Conclusions de la troisième partie
p. 365-366
Texte intégral
1Au-delà de la « reflation », politique de la demande par la relance de la consommation et de l’investissement public civil, l’expérience Blum repose sur une triple attente libérale. Attente financière libérale à l’intérieur, d’abord. La « lecture » socialiste du programme de Front Populaire, après septembre 1936, combine relance économique, détente fiscale et liberté des mouvements de capitaux. Les besoins accrus de la trésorerie, du fait des charges civiles de la reflation et de l’effort de réarmement, supposent une anticipation bienveillante des porteurs de capitaux, suscitée par la reprise économique. Mais, comme l’indique Georges Boris dans La Lumière, dès le 20 février 1937, « à mesure que la reflation et la déthésaurisation consécutives à la reprise créent ou font apparaître des francs, l’évasion les fait s’évanouir ». Attente financière, commerciale et, plus généralement, diplomatique à l’extérieur, ensuite. L’« Accord tripartite » permet de surmonter les effets de la « discordance française », mais ferme la voie à tout contrôle des changes. La réussite de la combinaison entre reflation économique et libéralisme financier repose en fait sur l’espérance d’un soutien financier et commercial de la part de Washington. Mais les attentes ont très largement sous-estimé le souci de non-engagement outre-Atlantique.
2Enfin — trait moins connu — l’expérience Blum correspond à une attente néo-libérale dans la production. Elle coïncide avec une tentative de relève technicienne de l’Establishment des inspecteurs des Finances par certains ingénieurs, puisés à X-Crise par Charles Spinasse. Mais, faute de moyens matériels, institutionnels et financiers, cette relève fait long feu. Ont été cependant avancées des réflexions et des projets, dans la perspective pionnière d’une alliance verticale antimalthusienne et réformiste entre employeurs et salariés communiant autour de la « productivité ». Auguste Detœuf, dans la première livraison des Nouveaux Cahiers, évoque d’ailleurs un « Spinasse compréhensif sensible, mais modeste et timide (...) Ce qu’il a fait : donner des avis sensés qu’on n’a pas écoutés ».
3Malgré l’intérêt porté par la fraction la plus éclairée du patronat, par l’aile la plus modérée des gouvernants et par les nouveaux experts du MEN, l’attente d’une collaboration des classes productives consacrant les réformes sociales de 1936 est également déçue. Le même Detœuf en donne une interprétation, dans l’article cité : « En politique intérieure, le Gouvernement n’a presque rien pu faire de ce qu’il voulait faire ; il a fait presque tout ce qu’il ne voulait pas faire (...). La vérité, c’est qu’il a dû accepter le gouvernement des masses et que les masses ne peuvent pas gouverner (...).
4Il n’y a pas une expérience Blum ; il y a une grande inexpérience ». Affaire de compétence, donc. Ou plutôt de déphasage patent avec la compétence reconnue, celle des experts. La mutation opérée dans la direction de l’économie et des finances est trop manifestement exogène, et apparaît particulièrement tributaire du double ébranlement socio-politique du printemps 1936, pour ne pas entraîner des tensions entre experts traditionnels et gouvernants, et ne pas inquiéter la plus grande partie des entrepreneurs, grands et petits.
5Outre les contradictions entre la « reflation » et les attentes libérales, l’expérience Blum a été entravée de l’intérieur de l’appareil d’État. Certains experts, tel Jacques Rueff, tiennent la politique de reflation par les dépenses civiles pour une substitution néfaste de l’État aux entrepreneurs privés. Les experts des Finances ne peuvent se convertir à une politique de la demande. En outre, Emmanuel Mönick prend appui sur ses relations dans les milieux politico-financiers anglo-saxons pour faire prévaloir des vues qui ne sont pas toujours celles de son ministre, afin d’arrimer l’économie française aux deux grandes puissances financières et commerçantes. Il anticipe sur certains aspects de la démarche de Jean Monnet de 1945-1948, avec la différence que ce dernier dispose de meilleurs appuis outre-Atlantique et se trouve moins soumis aux contraintes de la hiérarchie administrative. C’est parmi certains hauts fonctionnaires, particulièrement versés dans les affaires internationales, que l’on a pu percevoir les contours de ce groupe austéro-libéral, dont on va retrouver les traces pendant la Guerre et au-delà. Pour certains experts, la voie a été ainsi tracée : leur poids dans l’appareil d’État français résulte aussi de leur insertion dans les réseaux d’influences tissés à Washington. On va le constater pour Jean Monnet, dès 1938.
6La « pause » consacre l’abandon de la perspective reflationniste, du fait de l’aggravation du déficit de la Trésorerie. Cependant, comme Jacques Rueff l’a sans doute perçu par avance (et Léon Blum a posteriori), cet abandon signifie, de manière symbolique, la perte d’identité des gouvernants de Front populaire et le retour à une politique d’« ajustement », propre à dérouter les électeurs de mai 1936. Le « Luna-Park économique »
- après les failles entraînées par le discours de Luna Park sur l’Espagne
- rend plus aisée la reconquête du terrain socio-politique perdu à l’été 1936. Or, quelques structures étatiques de direction de l’économie et des finances (Banque de France réformée, SGF et CNE réorganisés, Comité national de Surveillance des Prix, Office du Blé, Caisse nationale des Marchés de l’État, COST) ont été mises en place, même si leur impact de court terme paraît faible. Une fois désamorcées par la levée de l’hypothèque de leurs origines — la victoire électorale et la poussée sociale du Front populaire — elles peuvent alors devenir assimilables par l’appareil d’État.
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L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion 1932-1952. Volume I
Ce livre est cité par
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L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion 1932-1952. Volume I
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