Chapitre IV. Les prodromes d’une relève (1932-1934)
p. 105-131
Texte intégral
1À la différence d’autres États, en France, la relève de la politique de déflation ne résulte pas d’un mouvement endogène, portant les experts ou les gouvernants de 1934 à 1935 à se convertir à une direction nouvelle de l’économie et des finances. Elle provient du changement de majorité parlementaire, lui-même issu de la poussée électorale du Front populaire. Mais cette relève s’est élaborée, dès 1932-33, dans l’opposition parlementaire aux gouvernements déflationnistes, ainsi que dans le mouvement ouvrier et syndical. Il convient d’analyser, dans leur diversité, les politiques économiques et financières ainsi prêtes à relayer la déflation et, en particulier, la plus importante d’entre elles, la politique dite de « reflation », défendue par la SFIO. Cet ensemble de propositions réunit, dès 1934, les principes essentiels d’une politique de la demande, qui vont guider les futurs gouvernants de 1936.
I. LA « REFLATION », CONTREPIED DE LA DÉFLATION ? (1932-1933)
2En réponse à la politique de déflation amorcée par les gouvernements radicaux à partir de juin 1932, la SFIO, poursuivant une pratique fréquente dans les années 1920, présente plusieurs contre-projets, qui s’articulent autour de l’idée de « stimulation » de l’économie, on dira plus tard de « reflation »1. Les critiques de la politique déflationniste s’expriment sur le terrain parlementaire, non sans une certaine ambiguité : la manière de conduire les finances et l’économie oppose les alliés du scrutin de la veille, et menace périodiquement la majorité parlementaire de Néocartel, la stabilité gouvernementale — six gouvernements successifs de juin 1932 à février 1934 ! — et la cohésion de la SFIO elle-même. Toutefois, après dix-huit mois de crise et de débats, les socialistes clarifient leur position, réaffirment les principes et propositions qui vont rester leurs jusqu’en 1936, et présentent au pays leur politique comme une relève possible.
1. La lutte contre la déflation dans les actes : cinq épisodes de « jeu de massacre » :
3« Ce sont les mêmes hommes qui se sont succédé à eux-mêmes (...) c’est toujours la même question qui a opposé entre eux les socialistes et les radicaux, celle de la déflation »2. Ainsi, s’exprime une brochure, publiée par la SFIO au début de 1936, à propos des gouvernements radicaux de 1932 à 1934. La question financière et économique opposant radicaux et socialistes se trouve effectivement à l’origine de désaccords, qui entraînent la plupart des renversements de ministères.
• Les « Cahiers de Huygens » (mai 1932).
4Trois semaines après la victoire électorale du Néocartel, la SFIO tient son congrès au gymnase Huygens, à Paris. Léon Blum se montre soucieux de maintenir la cohésion entre un groupe parlementaire — qu’il préside — assez largement tenté par la participation gouvernementale, et une direction politique à dominante néoguesdiste (Paul Faure, secrétaire général et Jean-Baptiste Séverac, secrétaire général adjoint), qui s’y montre hostile. Peu avant le Congrès, il cherche à mettre en évidence le plus petit commun dénominateur entre l’aile gauche et l’aile droite, et croit le trouver dans le compromis consistant à faire dépendre la participation socialiste de l’acceptation par Édouard Herriot (appelé par Albert Lebrun, en qualité de président du Conseil) d’un programme minimum. Il envisage lui-même « trois articles » et précise : « Réduction immédiate et sensible des crédits militaires ; système national d’assurances englobant le risque chômage et les risques agricoles ; nationalisation du monopole privé des assurances et des chemins de fer, forment un ensemble à la fois suffisant et nécessaire »3. Le congrès socialiste se rallie à la participation conditionnelle mais, poussé par l’aile gauche, se montre plus gourmand encore que Léon Blum. Les « Cahiers de Huygens », rédigés par Vincent Auriol, Jean Lebas, Pierre Renaudel, Jules Moch et Léon Blum, contiennent, outre les « articles » suggérés par le directeur du Populaire : l’équilibre du budget sans réduction des crédits sociaux, scolaires ou agricoles, sans réduction des salaires et des traitements, et sans diminution des droits des victimes de la guerre et des Anciens Combattants ; la protection de l’épargne par un contrôle des banques ; la création d’offices publics du blé et des engrais ; la semaine de quarante heures sans réduction du salaire hebdomadaire4.
• Une faille dans le Néocartel.
5La seule mention du refus des économies budgétaires ne peut manquer de heurter E. Herriot qui, lors de la campagne électorale, a laissé percer des préoccupations déflationnistes. Cependant, les socialistes ont choisi des mesures qui figuraient dans les programmes antérieurs du parti radical. Il semble qu’il ne faille pas voir dans cet épisode une occasion manquée, car, de part et d’autre, on n’envisageait pas sérieusement l’accord. En revanche, il importe de connaître le diagnostic des socialistes sur le rejet de leurs propositions par le parti radical. Deux années plus tard, Léon Blum l’interprète ainsi : « Herriot (...) appréhendait plus qu’il ne souhaitait la participation socialiste (...). Déjà, pendant la période électorale, Herriot avait lancé la formule sommaire et redoutable « déflation budgétaire ou inflation monétaire » (...) [pour Herriot] le problème budgétaire était soluble par un mélange de taxations et d’économies et le problème de trésorerie n’était soluble que par la « confiance » du capital »5.
• Le premier contre-projet reflationniste (janvier 1933).
6Le conflit entre Herriot et les socialistes couve pendant toute l’année 1932, alors que s’amorcent les premières mesures déflationnistes. Le groupe socialiste vote notamment contre le projet préparatoire du budget de 1933, en juillet 19326. Après la chute d’Edouard Herriot, en décembre 1932, sur la question des dettes interalliées, un gouvernement Paul-Bon- cour se forme, pour lequel Léon Blum manifeste un « préjugé favorable »7. Cependant, quelques jours plus tard, Henry Chéron, le nouveau ministre des Finances, dépose un projet comprenant 5,3 milliards d’économies et 5,5 milliards de recettes nouvelles : première tentative de déflation ouverte. Vincent Auriol, qui parle à ce propos de « remède de cheval », rédige un contre-projet, appuyé sur une étude du syndicat national des contrôleurs des contributions directes, destiné à équilibrer le budget par d’autres mesures. Le 18 janvier 1933, le texte est approuvé par le groupe parlementaire SFIO, puis discuté à la Commission des Finances, qui retient plusieurs des mesures prévues. Il revient à Léon Blum de défendre, à la Chambre, le contre-projet remanié, à la séance du 27 janvier 1933. Le contre- projet initial et le discours de Léon Blum contiennent la première tentative cohérente de réfutation de la politique de déflation, et le premier effort global pour définir une autre politique économique et financière. L’exposé des motifs commence ainsi : « Le groupe socialiste oppose un contre-projet complet au projet du gouvernement »8. Si le contre-projet d’origine socialiste est repoussé, le projet gouvernemental est également rejeté, du fait du vote hostile de la SFIO — « c’est l’impossible qu’on nous demande », s’exclame Léon Blum, non sans « émotion », à l’adresse du gouvernement — entraînant la chute du ministère. Ce premier épisode marque l’éclatement, sur la question financière, de la majorité de Néocartel, comme il annonce les premières mesures d’une politique autre que la déflation. Il déclenche aussi, dans le groupe socialiste, des craquements, qui vont procurer un sursis au gouvernement suivant.
• La cascade s’accélère.
7Édouard Daladier, qui forme le nouveau ministère, paraît beaucoup plus prudent sur la voie de la déflation. Il essaie de se ménager le « préjugé favorable » des socialistes, mais il se trouve écartelé entre le souci des députés de la SFIO d’atténuer les économies proposées, et « la majorité sénatoriale », qui cherche à les accroître. Le 24 octobre, le gouvernement Daladier est renversé lui aussi sur les mesures de déflation qui opposent radicaux et socialistes, malgré la sécession d’une fraction de la SFIO, conduite par Pierre Renaudel. Dès lors, la cascade de ministères s’accélère, sans qu’il ne soit plus proposé aux socialistes de participer. À peine le ministère Sarraut est-il constitué (Georges Bonnet restant aux Finances, flanqué d’Abel Gardey au Budget, « équilibriste orthodoxe », selon Léon Blum), qu’il propose de nouveau un projet d’équilibre financier, comprenant trois milliards d’économies (avec prélèvement sur les traitements des fonctionnaires au-delà de 10 000 francs). Le 21 novembre, pour la seconde fois, Vincent Auriol présente un contre-projet socialiste plus détaillé que celui de janvier, contenant à la fois une réforme administrative, budgétaire et fiscale, des mesures d’économies ne frappant pas les traitements, retraites ou droits acquis, et des nationalisations. Même scénario que dix mois plus tôt : le texte socialiste est repoussé le 23 novembre, par 410 voix contre 138, mais celui du gouvernement l’est également, ce qui entraîne sa chute immédiate.
• La fin de la « sinistre comédie » (décembre 1933).
8Trois jours plus tard, Chautemps forme un nouveau gouvernement. La SFIO publie un manifeste, intitulé « Nous réclamons le pouvoir », exigeant la réforme administrative, la réforme fiscale, le minimum vital de salaire, la semaine de quarante heures, l’assurance-chômage, la mise en chantier de travaux publics, l’Office national du blé, du vin et des engrais, et plusieurs nationalisations (mines ; assurances privées ; grandes industries métallurgiques, chimiques, électriques ; transports ; crédit et banque)9. Le 2 décembre, le Parlement est saisi d’un nouveau texte gouvernemental pour le rétablissement de l’équilibre, comprenant un prélèvement sur les traitements, émoluments, salaires et retraites, avec un abattement de 12 000 francs. Les jours suivants, les socialistes décident alors de saisir « l’opinion » et développent, à la Chambre et dans leur presse, les « remèdes » de leur contre- projet et de leur manifeste10. Et le 8 décembre 1933, coup de théâtre : simultanément, Valière présente de nouveau le contre-projet socialiste à la Chambre, qui le repousse une nouvelle fois ; Paul Faure publie, au nom du Conseil national, un manifeste extrêmement sévère pour les radicaux au pouvoir (« Les gouvernements radicaux, pas plus que leurs prédécesseurs d’Union nationale, n’ont de politique financière »)11. Enfin, le même jour, Vincent Auriol montre la responsabilité du gouvernement Chautemps qui, connaissant les propositions des socialistes, veut les conduire à s’incliner devant un projet dicté par la « dictature silencieuse de la réaction sénatoriale ». L’imbroglio politico-parlementaire place le groupe socialiste dans une position insolite : les gouvernements radicaux, qui ont besoin du soutien des socialistes à la Chambre, pratiquent une politique financière de plus en plus insupportable pour ces derniers, et rejetée également par la droite — bien qu’elle y retrouve les principes déflationnistes qu’elle défend — qui cherche avant tout à reprendre le pouvoir. Les socialistes prennent conscience du fait que l’opposition compte sur eux pour poursuivre le jeu de massacre des gouvernements radicaux, et inverser ainsi le résultat des élections de 1932. Les contradictions entre les choix de politique financière d’une part, et l’alliance électorale et parlementaire des radicaux d’autre part, conduisent tous les gouvernements qu’ils dirigent à une impasse, et ceci avant-même l’affaire Stavisky. Pour échapper à la funeste alternative, le groupe socialiste décide donc... de s’abstenir, mais avec fracas : les élus quittent brusquement l’hémicycle. Dans son éditorial, intitulé « Nous en avons assez ! », Léon Blum explique que son parti n’a voulu servir nid’« instrument » à Tardieu et ses amis [qui] frayent un chemin à l’Union nationale à travers les décombres des ministères battus l’un après l’autre », ni de « couverture » à des « gouvernements successifs [qui] empruntent obstinément à la réaction politique les moyens de leur soit-disant équilibre financier »12. Le président du groupe parlementaire présente l’abstention socialiste comme une « protestation » contre « cette comédie, un peu sinistre à la longue, où la droite et la gauche votent simultanément contre leurs principes, où la palinodie des partis se complique des ambitions, des rivalités ou des haines de personnes »13.
• La déflation entraîne le renversement des alliances, avant le 6 février 1934.
9L’abstention de la SFIO reflète l’impasse parlementaire où elle se trouve engagée. À court terme, elle sauve le ministère Chautemps, le 12 décembre. Mais surtout, elle opère une clarification de la situation à la Chambre : la plus grande partie de la droite abandonne son opposition au prélèvement sur les traitements des fonctionnaires, dont le principe est voté à une majorité considérable (393 voix contre 72). Le projet est voté par la Chambre, le 12 décembre 1933, grâce aux voix mêlées des radicaux et de la droite : « La concentration est faite », titre Léon Blum14. Le 23 décembre, le texte est adopté par les deux assemblées, et devrait rapporter plus de quatre milliards, dont près de 1,3 milliard d’économies15. Fait nouveau : la déflation s’étend à d’autres catégories que les fonctionnaires, par suite de l’intervention des commissaires du Sénat (l’article 13 de la loi du 23 décembre 1933 vise une réduction des allocations aux familles dont les soutiens sont appelés sous les drapeaux). De plus, dès le 20 décembre, Joseph Caillaux, président de la commission des Finances du Sénat, a obtenu de Chautemps l’engagement de proposer dans le budget de 1934 de nouvelles compressions de dépenses. Il se trouve que les répercussions de l’affaire Stavisky vont empêcher Chautemps d’avoir à tenir ses promesses. Mais le scandale des bons de Bayonne tend à avoir occulté l’importance de l’épisode de décembre 1933. Le jeu de massacre semble connaître une pause : le gouvernement bénéficie au contraire de majorités très substantielles, non pas du seul fait de la « lassitude »16, mais par ce qu’il s’est opéré, par rapport à mai 1932, un renversement des alliances autour de la politique de déflation, qui a brisé la majorité de Néocartel, avant même le 6 février 1934. La majorité qui soutient Chautemps, deux mois plus tard, n’est plus celle de Herriot, mais préfigure celle de Doumergue : 1’ « Union nationale » existe déjà de fait, avant le retour de la droite au pouvoir. La politique d’« économies » rejette la SFIO dans une opposition désormais sans ambiguïté, qui ne fait que s’accentuer après la nuit d’émeute de la Concorde.
2. La scission des Néos : une clarification salutaire ?
10La nécessité de définir une position à l’égard des projets financiers des gouvernements radicaux ouvre, à partir de la victoire électorale de 1932 et, surtout après l’échec du contre-projet de janvier 1933, une crise interne à la SFIO, qui se referme partiellement avec l’exclusion des néo-socialistes, en novembre 1933.
11Le jeu de massacre des ministères radicaux sont autant de déchirures pour la SFIO. Depuis 1925, majorité du groupe parlementaire et majorité des congrès s’opposaient sur la participation. À partir de 1933, le différend rebondit sur la question du soutien à la politique déflationniste17.
• « La brisure est faite » (octobre 1933).
12Le conflit s’approfondit au cours de l’année 1933, et les termes en sont progressivement modifiés. Les étapes sont connues : en février, la majorité du groupe vote le douzième provisoire comprenant un prélèvement sur les traitements de fonctionnaires, afin de sauver Daladier. Léon Blum et Vincent Auriol, respectivement président et secrétaire général du groupe, hostiles à ce vote, démissionnent18. À Pâques, un congrès extraordinaire, réuni en Avignon, désavoue la majorité du groupe, sans le blâmer, suivant en cela la proposition conciliatrice de Léon Blum, et n’apporte qu’un apaisement de quelques semaines. En effet, le 31 mai, 101 députés sur 131 votent le budget déflationniste proposé par Georges Bonnet, contre l’avis de Blum, Auriol et Lebas. Le Congrès ordinaire de la Mutualité (14-17 juillet 1933) donne de nouveau tort à la majorité du groupe et, cette fois-ci, le blâme, selon les termes de la motion présentée par la Bataille Socialiste (Jean Zyromski, Marceau Pivert), et soutenue par le secrétariat (P. Faure, J.-B. Séverac). On a vu que, le 24 octobre, Pierre Renaudel entraîne une partie — mais cette fois-ci minoritaire (28 députés) du groupe parlementaire — dans un vote favorable à Daladier, ce qui n’évite pas sa chute19. Le lendemain, Léon Blum ne peut que constater : « La brisure est faite (...) par le discours où Renaudel s’est exprimé comme le chef d’un nouveau parti »20. La scission est consommée officiellement avec l’exclusion, prononcée par le Conseil national, de Déat, Marquet, Montagnon, Renaudel, ainsi que trois autres députés, bientôt suivis par trente nouveaux parlementaires. Des études récentes ont tenté de mesurer, à propos de la scission des Néos, la part des facteurs conjoncturels tactiques, et celle des divergences structurelles profondes21.
• Les enjeux économiques.
13Notre propos n’est pas de déterminer si les Néos — encore faudrait-il distinguer Déat de Marquet, Montagnon de Renaudel, voire de Ramadier — étaient déjà fascistes en 193322. En revanche, il importe de savoir si l’un des termes du conflit portait sur la direction de l’économie par l’État. La teneur des débats du Congrès de la Mutualité est largement marquée par la question du rôle de l’État dans la lutte contre la crise, dans la préparation d’« une économie dirigée » (B. Montagnon)23. Marquet, Déat insistent même sur la nécessité d’un État fort en général. Mais le débat reste largement un affrontement doctrinal sur l’identité du socialisme, plus qu’un échange de propositions précises sur le rôle de l’État, dans une perspective éventuelle de participation au pouvoir. Dans ce domaine, les différents intervenants en restent aux généralités.
• Le complexe d’Ugolin ou la double contrainte de Tours.
14Léon Blum, avant-même le Congrès, s’était inquiété des tendances décelées chez les Néos. Dans son discours de la Mutualité et dans une série d’articles du Populaire de la fin, juillet et du début août 1933, il mène une contre-offensive doctrinale, qu’il présente comme fondamentale24. Il condamne sans appel toute tentative de renforcement de l’État, comme substitut de la conquête du pouvoir : il dénonce le « régime intermédiaire », invoqué par les Néos. Il critique le fait que ces « formes sociales intermédiaires », entre le « capitalisme à l’état pur et le socialisme réalisé », parmi lesquelles il range « le bolchevisme, le racisme et le fascisme, et l’expérience américaine », s’installent « toujours à l’intérieur du cadre national »25. Léon Blum et la direction de la SFIO ne peuvent admettre que l’État soit détaché de toute référence à une domination de classe. Dans un ouvrage récent de sciences politiques, l’auteur considère comme un « paradoxe » le fait que Léon Blum se refuse à accroître l’intervention de l’État, par une sorte de rigidité doctrinale, alors que la crise appelle des solutions urgentes26. Afin de mieux éclairer ce point, il convient de préciser les contraintes de court, et de plus long terme, qui s’exercent sur la SFIO. La manière dont la direction socialiste, et tout particulièrement Léon Blum, a maintenu l’identité de la SFIO repose, en grande partie, sur les principes énoncés par ce dernier dans son discours de 1920, à Tours, lors de la scission. Parmi eux, deux affirmations ont constamment été rappelées :
- le parti socialiste est un parti révolutionnaire, qui lutte pour la dictature du prolétariat ;
- la révolution politique ne saurait intervenir sans ou avant une transformation sociale.
15Cette double contrainte doctrinale, issue du Congrès de Tours, a été constamment assumée, afin de pouvoir se différencier du parti communiste (et de l’Union Soviétique), tout en ne lui abandonnant pas l’exclusivité de l’identité révolutionnaire. Or ces contraintes de Tours pèsent d’autant plus fortement en cette année 1933 que, sur trois terrains distincts, des tentatives réformistes — qui auraient pu rendre moins nécessaire l’affirmation orthodoxe d’une identité révolutionnaire — tournent court.
16Tout d’abord, la crise économique elle-même rend caducs les espoirs qui avaient pu être nourris par la rationalisation — avec grande réserve par Léon Blum, de manière beaucoup plus prononcée par Jules Moch, Charles Spinasse ou André Philip27. Ensuite, après l’arrivée au pouvoir de Hitler, et l’effondrement de la social-démocratie allemande, le dirigeant socialiste condamne, a posteriori, sa politique dite de « moindre mal », notamment lors d’un discours à la Chambre28. Enfin, à propos de la politique hésitante de la SFIO à l’égard des gouvernements radicaux, Léon Blum confie : « Le centre de gravité de l’action socialiste a été progressivement déplacé ».29 Pour Léon Blum, dès l’été 1933, il est clair que l’identité socialiste est menacée par l’offensive néo. S’il ne s’agit que d’habiller d’arguments doctrinaux l’impatience de participer au pouvoir, le socialisme risque de se mêler au radicalisme. Si, comme le pense le directeur du Populaire, il s’agit d’une véritable révision, visant à faciliter la mise en place d’un État fort, destiné à défendre 1’ « intérêt général » au dessus des classes, le parti socialiste est menacé de renier ses principes. Rappelant la célèbre distinction qu’il avait établie à Tours, Léon Blum s’exclame au Congrès de la Mutualité : « Si vous attachez à la conquête du pouvoir envisagée isolément, spécifiquement, indépendamment des conjonctures économiques qui permettent d’en tirer la transformation sociale, si vous y attachez cette importance décisive, il ne fallait pas partir à Tours. »30. Quelques jours plus tard, il ajoute : « En plein Congrès de la Section Française de l’Internationale, le manifeste d’un parti socialiste national — pour ne pas dire national-socialiste — vient d’être défini avec éclat (...) On ne détruit pas l’idéologie fasciste en la plagiant ou en l’adoptant (...). On ne sauve pas les libertés par l’autorité, ou bien on les sauve selon la manière bien connue d’Ugolin qui dévorait ses enfants pour leur conserver un père »31. Georges Lefranc, et d’autres auteurs à sa suite, ont reproché à Léon Blum l’aveuglement d’avoir assimilé tout renforcement de l’État à une fascisation32. Léon Blum est, il est vrai, victime d’une sorte de complexe d’Ugolin : il y a chez lui, comme dans l’ensemble de la SFIO, le refus théorique d’une transition, notamment économique, entre le capitalisme et le socialisme — rejeté par la plupart des dirigeants dans un avenir indéterminé — et la crainte de responsabilités prématurées33.
17Mais, face à l’échec d’un rapprochement parlementaire avec les radicaux, et aux difficultés de trouver un terrain de compromis pour la politique économique et financière de lutte contre la crise, le mieux reste encore de s’appuyer sur les composantes de l’identité socialiste reconstruite à Tours : le maintien doctrinal, voire verbal, de la perspective révolutionnaire, combiné à une pratique, essentiellement parlementaire, de contre-projets spécifiques, comme ceux qui ont été élaborés depuis janvier 1933. Il est d’autant plus nécessaire de ne pas déserter le terrain de la lutte contre la déflation, que le mécontentement gagne une partie des fonctionnaires — l’une des bases électorales de la SFIO — et qu’il peut s’avérer périlleux de laisser le monopole de la protestation au parti communiste. Pour le « centre » et la « gauche » de la SFIO, déjà hostiles à la participation comme au soutien, la gravité de la crise ne mérite pas une révision aussi profonde, à chaud. En abandonnant son caractère révolutionnaire — même formel — la SFIO risquait de perdre, outre ses cadres et ses militants, son identité même. Après la scission néo, et l’abandon corollaire de la politique de soutien aux radicaux, les socialistes peuvent mieux préciser leurs propres remèdes contre la crise. Malgré un affaiblissement parlementaire et électoral, ils bénéficient d’une clarification salutaire à moyen terme.
3. La lutte contre la déflation dans les principes.
18Dès le déclenchement de la crise, les socialistes ont mis au point une analyse, à laquelle ils vont se tenir jusqu’à leur arrivée au gouvernement. Ils lui associent une critique vigoureuse de la déflation. Et c’est en réaction contre les mesures déflationnistes qu’ils vont, peu à peu, principalement à travers des débats parlementaires, préciser leurs propositions économiques et financières, dont les composantes principales sont déjà en place à la fin de 1933.
• « L’étiologie du mal» (Léon Blum)34.
19Dès le début de 1931, Charles Spinasse, député socialiste de la Corrèze, prononce un long discours, à la Chambre, sur la crise économique. Selon lui, la crise est due à une « surproduction », non pas « relative aux besoins qui sont immenses », mais « à la capacité d’achat du consommateur » ; elle provient d’« une insuffisance de pouvoir d’achat » par rapport à « la masse des produits à consommer ». Il signale en outre son « exceptionnelle gravité », par comparaison avec les autres crises, notamment par le fait qu’à été bouleversé « le régime moléculaire où jouait la loi des grands nombres », et que les grandes entreprises « possèdent à elles seules une capacité de production supérieure à la capacité de consommation du monde ».35 Lui qui fut un observateur plutôt bienveillant des efforts de rationalisation (le discours qu’il prononce à la Chambre en 1927 a été fort remarqué, et a notamment suscité les réactions de Léon Blum dans le Populaire et l’intérêt de Jules Moch) constate : « La rationalisation n’a pu aboutir à cette amélioration du rapport des salaires aux prix qui eût accru, dans la mesure utile, le pouvoir d’achat ». Il conclut : « À l’ère où nous sommes entrés, chaque fois que la production augmente, le temps de la consommation doit s’accroître avec elle. »36. À l’occasion des débats parlementaires, et notamment du dépôt des contre-projets, les socialistes répètent leur diagnostic sous-consommationniste. À ce diagnostic, présenté comme marxiste par la plupart des dirigeants et, en particulier, par Léon Blum, correspond un remède, considéré comme spécifiquement socialiste : « Comme la consommation est le seul des deux termes sur lequel il nous soit permis d’agir, comme toute restriction systématique de la production doit être écartée au double titre de régression barbare et de chimère absurde, accroître autant qu’il se peut la capacité générale de consommation, c’est-à-dire la masse des moyens d’achat ».37
• Le gouffre de l’ « équilibre comptable » ou « les efforts chimériques des Danaïdes ».
20Les socialistes, et particulièrement les parlementaires, n’ont de cesse de dénoncer le « contresens » de la déflation. Parmi eux, Léon Blum est l’un des plus acerbes. Dès juillet 1932, et le dépôt du projet de loi Herriot-Germain-Martin, il marque la distance qui le sépare des dirigeants radicaux38. Le contre-projet de janvier 1933 lui-même précise : « Nous ne voulons pas tout sacrifier à la vieille idée de la nécessité de l’équilibre budgétaire (...) ce qu’il faut c’est l’équilibre de la production et de la consommation, seule manière de parvenir à l’équilibre budgétaire détruit par la crise».39 Si Léon Blum — et surtout lui — raille le «fétichisme budgétaire », condamne, sous le terme d’équilibre « comptable » ou « fantôme », l’effort réitéré et vain des ministres des Finances pour « ajuster » recettes et dépenses, il ne préconise pas, en retour, une politique délibérée de déficit budgétaire. L’équilibre reste souhaitable, à condition qu’il repose sur une reprise économique. D’ailleurs, les deux contre-projets de janvier et novembre 1933 proposent des mesures destinées à rétablir l’équilibre. Et, dans son discours du 8 décembre 1933, Vincent Auriol se montre fort orthodoxe : « Jamais, nous n’avons contesté la nécessité de l’équilibre budgétaire, car toute démocratie doit éviter les emprunts de trésorerie. »40 II semble qu’il y ait des nuances entre les dirigeants socialistes sur cette question : parmi eux, Léon Blum est sans doute celui qui va le plus loin dans l’indifférence relative à l’équilibre. La plupart des autres dirigeants, et notamment les parlementaires spécialistes des questions financières comme Vincent Auriol, se montrent plus prudents, même s’ils trouvent d’autres ressources pour équilibrer le budget, que les économies proposées par les ministres déflationnistes. Cette question rebondit avec l’aggravation de la déflation en 1934-35, la rechute dans la dépression, et la marche à l’unité d’action avec les communistes.
• Le prix de la « confiance ».
21La politique de déflation est, de plus, destinée à satisfaire certains intérêts. À ce sujet, les socialistes utilisent deux arguments principaux. Dès la constitution du gouvernement Herriot, Léon Blum a tenu à montrer qu’il s’agissait bien d’une politique de « confiance », dont il conteste la teneur41. Les économies seraient le prix à payer pour rétablir la « confiance » des détenteurs de capitaux, elle-même indispensable à la reprise. Cette analyse est périodiquement reprise par les dirigeants socialistes jusqu’en 1936. Une brochure de 1936, s’interrogeant sur les principes fondant la politique de déflation, précise : « La crise actuelle serait principalement due au déséquilibre du budget, qui éveillerait la méfiance des capitalistes, grands et petits. »42 En outre, à plusieurs reprises, le parti socialiste insiste sur le fait que cette politique répond aux attentes d’une partie des milieux d’affaires.
22À la fin de 1933, se trouvent ainsi réunis les principes de base, utilisés par les socialistes jusqu’en 1936, pour caractériser la politique de déflation : contresens économique, élément central d’une politique de « confiance », politique conforme aux attentes d’une partie des milieux d’affaires. L’aggravation des mesures déflationnistes en 1934-35, le resserrement de l’unité d’action avec les communistes, et la marche au Front populaire les conduisent à confirmer les analyses produites avant 1934, et à approfondir les mesures qu’ils proposent comme remèdes.
II. LES COMPOSANTES DE LA « REFLATION » AU DÉBUT DE 1934
23Au début de 1934, les socialistes ont eu déjà l’occasion, par leur programme électoral de 1932, leur deux contre-projets de janvier et novembre 1933, ainsi que par différentes interventions au Parlement ou dans leur presse — même antérieures à 1932 — de proposer des remèdes contre la crise43.
1. Les réformes financières.
24Bien que dénonçant la politique déflationniste, les socialistes n’en proposent pas moins des économies, à travers une « réforme administrative », présente dans les deux contre-projets de 1933.
•La décentralisation ?
25Ils escomptent des économies de la « liquidation des charges de la guerre » — par transfert à la Caisse autonome d’Amortissement — ainsi que par la « réduction des dépenses militaires » — par diminution des budgets de la Guerre, de la Marine, de l’Aéronautique militaire, des Colonies et de la défense des Territoires d’Outre-mer — parallèlement à une politique internationale de désarmement44. Le contre-projet de novembre 1933 va plus loin : il y est question de supprimer des « cumuls arbitraires et excessifs », de rationaliser, simplifier les services, mais aussi d’opérer une véritable « décentralisation des attributions de décision, au profit des services d’exécution »45. Léon Blum, qui y consacre un article du Populaire, parle du « corset d’airain », qu’il faut rompre. Il envisage « l’appel aux activités locales et régionales », comme l’un des moyens de « ranimer les énergies », parallèlement à l’appel à l’épargne locale thésaurisée, sur laquelle on reviendra46. Il parle même de « l’application du principe de l’élection aux pouvoirs locaux ou régionaux », et de la suppression des préfets et sous-préfets ( !). Ces projets, issus du seul groupe parlementaire, auraient dû être examinés au Congrès suivant, mais le 6 février 1934 a bouleversé la chronologie : il faudra, au-delà de la parenthèse vichyssoise, attendre un demi-siècle pour que les héritiers de Léon Blum s’y engagent.
•Un « budget moderne ».
26D’autre part, le contre-projet de janvier 1933 envisage une transformation du budget, pour un « budget moderne » : « La règle de l’unité budgétaire ne peut plus se comprendre comme il y a cent ans. »47 Le contre-projet envisage de distinguer du budget proprement dit :
- la Caisse de liquidation de la guerre (financée grâce au solde de la Caisse autonome d’amortissement) ;
- la Caisse de grands Travaux (financée par l’emprunt) ;
- le Service national des Assurances — dont les modalités de création sont précisées dans le même projet — qui couvrira tous les risques sociaux (Assurances sociales, Chômage, Calamités agricoles).
27Conception « moderne », du budget, distinction entre les « fonctions » de l’État, affectation de ressources différentes selon les fonctions : on perçoit là des anticipations (que les socialistes n’ont d’ailleurs pu, su ou voulu mettre en œuvre en 1936), qui expliquent leur conception beaucoup plus souple et dynamique de l’équilibre budgétaire.
• Une « révolution fiscale » ?
28Quant à la réforme fiscale, elle constitue le troisième volet du contre- projet du 21 novembre 1933, qui propose une réorganisation plus profonde que celui de janvier. Les principes affirmés et les mesures proposées vont servir de base à plusieurs contre-projets, en 1934 et 1935, et à la réforme effective, lors du gouvernement Blum. On les trouve résumés dans le contre-projet, ainsi que dans deux articles de Léon Blum48. Les socialistes formulent plusieurs griefs à la fiscalité existante : trop compliquée, et donc facilement tournée par la fraude, souvent injuste, et, dans le même temps, inquisitoriale, voire vexatoire. Le groupe parlementaire propose de remplacer l’ensemble par trois grandes catégories d’impôts : les impôts sur la fortune (maintien des droits de succession, de timbre et d’enregistrement), impôt sur le revenu (avec élargissement de l’abattement à la base, modification des dégrèvements pour charges de famille, abaissement différentiel des taux, institution de la carte d’identité fiscale, effectivement votée par la Chambre et acceptée par le Sénat en décembre 1933, à partir d’une proposition du député socialiste du Cher Castagnez, et création du titre à ordre). Enfin, pour les taxes indirectes, ils proposent d’en remplacer la multiplicité, notamment les diverses taxes sur le chiffre d’affaires, par quelques taxes sur la circulation des marchandises, à perception unique, pour éviter l’effet de « boule de neige », et avec exemption pour les denrées de première nécessité et ristournes pour familles nombreuses. Ce projet de novembre 1933 marque une certaine rupture avec les propositions socialistes des années 1920. Tout en reconnaissant que l’impôt sur le revenu est — sous réserve d’amendements — « rationnel, juste, relié à une vieille tradition républicaine » (remontant à Godefroy Cavaignac), Léon Blum ajoute qu’il « n’est pas un impôt de crise. Il est contre-indiqué en temps de crise (...) parce qu’il postule une stabilité relative des changes, salaires, profit, pouvoir d’achat de la monnaie. »49. Peut-on, dans ces conditions, parler de « révolution fiscale » ? Il s’agit, bien plus, d’une simplification et, surtout, d’un allégement de la fiscalité, notamment indirecte50. Du fait de la crise, il n’est plus question, comme dans les années 1920, de proposer un impôt sur le capital, ou même « d’assurer une fiscalité de crise par un impôt unique sur le revenu, tel que le prévoyait le manifeste communiste. »51.
2. « L’accroissement de la capacité générale d’achat ».
29Contre la crise économique, proprement dite, la SFIO envisage plusieurs mesures, dont la finalité est « l’accroissement de la capacité générale d’achat », point fixe de la réflexion socialiste de 1931 à 1936.
• Le repli sur des solutions nationales.
30Aux dernières heures du cabinet Herriot, Léon Blum fixe les grandes orientations qui, complétées par les deux contre-projets de 1933, vont constituer les éléments essentiels de la politique économique socialiste, jusqu’à la victoire du Front populaire : « Lutter contre la crise par les grands travaux nationaux et européens, stabiliser la valeur de change et d’échange des monnaies, agir sur le cours des matières premières, spécialement des matières premières agricoles, arrêter le mouvement de compression des salaires, accroître la capacité générale d’achat par l’emploi du crédit, par les grands systèmes d’assurance, par des réformes sociales telles que la semaine de quarante heures (...) c’est par ces remèdes de grand style qu’on pouvait éteindre et guérir le déficit. »52. Après les échecs successifs de la Conférence du désarmement et de la Conférence économique de Londres, les socialistes insistent davantage sur les remèdes nationaux, ce dont témoignent les contre-projets de 1933. Cependant, en tête du contre-projet de janvier 1933, on trouve encore la proposition de prendre l’initiative, en faveur d’un accord international pour le désarmement et contre la fraude et la spéculation53. La SFIO, comme la CGT avant elle, effectue, à contrecœur, un repli sur des solutions nationales, tout en maintenant ouverte, malgré le contexte défavorable, la perspective d’accords internationaux. À propos des remèdes destinés à « accroître la capacité générale d’achat », la SFIO reprend des propositions, issues en partie des revendications de la CGT soutenues — essentiellement par Léon Jouhaux — à Genève, au B.I.T. Elle retient, en particulier, à l’intérieur de la plate-forme de la CGT au 27e Congrès de 1931, un programme de grands Travaux et la semaine de quarante heures.
• Le Fonds national de Chômage.
31En réaction contre la politique menée par l’Union nationale en Angleterre, la lutte contre le chômage est apparue de manière précoce dans l’activité parlementaire des socialistes. Léon Blum y consacre une série d’articles, à l’automne de 1931. Il dénonce « les statistiques doublement et triplement fausses, dont M. Landry lui-même a dû reconnaître le caractère quasi ridicule. »54. Les socialistes déplorent le caractère inadapté, « mesquin » et « débile » des secours en France, et leur retard par rapport à 1’ « autocratie bismarckienne » et à 1’ « Angleterre conservatrice ». Il n’existe effectivement pas d’assurance sociale du risque chômage, mais seulement des services de secours municipaux, qui ne sont obligatoires, ni pour les communes ni pour les chômeurs, et dont les ressources limitées, malgré le soutien de l’État, sont vite épuisées. En outre, les secours ne sont versés que pendant six mois55. Léon Blum distingue le « chômage banal », c’est-à-dire accidentel, du chômage massif de la crise, qui a déjà fait éclater les cadres de l’assurance-chômage du type anglo-allemand. À la suite de la publication du décret Laval-Landry, prévoyant le relais des services de secours par des bureaux de bienfaisance avec contribution de l’État, le groupe parlementaire socialiste se réunit, le 13 novembre 1931, avec des représentants de la CGT et de la Fédération des municipalités socialistes. Il en ressort un projet d’application immédiate, présenté à la Chambre par Paul Ramadier et Roger Salengro, comportant une généralisation, obligatoire pour les départements et les communes, des caisses locales de secours56. En vain Léon Blum défend le texte, et souligne que, à la différence du décret gouvernemental qui se « place ouvertement sur le terrain de l’assistance, ou plutôt de la charité », le projet socialiste se situe sur celui de « l’assurance », de « la solidarité sociale » : « Le chômage n’est-il pas le risque social par excellence, le type du risque créé par la société et que la société est, par là même, tenue de couvrir ? »57. À l’issue des élections de 1932, la SFIO inclut, dans ses Cahiers de Huygens, ce même projet, dans l’attente de l’extension des Assurances sociales à la branche chômage : Édouard Herriot leur préfère — déflation oblige — une simple prorogation des secours, au-delà de six mois, dans les services municipaux existants. Le contre-projet de janvier 1933 prévoit, à l’intérieur du Service national des Assurances à créer, « un grand système social couvrant tous les risques. »58. Parallèlement, les socialistes envisagent la création d’une Caisse de Calamités agricoles, intégrée dans le monopole public des assurances à constituer. Vincent Auriol et Georges Monnet en ont été les principaux défenseurs à la Chambre.
• Les quarante heures.
32Figurant déjà dans la plate-forme de la CGT, à son 27e Congrès de septembre 1931, les quarante heures sont défendues en 1932, lors de plusieurs rencontres de la Fédération Syndicale internationale, et dans les Conférences internationales du Travail, où Jouhaux, depuis la disparition d’Albert Thomas, se montre particulièrement actif59. Les quarante heures se trouvent également mentionnées dans les Cahiers de Huygens de la SFIO, ainsi que dans son manifeste de novembre 1933. Cette mesure, qui ne doit pas s’accompagner de réduction des salaires, est proposée à la fois pour relever « la capacité générale d’achat », et donner du travail aux chômeurs. Parallèlement, d’ailleurs, la SFIO réclame le « minimum vital de salaire »60.
• Le programme de grands Travaux.
33La réforme du budget comporte, dans le contre-projet de janvier 1933, la dissociation des dépenses relatives au programme de grands Travaux. La finalité en est économique et sociale : il ne s’agit pas tant d’accroître l’équipement productif, qui est rarement considéré comme insuffisant, que de « permettre un véritable perfectionnement de l’outillage national », et de « redonner de l’élan à toute une économie qui somnole [en fournissant] en une période difficile du travail à un certain nombre de chômeurs »61. La proposition de créer une « Caisse de grands Travaux nationaux, départementaux et communaux » n’est d’ailleurs que la reprise d’une proposition de loi, déposée le 24 décembre 1929, par le député socialiste A. Bedouce. Il s’agit également d’une revendication présente dans la plate-forme de la CGT de 1931, et dans les propositions du BIT, sous l’impulsion d’Albert Thomas et, après sa mort, de Léon Jouhaux, qui fait adopter par la Conférence internationale du Travail d’avril 1932 le principe de grands Travaux internationaux. Jusqu’à l’été 1933, la SFIO fait également référence à des « grands Travaux nationaux et européens »62. Les parlementaires socialistes veulent distinguer leur projet des programmes antérieurs (plan Tardieu), considérés à la fois comme insuffisants, ou même comme de simple trompe-l’œil. Ils prévoient « la réalisation en six ans de 30 milliards de travaux neufs »63. Ce rythme annuel de 5 milliards est sans commune mesure avec les programmes antérieurs, qui s’échelonnent entre 0,3 et 2 milliards. Les parlementaires socialistes soulignent aussi l’originalité de leur mode de financement. Il s’agit de faire appel à l’emprunt, et de sortir ce programme du budget général. Substituer « à l’éternelle séparation en ministères » une décomposition en « fonctions », avec affectation de recettes de nature différente selon leur type : c’était manifester un souci rationalisateur et novateur en matière de finances publiques, dont la pratique des directeurs de la rue de Rivoli ne s’inspirera qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La gestion de cette caisse devrait être assurée par la Caisse des Dépôts et Consignations, qui gèrerait également les différentes caisses d’assurances, y compris les compagnies privées qui seraient nationalisées. Les socialistes insistent sur le caractère décentralisé de leur programme, garantie à leurs yeux du dégel de la thésaurisation. La clarification du budget — on dirait aujourd’hui la transparence — devrait également faciliter ce dégel. La « Caisse de grands Travaux » devrait émettre en six ans pour 30 milliards d’obligations amortissables, mises à la disposition de l’État et des autres collectivités publiques, à concurrence, respectivement, de vingt et dix milliards. Parallèlement, un « plan de travaux » devait être établi, ainsi qu’une « consultation générale », sous la présidence des conseils généraux, afin de recenser les besoins64. Les grandes lignes de ce programme de grands Travaux sont reprises dans le contre-projet de novembre 1933 et dans les programmes successifs de la SFIO, jusqu’aux élections de 1936. Les dirigeants socialistes vont notamment insister, de manière constante, sur la nécessité d’un « choc psychologique », indispensable au « dégel de la thésaurisation. » Cette remise dans le circuit des milliards thésaurisés est décisive pour amorcer la reprise. Tous les dirigeants socialistes le soulignent jusqu’à l’été 1936, et au-delà.
• Les nationalisations-socialisations.
34On sait que les nationalisations de « secteurs clés » de l’économie apparaissent dans le programme de 1918 de la CGT65. La résolution du Congrès de Lyon, de septembre 1919, évoque l’une des plus urgentes solutions, sous la forme de la « nationalisation industrialisée, sous le contrôle des producteurs et des consommateurs, des grands services de l’économie moderne : les transports terrestres et maritimes, les mines, la houille blanche, les grandes organisations de crédit »66. La SFIO les reprend dans son programme, avant même la crise. Les Cahiers de Huygens retiennent la nationalisation des assurances, des transports — essentiellement les chemins de fer, sur lesquels Jules Moch a déjà travaillé — et de la fabrication des armes de guerre. Le contre-projet de janvier 1933 accorde une grande place à la nationalisation des compagnies d’assurances, qui en forme l’axe central. En novembre 1931, Léon Blum rédige, on l’a vu, à l’occasion du débat sur l’assurance-chômage, une série d’articles sur la nationalisation des assurances. La nationalisation présente un quadruple intérêt : financier, économique, social et politique. Financièrement, elle permettrait d’« utiliser dans l’intérêt général (...) à l’équilibre budgétaire et à l’équipement national des ressources qui ne profitent actuellement qu’à une catégorie de citoyens. »67. Les estimations, proposées avec prudence dans le contre-projet, avancent un chiffre minimal de 1,2 milliard de francs pour le produit annuel du futur monopole. La réforme, en revanche, serait d’un coût limité, du fait du maintien des obligations et de la transformation des actions en titres publics, amortissables en soixante-quinze ans68. La nationalisation apparaît comme le moyen de trouver les ressources nécessaires au financement d’ « un grand système social couvrant tous les risques »69. Elle permettrait de dégager « le budget de l’État des charges sans cesse croissantes » et « assurerait le développement certain des lois sociales aujourd’hui comprimées dans un cadre financier trop étroit »70. En outre, elle défendrait avec plus d’efficacité les intérêts des assurés comme du personnel, et permettrait d’entreprendre une « unification rationnelle de l’assurance », par le rassemblement de toutes les caisses dans un seul organisme géré par la Caisse des Dépôts et Consignations71. Enfin — et ce n’est pas le moindre — l’argument politique. En 1931, Léon Blum avait déjà parlé de « monopolisation oligarchique »72. Tout en signalant les exemples étrangers d’intervention de l’État (Allemagne, Suisse, Autriche, Italie), le contre-projet socialiste insiste fortement sur la « tradition républicaine », et tout particulièrement radicale — le texte s’adresse d’abord au groupe radical — des propositions de monopole des assurances. Jusqu’en 1936, les socialistes vont conserver ce projet, et insister surtout sur le fait qu’il apporte les ressources financières indispensables au financement des principales propositions économiques et sociales. Les projets paraissent, en revanche, beaucoup plus sommaires pour les autres nationalisations. Le contre-projet et le manifeste de novembre 1933 mentionnent, outre les assurances, les mines, les grandes industries métallurgiques, chimiques et électriques, les chemins de fer, le crédit et les banques73. Les nationalisations sont perçues de manière très diverse au sein de la SFIO : tantôt appelées aussi « socialisations », elles peuvent apparaître comme un moment du socialisme ; tantôt, elles sont présentées comme une mesure plus proche, dans le capitalisme maintenu. La question va rebondir avec l’intrusion du planisme, sans pour autant lever toutes les ambiguïtés.
• Les offices agricoles : un réformisme avoué.
35Les propositions socialistes en matière agricole, connaissent une transformation avec la crise des années 1930. Elles sont fortement marquées par la personnalité de Georges Monnet, qui entreprend une révision des analyses traditionnelles74. Mais, comme il s’agit d’un domaine somme toute second dans la propagande et l’activité de la SFIO, et comme G. Monnet ne semble pas animé, à l’instar de M. Déat, d’une ambition hégémonique, cette révision n’entraîne pas une crise comparable à celle issue de la scission des Néos, bien qu’elle lui soit contemporaine, et indirectement liée. Jusqu’en 1930, les programmes agricoles des socialistes insistent essentiellement sur la question de la propriété, et soulignent, dans une perspective qui se veut marxiste, l’évolution vers une inéluctable concentration des terres. Com- père-Morel, « spécialiste » de la question agricole à la SFIO dès avant 1914, proclame le respect de la petite propriété, tout en proposant une mise en culture « sociale » ou « coopérative » de certains grands domaines, et en réclamant l’extension des lois sociales aux salariés agricoles75. L’approche différencie la propriété « capitaliste », de la propriété individuelle, « instrument de travail », et se présente comme une analyse en termes de classes. Dans les années 1920 toutefois, il est fait allusion aux difficultés d’équipement des petits propriétaires exploitants, et au soutien nécessaire de l’État76. Avec les récoltes excédentaires de blé et de vin de 1929-30, les socialistes en viennent à se prononcer au sujet de la baisse du revenu paysan. Au Congrès de Bordeaux (8 au 11 juin 1930), un vigneron de la Marne, Camille Peters, dénonce le « parti figé dans les textes des grands prêtres » et, tout en soulignant la dépendance de la plus grande partie de la paysannerie, à l’amont comme à l’aval, réclame des mesures immédiates consacrées au problème des prix et des revenus, sans attendre le socialisme, ni une hypothétique transformation du régime de propriété. Georges Monnet reprend la balle au bond pour défendre des arguments identiques, face à Compère-Morel, gardien de l’orthodoxie d’une analyse en termes de propriété. Ce jeune député de l’Aisne, élu en 1928, approfondit, dans l’un des rares articles de revue qu’il ait écrit, les analyses défendues au Congrès de Bordeaux : « Ce qui préoccupe le plus le monde paysan, plus encore que les questions de propriété du sol, auxquelles il me semble qu’on ne pense plus beaucoup, ce sont précisément les questions de la vente, des échanges, des achats »77. Le Congrès de Bordeaux ne tranche pas le débat Monnet-Compère-Morel, renvoyant la question à une commission d’études chargée d’élaborer un projet de programme, à soumettre ultérieurement à une conférence nationale, ou un congrès extraordinaire. La rechute de 1932, et surtout de 1933 (récolte-record de blé : 98,6 millions de quintaux), et l’effondrement des prix (au-dessous de 100 F le quintal, contre 175 F avant juin 1932), malgré le cours minimum institué par la loi du 10 juillet 1933, contraignent les socialistes à définir des solutions immédiates.
36En juin 1932, la SFIO propose à Herriot dans le cinquième point des Cahiers de Huygens un « Office public des engrais et du blé » : signe que les analyses de Georges Monnet ont triomphé à la Conférence nationale précédente. Un événement inattendu facilite ensuite sa tâche : Compère-Morel suit les « Néos » en 1933. Désormais, Georges Monnet, soutenu personnellement par Léon Blum, qui voit en lui l’un des principaux dirigeants de la génération nouvelle, devient le spécialiste des questions agricoles, et peut poursuivre, sans bruit, la révision doctrinale amorcée depuis 1930. Ce n’est cependant pas un doctrinaire : outre son article de 1930, quelques préfaces et ses interventions parlementaires, il n’a pas laissé d’ouvrage78. Cependant, à partir du 3 février 1934, il assure la rédaction d’une partie de la double page hebdomadaire du Populaire (publiée le samedi), intitulée « Pour ceux de la terre » : on trouve là l’essentiel de ses analyses, jusqu’à 1936 et son arrivée au ministère de l’Agriculture. À la fin de juin 1933, lors du débat sur l’agriculture à la Chambre, la SFIO propose un contre-projet d’Office des blés et des vins79. Ces offices nationaux à base professionnelle seraient administrés par des représentants de l’État, des producteurs et des consommateurs. Ils devraient assurer cinq fonctions essentielles : déterminer les possibilités de production et les disponibilités (grâce à des déclarations de récoltes) et les besoins de la consommation ; fixer un prix à un cours rémunérateur (tenant compte du prix moyen de production propre à chaque région) ; constituer l’ensemble des organismes (silos, caves, laiteries, etc... à base coopérative) dotés de crédits suffisants pour payer comptant au prix convenu : seul acheteur, l’office céderait alors la production à un prix fixe, unique, obligatoire pour tous les transformateurs (meuniers, minotiers, etc...), afin d’éradiquer la pression à la baisse des prix ; les Offices seraient également chargés de stocker les excédents pendant les années d’abondance, et d’assurer le monopole du commerce extérieur. Dans ses articles du début de 1934, Georges Monnet insiste particulièrement sur la nécessité « d’organiser les marchés »80. Quelques semaines plus tard, après avoir tiré les leçons du quasi-sabotage du cours garanti par la loi du 10 juillet 1933, et de l’apparition de cours « gangster », inférieurs de 30 à 40 francs le quintal, il réaffirme : « Ce n’est jamais l’administration qui pourra remplir un tel rôle. Le salut de la classe paysanne réside dans l’organisation professionnelle à la base. Les temps de l’individualisme sont passés. » (Pas d’organisation du marché sans mouvement coopératif conscient de son devoir)81. Ainsi, Georges Monnet, négligeant la perspective d’une transformation révolutionnaire, propose une approche ouvertement réformiste d’organisation d’un marché, caractérisé jusque-là par le « désordre », 1’ « anarchie » et la « spéculation », qui écrase le producteur en amont et surtout en aval. Elle ne fait pas cependant appel — contrairement aux analyses des « Néos » — à un renforcement de l’Etat, mais au développement du mouvement coopératif, dont on connaît les tendances explicitement réformistes, au point qu’il espère peser sur la production. Démarche originale donc, pour laquelle, depuis 1930, le député de l’Aisne a bien perçu les enjeux : « Voici, depuis longtemps que la pensée socialiste hésitait à aborder de front le problème agraire. Il lui semblait consciemment ou non, que toute analyse un peu poussée l’amènerait à ébranler, partiellement au moins, sa doctrine traditionnelle.»82. Mais, limitée à un domaine somme toute restreint et second dans le recrutement et l’organisation du parti, elle émane d’un dirigeant, qui a toujours manifesté une grande discipline. Rien d’analogue à la « révision » des « Néos ». Elle témoigne toutefois des difficultés éprouvées par les dirigeants de la SFIO pour activer le maintien — même verbal — d’une perspective révolutionnaire, et la formulation de mesures concrètes de politique économique, qui ne soient pas seulement des améliorations quantitatives, en particulier pour la classe ouvrière.
37Le rejet des Néos n’a pas empêché la SFIO, touchée par le départ des parlementaires sans être véritablement ébranlée, de conserver une certaine cohésion, orchestrée par Léon Blum et le secrétariat, autour de la combinaison de la doctrine traditionnelle à prétention révolutionnaire et de programmes de lutte contre la crise, dont les principaux chapitres sont pratiquement en place à la fin de 1933.
III. LE POIDS DES TRADITIONS, DES EXPÉRIENCES ÉTRANGÈRES ET DE LA CONJONCTURE
1. Une analyse sous-consommationniste et malthusienne ?
38La « théorie du pouvoir d’achat » est présentée par les socialistes comme enracinée dans la tradition socialiste et marxiste. On peut effectivement pousser loin la démarche généalogique et, en jouant au jeu de la quête des précurseurs, remonter au moins aux Nouveaux principes d’économie politique, publiés en 1819 par Sismondi, qui voit dans les effets du machinisme, les bas salaires et la surpopulation ouvrière, les principaux facteurs de la sous-consommation ouvrière. Nombreux sont les penseurs socialistes, qui soulignent l’insuffisance de la rémunération des salaires en regard du développement des capacités productives. On peut même trouver, antérieurement au dix-neuvième siècle, des auteurs qui envisagent la multiplication des moyens d’achat pour rendre l’économie plus prospère : Law, Boisguillebert, Adam Smith, Quesnay et la plupart des libéraux du dix-huitième siècle. Cependant, les similitudes ne peuvent être que lointaines, dans la mesure où ces auteurs raisonnent sur des économies encore largement marquées par le poids du secteur agricole, la relative rareté des agents monétaires, la pénurie des denrées, les difficultés, voire le cloisonnement des échanges. La parenté est plus nette avec les théoriciens de la sous-consommation ouvrière du dix-neuvième siècle. Charles Spinasse affirme, dans son discours du 27 février 1931, que la mévente résulte du fait que « la part faite à la consommation, aux salariés qui sont les principaux, les plus actifs et les plus réguliers des consommateurs, a été insuffisante »83. Il renoue, implicitement ou non, avec le jugement de Sismondi, selon lequel « le salaire n’est pas un élément du prix de revient, c’est un élément du pouvoir de consommation. » L’analyse sous-consommationniste de la crise pèse sans doute lourdement dans les propositions socialistes, sans qu’il y ait toujours de référence explicite. De plus, un socialiste aussi modéré que Charles Spinasse met en cause le profit capitaliste, qui « entrave la consommation (...) et asservit et déséquilibre la production84. » Le parlementaire corrézien évoque, dans ce même discours, des usines « suréquipées ». Certains dirigeants, comme Paul Faure, écrivent, quelques années plus tard : « Il y a une crise de chômage parce que la machine prend de plus en plus la place de l’ouvrier à l’usine85. » Léon Blum exprime des vues plus complexes. Il se refuse à parler de suréquipement, mais sans doute davantage pour des raisons purement doctrinales, voire morales, qu’à partir d’un raisonnement économique : « La terre n’est jamais trop féconde et l’homme n’est jamais trop industrieux », se plait-il à répéter86.
39Il serait donc péremptoire d’affirmer que toutes les analyses des socialistes sont malthusiennes. Il est vrai cependant que l’importance accordée à la sous-consommation les conduit à penser, au moins implicitement, que l’appareil économique peut faire face, sans grand changement, à une demande revigorée. De ce point de vue, le programme de grands travaux, on l’a vu, est davantage destiné à résorber le chômage et à faire redémarrer l’économie, qu’à répondre à un vaste projet d’équipement. Cela souligne surtout le fait que la « théorie du pouvoir d’achat » sous-tend, en fait, une politique anti-crise de court terme : créer « un choc salutaire ou psychologique », « renverser la vapeur », par rapport à la politique de déflation, telles sont les expressions employées à l’époque. Il ne s’agit pas d’ailleurs d’une simple création de pouvoir d’achat. Les socialistes dénoncent l’inflation dont ils ont — à la différence des théoriciens du dix-neuvième siècle — fait l’expérience dans les années vingt, à travers la situation française et surtout allemande. Mais il s’agit de transférer de ceux qui épargnent, et surtout de ceux qui thésaurisent, à ceux qui consomment sans délai : dans ce processus, l’État doit jouer un rôle, à travers l’allégement fiscal, la couverture des risques sociaux, la garantie des prix agricoles et la mobilisation de l’épargne locale. Politique keynésienne avant la lettre — et avant même que Keynes ne soit l’auteur de la « Théorie générale » — qui partage avec elle la particularité de s’appliquer au temps court de la reprise.
2. Les expériences étrangères : imitation ou convergence ?
40Contrairement aux jugements rapides de certains auteurs sur 1’ « insularisme » des dirigeants politiques français, ignorants des réalités internationales, une étude attentive fait apparaître le grand intérêt des responsables socialistes pour les expériences étrangères87. Jusqu’à la Conférence de Londres de l’été 1933, la SFIO attend beaucoup de solutions internationales, d’où l’attention portée aux politiques menées hors de France. Avant cette date, Léon Blum, en particulier, dénonce la politique de « revalorisation systématique de la livre sterling » avant 1931, ainsi que la politique déflationniste de Bruning88. En 1933, il ne manque pas de souligner les convergences entre le New Deal et la politique du pouvoir d’achat : « Au point de départ de l’entreprise de M. Roosevelt, on découvre des conceptions assez voisines de celles que le Parti Socialiste de France essaie en vain de faire prévaloir depuis trois ans, puisque l’objet initial était évidemment de rétablir l’équilibre entre la production capitaliste et la consommation par l’accroissement de la capacité générale d’achat »89. Cependant, le directeur du Populaire tient à souligner, quelques semaines plus tard, que « le président Roosevelt, lui, a agi en pur praticien, en pur empiriste » et « n’est nullement parti d’une analyse critique de la crise et d’une recherche méthodique de ses causes »90. Il rappelle que dans « les premières semaines de sa dictature » (sic), il a poussé « jusqu’à la plus vigoureuse outrance la politique de déflation générale », puis, « il s’est précipité dans la dévaluation monétaire ». Ce n’est que lors d’une troisième phase, « qu’il a recouru au remède que le socialisme préconisait depuis le début de la crise, c’est-à-dire l’accroissement de la capacité générale d’achat et de consommation91. » L’expérience Roosevelt serait donc « comme inconsciente d’elle-même », « comme un produit du hasard », alors que le programme socialiste « se lie à une conception claire des causes et à une vision claire du but92. » On trouve donc des traces d’intérêt pour le New Deal et mise en évidence de convergences, plus qu’une véritable imitation, adaptation ou même inspiration. Léon Blum ajoute même que, si l’influence s’exerce entre la politique appliquée par F.-D. Roosevelt — depuis mars 1933 — et celle recommandée par la SFIO — depuis 1931 — l’inspirateur serait plutôt cette dernière : « L’expérience Roosevelt subit la pénétration de la pensée socialiste ». « Nous avons (...) le droit, dans l’expérience Roosevelt, de séparer le bon grain d’avec l’ivraie. C’est le bon grain seulement qui est à nous »93.
***
CONCLUSION DU CHAPITRE IV
41Ainsi, au début de 1934, la SFIO dispose d’un ensemble relativement cohérent de remèdes anticrise, puisés dans deux sources essentielles : les propositions syndicales de la CGT et les contre-projets parlementaires, rédigés en réaction à la politique déflationniste des gouvernements depuis l’été 1932. Cet ensemble fournit les éléments d’une politique économique et financière de court terme, de relance par la demande des salariés et des agriculteurs, de détente fiscale, et d’élargissement de la couverture des risques sociaux.
42Contrairement à ce qu’écrivent certains auteurs, le maintien doctrinal d’une perspective, qui se prétend révolutionnaire, n’a pas empêché l’éclosion de cette politique de « reflation »94. En revanche, il est vrai que l’ajustement, à la fois tactique, stratégique et doctrinal, entre la politique économique de court terme et la finalité révolutionnaire affirmée, n’est pas interprété de manière identique par les différents courants et dirigeants. À un pôle extrême, les « Néos » rejetaient la finalité socialiste, au nom des nécessités de la politique immédiate. Mais, même après leur départ, le problème de l’ajustement demeure. En effet, certains des moyens envisagés pour atteindre les objectifs de la reflation, en particulier la nationalisation des assurances, nécessaire au financement de la couverture sociale anticrise et les offices agricoles, destinés à garantir les cours des produits, apparaissent à certains comme des « réformes de structures », qui pourraient jeter un pont entre le temps court de la reprise, et le terme lointain du socialisme. La question rebondit, au milieu des retombées de l’émeute du 6 février 1934 et de la riposte ouvrière.
Notes de bas de page
1 Radicaux et socialistes, brochure SFIO, 1936 (30 p.), p. 1.
2 Ibid.
3 « Les conditions minima », Le Populaire, 16 mai 1932.
4 Cf. Jules Moch, Rencontres avec Léon Blum, Paris, 1970, p. 82-83.
5 Léon Blum, Les radicaux et nous, brochure SFIO, Paris, 1934, p. 5 : « Herriot est véritablement hanté par la crainte d’un retour aux jours sombres d’avril 1925 ou de juillet 1926. »
6 Cf. le discours du 11 juillet 1932 de Léon Blum in JO, Documents parlementaires, Chambre des Députés, 1932, Annales, p. 2587-2588.
7 Titre de son article paru dans Le Populaire, 24 décembre 1932.
8 JO, Documents parlementaires, Chambre des députés, 1933, p. 38, Annexes n° 1258.
9 Cf. Le Populaire (22 et 23 novembre 1933).
10 Ibid, 26 novembre 1933 et 3 décembre 1933.
11 Cf. notamment Ibid. (4, 5, 6 et 7 décembre 1933). Le manifeste est rédigé par Paul Faure et Jean Zyromski.
12 Ibid., 9 décembre 1933.
13 Ibid.
14 Ibid., 12 décembre 1933.
15 Le projet comprend aussi la carte d’identité fiscale.
16 Explication donnée par Alfred Sauvy (Histoire..., op. cit., t. 2, p. 72) si attentif aux réalités économiques, mais beaucoup plus approximatif sur les enjeux et débats politiques.
17 Cf. Georges Lefranc, Le Mouvement socialiste sous la IIIe République, Paris, 1963 (444 p.), p. 195 ; Cahiers Léon Blum, n° 15, 1984, 100 p. et Jean-François Biard, Le socialisme devant ses choix, Paris, 1985, 320 p.
18 Le Populaire, 2 mars 1933.
19 Cf. supra, chapitre II.
20 « La double fin », Le Populaire, 25 octobre 1933.
21 Cf. les études d’Alain Bergougnioux (Revue historique, 1978) et sa mise au point dans Cahiers Léon Blum, n° cité. Cf. également Georges Lefranc, « Une scission malencontreuse : la scission « néosocialiste » de 1933 », in Visages du mouvement ouvrier français, Paris, 1982, p. 117-138 ; Zeev Sternhell, Ni droite, ni gauche, L’idéologie fasciste en France, Paris, 1983, 403 p.
22 Alain Bergougnioux, Cahiers Léon Blum, n° cité, p. 1.
23 Barthélémy Montagnon, Néo-socialisme, ordre, autorité, nation, brochure, 1933, p 32.
24 Cf. L’Œuvre de Léon Blum - 1928-1934, Paris, 1972, p. 543-567.
25 « La période intermédiaire », Le Populaire, 24 juillet 1933.
26 Jean-François Biard, Le socialisme..., op. cit., p. 186. Ouvrage reprenant le texte d’une thèse de doctorat de Sciences politiques, soutenue en 1977 à l’Université de Paris I, sous la direction de Léo Hamon.
27 Jules Moch, Rencontres..., op. cit., p. 38-41 ; cf. Le Populaire, 12 août 1933.
28 JO, Débats parlementaires, Chambre des Députés, 1933, séance du 6 avril 1933, p. 1935.
29 « Ce qui nous a empêché d’agir », Le Populaire, 7 septembre 1933.
30 Cité in Cahiers Léon Blum, n° cité, p. 74.
31 « Parti de classe et non pas parti de déclassés », Le Populaire, 19 juillet 1933.
32 Georges Lefranc, Le mouvement..., op. cit., p. 300.
33 Michel Margairaz, « Contraintes et contradictions de la politique économique de la gauche en France au temps du Front populaire », Les Temps modernes, 39e année, avril 1983, n° 441 bis, p. 331-370.
34 Le Populaire, 6 juillet 1935.
35 Charles Spinasse, La crise économique, discours du 27 février 1931, brochure SFIO, 1931. Cf. également Jules Moch, Rencontres..., op. cit., p. 38.
36 Ibid.
37 « L’expérience Roosevelt — La position socialiste », Le Populaire, 8 octobre 1933.
38 JO, Débats parlementaires, Chambre des Députés.
39 JO, Débats parlementaires, Chambre des Députés, 27 janvier 1933, 1re séance, Annexes, p. 305.
40 Le Populaire, 9 décembre 1933.
41 JO, Débats parlementaires, Chambre des Députés, 11 juillet 1932, Annexes, p. 2587.
42 Étienne Weil-Reynal, Contre la déflation budgétaire, pour une politique financière socialiste, brochure SFIO, 1936, p. 3.
43 Nous nous appuyons sur Michel Margairaz, Les propositions de politique économique, financière et monétaire de la SFIO de 1934 à 1936 : la reflation (mémoire de maîtrise, Paris VIII, direction : Jean Bouvier, 1972), publications Audir, 1973 (355 p.), p. 112-160.
44 JO, Contre-projet SFIO cité, p. 41.
45 Le Populaire, n° spécial, 5 décembre 1933.
46 Ibid, 7 décembre 1933.
47 JO, contre-projet cité, p. 40 ; cf. JO, Débats parlementaires, Chambre des Députés, 27 janvier 1933, Ann. p. 303.
48 « Le contre-projet socialiste — Révolution fiscale », Le Populaire, 13 décembre 1933.
49 « Le contre-projet socialiste — fiscalité de crise », Le Populaire, 14 décembre 1933. Ces deux articles ne sont pas reproduits dans l’Œuvre de Léon Blum.
50 « Le contre... », art. cité.
51 Ibid.
52 « La fausse sagesse », Le Populaire, 23 octobre 1932.
53 JO, contre-projet cité, p. 39.
54 Le Populaire, 4 septembre 1931. Cf. la série d’articles reproduits dans l’Oeuvre de Léon Blum..., op. cit..., p. 339 à 351.
55 Ibid. ; cf. Robert Salais et alii, L’invention du chômage, Paris, 1986, 271 p.
56 JO, Débats parlementaires, Chambre des Députés, séance du 19 novembre 1931.
57 « Devoir urgent », Le Populaire, 15 novembre 1931. La veille, Léon Blum écrit : « Le chômeur n’est pas un pauvre qui demande l’aumône (...) [il] est créancier de la société qui se déclare impuissante à changer ce travail contre un salaire ; il a des droits sur elle » (« Le chômage en France, la société coupable et responsable », Le Populaire, 14 novembre 1931).
58 JO, contre-projet cité, p. 44.
59 Cf. Georges Lefranc, Le mouvement syndical sous la IIIe République, Paris, 1967, 452 p. ; Bernard Georges et Denise Tintant, Léon Jouhaux, cinquante ans de syndicalisme, t. 1, Paris, 1962, 551 p.
60 Manifeste : « Nous réclamons le pouvoir », Le Populaire, 26 novembre 1933.
61 JO, contre-projet cité, p. 52.
62 Le Populaire, 23 octobre 1932.
63 JO, contre-projet cité, p. 52.
64 Ibid., p. 52.
65 Cf. Jean-François Biard, Le socialisme..., op. cit. et Jean-Louis Robert in Les nationalisations de la Libération, Paris, 1987, p. 21-39.
66 Cité in Léon Jouhaux, La CGT, ce qu’elle est, ce qu’elle veut, Paris, 1937, p. 104.
67 Idem, p. 44.
68 Idem, p. 46.
69 Idem, p. 44.
70 Idem, p. 44.
71 Idem, p. 50.
72 Le Populaire, 7 septembre 1931.
73 Cf. Le Populaire, 23 et 26 novembre 1933.
74 Cf. Dominique Margairaz, « L’Office du blé, une innovation socialiste en régime capitaliste », ISMEA, Économie et Société, PE, 4 octobre 1985, p. 37-55.
75 Cf. Compère-Morel, Le Parti socialiste et la terre, rééd. 1936.
76 Cf. c.-r. du 27e Congrès de la SFIO (8-11 juin 1930), Limoges, 1930.
77 Georges Monnet, « Le problème agraire et le socialisme », Nouvelle revue socialiste, n° 32, juillet-août 1930, p. 418-419.
78 Il a rédigé la partie agricole du bilan in Georges Lefranc, Histoire du Front populaire, Paris, 1966 ; cf. Georges Lefranc, « Le socialisme de Georges Monnet » in Visages..., op. cit., p. 105-113.
79 Le 23 juin : le projet est repoussé par 438 voix contre 151 ; et le 29 juin, par 409 contre 168.
80 Titre de l’article de Georges Monnet, Le Populaire, 3 mars 1934, et ibid., 23 mars 1934.
81 Ibid., 11 mai 1934.
82 Georges Monnet, « Le problème... », art. cité, p. 414.
83 Charles Spinasse, La crise..., brochure citée.
84 Ibid.
85 Le Populaire, 9 février 1935.
86 Léon Blum, Le socialisme a vu clair, brochure SFIO, 1936, 9 p.
87 C’est le cas particulièrement d’Alfred Sauvy, Histoire..., op. cit., t. 2, p. 356.
88 Cf. Le Populaire, 23 septembre 1931.
89 « Deux formes intermédiaires », Le Populaire, 26 juillet 1933.
90 « Expérience Roosevelt. Empirisme et doctrine », Ibid., 7 octobre 1933.
91 Ibid.
92 Ibid.
93 Ibid, 26 juillet et 7 octobre 1933.
94 C’est le cas notamment de Georges Lefranc et, récemment, de Jean-François Biard.
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