Chapitre VII. Le programme de Front populaire et ses trois lectures
p. 201-228
Texte intégral
1Le 10 janvier 1936, les partis radical, socialiste et communiste signent, en compagnie de la CGT en voie de réunification et de multiples autres organisations, le programme de Rassemblement populaire, charte des futurs gouvernants, dans l’hypothèse d’une victoire électorale en avril-mai suivant. Les conditions de cette victoire, et notamment la vague des grèves, ont quelque peu occulté le rôle de ce programme, dont certains acteurs ont même oublié l’existence. Il importe cependant d’en analyser le contenu, à la fois pour mesurer la nature des compromis qu’il consacre, et surtout pour s’attacher à la « lecture » différente qu’en font les trois grandes composantes (radicaux, socialistes et communistes), « lecture » qui va persister bien au-delà de la victoire du 3 mai, révélant des attitudes mentales durables. On s’attachera particulièrement à la cohérence et aux limites de la « lecture » socialiste, dans la mesure où la SFIO a été la principale force de proposition et devient, pour la première fois en juin 1936, la formation parlementaire prépondérante dans la gauche.
2I. LES TROIS LECTURES D’UN PROGRAMME (PREMIER SEMESTRE DE 1936)
1. Un programme radical ?
3Les radicaux, partenaires de la dernière heure, mais décisifs pour la victoire électorale, ont joué un rôle contradictoire : ils ont exercé sur certains points une sorte d’arbitrage en faveur du minimum, « le plus grand commun unificateur » (Jean Zay)1, mais sur d’autres, ils ont accepté (ou semblé tolérer) des mesures que, spontanément, ils n’avaient jamais officiellement faites leur en totalité. Serge Berstein considère que le contenu du programme est presque entièrement radical, à l’exception de la mention de la non-réduction des salaires, parallèlement à la diminution horaire de la durée hebdomadaire de travail : « les radicaux font globalement triompher leur point de vue »2. En fait, les radicaux ont signé un texte comprenant un ensemble de mesures qu’ils n’avaient ni intégralement, ni unanimement approuvées, ni toutes réunies en un seul document. Par rapport au programme radical de 1932 et à la réponse de Herriot aux Cahiers de Huygens, l’évolution est nette. Même par comparaison avec la résolution du Congrès de Wagram d’octobre 1935, ou encore avec le rapport de Jean Zay — pourtant radical de gauche, non suivi par la plupart des dirigeants — le programme de Rassemblement populaire pousse plus avant les réformes financières, économiques et sociales (cf. figure 1, ci-dessous)
4Figure 1. — Comparaison des articles contenus dans la plate-forme PC-SFIO (septembre 1935) et ceux du programme de Rassemblement populaire (janvier 1936)
5Les principaux articles de la plateforme se présentent ainsi :
- Pour « défendre le pain des ouvriers » :
- Revalorisation des salaires et des traitements ;
- Abrogation des décrets-lois ;
- Généralisation des conventions collectives de travail soumises au contrôle ouvrier.
- Pour « défendre le pain des paysans » :
- Garantie de prix rémunérateurs par des Offices publics agricoles, le développement des coopératives.
- Pour « défendre le pain des chômeurs » :
- Création d’un Fonds national de chômage ;
- Semaine de 40 heures sans diminution de salaires ;
- Prolongation de l’âge de la scolarité ;
- Relève des travailleurs de plus de soixante ans assurés de moyens insuffisants d’existence par une amélioration de la législation des assurances sociales ;
- Grands travaux d’intérêt collectif et social financés à l’aide de mesures frappant les grosses fortunes et servant de gages à l’emprunt.
- Pour « défendre la paix :
- Interdiction de la fabrication et du commerce privé des armes.
- Pour « sauvegarder la liberté » :
- « Libération de l’État du joug de la féodalité financière, en établissant la souveraineté de la nation sur la Banque de France... en procédant à la nationalisation des grands monopoles capitalistes qui, sans pouvoir être considérés comme un élément d’instauration du socialisme, peut se réaliser dans le cadre du système social actuel. ».
6Le programme du Rassemblement populaire, publié le 10 janvier 1936, reprend une bonne partie des articles de la plate-forme, atténue la portée de certains et en élimine d’autres. Il se présente ainsi, selon le même ordre que ci-dessus :
7Restauration de la capacité d’achat supprimée ou réduite par la crise :
- Non retenu ;
- Suppression immédiate des mesures frappant les plus touchés par les décrets-lois ;
- Non retenu.
- Revalorisation des produits de la terre, création d’un office national interprofessionnel des céréales, soutien aux coopératives agricoles ;
- Institution d’un Fonds national de chômage ;
- Réduction de la semaine de travail sans réduction du salaire hebdomadaire.
- Prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à 14 ans.
- Établissement de retraites suffisantes pour les vieux travailleurs.
- Exécution rapide d’un plan de grands travaux d’utilité publique, citadine et rurale, en associant à l’effort de l’État et des collectivités l’effort de l’épargne locale.
8Défense de la paix :
- Nationalisation des industries de guerre et suppression du commerce privé des armes.
- Non retenu.
9Source : Michel Margairaz, « Contraintes et contradictions de la politique économique de la gauche au temps du Front populaire », Les Temps Modernes, avril 1983, n° 441 bis, p. 352.
10Sur certains points, on l’a vu, l’intervention des radicaux, conformément à leurs positions antérieures, a limité les propositions. Mais sur plusieurs autres, ils ont dû faire un pas — tactique ou non ? — vers les propositions de leurs partenaires.
• La réduction de la semaine de travail.
11Herriot la refuse en 1932 sans accord international, sans même parler de la non-réduction du salaire. Les textes du Congrès d’octobre 1935 restent vagues : le rapport Zay mentionne la « réduction de la journée de travail », mais l’ordre du jour de la commission de politique générale passe la question sous silence, et la déclaration du parti radical ne signale que la nécessité « d’assurer (...) la répartition du travail disponible »3. Est-ce à dire que les radicaux ont fait une partie du chemin, alors que les partis ouvriers et la CGT en ont effectué une autre à leur rencontre, en abandonnant la référence explicite aux « quarante heures », qui ne figurent plus dans le programme ? Sans document précis sur les discussions effectives, on en est réduit aux hypothèses. Les radicaux ne semblent pas être les seuls à s’inquiéter d’une limite chiffrée de manière trop absolue. Les socialistes, dans leurs programmes de 1935 et 1936, n’ont pas voulu non plus mentionner explicitement le plafond des quarante heures.
• Les offices agricoles.
12Les radicaux semblent très partagés sur cette question. Herriot n’avait pas répondu, en 1932, aux propositions socialistes d’offices publics contenus dans les Cahiers de Huygens. Au Congrès de Wagram, Jean Zay, rapporteur général, s’y montre favorable pour le blé et le vin. En revanche, le rapporteur de la politique agricole, Liautey, député de la Haute-Saône, les condamne sans nuance à la Chambre : « La classe paysanne ne trouvera point d’amélioration de son sort dans les systèmes collectivistes qu’on voudrait lui imposer pour monopoliser au moyen d’offices les principales branches de la production agricole française »4. Devant le Congrès, il se montre moins péremptoire : il admet des offices d’État pour le commerce des denrées agricoles, sous la condition qu’ils ne soient pas acheteurs exclusifs à l’intérieur. Et le programme radical ne mentionne pas les Offices. Les radicaux ont donc effectué un pas en avant, en acceptant que le programme commun les mentionne5. Mais, lors des discussions du projet de loi d’Office du blé à la Chambre, et surtout au Sénat, certains radicaux vont essayer de regagner le terrain concédé aux socialistes.
• « La nationalisation des industries de guerre et suppression du commerce privé des armes ».
13Le rapport général de Jean Zay contient la formule suivante, que l’on retrouve dans l’ordre du jour adopté par la commission de politique générale : « Une nationalisation s’impose sans délai, pour des raisons non seulement économiques, mais morales ; c’est celle du commerce privé des armes »6. Mais le programme radical reste muet sur la nationalisation de la fabrication des armes. Là encore, les radicaux sont allés au-delà de leurs positions propres.
• Le « Fonds national de chômage ».
14Le Parti radical n’a pas pris une position officielle auparavant en faveur de cette mesure.
• Une conversion financière ?
15Les radicaux, au Congrès de Wagram, ne parlent que de « détente fiscale ». D’autre part, ils se sont toujours montré divisés sur la carte d’identité fiscale, en particulier au Sénat. Quant à l’éventualité du contrôle des changes, ils s’y sont opposés, par souci de ne pas entraver la liberté des échanges. Ainsi, l’essentiel du chapitre III, intitulé « Assainissement financier », a été accepté par le parti radical, sans que celui-ci ait réellement manifesté auparavant une quelconque faveur pour les mesures qui y sont énumérées.
• Une marge de manœuvre à double sens.
16À la fin de mars 1936, Édouard Daladier qui, depuis le 19 janvier, a ravi la présidence du parti radical à Édouard Herriot, affirme jouer la carte du Front populaire : « Nous ne voulons recommencer ni 1928, ni 1932. Le Rassemblement populaire a accompli un admirable effort, afin que ne soit évitée au pays une déception à laquelle le régime ne résisterait pas »7. Il souligne à la fois la relative modération du programme, et la pression morale et politique, qui s’est exercée sur les radicaux pour obtenir leur signature : « Il [le Rassemblement populaire] a eu la sagesse d’établir dans ce but un programme de revendications concrètes sur lequel on peut discuter et même sur tel ou tel point faire des réserves, mais quels sarcasmes ne nous adresserait-on pas si l’accord ne s’était pas réalisé ? »8.
17Au total, si les dirigeants radicaux présentent publiquement, en particulier à leurs électeurs, le programme de Rassemblement populaire comme un texte d’inspiration purement républicaine, acceptable pour un radical, on ne peut — si l’on s’en tient à la lettre des mesures qui y sont incluses — prétendre qu’elles étaient toutes défendues antérieurement par le parti radical. En fait, les radicaux, venus tardivement et de manière ambiguë dans les commissions du Rassemblement populaire — ils ont cinq ministres dans le gouvernement Laval jusqu’au 22 janvier 1936, soit douze jours après la publication du programme — ont tout autant subi les propositions de leurs partenaires, qu’ils ne les ont arbitrées : ils n’ont pu sur chaque point réclamer des révisions en baisse et ont dû, eux aussi, faire une partie du chemin. De plus, on comprend mieux qu’ils aient souhaité limiter au minimum le caractère contraignant du programme. Leur souci, comme celui de Herriot en 1932, était surtout de ne pas se lier les mains par avance. Les quelques concessions sur le fond pouvaient alors être compensées par une garantie sur la forme : certains articles du programme pourraient ainsi être laissés dans l’ombre. Lors de la préhistoire du Front populaire, les radicaux n’ont pas joué le rôle moteur. La dynamique du Rassemblement populaire, le mécontentement exprimé à l’égard de la politique déflationniste et l’espoir suscité par une relève possible expliquent leur relative souplesse, éclairée par la conscience du prix politique (et électoral) que leur aurait coûté une trop grande intransigeance. Certes, ils sont parvenus à atténuer des propositions de leurs partenaires, ainsi qu’à donner à ce programme le caractère d’un catalogue de revendications. Mais ce dernier point était également l’une des préoccupations du parti communiste. Daladier lui-même n’a-t-il pas écrit : « Sur ces revendications qui peuvent et doivent être réalisées dans le cadre du régime, nul n’a écrit des pages plus clairvoyantes et plus précises que Georges Politzer »9.
2. Modération ou duplicité communiste ?
18Les deux partis ouvriers ont joué, eux, un rôle actif dans l’élaboration du programme. Dès la période des négociations et lors de la publication du texte, ils se livrent à deux lectures distinctes. Les communistes insistent sur trois aspects : le caractère revendicatif et mobilisateur, ainsi que la présence de mesures fiscales contre les « riches ».
• « Les revendications unissent, les théories divisent (Georges Politzer)10. »
19Georges Politzer résume par cette formule le premier aspect du programme, souligné par le PC. Il précise : « C’est parce que le programme du Rassemblement est une liste de revendications qu’il a pu rallier l’unanimité (...). Ce qui importe aux chômeurs, c’est le Fonds national de chômage et non la théorie au nom de laquelle on adhère à cette revendication (...). L’accord sur le programme a pu être réalisé parce que c’est un programme de revendications et non un traité d’économie politique »11. Les communistes semblent avoir obtenu satisfaction sur ce point : le programme apparaît comme une série de mesures répondant aux revendications des différentes victimes de la crise. Jacques Duclos présente ce résultat comme une victoire, devant le secrétariat romain de l’Internationale12. Plusieurs auteurs ont ainsi souligné 1’« extraordinaire modération du parti communiste »13. Faut-il y voir à l’œuvre une double stratégie, celle du Front populaire dans un souci d’antifascisme intérieur et international et, camouflée derrière la précédente, celle d’une conquête révolutionnaire du pouvoir ?14. Aucun document du PC, publié ou présent dans les archives, ne parle d’objectif révolutionnaire immédiat. Maurice Thorez rappelle, devant le Comité central d’octobre 1935, que celui-ci « doit dire aujourd’hui qu’il se maintiendra sur la ligne approuvée par le VIF congrès de l’Internationale communiste dans son programme de Front populaire », et précise à ce sujet : « le rapport des forces de classes est tel que pour la grande majorité des ouvriers (...) le choix n’est pas encore la dictature du prolétariat contre toutes les formes de la dictature bourgeoise, mais le choix entre le fascisme et la démocratie bourgeoise (...) notre parti lutte pour le maintien de la démocratie bourgeoise contre le fascisme »15. Et dans son discours de clôture — non public et non publié — il réaffirme : « notre tâche capitale, c’est à tout prix barrer la route au fascisme et à empêcher la guerre »16.
• Un programme à appliquer « à chaud » : les comités de Front populaire.
20Il paraît difficile d’étayer l’hypothèse d’une double stratégie : en revanche, pour le PC, le programme doit comprendre des revendications propres à « motiver les masses » : « l’essentiel est l’action des masses », s’écrie Thorez à cette même séance17. Au Congrès de Villeurbanne, en janvier 1936, il affirme que le Front populaire se distingue du Cartel des Gauches, car « c’est la classe ouvrière, influençant par son activité les travailleurs des classes moyennes et les entraînant à la lutte contre la bourgeoisie, contre le capital et le fascisme »18. Et, trois semaines avant le premier tour des élections, Thorez réaffirme devant le Comité central : « Le Parlement, ce n’est pas notre maison. Mais s’il prend des décisions favorables au peuple de France, nous le soutenons. Mais l’essentiel (...) c’est l’action, l’action de la classe ouvrière, des masses... »19. Ainsi, s’il n’y a pas de stratégie de conquête révolutionnaire du pouvoir, il y a volonté d’une mobilisation active sous la conduite de la classe ouvrière organisée, en particulier grâce aux mesures incluses dans le programme. La stratégie communiste ne consiste pas à s’emparer du pouvoir, mais à enraciner davantage les organisations communistes, par l’action à la fois revendicative et antifasciste : stratégie « chaude » certes, mais pas de transformation sociale, au moins de manière directe et immédiate. De ce fait, les formes mêmes d’organisation importent au moins autant que le contenu du programme. Or, les communistes ne cessent de réclamer, depuis l’été 1935, la reconnaissance officielle de comités locaux de Front populaire, dont certains ont, plus ou moins spontanément, surgi dans plusieurs régions. Ils en souhaitent l’élection à la base, ainsi que l’ouverture à des adhésions individuelles, au-delà des militants des partis. Un document, issu des archives de l’IC, souligne l’importance que les dirigeants du PC attachaient à cette question. Dans le discours, strictement interne, que Jacques Duclos prononce, le 9 janvier 1936, devant le Présidium de l’IC, celui-ci déclare : « Nous montrerons que l’unité d’action, que le Front populaire, ce n’est pas seulement l’entente entre les organisations, mais c’est le rassemblement des masses à la base : c’est le point fondamental, la question décisive de toute notre politique et (...) dans la mesure où nous rassemblons non pas seulement les masses organisées dans les organisations du Front populaire, mais toute la masse, nous créerons une situation où ces masses lutteront avec nous sous nos mots d’ordre »20. À cette date, la question a été tranchée aux dépens des communistes, mais ceux-ci s’obstinent à susciter la création de comités de Front populaire, et persistent, sans succès, à en réclamer la constitution officielle, même bien après les élections de 1936. Jacques Duclos ne manque pas d’ailleurs, face aux responsables de l’Internationale, de signaler l’opposition des radicaux et des socialistes, également inquiets devant le risque d’un accroissement de l’audience du PC, à travers la floraison de comités de base : « D’ailleurs, nos alliés (...) savent que ces comités de Front populaire, constitués sur de larges bases, deviennent et deviendront par la force des choses, avec notre travail, un élément de notre politique révolutionnaire. C’est pourquoi la principale résistance que l’on rencontre dans le Front populaire [souligné par nous], c’est à la constitution de ces comités »21. Dès novembre 1935, les débats au sein du Comité national de Rassemblement populaire — tels qu’on les perçoit dans les archives de Jacques Kayser — montrent les radicaux et les socialistes hostiles aux propositions communistes. La conjonction n’est pas, non plus sur cette question, celle soulignée par Jules Moch. Il est décidé, à ce moment, que le Rassemblement populaire « n’est ni un parti, ni un super-parti »22. Le Front populaire reste donc un organisme de liaison entre partis autonomes, et ne se transforme pas en une vaste organisation de masse, comme l’auraient souhaité les communistes. Cette structure a indéniablement influé sur les modalités d’application du programme et a sans doute amoindri, comme le redoutait Jacques Duclos, la portée des arguments du PC.
• L’application rigoureuse des mesures financières.
21Malgré le rejet de leur proposition de prélèvement sur les fortunes, les communistes continuent à « lire » le programme comme un ensemble de mesures permettant de « faire payer les riches ». Jacques Duclos, chargé de l’organisation de la campagne électorale, précise, devant le Comité central du 1er avril 1936, que les « deux cents familles » représentent « le thème qui peut nous permettre de développer toute notre politique avec son contenu de classe »23. Jean Coutrot, l’un des animateurs d’X-crise, reconnaît, quelques semaines plus tard, dans son ouvrage l’Humanisme économique, combien la « lecture » anti-deux cents familles des communistes a porté dans l’opinion, lors des élections. Il y voit une réussite en matière de propagande : « ... la dernière campagne communiste (...), appelant tous les Français à la réconciliation contre les 200 familles, offrant ainsi la cible nécessaire, mais minuscule et sans résistance électorale, au besoin que nous avons tous de haïr, proposant le reste du pays tout entier au besoin que nous avons tous d’aimer, (...) utilisait au mieux ce que nous soupçonnons (...) des lois de notre équilibre affectif »24.
22Ainsi, les communistes obtiennent satisfaction sur le caractère revendicatif du programme, en s’appuyant sur les radicaux contre les socialistes. Sur les deux autres aspects auxquels ils tiennent (une politique financière rigoureuse et sélective, et une organisation du Front populaire à la base), la conjonction s’est réalisée contre eux. Après la victoire électorale, ils vont toutefois maintenir leur « lecture », et tenter d’y plier le gouvernement Blum et les socialistes.
3. La lecture socialiste : la cohérence de la « reflation ».
23Lors de la période séparant la publication du programme et la date des élections, les dirigeants socialistes, en particulier Léon Blum, soulignent les différences entre programme commun et programme socialiste. Mais ils insistent sur les éléments qui permettent d’établir la filiation entre les deux programmes, notamment l’idée, qui leur est chère, d’« accroissement de la capacité générale d’achat ». Léon Blum, dans son discours radiodiffusé, quelques jours avant le scrutin, signale à ses propres électeurs que le programme de Front populaire, « sur le plan économique, tout en prévoyant le soulagement des misères les plus criantes constate la faillite de la déflation et exprime une volonté de lutte contre l’oligarchie bancaire et industrielle qui l’avait imposée »25. La lecture « reflationniste » souligne la présence de mesures de revalorisation du pouvoir d’achat des salariés et des paysans, l’ampleur de la thésaurisation. Elle s’appuie sur les analyses économiques et financières qui, enrichies depuis 1934 par la lutte parlementaire contre la politique déflationniste, confirment et prolongent celles de 1932-33. Cependant, l’absence d’éléments importants du programme socialiste — en particulier les nationalisations — impose des ajustements, qui risquent de compromettre la cohérence de cette lecture.
• Un programme insuffisant ?
24Malgré l’absence de la plupart des « réformes de structures », contenues dans le programme de la SFIO et le Plan de la CGT, plusieurs responsables de ces deux organisations laissent entendre qu’elles y sont en germe. Ainsi, l’éditorialiste (anonyme) du Peuple, qui n’est autre que René Belin, va jusqu’à affirmer, à propos du programme : « ce texte implique la reconnaissance de la nécessité de ces réformes de structures, que nous réclamons depuis plus de deux ans, indispensables à la vie économique »26. L’auteur s’appuie en fait sur l’allusion aux « mesures plus profondes », présentes dans le préambule au programme, et en sollicite ainsi le contenu. Certains dirigeants socialistes ne renoncent pas non plus, avant le Congrès de réunification de la CGT, à envisager le programme comme une « préface » au Plan de la CGT27. Or, au Congrès de Toulouse de la CGT réunifiée — tenu du 3 au 6 mars 1936 — s’élabore un compromis entre les anciens confédérés, qui présentent le Plan, et les anciens unitaires, qui proposent d’approuver le programme de Rassemblement populaire. Au nom de ces derniers, Eugène Hénaff mène l’attaque contre le Plan, jugé irréalisable dans un régime capitaliste et dangereux, parce que conduisant à la « collaboration de classes ». Il critique aussi les indemnisations prévues pour les nationalisations, ainsi que l’arbitrage obligatoire28. René Belin conteste que la CGT puisse se rallier au programme économique du Front populaire, qui est celui que le parti radical a accepté. Mais Robert Lacoste, soucieux d’aboutir à un compromis satisfaisant pour ce premier Congrès d’unification, soutient que le Plan et le programme « se complètent », de la même manière que « anticapitalisme » et « antifascisme » sont indissolubles29.
25À l’issue du Congrès, le Plan et le programme sont adoptés conjointement. Ralliement tactique des unitaires au Plan ? C’était le prix à payer pour l’unité et l’adhésion au programme de Front populaire. Mais, en outre, ils ont fait adjoindre certaines expressions dans la résolution finale, afin de souligner que l’adoption du Plan ne signifie pas l’abandon d’objectifs révolutionnaires30. Désormais, l’attitude des communistes à l’égard du Plan va commencer à se modifier, à la mesure de leur influence croissante au sein d’une CGT réunifiée, et bientôt très fortement renforcée par la vague de grèves du mois de mai et la « ruée » des nouveaux adhérents31. Les principaux dirigeants de la SFIO n’en soulignent pas moins les limites du programme, lors de la campagne électorale. Léon Blum, dans ce même discours, prononcé à l’Hôtel de Ville de Narbonne quelques jours avant le premier tour, qualifie le programme commun d’» incomplet et imparfait », par rapport au programme socialiste32. Et Paul Faure, le lendemain, sur les ondes de Radio PTT -Lille, parle de la nécessité de « nationaliser le crédit »33. Les socialistes n’hésitent pas à considérer le programme de Front populaire comme insuffisant, avant même qu’il n’y ait eu commencement d’application, alors qu’ils passent sous silence certaines mesures, en particulier financières, pourtant explicitement inscrites.
• Le programme de Toulouse.
26L’arrivée au gouvernement de Gaston Doumergue et l’adoption d’une politique avouée de déflation a renforcé les critiques socialistes, et les a conduits à approfondir leurs propositions reflationnistes34. Tout en rejetant, de manière ambiguë, le planisme au Congrès de Toulouse, la SFIO adopte un « programme d’action » (daté du 24 mai 1934), œuvre d’une commission animée par Jules Moch. Ce dernier contribue à former l’UTS (Union des Techniciens socialistes), composée de techniciens, dont plusieurs polytechniciens, qui sont chargés, au sein de plusieurs commissions, de préciser les différents points — en particulier économiques et financiers — du programme socialiste. Le « programme d’action » de Toulouse comporte notamment les constats et propositions suivantes : « Les transactions sont dans un marasme qui s’aggrave sans cesse. La crise de sous-consommation les réduit ; le nationalisme douanier les limite ; la superfiscalité les écrase (...) Le Parti proclame donc : Qu’il faut coûte que coûte et sans délai : Du travail aux chômeurs ; Des clients aux producteurs et commerçants ; Des débouchés aux paysans ; La sécurité aux épargnants ; La garantie du lendemain à tous »35. Suivent une série de mesures constituant « un ensemble organique » : la plupart ont déjà été proposées entre 1932 et 193436. Mais plusieurs d’entre elles sont précisées, amendées ou infléchies à la lumière des circonstances nouvelles, en particulier en réponse à la politique de déflation des gouvernements d’Union nationale.
• « Du travail aux chômeurs ».
27Pour réduire le chômage, la SFIO compte, de manière directe, sur la semaine de quarante heures, le programme de grands Travaux et le Fonds national de chômage. Les quarante heures apparaissent surtout comme une revendication du mouvement syndical. La presse socialiste, en particulier Le Populaire, fait largement écho aux proclamations de la CGT sur la question37. On y trouve également des informations sur les interventions de Léon Jouhaux à Genève, lors des Conférences internationales du Travail : la dix-septième Conférence repousse par quatre voix le principe des quarante heures ; la dix-huitième (juin 1934) adopte un projet de convention les rendant obligatoires, mais en l’absence des délégués patronaux ; la conférence de juin 1935 voit la « victoire des quarante heures », à la suite de l’entrée et du vote favorable des délégués soviétiques et américains38. Les quarante heures ne sont pas conçues comme une seule mesure de « short time » : contrairement aux controverses de débats plus contemporains sur la semaine de trente-neuf heures, la réduction à quarante heures n’est jamais envisagée à la SFIO avec une diminution proportionnelle des salaires payés pour quarante huit-heures. Elle est destinée à partager le travail, mais fait également partie intégrante de la « politique du pouvoir d’achat »39. On sait que le programme de Rassemblement populaire ne mentionne pas explicitement les quarante heures. D’ailleurs, on va constater que, contrairement à ce qui a pu être écrit au sujet de l’application de la loi, les socialistes avant 1936 n’étaient pas dépourvus d’esprit critique à l’égard de cette mesure. On a déjà analysé la proposition socialiste de grands Travaux40. Toutefois, un point qui n’a guère été souligné jusque-là : le programme de grands travaux devait être, dans l’esprit des techniciens socialistes, une mesure de relance à court terme, en attendant la mise en route des « réformes de structures ». Jules Moch le précise bien, peu avant les élections : [le but essentiel du programme de grands travaux est de] « gagner le temps nécessaire pour réaliser les réformes de structures dont les effets, eux, ne sauraient être immédiats mais demeureront durables »41. Robert Marjolin va dans le même sens : il souligne, lors d’une réflexion sur le New Deal, que les grands Travaux ont vu leur « effet vite épuisé », mais qu’ils « restent avant les grandes transformations la seule action efficace... l’ultime recours des pays capitalistes comme l’Allemagne ou les États-Unis »42.
28Le Fonds national de chômage, enfin, est destiné à secourir ceux qui n’auront pu être réembauchés par les mesures précédentes. Léon Blum, tout particulièrement, poursuit sa dénonciation de l’absence « d’un système cohérent et logique pour lutter contre la détresse croissante des chômeurs»43. Il souligne la modicité de l’allocation forfaitaire de l’État (10 F pour un chef de ménage ; 4,50 F pour le conjoint ; une circulaire du 20 juillet 1933 limite, dans tous les cas, l’allocation à la moitié du salaire). La discussion parlementaire sur le projet de loi Flandin-Marchandeau d’ententes professionnelles obligatoires relance le débat. Mais les propositions socialistes (obligation d’un fonds de secours par commune, charge intégrale de l’assistance par l’État, ouverture sans limite de résidence ou d’importance du chômage, revalorisation des taux) ne sont pas même examinées à la Chambre44. Léon Blum plaide pour ces « créanciers de la Nation » : « Vous créez le chômage, secourez le chômeur »45. Mais Louis Germain-Martin repousse la création du Fonds national en Commission des Finances, le 21 février 1935. Le projet est de nouveau renvoyé au début de 1936. La position socialiste apparaît de principe : « le secours doit avoir un caractère vital comme le salaire » (Léon Blum)46. Reste le financement. Léon Blum rappelle les positions de 193347.
• ... « des débouchés aux paysans ».
29La politique d’apparent retour au libéralisme agricole, prônée par P.-E. Flandin à la fin de 1934, ranime les discussions parlementaires sur l’agriculture. Les socialistes s’indignent que l’on passe d’une semi-contrainte à une fausse liberté des prix, au nom de l’échec de la politique de soutien, alors que celle-ci a été sabotée, faute de modalités sérieuses d’application. Léon Blum dénonce le « semi-interventionnisme honteux de lui-même »48. Lors du débat à la Chambre sur 1’ « assainissement du marché du blé », Georges Monnet défend, le 10 décembre 1934, l’institution d’un «Office national et public des Blés », placé sous le contrôle du ministre des Finances. Administré par un Conseil central de 30 membres, par des comités départementaux d’organisation et de contrôle, il serait chargé de fixer, à partir de prévisions nationales, le prix du quintal, ainsi que l’échelonnement de vente des quantités supérieures à 100 quintaux, en cas de récolte excédentaire. Il dirigerait les importations et les exportations. Le projet prévoit des silos coopératifs régionaux, gérés par des représentants des agriculteurs, qui achèteront au prix fixé et auprès desquels les minotiers devront obligatoirement s’approvisionner. Les traites des silos pourront être acceptées par l’Office, escomptées par les caisses de Crédit agricole et réescomptées par la Banque de France. Il est repoussé par 376 voix contre 199 (438 contre 151, dix-huit mois auparavant). Les radicaux se sont divisés — Pierre Mendès France a voté pour — les communistes l’ont voté. Quatre jours plus tard, un projet analogue d’Office du Vin est présenté par le socialiste Baylet. L’Office doit déterminer le prix du vin, le salaire minimum des ouvriers vignerons et développer un réseau de caves coopératives. Il doit également égaliser les charges sociales et fiscales entre la France et l’Algérie (dont le budget spécial sera incorporé au budget général), afin de défendre à la fois la main-d’œuvre algérienne et faire cesser la concurrence des vins algériens49.
30Le 21 mars 1935, Georges Monnet défend également un Office de la Viande : à cette occasion, il fait référence à l’exemple du gouvernement tchèque — de coalition agrariens-socialistes — qui fait déjà fonctionner un Office du Blé et met au point un Office de la Viande50. La garantie de prix rémunérateurs aux producteurs ne doit pas entraîner des prix trop élevés à la consommation, en s’attaquant au profit des intermédiaires, notamment « le consortium de la grande minoterie qui [profite] des bas prix pour stocker et qui aujourd’hui revend la farine à des prix de jour en jour croissant »51. L’Office consiste à abolir « cet écart, dû à la spéculation, ce prélèvement effectué par le capitalisme à la fois sur les producteurs et les consommateurs »52. Les 28 et 29 septembre 1935, la SFIO tient à Limoges un Congrès extraordinaire, exclusivement consacré aux questions agricoles53. Georges Monnet, qui en est l’un des principaux artisans, rappelle, quelques jours avant son ouverture, que la politique agricole socialiste repose, outre sur l’institution des Offices, sur la diminution des coûts par la nationalisation des transports, des engrais et des assurances, ainsi que sur la réforme du fermage, du métayage, la mise en œuvre d’une législation sociale pour les ouvriers agricoles et l’institution d’une Caisse nationale contre les calamités agricoles54. Le Congrès adopte à l’unanimité les différents rapports. En novembre, paraît le décret Cathala (nom du ministre de l’Agriculture, ami de Laval, futur ministre des Finances en 1942) qui prévoit, pour la première fois, une évaluation statistique de la récolte, à la fin d’août, par des commissions départementales, ainsi qu’un ajustement des importations aux besoins de consommation. Tentative d’interventionnisme, qui tourne le dos à la politique « libérale » de P.-E. Flandin. Mais, remarque Georges Monnet, il y manque la « clé de voûte » : le cours réglementaire, assurant un prix rémunérateur, condition sine qua non pour éliminer le cours gangster55. Il ajoute que, après l’échec de cette dernière tentative, plus personne ne pourra contester que l’Office du Blé est le seul recours.
31Ainsi, les projets d’Offices s’articulent avec la reflation. Élément d’une politique des prix comme des revenus agricoles, ils doivent également profiter de la revalorisation du pouvoir d’achat des salariés consommateurs, à condition de restreindre les marges qui les séparent des producteurs56. Alors qu’en décembre 1934, P.-E. Flandin a rétorqué que l’Office du Blé n’était réalisable qu’en régime socialiste, Georges Monnet n’a de cesse de souligner qu’une telle organisation est possible, sans toucher au régime de propriété. Il s’agit d’une innovation à la fois pour la doctrine socialiste, qui met en avant les questions de circulation et de distribution, et non plus de production, comme pour la mise en marché des productions agricoles. Cependant, cette mesure dépend en partie de la baisse des coûts, elle-même indispensable à une reprise des échanges intérieurs. Outre les mesures plus générales, telles que la nationalisation de l’électricité et des transports, les socialistes comptent sur la création d’un Office des Engrais pour réduire les coûts, ainsi que la révision des baux ruraux, par un système d’échelle mobile calculée par des assemblées professionnelles régionales, à partir des cours des denrées agricoles57. La relance de l’agriculture doit ainsi contribuer à la reprise des affaires du commerce et de l’artisanat.
•... « Des clients aux producteurs et aux commerçants ».
32Le programme du Parti socialiste pour les élections de 1936 annonce : « le marasme du commerce procède des mêmes causes que la mévente et l’avilissement des prix pour l’agriculture »58. En effet, il n’y est pas non plus question de transférer la propriété, mais de garantir les revenus et d’alléger les charges. La SFIO envisage d’abord le groupement des petits commerçants avec l’aide de l’État, à l’échelon local, régional et national pour « transformer en puissance collective des faiblesses isolées », et « lutter à armes égales contre le grand capitalisme des magasins à prix unique ou à succursales multiples »59. Outre les réformes, telles que la révision des cessions de fonds de commerce ou la propriété commerciale intégrale, les socialistes comptent surtout sur la baisse des prix de revient sans entamer ni les salaires, ni les bénéfices des artisans et des commerçants. En l’absence des nationalisations, ils misent sur l’abaissement des coûts unitaires par la reprise de la production et des échanges, sur la détente fiscale et la lutte contre la fraude. La SFIO reprend jusqu’aux élections la formule, adoptée au Congrès de Toulouse : « détente fiscale, poussée jusqu’à l’extrême hardiesse et répression de la fraude poussée jusqu’à l’extrême rigueur ».
• Contre la crise du crédit.
33Pour les socialistes, en particulier Robert Marjolin ou Léon Blum, si la crise persiste, ce n’est pas faute de crédits, mais de consommateurs. Cependant, la SFIO n’a pas été insensible aux travaux de l’équipe planiste de la CGT sur la nationalisation du crédit. Jules Moch propose la nationalisation des banques, afin « de canaliser l’épargne et de l’investir au mieux des intérêts généraux en fonction d’un plan économique préétabli »60. Cela permettrait d’éviter la ruine des déposants ou le renflouement sélectif. Les socialistes proposent de coordonner en un vaste ensemble, sous la dépendance de l’État, les éléments suivants : Caisses d’épargne, comptes de chèques postaux, Caisse de dépôts, Banque de France réorganisée, banques nationalisées et caisses variées de crédit professionnel (agricole, artisanal, maritime, hôtelier...). La nationalisation du crédit répond donc à un triple souci : protéger l’épargne, assurer une répartition rationnelle du crédit et préserver l’indépendance de l’État. Le Populaire fait largement état, en septembre 1935, de l’étude de Francis Delaisi (collaborateur du Bureau d’Études du Plan de la CGT) sur la Banque de France61. Il y signale que, sur les quelques 40 000 actionnaires de la Banque, quatorze pour cent possèdent soixante-trois pour cent des titres. Sur les deux cents plus gros actionnaires, qui seuls participent aux Assemblées générales (les « deux cents familles » dénoncées par Édouard Daladier), cent trente-trois possèdent chacun plus de cent actions. L’argument qui a sans doute le plus pesé et explique le maintien de la réforme de la Banque de France dans le programme de Rassemblement populaire est celui de la nécessaire indépendance du gouvernement à l’égard de la Banque. Francis Delaisi et les socialistes pensent que les principaux dirigeants de la Banque, en particulier François de Wendel, ont dicté leur loi au gouvernement à plusieurs reprises en 1934-35, en tirant parti des besoins de la trésorerie pour le réescompte des bons, ou du maniement du taux d’escompte lors des alertes monétaires62. La transformation de la Banque de France en « Banque de la France », malgré le caractère vague de l’expression, reflète des préoccupations de défense républicaine, partagées par les radicaux. Au-delà de ces mesures, le Rassemblement populaire ne se donne pas d’autres moyens de maîtriser le crédit. Toutefois les débats et projets vont continuer à se développer, en particulier au sein de la CGT, jusqu’au conflit, et peser en partie sur les décisions d’après-guerre. La reflation apparaît bien comme une politique cohérente de relance de court terme par la consommation (Cf. figure 2, page précédente).
II. LES LIMITES DE LA REFLATION : IGNORANCES TECHNIQUES OU INCERTITUDES POLITIQUES ?
34Plusieurs ouvrages insistent sur les faiblesses des socialistes en matière économique et financière. Peut-on, avant même que l’expérience ne commence, dresser un tableau des limites de la politique de reflation ? Les ignorances techniques pèsent-elles d’un poids majeur, comme semblent le penser plusieurs auteurs ? Trois questions ont particulièrement retenu leur attention : les quarante heures, la question des prix, l’accroissement du pouvoir d’achat63.
1. Les quarante heures.
35On a vu dans quelle perspective cette mesure s’inscrivait dans la lecture socialiste. Peut-on affirmer, comme certains auteurs, qu’ils ont manifesté, à travers cette proposition, une ignorance manifeste des contraintes, voire des rigidités économiques ? L’examen des textes socialistes avant la victoire électorale n’est pas inutile pour le débat.
• Une « gigantesque erreur de calcul » ?64
36Paradoxalement, ce n’est pas l’insularisme, mais bien plutôt l’intérêt pour les expériences étrangères, qui incitent les socialistes à proposer une ample réduction de la durée hebdomadaire légale de travail. Grâce à l’attention portée aux débats de Genève, les socialistes peuvent procéder à des comparaisons internationales et préparer la réfutation des arguments de certains délégués patronaux. Les exemples étrangers convient plutôt les socialistes à considérer que les quarante heures représentent un seuil insuffisant. Jean Lebas fait souvent référence au New Deal65. À partir des données du BIT, Le Populaire annonce en juin 1935 que la semaine de 40 heures intéressait déjà trois millions de salariés américains dès 1933, 700 000 en Angleterre, et également les travailleurs tchèques des travaux publics66. En février 1936, Georges Dumoulin précise que, sur 541 codes de concurrence loyale aux États-Unis (représentant 95 % des travailleurs de l’industrie), 85 % fixent 40 heures ou moins, et rappelle que l’American Federation of Labor réclame la semaine de trente-cinq heures, qui lui semble proche67. Et Paul Faure, au début de 1936, parle de la nécessité de « l’application générale de la semaine de quarante heures et même de moins »68. Le cas américain semble avoir poussé les socialistes à envisager une diminution très importante de la durée du travail hebdomadaire. Est-ce à dire qu’ils ignorent les statistiques pour la France et, comme le pense Alfred Sauvy, raisonnent à l’aveuglette ? Robert Marjolin signale, à la fin de 1934, les lacunes des statistiques, en particulier sur la durée du travail. Il mentionne les chiffres pour les seuls établissements supérieurs à cent ouvriers — 50 % travaillent plus de 48 heures (et un sixième moins de quarante heures)69. Au début de 1936, Paul Faure écrit que ce dernier chiffre est passé à 58 %70.
• Des instruments de mesure déficients.
37Cependant, les statistiques ne portent que sur une minorité d’entreprises (27 %, d’après les chiffres cités par A. Sauvy). Les socialistes n’ignorent pas le nombre, somme toute élevé, de salariés effectuant quarante-huit heures de travail par semaine dans les grands établissements. Dans des textes postérieurs, plusieurs anciens acteurs du premier gouvernement Blum ont souligné l’importance du chômage partiel non comptabilisé dans les petites entreprises, et 1’ « extraordinaire sous-productivité d’une économie en sous- emploi » (P. Mendès France)71. De plus, pour mesurer de manière rigoureuse l’impact ex ante de l’application des quarante heures, encore fallait-il disposer de statistiques sérieuses sur le chômage. Car tout dépend de l’estimation du nombre de chômeurs qui peuvent être réemployés, sans même parler de leurs caractéristiques socio-professionnelles. Dans l’article cité de la fin de 1934, Robert Marjolin déplore les « difficultés » pour établir des statistiques fiables sur le chômage, en l’absence d’un système généralisé d’assistance-chômage, et du fait de « réticences patronales ». Compte tenu de ces déficiences, il estime le nombre des chômeurs totaux réels à environ un million, ce qui n’est pas déraisonnable, si l’on se réfère aux hypothèses d’historiens ou d’économistes depuis lors72. L’incertitude est particulièrement grande sur le chômage partiel. Paul Faure signale, au début de février 1936, qu’il existe seulement 734 fonds de chômage en France (dont 693 fonds municipaux et intéressant seulement 2 712 communes, soit pas même 10 % du total, et 36 départementaux) pour 474 000 sans-travail secourus. Et, dans toute la France, il n’y a eu que 4 281 chômeurs partiels qui ont reçu des secours : en effet, l’État ne verse de subventions aux communes qu’en cas de chômage total ! Les socialistes ont bien perçu combien la « position » de chômeur, comme disent aujourd’hui certains sociologues, était loin d’être définie et qu’il s’ensuivait une évasion considérable de chômeurs réels au sens contemporain73. On ne peut donc leur reprocher de méconnaître les instruments de mesure, alors qu’ils essaient de pallier leurs défaillances évidentes.
• Une prudence peu remarquée.
38La SFIO, à la différence de la CGT ou de la CGTU, se montre plus prudente dans la formulation de la revendication. Les quarante heures sont explicitement mentionnées dans le programme socialiste pour les élections sénatoriales d’octobre 1935. Mais elles sont absentes de la proposition de programme commun au parti communiste du 20 janvier 1935, reprise dans les mêmes termes au Congrès de Toulouse : « la diminution des heures de travail sans diminution de salaires ». Formule qu’on retrouve également dans le programme de la SFIO pour les élections législatives de 1936. Jules Moch a prévu une application différente selon les branches, en fonction de leur situation particulière. Il pensait que cette réduction devait être « variable selon l’encombrement du marché dans chaque branche »74. La SFIO a envisagé une souplesse d’application. Les conditions mêmes d’adoption de la loi des quarante heures soulignent d’ailleurs que son caractère universel et immédiat n’a pas été une proposition des ministres socialistes, mais une exigence du mouvement syndical. Ils n’ont pas été totalement maîtres du jeu.
39D’autre part, dès 1934, les socialistes ont envisagé deux arguments patronaux, hostiles aux quarante heures, repris par Alfred Sauvy : le coût et l’aide aux entreprises en difficulté, notamment les plus petites. À propos du coût, les socialistes considèrent que l’augmentation du débit productif, consécutif à la hausse du pouvoir d’achat, permet de réduire les coûts unitaires. D’autre part, ils reprennent la proposition de la CGT de la constitution d’un fonds commun entre les entreprises, pour répartir les charges entraînées par la réforme, ainsi qu’une réglementation du mécanisme des amortissements. Il faut ajouter d’ailleurs que la CGT et la plupart des dirigeants socialistes envisageaient un droit de regard des salariés sur l’application de la loi, le « contrôle ouvrier » : c’était l’exemple souvent cité pour montrer la nécessité d’accompagner cette « réforme de répartition » par une « réforme de structure »75. Or, aucune de ces « réformes de structures » n’apparaît dans le programme de Rassemblement populaire : autant dire que l’application de la loi dépendra largement de la bonne volonté des entrepreneurs.
2. Les prix.
40On a fait reproche également aux socialistes de ne pas avoir mesuré, par avance, les effets entraînés par les mesures du programme sur les prix.
• L’alourdissement des coûts intérieurs.
41L’« accroissement de la capacité générale d’achat » ne risque-t-elle pas d’alourdir les coûts, comme l’annoncent des observateurs à l’époque : « Quand on veut combattre le chômage, la préoccupation principale qu’on doit avoir, c’est d’augmenter la quantité de travail qui pourra être employée : pour obtenir un tel résultat, ce n’est pas vers la cherté plus grande de la main-d’œuvre qu’il faut aller »76. Les spécialistes socialistes estiment que la part des salaires dans les coûts varie de vingt à soixante pour cent, selon les branches. De plus, les industries où la part des salaires est la plus forte sont les industries d’extraction, relativement peu nombreuses, dans une France qui importe beaucoup de matières premières. Robert Marjolin ajoute que la hausse des salaires « n’atteindra pas la part du prix de revient correspondant aux charges financières, aux impôts, et ne frappera que d’une façon détournée, peu sensiblement et avec un très long retard, un grand nombre de charges relativement fixes, comprises dans la rubrique « frais généraux »77. La politique recherchée de baisse du loyer de l’argent et de détente fiscale doit également compenser la hausse des salaires. Alfred Sauvy et Jean-Marcel Jeanneney font grief aux socialistes d’avoir commis 1’ « erreur grossière » d’omettre le phénomène de cascade, à savoir l’incorporation des salaires à chaque stade de la production et de la distribution. Une étude attentive des textes montre que les spécialistes de la SFIO, en particulier André Philip et Robert Marjolin, n’ignorent pas cette donnée, qu’ils dénomment « effet d’entraînement »78. Selon eux, un tel phénomène joue, mais avec du retard, et ne peut donc exercer d’influence majeure lors de la période de reprise.
• La part des frais fixes.
42Plus importante apparaît la critique, formulée par les deux mêmes économistes, selon laquelle les socialistes surestimaient l’importance des frais fixes, et négligeaient la nécessité de renouveler le matériel, les frais d’études, etc... Il est vrai que la reflation, ainsi qu’on l’a déjà vu, apparaît d’abord comme une politique de relance de court terme, qui s’attache à la période de redémarrage, au cours de laquelle les frais généraux demeurent constants ou même diminuent, par suite de la détente fiscale.
• Les prix, « régulateur de l’économie ».
43Cependant, la simple lecture du Populaire au printemps 1936 infirme le jugement abrupt sur « l’insouciance du Rassemblement populaire à l’égard des prix »79. Quelques jours après les élections, Robert Marjolin signale, dans un article intitulé « le problème des prix » : « Les problèmes auxquels le gouvernement de Front populaire aura à faire face demain sont, dans une large mesure, des problèmes de prix. Dans une économie capitaliste, ce sont les mouvements de prix qui constituent le régulateur de l’économie »80. L’économiste socialiste signale qu’il ne peut être question d’échapper à la « loi du régime » : « Là où les moyens de production sont objet d’appropriation individuelle, c’est l’espoir d’un profit qui conduit l’entrepreneur à les mettre en action (...). La loi du profit est la loi inéluctable du régime capitaliste (...). Si l’on veut y travailler, il faut le respecter (...). Il a besoin d’intervention extérieure, de l’intervention de l’État pour retrouver son équilibre »81. Pour rétablir l’équilibre, et donc ranimer le profit, il voit deux méthodes : « Relever les prix de vente ou abaisser les prix de revient. En fait, c’est à une combinaison des deux méthodes qu’il faudra recourir. La dévaluation étant exclue, une hausse générale des prix de vente est impossible en France, à moins qu’elle se produise en même temps dans les principaux pays du monde. Il faudra se contenter de relever les prix agricoles. D’autre part, une réforme de notre fiscalité, qui pèse entièrement sur la production et la consommation, allégera les charges des entrepreneurs, réduira les prix de revient, rétablira la marge bénéficiaire, rendra à l’économie la vie qui s’en est échappée »82. L’insistance des dirigeants socialistes à parler de détente fiscale, d’accroissement du débit productif pour réduire les coûts unitaires — thème fréquent, en particulier chez Léon Blum — dénote chez eux le souci originel de ne pas alourdir les coûts. Qu’ils n’aient pu, par la suite, empêcher cet alourdissement par les mesures qu’ils ont dû adopter est une autre question, à traiter à son heure. En l’absence des nationalisations qui, dans le programme socialiste, devaient entraîner la réduction des coûts de l’énergie, du transport et du crédit, la SFIO compte, en outre, sur l’Office des céréales pour comprimer les marges des intermédiaires, ainsi que sur un contrôle des prix, dont les institutions vont effectivement se mettre en place, peu de temps après la constitution du gouvernement Blum. Dès le 7 juillet 1936, le premier discours radiodiffusé de Charles Spinasse, nouveau ministre de l’Économie nationale, est consacré à la lutte contre la hausse des prix83.
• La surévaluation des prix français.
44Loin d’être indifférents aux prix étrangers, les responsables socialistes ont bien perçu l’écart, en défaveur des prix français. Le 6 juin, surlendemain de la formation du gouvernement Blum, Robert Marjolin y consacre son article, intitulé « Prix français et prix étrangers ». Il signale que, depuis 1931, « les dévaluations anglo-saxonnes ont considérablement renforcé la pression déflationniste ». Il ajoute que l’écart entre prix français et prix mondiaux est « un mal auquel il faut porter remède de façon urgente », et conclut : « ... le rétablissement de l’équilibre entre prix français et prix étrangers peut résulter, notamment de la hausse des prix étrangers qui se poursuit à un rythme lent, ou bien encore d’une compression des prix de revient français consécutive elle-même à une réduction des charges fiscales et à l’abaissement du loyer de l’argent »84. Et, une semaine plus tard, en s’appuyant sur les chiffres de l’Institut de Recherches économiques et sociales, dirigé par Charles Rist, Robert Marjolin signale un écart allant jusqu’à 50 % pour les prix français, par rapport aux prix britanniques, belges et suédois, selon la nature des produits85. On a vu également que la question monétaire était loin d’être ignorée des socialistes.
3. Accroissement ou transfert de pouvoir d’achat ?
45Dès les années 1930, une objection de fond est formulée à l’égard de la reflation. Un article anonyme l’exprime sous cette forme lapidaire : « Le pouvoir d’achat d’une classe ne saurait augmenter qu’au détriment d’une autre classe »86. Trente ans plus tard, Alfred Sauvy reprend l’argument, et pense que ce transfert est économiquement nul, car « il comporte deux termes qui s’annulent pour la demande globale »87. André Philip fait remarquer, dès 1935, que les revenus du capital ne viennent accroître la demande que de manière incomplète et retardée, alors que l’accroissement des salaires ou des revenus des paysans se trouve rapidement consommé88. Pour les socialistes, l’efficacité économique rejoindrait la justice sociale, dans une perspective implicitement keynésienne : l’accroissement de la capacité d’achat des salariés et des paysans serait la mesure dont les effets économiques seraient les plus rapides. D’autre part, à l’argument défendu par les milieux conservateurs, notamment par Le Temps, selon lequel l’État ne crée pas de pouvoir d’achat mais en transfère seulement, les socialistes répondent qu’il peut en provoquer la création, grâce à une action qui mobiliserait les capitaux thésaurisés89. Ils voient dans l’importance de la thésaurisation intérieure l’une des originalités de la situation française, et insistent sur la nécessité de provoquer un « choc psychologique », un « choc salutaire », notamment grâce à des grands Travaux faisant appel à l’épargne locale, pour redonner ainsi confiance à ces détenteurs de capitaux stériles, et les réinjecter dans le circuit économique. Quelques mois plus tard, Léon Blum rappelle aux députés : « À la différence d’autres pays, il existait en France une masse de capitaux thésaurisés dont le reflux dans la circulation économique pouvait créer matériellement et psychologiquement le choc nécessaire pour le démarrage »90. La reflation implique donc un renversement psychologique, par rapport à la défiance issue de la crise économique et de la connaissance de l’état de la trésorerie. Quelques jours après la victoire électorale, Léon Blum précise, devant le Conseil national de la SFIO : « Notre œuvre doit être le contraire d’une destruction, d’une restriction ; elle sera dans le plein sens du terme une construction et elle ne peut pas se réaliser sans que le pays y consacre une partie de ses ressources, sans qu’il s’ouvre par conséquent à lui-même un large crédit ; elle suppose une « avance à l’allumage » (...) cette espèce d’anticipation confiante sur la réalité que l’on appelle aujourd’hui une mystique »91.
4. Reflation et « occupation du pouvoir ».
46Comme nous l’avons établi dans des travaux antérieurs, les limites de la politique de reflation ne procèdent pas tant des ignorances techniques des socialistes, qui, compte tenu de l’état (défectueux) des moyens de connaissances, ne paraissent pas moins « compétents » que leurs adversaires politiques. Il est également vain d’opposer, comme l’ont fait plusieurs responsables socialistes après 1937, la politique économique du Rassemblement populaire à une politique sortant des limites du système capitaliste92. Malgré les propos de certains à la fin de mai 1936 (le « Tout est possible » de Marceau Pivert, le 27 mai), aucun des partis signataires du Front populaire ne souhaitait une transformation révolutionnaire, à commencer par le parti communiste. Cependant, rejeter la révolution ne signifie pas nécessairement consolider le statu quo ante entre classes et groupes sociaux. Tout en s’accordant sur l’idée de conserver les rapports sociaux fondamentaux, les trois partis effectuent une « lecture » différente du compromis laborieusement élaboré en janvier 1936. Dans le cas de la SFIO, la politique de « reflation » s’inscrit à l’intérieur de ce que Léon Blum a baptisé, le 2 juillet 1935, 1’ «occupation du pouvoir», impliquant la présence des partis ouvriers au gouvernement « à titre défensif et préventif », dans une perspective avant tout « antifasciste ». En l’absence des « réformes de structures » du Plan, la direction des finances et de l’économie du Rassemblement populaire, telle qu’elle est interprétée par les dirigeants socialistes, implique, sur le plan macro-économique, une intervention de l’État en faveur de la demande (par les grands Travaux et la garantie de prix agricoles) et sur le plan micro-économique, une nouvelle législation permettant d’accroître la demande des salariés (par la réduction du temps de travail sans diminution des salaires, et la revalorisation de ces derniers). Cependant, les dirigeants socialistes répugnent à envisager des mesures de contrainte financière, malgré la lettre du programme commun. Ils escomptent une double « anticipation confiante » ; celle des détenteurs de capitaux thésaurisés et celle des entrepreneurs privés qui, convaincus de l’imminence de la reprise économique, devraient prendre en charge la relance de l’investissement. C’était formuler le pari téméraire que l’ensemble des groupes sociaux agiraient en conformité avec les perspectives de la nouvelle politique de la demande. La préoccupation prioritaire consistant à refouler le fascisme à l’intérieur et à se prémunir contre lui à l’extérieur, la direction de l’économie et des finances ne doit pas aiguiser les antagonismes sociaux. À travers la reflation, les futurs gouvernants escomptent accroître la demande des salariés et des agriculteurs, tout en espérant une anticipation spontanée et bienveillante des chefs d’entreprises. Voie étroite, s’il en est, d’autant que la relève politique et parlementaire en ce début de mai 1936 ne s’effectue pas « à froid ».
***
CONCLUSION DU CHAPITRE VII
47Les divergences essentielles entre les trois « lectures » du programme de Rassemblement populaire révèlent des traits durables d’attitudes mentales entre les trois grandes familles politiques de la Gauche, dont les manifestations ne tardent pas à compliquer la tâche des nouveaux gouvernants, dès l’automne 1936. On pourrait les résumer à partir de deux séries d’articulations.
48Tout d’abord, l’articulation entre la direction des finances — côté recettes — et direction de l’économie — côté dépenses. Les « lectures » du parti radical et du parti communiste apparaissent comme les plus antagonistes. Pour les radicaux, l’État doit dépenser peu, afin de peu prélever et de ne pas aggraver le déficit du budget et de la trésorerie. Leur attitude n’est guère différente de celle des modérés, dont ils demeurent d’ailleurs les alliés jusqu’au 22 janvier 1936. Pour les communistes, il convient de dépenser plus, mais en prélevant davantage, en faisant « payer les riches » : voie qui peut s’avérer « chaude », car elle n’exclut ni une certaine contrainte, ni la « mobilisation » ouvrière. La reflation socialiste, enfin, combine le souci de nouvelles dépenses, nécessaires pour ranimer l’activité, avec la volonté de détente fiscale. Elle offre la perspective séduisante de la relance, sans la menace de prélèvements supplémentaires ou de contraintes financières nouvelles. C’était, selon les socialistes, le prix à payer pour cette « anticipation confiante sur la réalité ». Voie indolore et « froide », en théorie. Au-delà des mesures de revalorisation du pouvoir d’achat et du lancement des grands travaux, l’initiative de la reprise et son anticipation reviennent aux innombrables décideurs privés, les chefs d’entreprises, ainsi qu’aux détenteurs de capitaux thésaurisés. Les limites de la lecture « reflationniste » procèdent surtout de son caractère de court terme. Comme le note, vingt ans après l’événement, un spécialiste financier de la SFIO, à propos de Léon Blum : « croyant comme tous ses contemporains que la machine économique était saine, que la production française était simplement ralentie par une mauvaise et injuste répartition des revenus, il a pensé qu’une meilleure répartition par une augmentation du pouvoir d’achat des masses dans l’industrie et dans l’agriculture, ranimerait la production en même temps qu’elle satisferait l’équité » (Étienne Weill-Raynal, La Revue socialiste, juin 1956). Il est vrai que, pour les socialistes, les « réformes de structures » devaient compléter la politique de court terme. Mais, en l’absence de la plupart des nationalisations, la perspective consiste à faire redémarrer une machine économique maintenue en l’état.
49Si maintenant on articule politique financière nationale et internationale, on constate également trois approches différentes. Les radicaux combinent un souci de faibles dépenses avec celui de maintenir la liberté des mouvements de capitaux : dans les deux cas, il s’agit de conserver ou d’attirer la « confiance ». Les communistes ne répugnent pas à recourir au contrôle des sorties de capitaux si les besoins de trésorerie — accrus par le prix des réformes qu’ils veulent voir appliquer — l’exigent. Ils ne reculent pas devant une certaine dose de contrainte et de fermeture, appuyée sur une stratégie « chaude ». Quant aux socialistes, ils souhaitent associer des dépenses coûteuses, la détente fiscale et le maintien de la liberté de mouvement des capitaux. Encore faut-il que les francs créés par la politique économique intérieure de relance — dans une conjoncture de surévaluation de la monnaie — ne s’échappent par les brèches (de la thésaurisation ou de l’exil), maintenues ouvertes par une politique financière extérieure libérale. La coalition des radicaux — qu’on peut qualifier d’austéro-libéraux — des communistes (expanso-protecteurs) et des socialistes (expanso-libéraux) repose, en matière économique, et financière, sur un compromis fragile, car à trois « lectures ».
Notes de bas de page
1 Le Temps, 21 janvier 1936.
2 Serge Berstein. Histoire..., op. cit, t. 2, p. 381.
3 .Radicaux et socialistes, brochure citée, p. 26. Cf. également Le Populaire, 28 octobre 1935.
4 Ibid., p. 24.
5 Le programme mentionne d’ailleurs un Office pour les céréales, l’azote et les phosphates.
6 Radicaux et socialistes, brochure citée, p. 24.
7 L’Œuvre, 25 mars 1936.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 Cahiers du Boichevisme, 15 février 1936.
11 Ibid.
12 IRM, discours de Jacques Duclos devant le secrétariat romain de l’IC, 5 janvier 1936, partiellement reproduit in Cahiers d’histoire de l’IMT, n° 12-13, 1975, p. 290.
13 Serge Berstein, op. cit., p. 380.
14 Cf. R. Tiersky, Le mouvement communiste en France (1920-1972), Paris, 1973, ainsi que les divers travaux d’Annie Kriegel.
15 Maurice Thorez, Œuvres..., op. cit., L. II, t. 10, p. 31.
16 IRM, Archives de l’IML, d. 728, séance du Comité central du 17 octobre 1935, p. 109.
17 Idem.
18 Maurice Thorez, Œuvres..., op. cit., L. III, t. 11, p. 104.
19 IRM, Archives de l’IML, d. 779, 1re séance du Comité central du 1er avril 1936, p. 83 ; souligné par nous.
20 IRM, discours de Jacques Duclos, cité.
21 Idem ; cf. également Maurice Thorez à Villeurbanne, Œuvres..., op. cit, t. 10, p. 196 et t. 11, p. 106.
22 Serge Berstein, op. cit., t. 2, p. 382.
23 IRM, Archives de l’IML, d. 779, 1re séance du Comité central du 1er avril 1936, p. 98.
24 Jean Coutrot, L’Humanisme économique, Paris, CPEE, 1936, p. 31.
25 Discours du 21 avril 1936 à Narbonne, Le Populaire, 22 avril 1936.
26 Le Peuple, 12 janvier 1936.
27 Cf. Le Populaire, 21 février 1936.
28 Le Populaire, 5 mars 1936 ; cf. Institut CGT d’Histoire sociale, réédition du Congrès de Toulouse, Paris, 1986.
29 Ibid.
30 Cf. Georges Lefranc, Histoire du mouvement syndical..., op. cit., p. 326.
31 André Delmas, Mémoires d’un instituteur syndicaliste, Paris, 1979, p. 290.
32 Le Populaire, 22 avril 1936.
33 Ibid., 23 avril 1936.
34 Cf. Michel Margairaz, Les propositions..., op. cit., chapitre II.
35 Programme d’action du Parti socialiste SFIO (22 mai 1934) in Jules Moch, Le Front..., op. cit., p. 361.
36 Cf. supra, chapitre IV.
37 Cf. Le Populaire, 17 janvier 1934, manifeste de la CGT. ; cf. Ibid., 6 et 16 juin 1934.
38 Le Populaire, 25 juin 1935. À partir du 30 juin 1934, on note, dans Le Populaire, une rubrique régulière, intitulée « Pour les quarante heures ».
39 Dans Le Populaire du 14 février 1935, Léon Blum indique qu’il « manque quatre mots : sans réduction de salaire ».
40 Cf. supra, chapitre VI.
41 Jules Moch, Arguments et documents contre capitalisme, crise, déflation, brochure SFIO, 1936, 94 p.
42 Le Populaire, 5 mai 1935, rubrique « La vie économique ».
43 « La guillotine sèche », Le Populaire, 8 septembre 1934.
44 Ibid., 29 janvier 1935.
45 Ibid., 31 janvier et 13 février 1935.
46 Ibid., 29 janvier 1935.
47 « Le Fonds national de Chômage », Ibid., 8 février 1936. Le programme socialiste de 1936 prévoit un système d’assurance chômage « compris dans un système général d’assurances publiques contre tous les risques sociaux à la ville et à la campagne ».
48 Ibid., 9 décembre 1934.
49 Le projet est repoussé par 391 voix.
50 Le projet repoussé par 353 voix contre 192.
51 Georges Monnet, « Le blé à 100 francs ? Au profit de qui ? », Le Populaire, 28 mars 1936 ; cf. du même, Le Parti socialiste-SFIO et l’agriculture, brochure, 1936, dans laquelle il dénonce la concentration de la meunerie.
52 Jules Moch, Arguments..., op. cit., p. 87.
53 Il ne subsiste plus de compte rendu de ce congrès.
54 Georges Monnet, rubrique « Pour ceux de la Terre », Le Populaire, 14 septembre 1935.
55 Ibid., 23 novembre 1935.
56 Cf. Jules Moch, Arguments..., op. cit., p. 12.
57 Ibid., p. 87.
58 Programme du Parti socialiste-SFIO, brochure, 1936, p. 23.
59 Jules Moch, Arguments..., op. cit., p. 87.
60 Ibid., p. 101.
61 Cf. Le Populaire, 27 septembre 1935.
62 Cf. supra, chapitre III.
63 Cf. Alfred Sauvy, Histoire..., op. cit, t. 2 ; Paul Delouvrier, Roger Nathan, Politique..., op. cit. ; Jean-Marcel Jeanneney in Léon Blum, Chef du gouvernement 1936-1937, Paris, 1966, p. 207-232. Une partie de ce développement a été publiée in Michel Margairaz, « Les socialistes face à l’économie et à la société en juin 1936 », Le Mouvement social, n° 93, oct.-déc. 1975, p. 87-108, réédité in La France en mouvement 1934-1938, Paris, 1986 (350 p.), p. 132-154.
64 Alfred Sauvy, Histoire..., op. cit., t. 2, p. 469.
65 Cf. Le Populaire, 8 janvier et 11 juin 1934.
66 Ibid., 22 juin 1935.
67 Ibid., 12 février 1936.
68 Ibid., 7 février 1936.
69 Ibid., 18 novembre 1934.
70 Ibid., 7 février 1936.
71 Pierre Mendès France, in Léon Blum..., op. cit., p. 237 ; cf. également Étienne Weill-Raynal, La Revue socialiste, juin 1956, p. 49-56 et Jules Moch, Le Front populaire, Paris, 1971, p. 319 et suiv.
72 Cf. les remarques de Jacques Marseille et Alain Plessis, Vive la crise et l’inflation, Paris, 1982, 249 p.
73 Cf. Robert Salais et alii, L’invention..., op. cit.
74 Jules Moch, Arguments..., op. cit., p. 82.
75 Le Populaire, 13 juin 1934.
76 A. Landry, Revue d’Économie politique, mars-avril 1936, p. 346.
77 Cf. Robert Marjolin, « L’augmentation des salaires et des prix », Le Populaire, 22 juillet 1936.
78 Ibid., 22 juillet 1936.
79 Alfred Sauvy, Histoire..., op. cit., t. 2, p. 196.
80 Le Populaire, 22 mai 1936.
81 Ibid. ; souligné par nous.
82 Ibid.
83 Ibid., 8 juillet 1936.
84 Ibid., 6 juin 1936.
85 « Une enquête sur les prix », Ibid., 13 juin 1936.
86 Article signé *** dans Revue d’Économie politique, juillet-août 1936, p. 1246.
87 Alfred Sauvy, Histoire..., op. cit., t. 2, p. 196.
88 André Philip, La crise et l’économie dirigée, Paris, 1935.
89 Cf. Robert Marjolin, Le Populaire, 23 juin 1935.
90 JO, Débats parlementaires, Chambre des Députés (infra : « JO, DP, CD »), 1936, séance du 28 septembre, p. 2809.
91 Le Populaire, 11 mai 1936.
92 Cf. Michel Margairaz, « Les socialistes... », art. cité.
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