Préface
p. XI-XVI
Texte intégral
1J’appartiens à la couvée des fonctionnaires des Finances qui ont exercé des responsabilités dirigeantes durant la seconde des deux décennies que parcourt cet ouvrage, après avoir été les témoins et les critiques de la première.
2Michel Margairaz, comme Jean Bouvier, qui fut son maître et mon ami, nous donne ici, avec le recul nécessaire, une leçon d’humilité. Au lendemain du désastre, à l’aube d’un temps que nous voulions tout nouveau, nous avons eu tendance à opposer fortement la politique économique et financière de l’après-guerre à celle de l’avant-guerre, à nous enorgueillir de ruptures et de contrastes plus que de continuités. De cette attitude de jeunesse, je n’éprouve, pour ma part, ni honte, ni regret. Il y a toujours plus d’utilité que de danger à ce que l’ardeur novatrice, quand elle va dans le bon sens, s’accompagne, au moment des relèves, de quelque simplification, celle-ci fût-elle teintée d’un peu d’ingratitude. Mais je me rallie sans peine à l’analyse que fait aujourd’hui un excellent historien de ce qui fut, en réalité, une assez longue évolution, due à des efforts plus épars, dont la complexité appelle plus de nuances.
3Le travail considérable — original, honnête, brillant et clair — de Michel Margairaz offre en ce sens une mine de très utiles réflexions, tant pour éclairer le présent que pour comprendre le passé. Et je m’aperçois qu’en y puisant, maintenant, je suis paradoxalement porté à assortir ses justes conclusions de quelques nuances supplémentaires.
4Non sur le sens général du phénomène qu’il a su rendre évident. Le profond changement qui s’est opéré, entre 1932 et 1952, dans les conceptions et dans les pratiques des décideurs, quant à l’articulation des facteurs financiers et des facteurs économiques, est ici la substance d’une thèse incontestable. Les observations qui suivent (d’un vieil acteur, convoqué comme préfacier, après avoir été juré lors de la soutenance de cette thèse) ne servent que de garniture. Je les présente ici par acquit de conscience, sans douter de la supériorité finale des historiens sur les acteurs pour produire les explications les plus justes. Michel Margairaz rappelle le mot de Jean Bouvier qui m’impressionne : « Les héros de l’histoire chaude sont peu conscients de l’histoire froide ». Bien troublante est, en effet, la question de la lucidité — immédiate ou à retardement — de ceux qui font ou croient faire l’événement. Grâce aux «historiens du temps présent », les survivants de ma sorte sont associés à d’intéressants « refroidissements », avant d’être eux-mêmes tout à fait refroidis. Le présent « révisionnisme » ne congèle rien; il met à bonne température de conservation, pour la « transmission », l’expérience des aînés, au bénéfice des cadets qui opèrent à leur tour.
5Ceux-ci trouveront ici, sur des questions essentielles, une masse d’informations, bien exhumées, classées, commentées et point encore figées, préférables à tous les « mémoires ». Une matière à discussions, que j’ai donc l’honneur d’inaugurer.
***
6Ma première remarque traduit, sans doute, une «chaleur » rémanente. Elle a trait au « continuum » auquel l’auteur attache tant d’intérêt pour sa fresque qu’il se refuse « à considérer la guerre et l’Occupation, ainsi que d’autres l’ont fait, comme une parenthèse ». J’ai, pour ma part, beaucoup de peine, aujourd’hui encore, à ne pas faire partie de ces autres-là. Je comprends qu’on se méfie de toute histoire à l’emporte-pièce dictée par des sentiments. Je reconnais qu’en matière économique les actes de 40-44 ont eu des racines dans les années précédentes et qu’ils ont influencé les années suivantes. Je n’oublie pas que des hommes honorables ou adroits ont été en situation d’opérer sur les mêmes lancées avant et pendant la guerre en France, voire pendant et après. Et j’admets que, ni l’arrivée des nouveaux venus, ni le départ des «épurés» n’a rompu certaines tendances profondes. Mais les circonstances techniques et éthiques ont été si particulières sous l’Occupation qu’elles ont, à mon avis, tout faussé au passage. Des actes aberrants ont submergé les jalons repérables sur l’itinéraire d’une progression qui serait, dit-on, continue. Des « bâtisseurs de ponts sur la rivière Kwaï », le zèle fut tel, ces années-là, que le défaut d’exemplarité n’est pas imputable seulement à l’inopportunité. Je persiste donc à plaider pour la ponctuation la plus lourde, tout en admirant l’enjambée de notre auteur qui a su éviter des préjugés sans commettre des sacrilèges.
7Autre réaction d’un ancien combattant : il est bien vrai que ma génération, émergeant à la Libération, n’a pas inventé subitement la mise des finances publiques au service de l’économie, bien vrai qu’elle n’aurait pu improviser un tel tournant avec le seul concours de l’œuvre de Keynes, enfin découverte (celle-ci, traduite et publiée par un inspecteur des finances, n’avait guère été lue à ce moment-là). Mais que valaient les prémonitions d’avant 40 et, surtout, comment se répartissent les mérites en fait de prescience parmi les économistes et les financiers ?
8La fin des années 30 a-t-elle été vraiment, comme il est indiqué, « le temps des grands diagnostics ? ». Ceux-ci sont-ils dus, en outre, à des ingénieurs ou professeurs économistes, beaucoup plus qu’à des praticiens des finances publiques ?
9Sans amour-propre de caste, il me semble qu’en économie politique l’incompétence était alors assez universelle en France et qu’on l’enseignait ou discutait partout dans des termes qui paraissent maintenant également dérisoires. Je me souviens d’insatisfactions manifestes, d’intuitions intéressantes, provoquées par le scandale de la Crise et aboutissant à beaucoup de vœux pieux. Des groupes de polytechniciens venaient en renfort des « Sciences Po » pour se mêler, quand ils en avaient pris l’initiative principale, aux mêmes balbutiements. Mais je doute qu’il y ait eu, voici plus d’un demi-siècle, beaucoup de relations sérieuses, productives entre réformateurs et universitaires, en vue de préciser, à l’encontre d’un ministère des Finances orthodoxe et attardé, les moyens d’éviter les dépressions, de pousser aux essors. Nulle part, le nouveau testament n’était fin prêt, ni même très avancé.
10Aussi bien, si Michel Margairaz ne veut négliger aucun prodrome, dans sa quête des fils d’Ariane, il respecte le flou du processus de la révélation; il parle, en termes heureux, de « conversion » ambiante, laissant à ses lecteurs la liberté de déterminer chacun le poids relatif des influences, la localisation des moteurs et des freins, jusqu’à la distinction, s’ils y tiennent, des grands initiés et des simples convertis, en attendant celle des vainqueurs et des vaincus.
11Sur la suite des opérations, après la Libération, je lui sais gré de n’avoir pas cédé plus qu’il ne convenait à la commodité des typologies simples, des tracés trop nets. Il dit bien, en produisant une documentation sans précédent, que « tout ce qui s’est produit a été le résultat de mouvements complexes ». J’hésite donc à placer encore un bémol ou deux sur sa partition.
12L’auteur décrit de façon tout à fait juste « l’essor des fonctions économiques par rapport aux fonctions financières ». Mais son propos me trouble un peu quand il ajoute que « cet essor s’est fait au détriment de ces dernières » et « en retournant l’état de subordination des unes aux autres ». Je pense qu’il s’est produit une addition, beaucoup plus qu’une substitution. Mes camarades et moi n’éprouvions pas, rue de Rivoli, le sentiment d’être des comptables repentants. Nous n’avons pas cessé de compter; nous nous sommes seulement efforcés de compter mieux, grâce à la comptabilité économique qui a été peu à peu perfectionnée auprès du Trésor lui-même. C’est de cette manière calculatrice que s’est développée une « économie financière », dans l’Administration avant l’Université, qui corrigeait le rattachement traditionnel et fâcheux de toute l’étude des finances publiques à celle du droit public.
13Ne s’est-il donc pas produit de notre côté un enrichissement plus qu’une abjuration ? Ma question ne vise pas le cœur de la thèse, mais à sa marge, la querelle bureaucratique que Michel Margairaz ne pouvait pas ne pas évoquer et à laquelle fort heureusement, il ne s’est pas trop arrêté. Il n’importe guère, en effet, que des fonctionnaires se soient, à un moment donné, dressés contre d’autres pour obtenir qu’un «grand ministère de l’économie » se séparât davantage du trop puissant ministère des finances, afin de l’équilibrer, voire de le dominer et qu’ils n’aient pas été finalement satisfaits. Le phénomène majeur de l’époque, celui qui a tout brouillé d’heureuse façon, fut l’irruption de Jean Monnet au milieu des administrations constituées et rivales, son pragmatisme étranger à toute secte, à toute religion, qui a su coaliser sans préjugé les partisans les plus efficaces de la modernisation, dûment sélectionnés par la capacité et le bon vouloir. En marginalisant plus encore un faux débat, je n’entends pas décourager toute schématisation des poussées et des courants dont tout ouvrage historique se passe mal. Au demeurant, cette recherche est toujours bénéfique pour l’intelligence des faits. Je ne minore donc pas mon éloge en l’occurrence, si, après avoir pratiqué moi-même le noir et blanc dont j’ai confessé l’excès au début de ce propos, je plaide pour des grisailles. Par exemple, là où la thèse oppose, brillamment certes, une « politique socialiste de la demande ou de l’aval » à une « politique libérale de l’offre ou de l’amont », ou encore une « vulgate austéro-libérale » à une « logique expanso-atlantique ». Il y avait, sans nul doute, deux types de pensées et de tempéraments face à face, quels que fussent l’âge et les attaches des plaideurs : l’une poussait aux investissements productifs, l’autre les freinait. Mais, dans ma mémoire, la manœuvre a consisté le plus souvent à finasser des arbitrages, sans véritable affrontement dogmatique, à travers les palinodies de Queuille, Petsche, Pinay, etc. Avant cela, l’opération Schuman-Mayer de 1948, dont la thèse fait, non sans raison, une « étape marquante » sur le théâtre politique, a-t-elle été la « percée décisive » de l’effort d’équipement ? Il me semble que sans l’élan antérieur, sans la folie de l’impératif proclamé en 1946, elle n’aurait rien eu, deux ans plus tard, à justifier en le confortant; et que sans la navigation tâtonnante qui a suivi, elle n’aurait pas eu de lendemain. Où se situe donc vraiment l’action capitale en ces années-là ?
14S’agissant des coulisses, parfaitement explorées par Michel Margairaz, je m’interroge de même sur la justesse absolue de l’esquisse d’une « triplice » administrative, à laquelle se serait rallié « l’outsider » des Finances. Les services de la Production industrielle et ceux de l’Economie nationale ont-ils été pour le Commissariat au Plan des complices plus déterminés et plus efficients que les grandes directions de la rue de Rivoli ? Je ne conserve pas, pour ma part, l’impression d’avoir subi la pression d’un tel front commun pour marcher en avant. L’hétérogénéité des éléments de ladite triplice était si manifeste que j’ai eu affaire à eux sans me heurter à un camp, ni subir un magistère. Il ne m’était pas difficile de traiter avec chacun suivant mes propres convictions, au bénéfice des intérêts dont j’avais la charge; des intérêts qui étaient souvent difficiles à concilier avec les leurs, dans le détail et dans le temps, mais qui s’avéraient, en gros, très concordants.
***
15Ces quelques subtilités n’ont trait qu’à des tactiques et à des tacticiens, alors que la thèse de Michel Margairaz se développe judicieusement au niveau de la stratégie.
16En tous domaines (pas seulement dans le militaire, où l’École de guerre n’a que faire des impressions de Fabrice del Dongo sur Waterloo), la stratégie implique qu’on dégage de grandes lignes de force, des idées structurantes qui expliquent l’essentiel et ont une utilité didactique.
17Les historiens ne rendent vraiment service aux décideurs qu’en bardant les annales de théories. Il est fait ici de cet armement un usage raisonnable et plaisant, auquel je souscris avec reconnaissance, à titre « co-testamentaire », en quelque sorte. Le Comité pour l’histoire économique et financière de la France sera, j’en suis sûr, félicité et remercié par l’ensemble des de cujus et des héritiers, pour avoir publié une contribution aussi importante à la succession perpétuelle dans notre Maison.
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