mobiliser par le crédit à long terme. Jacques Rueff mise donc sur l’équilibre du budget ordinaire et, surtout, sur un « choc psychologique » destiné à convaincre les porteurs de capitaux thésaurisés ou expatriés de la détermination gouvernementale à comprimer la dépense, et assainir les finances publiques. L’appel aux capitaux à court terme, facilité par le flottement du franc, repose sur une politique de la confiance. Et Jacques Rueff termine sa note, en suggérant de procéder à un « inventaire complet de notre situation financière » : « Il est indispensable que le Pays ait le sentiment de l’impossibilité absolue de supporter le déficit dont notre trésorerie a actuellement la charge (...). Seule cette sincérité totale, absolue, provocante même, peut fournir le point de départ de l’action de redressement actuellement indispensable au salut de notre monnaie »12. En fait, Jacques Rueff escompte la résorption du déficit ordinaire et la réduction au minimum des charges civiles extraordinaires, afin de... « consacrer toutes les ressources disponibles à l’outillage militaire »13. L’affirmation de la volonté d’assainissement devait, avant même qu’il fût effectif, attirer les capitaux à court terme, et rétablir l’équilibre financier, indispensable à la stabilité monétaire, objectif essentiel, malgré une entorse temporaire.
• Les décrets-lois Bonnet : « La France vient de changer de politique » (Paul Reynaud).
8Georges Bonnet, dès son retour à Paris, prend contact avec « deux fidèles collaborateurs », Jacques Rueff et Jean Jardel14. Le lendemain, il prononce à la Chambre une critique sévère de la politique de Vincent Auriol, tout en déclarant préserver les réformes du gouvernement précédent. Il obtient, par la loi du 30 juin, les pleins pouvoirs jusqu’au 30 août. Le contenu des différents décrets-lois du 30 juillet s’inspire largement de la note de Jacques Rueff : le franc devient flottant, le plafond des avances de la Banque est accru de cinq milliards, les impôts (surtout indirects) sont relevés, ainsi que les droits sur le tabac, les tarifs des postes et des chemins de fer, le tout pour près de huit milliards15. Le gouvernement a été soutenu par les partis du Front populaire, malgré les réserves formulées à la Chambre par Jacques Duclos, qui dénonce le « mur d’argent », et suggère de s’inspirer du système fiscal britannique. Il ajoute, citant l’Economist du 26 juin : « Il n’est pas facile pour l’observateur anglais de comprendre ce genre de difficultés particulières au gouvernement français, car il est tout à fait inimaginable qu’un gouvernement britannique puisse être dans l’incapacité de placer sur le marché de Londres (...) les bons du Trésor nécessaires à la satisfaction de ses besoins immédiats » (...) ce qui lui vaut la remarque du député d’opposition Aubert : « Il n’y a qu’un communiste à la Chambre des Communes; il y en a ici soixante-douze»16. L’obstacle à la « confiance » était clairement désigné. Reflet de l’évolution socio-politique en une année ! Paul Reynaud, au lendemain de ce débat, annonce : « La France vient de changer de politique (...). Après s’être infiltrée par la petite porte de la pause, la vieille politique honnie et dénoncée, la politique des comptables, celles des « colonnes de chiffres qu’aucun souffle de vie n’anime » entrait au cœur du Front populaire par la grande porte »17.
9Dans une note d’octobre 1937, destinée à leur ancien ministre et à Léon Blum, Ludovic Tron, Jean Saltes et Gaston Cusin soulignent certaines similitudes entre les projets avortés de juin 1937, et les décrets-lois de juillet, notamment en matière d’accroissement des impôts indirects. Mais ce ne sont là que des « analogies apparentes », car les mesures de « réorganisation générale de l’économie et du crédit » sont absentes, le poids de la fiscalité y est beaucoup plus lourd, et la répartition des charges différente. Cela s’explique, selon les anciens membres du Cabinet de Vincent Auriol, par « la volonté de se concilier le capitalisme, eu égard aux besoins du Trésor pour l’an prochain »18. Bien que plus «rassurant» que Vincent Auriol, Georges Bonnet pouvait-il « se concilier le capitalisme » ?
2. « Une période d’intense activité réformatrice » (Jacques Rueff) ?
• La déflation impossible.
10Les décrets-lois de juillet limitent les charges pour le second semestre de 1937, mais fixent également un plafond de quinze milliards sept cents millions pour les crédits de paiement du « compte d’investissement en capital » de 1938. Georges Bonnet suit l’avis de son directeur du Mouvement général des Fonds pour les grands travaux civils, en arrêtant le volume des paiements à trois milliards (auxquels il faut ajouter près de six cents millions d’avances du Plan Marquet). Cela revenait, conformément aux recommandations de la note du 7 juin de Jacques Rueff, à arrêter tout engagement nouveau, à ne pas même épuiser les huit milliards d’engagements autorisés par les lois du 19 août 1936 et du 31 décembre 1936, et à rester dans la perspective d’un plan global de six milliards de francs courants sur la période 1936-39. On était loin des vingt milliards de francs (et il s’agissait encore de francs Poincaré !) proposés par la CGT, acceptés par Léon Blum et consignés dans la loi19. En revanche, le ministre ne va pas aussi loin que ne le proposait son directeur, pour les abattements des crédits militaires : onze milliards, au lieu des neuf milliards et demi. À défaut d’une déflation directe — en francs courants — il s’agissait toutefois d’une déflation indirecte — en francs constants — par rapport à 193720. Lors du vote du budget de 1938, Georges Bonnet présente un projet en équilibre, en augmentation de dix milliards pour les recettes, par rapport à 1937 (soit six milliards huit cents millions attendus des décrets-lois de juillet, et trois milliards deux cents millions du « développement de la matière imposable »), conformément à « l’optimisme coutumier des prévisions de recettes »21.
11Pour les dépenses, les deux rapporteurs généraux du budget — Jammy Schmidt à la Chambre et Abel Cardey au Sénat — ne manquent pas de signaler la nécessité de prévoir « d’importants crédits supplémentaires », du fait de « certaines sous-évaluations qui risquent d’affecter sensiblement l’équilibre du budget de 1938 »22. Les débats parlementaires permettent de souligner le procédé employé par Georges Bonnet, qui revient à escompter la reprise économique — et les hausses de prix consécutives — pour les recettes, tout en tablant sur les prix du moment pour les dépenses. Fait remarquable, le budget voté est inférieur (en francs constants) au précédent. D’après les chiffres de la loi de Finances, reprenant les limites fixées par les décrets-lois du 30 juillet, l’État n’en devait pas moins, en 1938, pour lui-même et pour les collectivités, faire appel à l’emprunt pour plus de vingt-six milliards23. Or, d’après les notes de Jacques Rueff pour Georges Bonnet, le Trésor n’avait, depuis 1932, guère réussi à mobiliser plus de vingt milliards de francs (Poincaré) par an. Et, dans leur note d’octobre 1937, les conseillers financiers de Vincent Auriol estiment que son successeur n’obtient guère plus de succès auprès des « capitalistes » : « Dans ces conditions, Monsieur Bonnet crut nécessaire de pratiquer une politique qui fait appel à la bienveillance des capitalistes. Or, l’on peut constater que les capitalistes n’ont pas répondu à cet appel »24. Faisant allusion aux difficultés et au coût de la prorogation des bons Germain-Martin 1934, en octobre 1937, ils ajoutent : « Les faits montrent la rareté des capitaux et une tendance à de nouvelles sorties, et non pas à une rentrée des capitaux évadés »25.
12Après six mois d’exercice du pouvoir, Georges Bonnet dresse toutefois, devant le Sénat, un tableau flatteur de la situation monétaire et financière, en particulier le remboursement de l’emprunt britannique, la réduction du taux de l’escompte, et le retour de douze milliards d’or. La politique de la confiance aurait permis ces résultats26. Mais le Trésor éprouve cependant des difficultés à couvrir l’ensemble de ses charges en fin d’année, et doit faire de nouveau appel aux avances de la Banque de France. Ainsi, pour l’année 1937, le Trésor a consommé environ vingt milliards chaque semestre. Mais Georges Bonnet a utilisé presque dix milliards d’avances de la Banque, contre deux pour son prédécesseur. De même, alors que la livre sterling valait autour de 110 francs à la chute du gouvernement Blum, elle s’échange contre près de 150 francs, lors de la première démission de Chautemps. Malgré la déflation indirecte, la politique des radicaux fut moins orthodoxe que celle des socialistes. Les premiers peuvent, sans doute, évoquer, eux aussi, 1’« héritage », à savoir l’inertie de charges à la fois lourdes et peu compressibles (réarmement et dette), et, à l’instar de Pierre Laval, soutenir que la situation aurait été pire encore, sans les économies contenues dans les décrets-lois. Paradoxalement, la faiblesse des dépenses économiques et sociales dans le budget ne laissait pas une grande marge de manœuvre pour une politique de déflation. Et on ne pouvait pas aussi aisément s’attaquer aux charges de la guerre passée (dette), ou à venir (réarmement), autrement plus pesantes.
• Un « redressement réussi » ?
13Cependant, cette politique, fondée sur la confiance et le crédit à court terme, révèle sa fragilité, avant le départ de Georges Bonnet. La compression des dépenses civiles, entraînant une « pause » prolongée, voire définitive, dans la réalisation du programme de Front populaire, avive le mécontentement de la CGT et du PCF, aggravé par la hausse des prix et du coût de la vie, qui semble compromettre les avantages obtenus à l’été 193627. Les communistes, en particulier, réclament, depuis la dévaluation de septembre 1936, l’échelle mobile des traitements et salaires, et rappellent l’existence dans le programme du Rassemblement populaire de l’institution d’un véritable système de retraites et d’allocations de chômage28. En outre, la loi du 18 juillet 1937 proroge pour six mois toutes les conventions collectives, qui devaient prendre fin entre le 1er juin et le 25 novembre. La CGT fait part de protestations contre les atteintes portées aux conventions existantes, et en particulier au droit syndical. La résolution du CCN de la CGT du 4 août 1937 en ce sens est d’ailleurs vivement critiquée par les organisations patronales. Le gouvernement Chautemps, soucieux d’obtenir un apaisement, invite alors les organisations patronales et ouvrières à ...» rechercher en commun, par un loyal effort de compréhension mutuelle, un régime stable du travail qui favorise une production normale, tout en garantissant la sécurité de l’emploi et la liberté du travailleur »29. Mais, comme en novembre 1936 à propos de l’arbitrage obligatoire, cet appel à la conclusion d’un « nouvel Accord Matignon » se heurte au refus de la CGPF, et particulièrement de son président, Claude-Joseph Gignoux, le 11 janvier 1938.
14En effet, les difficultés rencontrées par les syndicats ouvriers pour obtenir les augmentations de salaires compensant la hausse du coût de la vie, et pour renouveler les conventions collectives venues à échéance, ainsi que les violations des sentences surarbitrales — Camille Chautemps signale, le 1er janvier 1938, que, sur cinquante-trois violations, quarante-trois sont imputables à l’intransigeance du patronat — entraînent une reprise des mouvements de grèves, en décembre 1937 et janvier 1938, particulièrement sensibles dans la Région parisienne, notamment dans l’industrie et le commerce de l’alimentation, les transports privés et les services publics parisiens (qui cessent le travail pendant vingt-quatre heures). Et, dès ce mois de janvier, quatre à cinq milliards d’or sortent de France. La livre, stabilisée à 147 francs depuis octobre, atteint presque 150 francs, les embarras de la trésorerie resurgissent : l’inquiétude étreint les porteurs de capitaux avant même la première démission de Camille Chautemps, et avant l’annonce des nouveaux crédits d’armement. La résurgence des conflits sociaux intérieurs, doublée de tensions politiques larvées entre partenaires de la majorité parlementaire, semble, au moins partiellement, à l’origine de l’effritement de la confiance recherchée par Georges Bonnet qui, de ce point de vue, n’est pas apparu plus rassurant que Vincent Auriol, six mois auparavant30.
15Il ne pouvait y avoir de « redressement réussi » par la déflation indirecte, qui se heurtait à un double obstacle : les nécessités du réarmement et la fidélité d’une fraction de la coalition du Front populaire au programme de 1936 et à ses réformes sociales31. Le 13 janvier 1938, à la Chambre, un éclat avec les communistes, à propos de la responsabilité des conflits sociaux et de la grève des services publics, conduit Camille Chautemps à « donner sa liberté » à Arthur Ramette, porte-parole du PC, ce qui entraîne la démission des ministres socialistes et la chute du gouvernement. Une brève tentative de Georges Bonnet lui-même pour former un gouvernement de centre — comprenant notamment Joseph Caillaux, Henry Béranger, Lucien Lamoureux, Paul Marchandeau, Émile Roche — est contrecarré par les socialistes, la CGT et les communistes, qui en appellent à la délégation des Gauches, et réunissent un meeting au Vel d’Hiv32. Après l’échec de Léon Blum pour constituer un gouvernement « de P. Reynaud à M. Thorez », Camille Chautemps forme un nouveau gouvernement, dans lequel Paul Marchandeau remplace Georges Bonnet aux Finances. À aucun autre moment que lors du passage de Georges Bonnet rue de Rivoli, les conseils de Jacques Rueff n’ont été autant écoutés. C’est sans doute pour cela que, dans son autobiographie, il attribue à cette période, non sans quelque emphase, une « intense activité réformatrice »33.
3. Le réarmement empêche le désengagement libéral (janvier-mars 1938).
16Tout en affirmant devant les Chambres sa fidélité au Front populaire, le second gouvernement Chautemps ne comprend plus de ministres socialistes, et ne tient pas, pour des raisons financières, à sortir de la « pause » aux réformes.
• L’« impuissance congénitale » à équilibrer budget et trésorerie.
17Depuis la fin de 1937, les principaux indices économiques (production industrielle, chômage total et partiel, wagons chargés) évoluent de manière défavorable, à l’exception du solde du commerce extérieur (ce qui reflète d’ailleurs surtout une chute des importations, du fait du ralentissement de l’activité). Cette rechute, qui n’est pas propre à la France, contrarie l’assainissement financier34. La situation financière se dégrade, on l’a vu, dès janvier. La circulation des bons se ralentit, et la Trésorerie doit faire appel, pour un milliard deux cents millions à la Caisse des Dépôts, puis à la Banque de France35. Par une note du 14 février 1938, Jacques Rueff, inquiet de la pression exercée sur la monnaie par les sorties de capitaux et les perspectives d’alourdissement supplémentaire des dépenses d’armement, réitère ses recommandations d’ajustement des charges aux ressources, par une compression draconienne des dépenses civiles : « Le déficit de la Trésorerie ne résulte que pour moins de 50 % du montant de nos dépenses de Défense nationale. Il est inconcevable que la France, par une sorte d’impuissance congénitale à équilibrer ses budgets, se voie irrémédiablement condamnée à un déficit permanent de sa Trésorerie »36. L’essentiel est « de donner au pays l’impression que le déficit est maîtrisé et que sa diminution se poursuivra »37. Jacques Rueff reprend son tryptique : assainissement par compression des dépenses civiles, rétablissement de la confiance par réduction du déficit, puis appel à l’emprunt, pour couvrir les charges exceptionnelles de trésorerie. Mais le désengagement de l’État, souhaité par le directeur du Mouvement général des Fonds, se heurte à la fois à la résurgence des conflits sociaux et, surtout, aux menaces extérieures.
• Le «statut moderne du travail » avorté.
18Le second gouvernement Chautemps se constitue — on l’a vu — au cours de la résurgence de conflits sociaux, peu après la fin de non-recevoir de Claude-Joseph Gignoux. La Journée industrielle dénonce, de la part de la CGT, les « sommations et adjurations qui ne sont même pas épargnées à M. Lebrun ». Le Temps parle d’« État dans l’État », à propos de l’Union des syndicats de la Région parisienne, pour avoir réclamé un gouvernement comprenant toutes les composantes du Front populaire38. Quelques jours plus tard, le gouvernement dépose cinq projets de loi, baptisés « statut moderne du travail », auxquels la CGT fait adjoindre un sixième texte sur l’échelle mobile des salaires. Les textes apportent des éléments nouveaux, fondamentaux pour la régulation des rapports de travail (sur le placement, l’embauchage et le débauchage, le statut des délégués du personnel). Mais leur portée immédiate est nulle, car le projet ne peut être adopté avant la chute du gouvernement et s’enlise ensuite. Seule, la loi du 4 mars sur la conciliation et l’arbitrage, après un débat harassant, reprend et complète la loi de 1936 selon une procédure compliquée, dont l’application entraîne de multiples contestations39. Lors de l’ultime débat au Sénat, où Camille Chautemps est accusé d’être le « fossoyeur de l’industrie nationale », le président du Conseil réplique en évoquant « la collaboration des classes » qui existe en Suède, où il n’y a pas « comme chez nous, la résistance obstinée d’une fraction de la bourgeoisie qui est aveugle et vieillie ».
• La tension internationale et l’impossible assainissement financier.
19Jacques Rueff, dans sa note du 14 février, a bien vu que le surcroît de dépenses d’armement ne pouvait être satisfait sans accroître les ressources. Fait nouveau, il propose la création d’une « Caisse autonome de la Défense nationale », dotée d’une contribution portant sur les revenus du travail (2,4 %) et du capital (4 %), et non l’alourdissement des impôts indirects, comme Georges Bonnet l’avait pratiqué six mois plus tôt. Le ministre Paul Marchandeau, qui, à la fin de février, estime l’effort nouveau pour la Défense à quatre milliards, propose à Camille Chautemps la création de la Caisse autonome, mais n’envisage pour son financement que le recours traditionnel à un grand emprunt, dont il presse le président du Conseil d’organiser la préparation avant le 14 mars : « La France doit enfin se rendre à l’évidence et mettre en harmonie les sacrifices qu’elle consent avec sa politique financière », s’exclame-t-il devant les sénateurs40. Impossible, dans ces conditions, de désengager l’État du marché des capitaux à long terme, afin de le réserver aux demandes des entreprises. Bien plus, devant les difficultés à mobiliser l’épargne, déjà mesurées un an auparavant par Vincent Auriol, il s’agit de gravir un échelon de plus dans les « attraits » du futur emprunt, nécessairement coûteux pour le Trésor : après la garantie de change, offerte en mars 1937, le ministre propose l’exonération des droits de succession. De manière assez étonnante, c’est la Chambre Haute qui manifeste le plus de réticences, notamment Joseph Caillaux. Le président du Conseil lui-même, après avoir demandé « patriotiquement » le retrait de l’amendement supprimant l’exemption des droits de succession, afin d’obtenir le concours des « biens thésaurisés » et des « biens expatriés », recueille l’unanimité des deux Chambres sur son texte, le 5 mars 193841.
20Le surlendemain, Jacques Rueff écrit dans ses Mémoires avoir transmis une lettre à Paul Marchandeau, dans laquelle il critique vertement l’initiative de ce dernier, jugeant éphémère le soulagement apporté par un emprunt supplémentaire, et s’inquiétant du fait que les exonérations exceptionnelles n’en viennent ...» à provoquer des revendications extrêmes dans une grande partie de l’opinion »42. Mais, surtout, il signale que l’obstacle à l’assainissement et à la stabilisation monétaire n’est pas seulement d’ordre financier, mais aussi économique : « La dévaluation n’a pas développé notre activité économique, parce que, en raison des conditions établies en France, notre économie n’est pas en état de se développer. Si l’on n’est pas décidé à poser la question des conditions dans lesquelles fonctionne actuellement l’économie de notre pays, il est vain de chercher une solution au problème financier français »43. Qu’importe de savoir si, comme seul Jacques Rueff l’affirme dans ses Mémoires, Paul Marchandeau se « rallie à (ses) vues », et si une lettre allant dans ce sens est transmise à Camille Chautemps, puisque ce dernier démissionne une seconde fois, trois jours plus tard, en plein Anschluss. En revanche, il importe de noter que Jacques Rueff — dont il est devenu traditionnel de souligner l’attachement à l’orthodoxie financière et monétaire — fait référence aux obstacles qu’il faut trouver, non dans la situation financière ou monétaire, mais dans les « conditions » de fonctionnement de l’économie, expression d’une généralité seulement apparente, qui, dans les débats du moment, évoque la semaine de quarante heures, au coeur de la controverse sociale depuis le printemps de 1937.
II. INNOVATIONS ET LIMITES DE L’INTERVENTION DE L’APPAREIL ÉCONOMIQUE ÉTATIQUE
21Les deux gouvernements Chautemps étaient limités dans leurs dépenses d’intervention économique par leurs choix, élaborés rue de Rivoli, d’une politique d’ajustement des dépenses et de déflation indirecte. Cependant, les difficultés de la reprise économique, elle-même nécessaire à l’assainissement financier, ne pouvaient manquer d’alerter les responsables politiques. Quelques semaines après son entrée en fonction, Camille Chautemps a lucidement déclaré, à Blois, à propos du redressement financier : « Si heureux qu’ils soient, ces résultats demeureront fragiles et précaires tant que nos finances, qui ne sont que le reflet de la richesse publique, ne seront pas appuyées sur une solide armature économique »44. Mais, faute de moyens financiers, et à travers le poids de la politique d’ajustement, quelle pouvait être la contribution de l’État à la construction de cette « solide armature économique ? »
1. La fin du ministère de l’Économie nationale et la difficile survie de ses satellites.
22L’innovation d’un ministère à part entière pour l’Économie nationale, malgré des faiblesses originelles, ne survit pas au gouvernement Blum. Le service de l’Économie nationale est rattaché de nouveau aux Finances. Il est réduit à un « secrétariat général du Comité ministériel de l’Économie nationale », sous la direction de Roger Auboin, économiste de l’Europe Nouvelle. Ce dernier est remplacé, de manière éphémère, par Roger Nathan, puis par Hervé Alphand, directeur des Accords commerciaux45. Outre le secrétariat du Comité ministériel, l’Économie nationale comprend les services de l’Observation économique, et ceux de la Surveillance des prix, qui poursuivent leur activité.
• La SGF et le Service d’Observation économique.
23Le ministre des Finances étant chargé des services de l’Économie nationale, recevait délégation du président du Conseil pour diriger la SGF46. Dès lors, la commission permanente du Conseil supérieur de la Statistique exprime, dès le 9 juillet 1937, le vœu unanime d’être rattachée à la présidence du Conseil. Elle estime que son rattachement au MEN « a diminué son autorité vis-à-vis des autres ministères », et « n’a pas accru la confiance dont (elle) doit bénéficier auprès des organismes privés, industriels et commerciaux »47. En outre, elle juge que le transfert aux Finances serait particulièrement inopportun, car il « pourrait donner à penser dans les milieux industriels et commerciaux que les enquêtes de la Statistique générale de la France seraient susceptibles d’être, le cas échéant, utilisées dans un but d’inquisition fiscale »48. La commission souligne que l’obligation légale de répondre aux questionnaires statistiques officiels, « seule assurance de l’étendue et de la sincérité de la documentation », n’a pu être introduite, dans les pays où elle est en vigueur, qu’accompagnée de la certitude légale du secret des déclarations individuelles, ce qui n’est guère compatible avec le transfert rue de Rivoli49.
24Un texte officiel sur la délégation de signature montre que Léopold Dugé de Bernonville fait fonction de sous-directeur, alors que la SGF appartient à la délégation permanente du secrétaire général du Comité ministériel de l’Économie nationale. Ainsi, dès 1937, les économistes qui veillent sur la SGF soulignent clairement au pouvoir leur souci de ne dépendre que de la présidence du Conseil, tout particulièrement afin d’obtenir l’obligation de réponse pour les entreprises. Parallèlement à la SGF, le Service d’Observation économique, placé sous la responsabilité d’Alfred Sauvy, poursuit son existence à l’Économie nationale, et élabore notamment un nouvel indice des prix de détail de 400 objets fabriqués, d’autant plus nécessaire que les syndicats ouvriers parlent d’échelle mobile, et que la procédure de conciliation et d’arbitrage prévoit une révision des salaires sous certaines conditions. Malgré des insuffisances soulignées par Alfred Sauvy, la législation sur les prix conduit à perfectionner les indices de prix de détail50.
• Le Comité national de Surveillance des Prix et le blocage.
25Aux prises désormais avec une situation de stagflation, combinant inflation et essoufflement de la reprise, le gouvernement Chautemps renforce, dès son avènement, le contrôle des prix. À la « surveillance » décidée en août 1936, s’ajoute, aux termes du décret-loi du 1er juillet 1937, un blocage des prix à leur niveau du 28 juin 1937. Bien que présenté comme temporaire, cette mesure franchit une étape supplémentaire dans la voie de prix « dirigés ». Et l’application de la loi du 4 mai 1938 sur la conciliation et l’arbitrage entraîne l’institution de commissions départementales du coût de la vie contrôlées par une Commission supérieure.
• La mise en sommeil de la Caisse des Marchés.
26Limitée, on l’a vu, par une dotation initiale étique — qui l’empêche de surcroît de consentir elle-même des avances — la Caisse des Marchés connaît des débuts fort modestes. René Brunet, sous-secrétaire d’État (socialiste) aux Finances, invité à X-crise au début de décembre 1937, y déplore l’absence de « primauté de l’économique sur le financier », et fait état d’un chiffre de seulement cent millions, correspondant au total des marchés financés grâce à la Caisse depuis août 1936 (pour un total d’environ cinquante milliards de francs de marchés passés par l’État et les collectivités)51. D’après Gaston Cusin, placé dans le Cabinet de René Brunet — sans apparaître dans l’organigramme officiel — afin de renseigner l’équipe de Vincent Auriol, et proche de Jacques Branger, les réflexes orthodoxes de certains hauts fonctionnaires des Finances, et, en particulier, de Jacques Rueff, n’auraient pas été étrangers à cette relative mise en sommeil52.
2. La création de la SNCF : une « nationalisation » à contre-chronologie ?
27Le gouvernement Chautemps hérite sans le vouloir de la question de l’assainissement de la situation des réseaux de chemins de fer qui, à la suite de la crise, ne peuvent plus faire face à un déficit croissant, malgré l’existence de la convention de 1921 avec l’État organisant un fonds commun de compensations. D’après Pierre Weil (alors responsable au réseau d’État, avant d’être directeur du cabinet du président de la SNCF en 1949), c’est la « situation financière intolérable » des compagnies, qui a conduit à un réexamen des relations avec l’État53. Les travaux de François Caron, confirmés par des témoignages, ont souligné le rôle majeur joué par René Mayer dans cette négociation54. Ce dernier tient à profiter de la durée d’application des décrets-lois (qui expire le 31 août 1937) pour proposer une nouvelle convention, et ainsi « éviter le pire », c’est-à-dire « la nationalisation pure et simple »55. Un projet élaboré par Jules Moch envisageait en effet l’expropriation. René Mayer représente les compagnies (assisté de Le Besnerais, directeur de la Compagnie du Nord et d’Henry Gréard, directeur-général du PO-Midi), tout en s’efforçant de surmonter les résistances de plusieurs présidents, dont le sien, le baron Édouard (de Rothschild) au Nord. Du côté de l’État, Henri Queuille, ministre radical des Travaux publics, dirige les négociations, assisté des membres de son cabinet : Paul Devinat, son directeur, ainsi que Jean Filippi, inspecteur des Finances, Jean Bichelonne, jeune ingénieur des Mines, ainsi que Guinand, contrôleur-général de la Guerre. L’accord intervient à la date ultime, lors de la nuit du 31 août, et consacre un compromis pragmatique. L’entente a été rapidement trouvée sur le principe d’une société nationale unique comprenant l’exploitation des réseaux des compagnies, qui conservent toutefois leur « domaine privé ». L’âpreté des discussions se manifeste sur le montant global de l’indemnité d’éviction et sur la répartition du capital nouveau entre État et réseaux. L’État a dû lacher du lest sur l’indemnité (environ 700 millions, payables en 45 annuités), tandis que les compagnies ont accepté la cession de 51 % du capital à l’État, ce qui assure à ses représentants une majorité au conseil d’administration. Mais, malgré un certain rajeunissement et quelques départs au Nord, la plupart des anciens dirigeants ont été maintenus. La direction de la nouvelle société (mise en place le 1er janvier 1938), en particulier Guinand, Surleau et Filippi, désigne des directeurs relativement jeunes, issus du réseau de l’État ou des compagnies, dont la longévité est souvent remarquable. En marge du mouvement nationalisateur, ainsi se met en place une société d’économie mixte originale, qui réalise l’amalgame entre une emprise étatique croissante — les compagnies se retranchant sur leur domaine privé — et un personnel d’encadrement largement marqué par la culture technique des anciennes compagnies.
3. Le COST, Jean Coutrot et le compromis social autour de la productivité.
• « Baigner ouvriers et patrons dans une psychose de productivité ».
28Malgré la chute du gouvernement Blum, le COST de Jean Coutrot se maintient, d’autant plus facilement que cet organisme n’était pas vraiment intégré dans la hiérarchie administrative — donc peu coûteux — et que son principal responsable n’était pas rétribué. Jean Coutrot systématise ses propositions de 1936. Dans une note — datée du 1er août 1937 — retrouvée dans ses archives, il déplore à la fois « le ralentissement de l’activité économique par rapport à des niveaux déjà trop bas pour faire face aux charges fixes », et « l’évasion et le non-rapatriement des capitaux exportés »56. Il fixe un double objectif : « porter la valeur annuelle totale de la production nationale au niveau maximal possible » et « abaisser les charges fixes »57. Pour ce second objectif, il propose en particulier d’abaisser le coût de fonctionnement de l’Administration, ainsi que le taux d’intérêt, y compris par la multiplication des unités monétaires, à condition qu’elles restent sur le territoire national. Il réaffirme ses choix antidéflationnistes. Mais il s’attache surtout au premier objectif, l’accroissement de la production, tâche directement liée à celle qui est attribuée au COST. Constatant que l’application de la loi des quarante heures « semble limiter le plafond possible de l’activité économique française à des chiffres peu supérieurs aux niveaux actuels (...) d’ailleurs en fléchissement très net »58, il propose de s’orienter vers l’année des 2 000 heures (afin de récupérer les jours fériés), ainsi que, dans l’attente de la rééducation de travailleurs qualifiés et du comblement des vides démographiques jusqu’en 1940, recourir à des heures supplémentaires de « soudure » ou d’« adaptation sociale ». À ce même moment, le gouvernement lance l’Enquête sur la Production, chargée d’examiner des aménagements éventuels à l’application de la loi des quarante heures59.
29Mais, plus encore que sur l’accroissement du nombre d’heures de travail, il compte sur l’accroissement de la « productivité de chaque heure », grâce à « l’augmentation du rendement ouvrier et patronal par l’organisation scientifique du travail »60. Il estime possible d’obtenir une hausse de productivité de l’ordre de trente à quarante pour cent en trois années, si le gouvernement « concentre des moyens éducatifs », et lance une campagne de propagande « d’envergure nationale » « pour baigner ouvriers et patrons dans une psychose de productivité ». Il parle de la « nécessité psychologique du plan », et de « concentrer l’attention des Français sur un programme économique pur »,... avec la collaboration de la CGT et de la CGPF « travaillant cote a cote au COST »61. Peu de temps auparavant, il obtient de Louis Vallon, chef des informations économiques et sociales à la Radiodiffusion, la diffusion de six causeries de dix minutes, pour lui-même et certains de ses collaborateurs ou proches, dont Marcel Bloch, Henri Fayol, Paul Pla- nus, Marcel Communeau et Ernest Hijmans. Dans sa propre émission, intitulée « Comment au xxe siècle on peut et doit produire », il défend une fois de plus l’OST, qui doit d’autant plus intéresser les chefs d’entreprises que, à la différence de la mécanisation, elle nécessite peu d’investissements62. Plus que le rendement ouvrier, fréquemment invoqué et incriminé, notamment dans les houillères, Jean Coutrot pense que l’accroissement de la production dépend de ce qu’il appelle le « rendement patronal »..., « essentiellement conditionné par la mesure dans laquelle les chefs d’entreprises utilisent les méthodes d’OST ». Il ajoute, dans la lignée de ses réflexions de l’Humanisme économique, « ... il n’est pas d’autre moyen de payer les réformes sociales, intégrées à l’économie française depuis l’an dernier, que de réaliser un formidable effort de PROGRÈS TECHNIQUE »63.
30Au début d’octobre 1937, il reprend les mêmes idées dans un texte réunissant des « conclusions pour l’enquête sur la production », où il propose un programme pour deux ans comprenant le projet de conventions collectives de production et de distribution. Il y souligne l’importance des milliers de chefs d’entreprises, notamment les petites et moyennes; ce programme devrait ainsi amorcer l’éducation économique des classes moyennes, « lest social » et « lest technique » de la France64. Au même moment, il transmet une lettre à Camille Chautemps, dans laquelle il sollicite une entrevue, avant l’achèvement de l’Enquête sur la Production. Il précise, à son adresse, que le rapport de la Commission de Réorientation industrielle de Belgique indique que la Belgique et l’Angleterre sortent de la crise grâce à « un formidable effort de rénovation dans les techniques non seulement de fabrication mais surtout d’organisation scientifique »65. Il ajoute :... « car la productivité des établissements résulte, non seulement de la productivité ouvrière dont il est toujours question (...) cet effort doit être fourni essentiellement par les chefs d’entreprise »66. Il joint le texte de sa conférence, prononcé en juin 1937, en présence de Louis Germain-Martin.
31Jean Coutrot proposait ainsi au président du Conseil, qui ne semble pas lui avoir accordé d’audience, un programme de compromis social, dans lequel seraient consacrées les réformes de 1936, y compris les quarante heures, et où le patronat, à condition de s’engager à accroître son « rendement », pourrait disposer d’ententes, sous le contrôle de l’État, et, dans l’attente de l’augmentation de la productivité, bénéficier d’heures supplémentaires transitoires. Cela supposait une compréhension réciproque entre la CGT et la CGPF et, en particulier chez cette dernière, l’absence de tentation d’un « simili Versailles »67.
• L’enterrement définitif du projet Spinasse sur les ententes.
32Il semble que Jean Coutrot, dont le projet de loi sur les ententes a été une première fois enterré sous le gouvernement Blum, ait voulu profiter de l’Enquête sur la production et des bonnes dispositions de son Comité central, pour effectuer une nouvelle tentative. On trouve, dans les archives de la présidence du Conseil, le texte, daté du 15 décembre 1937, de l’avant-projet de loi, dit « Spinasse », sur les conventions collectives de production et de distribution68. Jean Coutrot décide de le publier dans la revue l’Humanisme économique, qu’il vient de créer en septembre 193769. Mais il apparaît que des désaccords importants soient intervenus sur la place de l’État dans ces futures ententes. André Monestier, pourtant proche de Coutrot, lui reproche dans une lettre la « bureaucratie » de son projet, et le « caractère démagogique » des bureaux paritaires70. Plusieurs représentants professionnels s’adressent également à lui pour en critiquer le caractère trop étatiste. Jean Coutrot s’est ainsi trouvé placé sous le feu croisé d’arguments opposés. D’un côté, ceux de certains dirigeants de la CGT, qui jugent que ces ententes risquent de renforcer les prérogatives des chefs d’entreprises. Du côté de plusieurs chefs d’entreprises en contact fréquent avec le COST, l’avant-projet Coutrot est jugé trop étatiste, et laisse une place trop grande aux représentants des syndicats ouvriers. Le projet se trouve donc enterré, cette fois-ci de manière irrémédiable.
33Jean Coutrot, qui ne peut exercer une influence suffisante sur le gouvernement, pas même sur le Comité de Surveillance des Prix — dont le COST aurait dû être l’auxiliaire — tente d’élargir son audience par la création, en avril 1937, du Centre d’Étude des Problèmes Humains (CEPH). Organisme destiné à rassembler divers spécialistes de sciences humaines et acteurs sociaux, il se réunit périodiquement à l’abbaye laïque de Pontigny (une réunion s’y déroule du 15 au 18 mai 1937, puis du 1er au 4 octobre 1937)71. Jean Coutrot le dirige, en compagnie de Henri Focillon, Aldous Huxley et Georges Guillaume. L’Humanisme économique en transcrit une partie des débats et devient l’organe du « transhumanisme »72. Jean Coutrot n’en continue pas moins de vanter les mérites d’une « économie coordonnée », troisième voie entre capitalisme et collectivisme. Il célèbre en particulier l’effort de Keynes pour lutter contre la « dépression cyclique qui suivrait fatalement le retour au libéralisme », et parle de « civilisation Nord-Atlan- tique »73. Son échec pour faire aboutir ses propositions au niveau national le conduisent d’ailleurs, au cours de l’année 1938, à en envisager le prolongement par la création de conventions collectives de production internationales.
***
CONCLUSION DU CHAPITRE XII
34La chute du premier gouvernement Blum entraîne l’accentuation des tendances apparues lors de la pause. Les nouveaux gouvernants ne se trouvent plus comme leurs devanciers, en déphasage avec les experts, dont l’autorité s’accroît. C’est notamment le cas de Jacques Rueff, dont les raisonnements sur la « substitution néfaste » de l’Etat aux entrepreneurs privés sont partagés par Georges Bonnet. Cependant, le retour à des analyses et pratiques déflationnistes et la vélléité de désengagement libéral sont entravés par les besoins du réarmement, mais aussi par les inquiétudes de l’aile gauche du Rassemblement populaire à l’égard de la préservation et de l’extension des réformes sociales de 1936 et par la résurgence de conflits sociaux. Ainsi, la confiance des porteurs de capitaux est de nouveau ébranlée par l’agitation sociale intérieure, avant même l’annonce des nouveaux crédits d’armement consécutive à l’Anschluss. Le marché monétaire ne se trouve pas dans une situation meilleure que du temps de Vincent Auriol, qui s’est même montré plus orthodoxe pour la couverture des charges que Georges Bonnet.
35Jacques Rueff, Jean Jardel, désormais rassurés par les réflexes orthodoxes du ministre radical, lui tolèrent le recours à une politique du franc faible, qu’ils avaient refusée à son prédécesseur. Parallèlement, ils contribuent, avec les gouvernants radicaux, à amortir les effets de la poussée des réformes adoptées l’année précédente.
36Malgré la disparition du MEN, plusieurs de ses satellites, dont l’utilité technique est apparue incontestable, sont maintenus en service. Les experts des Finances, en désamorçant définitivement la perspective reflationniste de dépenses civiles, rendent ainsi acceptables les structures de direction économique et financière créées (CNSP, Caisse des Marchés, Office du Blé) ou réformées (SGF, CNE, Banque de France) en 1936. Du fait de l’infléchissement socio-politique vers le centre, une nationalisation comme celle de la SNCF perd ainsi son caractère expropriateur, et apparaît bien davantage comme le fruit d’un compromis de rationalisation technique et financière entre experts de l’appareil d’État et des anciennes firmes. Il restait toutefois à lever encore des hypothèques pour rendre tout à fait assimilables les structures de direction étatique de 1936.
Notes de bas de page
1 Jacques Rueff, De l’Aube..., op. cit., p. 140.
2 AEF, B. 33, 195, doc. n° 56, Note pour le Ministre, 22 juin 1937.
3 Idem, Note de trésorerie, signée Jacques Rueff, 26 janvier 1937, 15 p.; cf. également Idem, doc. n° 59, Note pour le Ministre, signé Jacques Rueff, 452 b., 15 juillet 1937, 3 p.
4 Cité in Jacques Rueff, De l’Aube..., op. cit., p. 143.
5 AEF, B. 33 195, doc. n° 54; cf. supra, chapitre X.
6 Note du 26 juin 1937, citée in Jacques Rueff, De l’Aube..., op. cit., p. 143.
7 Cf. Ibid., p. 144.
8 AEF, B. 33 195, doc. n° 60, Note pour le Ministre, signée Jacques Rueff, 454 CD, 16 juillet 1937, 11 p.
9 Cf. Idem, doc. n° 53, Note pour le Ministre, signée Jacques Rueff, 435 CD, 7 juin 1937, 13 p. (contenant le plan Rueff, proposé a Vincent Auriol).
10 Cité in Jacques Rueff, De l’Aube..., op. cit., p. 144.
11 Cf. AEF, B. 33 195, doc. n° 60, cité, et Robert Frankenstein, Le prix..., op. cit., p. 166-167.
12 Idem, doc. n° 56, cité.
13 Idem, doc. n° 60, cité.
14 Georges Bonnet, Vingt ans..., op. cit., p. 266.
15 Cf. Alfred Sauvy, Histoire..., op. cit., p. 262-263.
16 AN, 74 AP (Archives Pau! Reynaud) 19, d. 4 « presse 1937-39 », coupure de la séance du 29 juin 1937 de la Chambre des Députés.
17 Idem, coupure du Journal, 1er juillet 1937.
18 Documents Gaston Cusin (séance de travail du 30 janvier 1978, citée), Annexe P, note de Ludovic Tron, Jean Saltes, Gaston Cusin, octobre 1937.
19 Cf. supra, chapitre VIII.
20 Cf. Robert Frankenstein, Le prix..., op. cit., p. 168-169.
21 Sénat, Abel Gardey, Rapport sur le budget de 1938, p. 6.
22 Chambre des Députés, Rapport sur Je budget de 1938, p. 85.
23 AEF, B. 33 195, doc. n° 67, « Charges de Trésorerie pour 1938 », 4 p.
24 Documents Cusin, Annexe P citée, p. 7.
25 Idem.
26 Cf. JO, DP, Sénat, 1937, séance du 26 décembre. Georges Bonnet a également écarté Émile Labeyrie.
27 La hausse du coût de la vie atteint 15 %, entre mai 1937 et février 1938.
28 Cf. les débats du Congrès d’Arles du PCF (décembre 1937) et les Cahiers du Boichevisme, janvier 1938 (notamment l’article de Jacques Duclos).
29 Cité in Pierre Laroque, Les rapports..., op. cit., p. 362. Cf. infra, chapitre XIII.
30 Nous nous éloignons de l’analyse de Robert Frank (Le prix..., op. cit., p. 1 78), qui attribue à l’annonce de nouveaux crédits militaires le rôle majeur dans le déclenchement de la méfiance.
31 Georges Bonnet, Vingt ans..., op. cit., p. 267.
32 Cf. Ibid., p. 269. Bonnet s’appuie sur le président Lebrun.
33 Jacques Rueff, De l’Aube..., op. cit., p. 146.
34 Cf. Charles Rist, L’Activité économique, 30 avril 1938.
35 AEF, B. 33 196, doc. n° 20, note du ministre des Finances au président du Conseil, signée Paul Marchandeau, CD 539, 2 mars 1938, 3 p.
36 Note citée in Jacques Rueff, De l’Aube..., op. cit., p. 147.
37 Ibid
38 La Journée industrielle, 16-17 janvier 1938; Le Temps, 22 janvier 1938.
39 Cf. Pierre Laroque, Les rapports..., op. cit., et Jean-Pierre Rioux, « La conciliation... », art. cité, p. 116 et suiv.
40 JO, DP, Sénat, 1938, p. 323; cf. AEF, B. 33 196, doc. n° 20, cité. Paul Marchandeau signale 3,152 milliards de dépenses pour la Défense nationale en janvier-février 1938, contre 1,792 milliard en janvier-février 1937.
41 Ibid., p. 326.
42 Cité in Jacques Rueff, De l’Aube..., op. cit., p. 150.
43 Ibid., p. 151.
44 Le Temps, 20 septembre 1937.
45 Cf. figure 5, infra, p. 453-454.
46 AN, F60 579, d. 4, lettre de Georges Bonnet à Camille Chautemps, 2 juillet 1937, 1 p.
47 Idem, vœu de la Commission permanente du Conseil supérieur de statistique dans sa séance du 9 juillet 1937.
48 Idem, souligné dans le texte.
49 Idem. Chataigneau reçoit, de la part d’André Fourgeaud, une copie d’une lettre de la CGPF s’inquiétant du départ de la SGF de Matignon. On trouve divers documents reflétant l’inquiétude des milieux industriels.
50 Cf. Alfred Sauvy, Histoire..., op. cit., t. 2, p. 393-396 et t. 3, p. 352-355.
51 X-crise, n° 44, décembre 1937.
52 Témoignage de Gaston Cusin (séance de travail du 30 janvier 1978, citée; confirmé en avril 1984).
53 Communication de Pierre Weil à l’Association française des Historiens économistes, Paris, 6 décembre 1986.
54 Cf. François Caron, Histoire de l’exploitation d’un grand réseau. La Compagnie de Chemin de Fer du Nord, 1846-1937, Paris, 1973. L’auteur a pu bénéficier de la communication d’un des cinq cartons des archives de René Mayer, AN. 119 AQ (relatives à la négociation de la SNCF) distinctes des archives privées de ce dernier. Cf. également René Mayer, Études..., op. cit., p. 49-61 (comprenant les témoignages de René Mayer et d’Olivier Moreau-Néret); et, récemment, Georges Ribeill, « Y a-t-il eu des nationalisations... », art. cité, p. 46-51.
55 René Mayer, Études..., op. cit., p. 49-50.
56 AN. 468 AP 19, d. 2, note « Coutrot 1er août 1937 », 13 p.
57 Idem.
58 Idem.
59 Cf. infra, chapitre XIII.
60 AN. 468 AP 19, d. 2, note citée.
61 Idem., p. 3 et 5.
62 AN. 468 AP 19, d. 5, « Causeries à la TSF », Jean Coutrot, « Comment au xxe siècle on peut et on doit produire », 23 juillet 1937, 7 p.
63 Idem. En capitales dans le texte.
64 AN. 468 AP 19, d. 2, « Conclusions pour l’enquête sur la production », 8 octobre 1937, 6 p. On trouve le même document dans AN. F60 625, d. 2 « CNOST ».
65 AN. F60 625, d. 2, « CNOST », Lettre et Rapport de Jean Coutrot au président du Conseil, 7 octobre 1937, 49 p.
66 Idem. Cf. aussi AN. 468 AP 16, d. 7, Jean Coutrot, « Les méthodes d’organisation rationnelle et ce qu’elles peuvent apporter à l’économie française », 25 juin 1937, 26 p.
67 Jean Coutrot, L’Humanisme économique, op. cit., p. 23.
68 AN. F60 625, d. 2, « CNOST », avant-projet de loi.
69 AN. 468 AP 22, « Collection Humanisme économique », Humanisme économique, n° 5, janvier 1938, p. 7-29.
70 AN. 468 AP 19, d. 4, Lettre d’André Monestier, 1er mars 1938, 1 p.
71 Cf. AN. 468 AP 26 et 27.
72 Cf. AN. 468 AP 21 et 22.
73 AN. 468 AP 22, Humanisme économique; n° 1, septembre 1937.
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