Conclusions de la première partie
p. 99-101
Texte intégral
1À la différence des hypothèses avancées par des techniciens, historiens pour l’occasion (Alfred Sauvy, Paul Delouvrier et Roger Nathan, Jean-Marcel Jeanneney...), on a pu établir que les limites de la politique de déflation ne résultent pas, malgré la médiocrité incontestable des instruments de mesure statistique, d’ignorances techniques graves de la part des gouvernants. S’ils ne sont pas informés avec une grande précision, ils ne méconnaissent pas pour autant les principales réalités économiques et financières nationales — ainsi, la reprise de 1935 — ou internationales — en particulier, la surévaluation du franc. Suivant une illusion fréquente chez les experts, les gouvernants sont jugés plus ignorants qu’ils ne sont, sous prétexte que leurs paramètres ne sont pas seulement techniques.
2Les limites de la déflation proviennent bien davantage des difficultés de son ajustement aux contraintes intérieures et extérieures, aucune politique économique ne s’effectuant en laboratoire. Dans le domaine international, la discordance monétaire de la France est bien perçue, mais les gouvernants rejettent, en connaissance de cause, l’idée d’une dévaluation isolée (sans garantie de stabilisation des monnaies des deux grands États commerçants), par crainte qu’elle ne soit pas la dernière et que les retombées socio-politiques ne leur soient fatales. De même, ils redoutent toute démobilisation douanière unilatérale. Plus que l’ignorance des responsables, cela reflète l’affaiblissement monétaire, économique et commercial de la France dans les rivalités internationales du monde en crise, dont les autorités de l’État anticipent en quelque sorte les effets néfastes. À l’intérieur, les difficultés de mise en œuvre de la déflation sont en grande partie issues de l’inertie de charges déjà élevées du temps de la prospérité (dues à la « prodigalité » de gouvernements, alors de la droite), face à des ressources qui s’amenuisent dès les débuts de la crise. L’amputation des dépenses apparaît d’autant plus inefficace que le système parlementaire et les compromis nécessaires avec la Chambre imposent de ménager les bénéficiaires de l’interventionnisme protecteur. Comme Wilfrid Baumgartner l’indique pour Marcel Régnier, en janvier 1936 : « La politique déflationniste a atteint non pas sa limite financière (...) mais sa limite politique »1. Nombreux sont les gouvernants et les experts à avoir perçu, en particulier lors
3De plus, la déflation est apparue fort ambiguë, car elle n’a pas supprimé le déficit budgétaire, ni l’ampleur de l’impasse de trésorerie, ni même les procédés inflationnistes du réescompte des bons du Trésor, dans le souci de maintenir des liquidités pour les banques.
4Bien que politique de l’offre dans une perspective libérale, destinée à ranimer les ressources et les activités privées, la déflation n’empêche pas un triple résultat, qu’elle devait cependant permettre d’éviter. D’abord, la défaillance des marchés financier et monétaire, la défiance des porteurs des capitaux se manifestant bien avant les élections de 1936. Ensuite, le dirigisme lui-même est plutôt renforcé par la politique déflationniste, du fait de l’intervention de l’État à l’égard de contrats privés, à travers les décrets-lois de 1935, et parallèlement à l’ébauche d’une réorganisation administrative de direction étatique de l’économie (et notamment du commerce extérieur). Enfin, le rejet de la dévaluation n’épargne pas les gouvernants de la colère de certaines fractions des classes moyennes, parmi les fonctionnaires, les pensionnés ou les rentiers touchés par les économies. Il est vrai que, sur la moyenne durée, la conjoncture déflationniste apparaît éphémère et que, pour les experts et les gouvernants, encore nourris des souvenirs des années vingt, le mal français est avant tout l’inflation, dont la dévaluation peut réveiller les démons. Les mentalités sont plus souvent guidées par la hantise de répéter des précédents fâcheux, que par le souci d’imiter des modèles positifs.
5En outre, la configuration des forces socio-politiques en France fait que deux débats se trouvent mêlés, non sans confusion, ni malentendus. Le premier débat porte sur la direction de l’économie. La politique déflationniste, quelles qu’en soient les ambiguïtés, représente, d’un point de vue culturel, la défense des valeurs du libéralisme. Elle engage la responsabilité des élites administratives, mais aussi économiques — les principaux dirigeants d’organisations patronales — et financières — en particulier, parmi les autorités de la Banque de France et des grands établissements de crédit. Elle est appuyée socialement par une grande partie des classes moyennes, soucieuses d’éviter l’alourdissement des prélèvements fiscaux, et politiquement par une majorité parlementaire de « concentration », allant de la droite aux radicaux. Or, en ces années 1934-1935, un second débat opère un clivage d’un autre type : celui de 1’ « antifascisme » à l’intérieur comme à l’extérieur. Débordant le mouvement ouvrier pour gagner une fraction des classes moyennes, en particulier salariées — tels les fonctionnaires — et ramener le parti radical vers d’autres alliances, la coalition « antifasciste » prend les traits d’un rassemblement antidéflationniste, bien que les deux débats n’opposent pas exactement les mêmes protagonistes.
6Enfin, malgré l’engagement massif des experts et des gouvernants autour des principes déflationnistes, on a vu quels déphasages pouvaient affecter les discours et les pratiques. La plus grande part des experts et des gouvernants apparaissent comme des austéro-protecteurs, soucieux d’assurer un compromis entre la réduction des dépenses et les interventions socialement et politiquement incompressibles. Parmi eux, certaines en appellent toutefois à une plus grande cohérence, non sans velléité corporatiste. Claude-Joseph Gignoux, ancien sous-secrétaire d’État à l’Économie nationale, réclame de la part de l’État, peu avant les élections de 1936, une « politique à longue portée », marquée par une meilleure information statistique, le réveil du CNE et un « plan » destiné à « organiser la production », précisant que « ... bientôt la seule forme de liberté qui reste au capital moderne, soit de consentir lui-même sa discipline au lieu de la subir »2. En revanche, un petit groupe de hauts fonctionnaires, surtout au contact des réalités internationales, peut être défini, surtout à partir du printemps 1935, comme austéro-libéral, car désireux de poursuivre l’assainissement intérieur tout en mesurant les dangers de 1’ « étau » d’une économie fermée. Mais ce groupe se manifeste de manière tardive et semble minoritaire et inorganique. Et l’application des principes affirmés suppose quelques signes de bonne volonté de la part des grands États commerçants anglo-saxons, alors accaparés d’abord par leurs problèmes nationaux.
7Ainsi, la relève de la déflation ne pouvait être endogène. Elle allait résulter d’une poussée politique et électorale, dont les enjeux n’ont pas été d’abord liés à la direction de l’économie et des finances, mais dont les retombées allaient en modifier les principes et les instruments.
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