Conclusion générale
p. 557-568
Plan détaillé
Texte intégral
1Jean Monnet a dit : « La modernisation ou la mort ». Le Trésor lui a répondu : « La modernisation et l’équilibre ». Ce mélange dans des proportions qui varient au fil du temps a constitué l’un des ingrédients essentiels de la croissance française depuis la Libération. Il a aussi justifié l’expansion de l’administration qui s’en est attribué la responsabilité. Ainsi le Trésor apparaît plus que jamais comme un acteur essentiel du système public économique et financier. Le poids de son prestige passé le conforte, pour quelque temps du moins, dans un rôle de premier plan parmi les décideurs publics. Cette réussite n’est pas le fruit du hasard.
2Au fil des deux décennies étudiées, le Trésor a bel et bien développé différentes stratégies pour élargir son assise. Dans un premier temps, à la faveur de la modernisation de l’économie et du rôle attribué à l’État pour la soutenir, la direction du Trésor a délibérément étendu son champ d’action au financement public des investissements et, partant, a joué un rôle essentiel dans la construction d’un appareil monétaire et financier dirigiste. Forte de sa légitimité de gardienne de la trésorerie de l’État, elle a obtenu le contrôle du financement de l’intervention économique et financière de l’État, puis l’a érigé en système. Mais sous l’influence de grands choix internationaux faits par la France – la marche vers l’ouverture des frontières, la mise en place du Marché commun – et de leur prise en compte par les politiques, le règne de l’État banquier commence à être remis en question au début des années 1960. Contraint de libéraliser le système, le Trésor n’obéit qu’avec réticence, et se place alors dans une position défensive face aux réformes. Après avoir été le fer de lance de la modernisation économique dans les années 1950, il adhère moins facilement au nouveau visage de la modernisation qui se dessine à partir de 1958 ; de progressiste, il devient conservateur. À la volonté de modernisation succède la recherche de l’équilibre.
3Son changement d’attitude ne peut s’expliquer que si l’on s’attache prioritairement à définir les logiques qui l’animent. Elles sont multiples et parfois contradictoires.
4Sur l’ensemble de la période et sans doute au-delà, le souci prioritaire du Trésor a toujours été l’équilibre de la trésorerie, voire son aisance. Souci légitime lorsque l’on songe aux acrobaties comptables qui ont été nécessaires pour préserver au jour le jour un équilibre précaire et donc générateur de risques politiques ou financiers, mais surtout souci permanent qui renvoie à l’essence originelle du Mouvement des fonds et à sa fonction régalienne de battre monnaie. Au nom de l’unité de la trésorerie, le Trésor a défendu continûment le contrôle et la coordination des investissements publics. Sa défense du crédit public s’est traduite dans sa politique en matière de crédit qui a tendu à préserver le flux des valeurs du Trésor grâce à des taux d’intérêt attractifs, mais également dans sa gestion des ressources : éviter les recours trop apparents à la Banque de France, assurer le flux des bons du Trésor par une réglementation autoritaire. Pour y parvenir, les ressources monétaires, qui concourent à entretenir l’inflation, n’ont pas été limitées ; les taux d’intérêt des prêts publics ont été maintenus bas afin de favoriser l’investissement, mais cela au détriment de la trésorerie. « Transformer les liquidités en barrages », selon la formule célèbre de F. B1och-Lainé, est le signe que le Trésor a délibérément choisi de sacrifier la monnaie pour financer la croissance de la fin de la guerre jusque dans les années 1950. En ce sens, à la différence des restrictions au financement des grands travaux apportées par le directeur du Mouvement général des fonds en 1935, la synthèse entre logique financière et logique économique s’est bien réalisée. Mais est-elle durable ? L’étude de la décennie suivante permet de s’interroger. Sous la pression des politiques, la direction se résout à rompre le circuit du Trésor, considéré à cette époque comme la source principale d’inflation. La défense du crédit public prend un autre visage, celui de l’équilibre du budget, du désengagement du Trésor des circuits financiers et du développement de l’épargne. La fin annoncée du Trésor-banquier reste cependant inachevée en 1967. Par son opposition aux réformes puis par sa défense systématique de réformes douces et progressives, le Trésor a parfois réussi à les différer, à casser l’élan politique et à préserver son domaine.
5Ce qui amène à poser la question de la réussite de la stratégie suivie. A-t-elle assuré l’influence du Trésor sur la décision économique et financière des vingt années étudiées ? Oui, mais en partie seulement, car si la direction est restée influente grâce au système financier construit depuis 1948, elle n’a pas réussi globalement à imposer son point de vue aux politiques lors des grandes réformes des années 1960. Cette stratégie a-t-elle eu d’autre part des conséquences sur la croissance française et dans quel sens ? Si elle a contribué à entretenir l’exception française jusqu’à l’aube des années 1960, l’action de freinage du Trésor dans les années qui suivent a pu retarder la modernisation économique et financière, qui reste inachevée en 1968. A tort ou à raison, selon les différents regards que portent aujourd’hui certains historiens et économistes, le Trésor a cherché à préserver l’équilibre existant et a préféré aux réformes radicales une évolution progressive du système. Il a, de ce point de vue, parfaitement joué son rôle de gardien des grands équilibres de financement de l’économie. Enfin, si le prestige de la direction a pu pâtir temporairement de la stratégie mise en œuvre, il reste sur la moyenne durée toujours aussi important. Fortement agrandi après la guerre, le territoire de la direction s’est par la suite maintenu et ses zones d’influence se sont stabilisées. En ce sens, la stratégie de la direction s’est avérée payante à terme pour l’institution, parce qu’elle s’est adaptée finalement aux contraintes imposées par son environnement économique et politique : sa capacité à évoluer l’a sauvée.
6Mais l’environnement du Trésor a peut-être souffert de sa stratégie. D’une part, l’on peut ainsi se demander si le Trésor a eu raison de s’opposer continûment à une hausse des taux d’intérêt ou d’incarner aussi longtemps l’État-banquier pour des entreprises publiques qui demandent plutôt un État-actionnaire responsable... Par ailleurs, l’effet d’éviction des valeurs Trésor sur le marché monétaire ou celui des emprunts des entreprises publiques sur le marché financier ont structuré pour plusieurs décennies le mode de financement de l’économie française. D’autre part, les fonctions de contrôle qui ont été confiées au responsable du capital public n’ont pas été assurées avec autant de célérité que celle de banquier. Nonobstant la difficulté d’établir un contrôle administratif efficace, la position dominante du Trésor lui aurait permis d’agir dans ce domaine autrement que par le seul contrôle des nominations dans les conseils d’administration et du montant des programmes d’investissements. Mais la direction a choisi de coordonner plutôt que de contrôler.
De l’intérêt général à l’intérêt du Trésor
7Plus largement, la logique qui anime la direction est celle d’une défense collective de ses intérêts professionnels. L’on ne saurait comprendre la stratégie du Trésor si l’on ne s’attache pas à son souci récurrent de préserver son territoire et son prestige.
8Ainsi derrière la défense de l’intérêt général ou des intérêts dont le Trésor a la charge, selon la formule consacrée qui légitime bien des positions officielles de la direction, se profile en réalité une logique de pouvoir.
9La défense des intérêts de l’État n’apparaît pas seulement à travers sa logique de trésorerie, que l’on a définie ci-dessus, mais aussi dans la gestion de l’État-actionnaire. Contrairement à tout actionnaire, l’État ne fournit pas de capitaux, il prête : à moindre coût, il peut ainsi peser sur le programme des investissements et donc orienter la stratégie des entreprises sous tutelle. Ceci lui permet également de limiter le recours des entreprises à l’autofinancement, jugé incontrôlable et spéculatif, dans une période où l’entrepreneur est censé servir l’intérêt général. Cependant les années 1960 amorcent un tournant libéral qui développe l’idée d’une autonomie financière des entreprises publiques. Surtout, la logique du Trésor se traduit par la mise au service de l’intérêt économique général ou des intérêts de la trésorerie des entreprises publiques. Si la logique financière prévaut, elle est parfois adoucie par des considérations économiques, parfois sociales, souvent politiques. L’attitude du Trésor vis-à-vis du secteur privé relève de la même conception d’un État considéré comme étant le seul capable de répartir les investissements : d’où le maintien d’une sélectivité du crédit et sa méfiance envers l’autofinancement des entreprises.
10En corollaire, l’intérêt général également proclamé par le Trésor pour défendre sa position vis-à-vis des banques commerciales marque une contradiction majeure. D’un côté, seul l’État modernisateur sait ce qui est bon pour des banques qu’il juge malthusiennes, dogme justifié par sa vision d’ensemble de la situation économique et financière et par l’intérêt général qu’il entend incarner face aux intérêts privés. Mais dans le même temps le Trésor, qui n’a pas véritablement accepté la nationalisation des banques, entend laisser les banques libres de leur stratégie et ne veut pas apparaître officiellement dans leur gestion. Ceci n’a pas facilité la définition de ses relations avec les établissements bancaires. Contrôle des guichets bancaires, contrôle des taux d’intérêt, certes, mais absence de surveillance de leurs activités financières et de leur gestion. Tout au plus le Trésor oblige-t-il les établissements à financer des entreprises publiques ou des canards boiteux.
11Face aux mutations économiques et financières des années 1960, l’intérêt de l’État, tel que le défend la direction, se mue en défense des entreprises françaises : les exemples abondent dans le sens d’une réticence envers toute ouverture aux capitaux étrangers ou de réflexes franco-centristes de protection de l’industrie. Ce nationalisme économique et financier lui a fait craindre l’ouverture des frontières plutôt que l’Europe en construction. Celle-ci n’est pas encore considérée comme un acteur, tout au plus comme un outil d’information ou de placement de ses agents. Résigné plutôt qu’enthousiaste face à la construction de l’Europe, le Trésor n’a pas encore fait entrer dans sa logique de pouvoir la dimension européenne. La fusion avec les Finances extérieures marquera sans nul doute une nouvelle extension de son influence à l’étranger et donc indirectement sur la scène nationale.
12Au-delà d’une défense commune des intérêts de l’administration des Finances, les quelques frictions avec la direction du Budget traduisent une concurrence dans la défense de l’intérêt général mais aussi dans la délimitation de leur territoire respectif. L’une défend sa trésorerie, l’autre son budget. Parfois lorsque les intérêts propres de la direction sont en jeu, l’une ou l’autre préfère s’arroger un territoire, quitte à grever l’équilibre dont elle est responsable. Ainsi la logique de pouvoir supplante-t-elle parfois la logique financière ou la logique purement fonctionnelle. Pour la satisfaire, le Trésor n’agit pas seul. Car dans de multiples attributions, il se retrouve face à d’autres acteurs administratifs qui sont autant de contre-pouvoirs : ministère de l’Économie nationale, Banque de France, Budget, Commissariat général au Plan, ministères techniques... Aussi dans le jeu administratif, des alliances objectives lui sont-elles parfois nécessaires pour parvenir à imposer son point de vue. Des rivaux de toujours peuvent se muer en alliés d’un jour et inversement. Un système de relations triangulaires (deux contre un) permet de comprendre plus aisément l’ambiguïté des relations du Trésor avec la Banque de France et dans une moindre mesure celles établies avec la direction du Budget. Il peut également expliquer pour quelles raisons le ministre suit ou ne suit pas la direction du Trésor dans ses avis.
13Les intérêts de carrière des groupes d’acteurs qui coexistent au sein du Trésor entrent également en ligne de compte pour expliquer des stratégies et contrebalancer d’autres logiques. Ainsi le placement d’hommes du Trésor à la tête d’entreprises publiques, dans les banques, dans les cabinets ministériels, qui assure la pérennité de l’influence de l’organisation est-il une préoccupation des directeurs successifs. Et les relations entretenues avec ses correspondants montrent une certaine bienveillance de la part de la tutelle, que les dirigeants soient des anciens du Trésor ou qu’ils soient susceptibles de l’être. Pour maintenir son influence, la direction entretient son prestige à travers des canaux maintenant bien définis. Dès l’Institut d’études politiques ou l’ENA, les hauts fonctionnaires des Finances veulent se faire connaître à leurs successeurs potentiels et enjolivent l’image de l’institution, participant à la création de « hiérarchies parallèles » à celle de l’administration. Dans la même logique, le souci permanent de prestige de la direction passe par la volonté de recruter des majors de l’inspection des Finances et les énarques sortis en bonne place, ce qui lui assure la légitimité de la compétence. L’intérêt collectif de l’organisation rejoint celui de l’ensemble de ses acteurs en ce qui concerne les perspectives de carrière et l’éventail des « sorties », qui définissent en grande partie la réputation de la direction au sein du monde administratif. D’où la surveillance et la comparaison précise avec les sorties offertes par les autres directions du ministère. Les intérêts individuels et collectifs tendent alors au maintien ou au développement de « sorties » prestigieuses, surtout dans le secteur public et parapublic qui limite la prise de risques et offre des garanties d’emploi aux « pantoufleurs ». C’est ainsi que l’on trouve peu d’anciens du Trésor dans le secteur bancaire et industriel privé.
14On n’ose parler encore de gestion des ressources humaines. Mais en toute logique le Trésor a développé une stratégie dans le placement de ses agents qui favorise et le prestige de l’institution et son efficacité. Le directeur bénéficie d’une liberté de manœuvre pour recruter, placer les agents dans les bureaux, les faire sortir, et pour réorganiser la structure à son avantage, dans la limite des emplois budgétaires qui lui sont attribués et de la volonté réformatrice des ministres.
15Les intérêts de chaque acteur au sein de la direction doivent également être pris en compte pour comprendre l’action collective. Chacun se soucie – n’est-ce pas légitime ? – de la défense de ses prérogatives et de ses perspectives de carrière : la défense de l’intérêt général se réduit parfois à celle d’un chef de bureau et devient un artifice rhétorique... A travers de vives luttes de pouvoir, renforcée par l’ENA, les corps qui se côtoient au Trésor ont établi entre eux un modus vivendi, un équilibre des pouvoirs qui ne se dément pas en vingt ans. Alors que trois inspecteurs des Finances occupent des postes d’influence et des fonctions « généralistes », les administrateurs civils occupent tous les postes de chefs de bureaux et les trois quarts de ceux des sous-directeurs, qui correspondent aux fonctions techniques, dont la trésorerie. Ce corps a toujours défendu âprement son territoire, a réussi à le maintenir, mais non à le développer : il faudra attendre 1981 pour qu’un administrateur civil accède au poste de directeur du Trésor. Si le recrutement commun de l’ENA n’a donc pas entièrement réduit l’écart professionnel et sociologique entre les deux corps, il a cependant contribué à ouvrir la formation des administrateurs à une vision moins technique, plus générale de leur fonction, signe de modernité, pour l’époque. Mais ce n’est qu’à la fin des années 1960 que les énarques accèdent à des postes à responsabilité.
16Car la modernisation des structures du Trésor suit avec quelques décalages celle de ses attributions. Après les grandes réorganisations de 1946-1948, il faut attendre les années 1965-1967 pour qu’une deuxième étape soit franchie : supériorité hiérarchique et numérique des énarques, mise en place de la mobilité des fonctionnaires et affectation d’un ingénieur des Mines au Trésor, fusion avec les Finances extérieures. Cette dernière, bien qu’imposée par le pouvoir politique, satisfait à l’évidence les intérêts de la direction, dans la mesure où elle lui ouvre à nouveau le champ international et le prestige qui s’ensuit. Pour les fonctionnaires, le Trésor devient un pôle d’attraction encore plus séduisant, en raison non seulement de l’extension de son champ d’action au niveau international et des sorties qu’il permet, mais aussi du rayonnement supplémentaire apporté par les Finances extérieures.
Les fondements du mythe
17La conscience de l’identité du Trésor s’est ainsi transmise au fil des ans de génération en génération, avec une force et une continuité qui suscitent peu à peu, chez les hommes politiques, les fonctionnaires, les universitaires, les journalistes et les entrepreneurs, la croyance en une puissance mythique du Trésor.
18De par son prestige et sa renommée entretenue par des articles, ouvrages, témoignages, engagements publics d’anciens hauts fonctionnaires, le Trésor est doté d’une influence supposée grande auprès des politiques. Son rôle de conseil auprès du ministre est l’une des dimensions du mythe qui entoure le Trésor. Certes, dans sa logique de pouvoir, le Trésor souhaite continûment avoir l’oreille du ministre et cherche à développer son influence au niveau du cabinet du ministre. Cependant le poste stratégique de directeur de cabinet a rarement été attribué à un inspecteur des Finances issu du Trésor, alors qu’il constitue la courroie de transmission essentielle entre l’administration et le politique. Sa représentation dans les cabinets est à l’égale de celle des autres directions du ministère. En réalité, si la direction du Trésor a contribué à la définition de la politique économique et financière de la IVe ou des débuts de la Ve République, c’est surtout en tant que gardienne de la trésorerie, fonction qui lui confère une grande autorité morale. Par ce biais, son influence morale n’est jamais aussi forte que lorsque des crises financières menacent le crédit de l’État et agitent les débats politiques – mais paradoxalement, son volant de trésorerie et sa marge de manœuvre sont alors très étroits... De 1947 à 1967, l’évolution de son influence suit alors une courbe sinueuse, dont on a expliqué les divers paramètres.
19Ainsi se dessinent deux types de pouvoir. Porteur du prestige du Trésor mais aussi de son mythe, le noyau proche du politique situé dans l’entourage du directeur, participe au pouvoir de décision de temps en temps. Loin des sphères du pouvoir politique, les bureaux de la direction détiennent un pouvoir technique par la qualité reconnue de leur expertise, le système réglementaire construit, les réseaux tissés, et les cadres de pensée que les services définissent pour proposer au ministre leur éventail de choix. Pouvoir diffus d’experts isolés, pouvoir éclaté des bureaux, certes, mais pouvoir collectif réel.
20Distincts l’un de l’autre, ces deux pouvoirs s’unissent ou s’opposent, et font pencher les positions de la direction vers la réforme ou l’orthodoxie. Ceci met en valeur la fonction primordiale du directeur qui doit trouver le point d’équilibre entre son ministre et ses services, entre ses jeunes énarques et ses anciens rédacteurs, entre la volonté et la routine, entre la modernité et la tradition. Du leader charismatique – pour reprendre un concept de science administrative –, au gestionnaire ou au fin politique, la balance dans un sens ou un autre est visible sur la moyenne durée, en fonction du sens politique, du talent diplomatique et du goût de l’action des directeurs successifs.
21L’autre face du mythe, que les ministres ont pu craindre ou apprécier, est celle qui véhicule l’image d’une direction d’état-major, peuplée d’inspecteurs des Finances qui pantouflent dans les banques, dont l’intelligence et la compétence le disputent au dynamisme et à la modernité. On sait maintenant que la réalité du Trésor est plus complexe pour les années étudiées. Une poignée d’hommes modernes et entreprenants a certes contribué à forger cette image extérieure du Trésor. Mais l’étude démographique de la direction met en évidence une majorité des fonctionnaires plus traditionnels, qui effectuent des carrières comparables à celles d’autres hauts fonctionnaires des Finances, parfois même moins brillantes. Avec son cortège de paperasseries, de routine administrative, le travail quotidien de la direction n’est pas si « conceptuel » que certains témoins ont bien voulu le dire. Et la distance maintenue avec les questions techniques ne contient-elle pas en germe les limites de sa compétence ?
22Au-delà du mythe ainsi construit, la dimension humaine de l’organisation n’est pas à négliger : si la fonction façonne le comportement général, le rôle des personnalités, le poids des affinités de caractère des uns et des autres ou de leurs relations personnelles tempèrent les rapports fonctionnels au sein ou hors de l’organisation. Le leader charismatique qui mène le Trésor sur le chemin de la gloire à partir de 1947 en est l’exemple emblématique. Parallèlement, le rôle des réseaux, de cercles de solidarité plus ou moins connus, s’avère un facteur d’analyse important pour comprendre l’idée d’une influence occulte du Trésor, une autre facette du mythe. Le placement d’hommes du Trésor dans les institutions environnantes lui a permis de tisser des réseaux d’influence essentiels. La solidité des liens corporatistes, issus de l’appartenance à l’ENA ou à l’inspection des Finances, reste nécessairement soumise aux enjeux de carrière et à la compétition qui s’ensuit. Les liens de promotion jouent fortement mais également les affinités politiques, voire religieuses, que l’on devine plus qu’on ne réussit à démontrer. Les décalages de génération, qui se traduisent notamment par le respect des anciens de la « maison », permettent de nuancer l’image d’un corps uniforme, lisse et homogène. Toutefois, l’opposition entre les anciens et les modernes ne s’explique pas par le seul facteur de la différence d’âge : les réformes de 1966-1967 ont vu le jour en partie grâce à une entente entre un jeune inspecteur des Finances et plusieurs de ses camarades expérimentés, en fonction dans les établissements financiers. Elles mettent en scène des oppositions culturelles plutôt que générationnelles entre des fonctionnaires et des banquiers. Car, plus que l’appartenance à un même corps, l’appartenance à un même ministère et à une même direction explique les relations interpersonnelles et les comportements individuels ; ceci contribue également à battre en brèche l’idée d’une solidarité globale entre les énarques, entre les inspecteurs des Finances. La fonction ferait-elle l’homme ? À l’évidence, sur la question européenne, un inspecteur des Finances et un administrateur civil du Trésor seront plus proches l’un de l’autre qu’un inspecteur des Finances au Trésor et un inspecteur des Finances en poste au Quai d’Orsay ou dans une banque. Mais lorsque le statut du corps est en péril, l’esprit de corps reprend le dessus.
23L’on peut alors définir des cercles concentriques de solidarité du Trésor avec l’extérieur : au cœur du cercle, le bureau, la sous-direction, la direction du Trésor, puis le ministère des Finances, la sphère financière publique dont les satellites du Trésor, les autres administrations centrales et enfin la sphère privée. Ceci induit l’existence d’une identité Trésor, spécifique et durable.
De l’identité du Trésor
24En recherchant les fondements de sa stratégie, les bases de l’identité Trésor se sont au fil de la recherche dévoilées, définissant une culture commune à l’ensemble de la direction.
25Animé d’un évident esprit de service public, qui se manifeste par son souci permanent de défendre l’intérêt général, le Trésor n’offre pas de ce point de vue de particularité par rapport à l’ensemble de l’administration, si ce n’est qu’à tort ou à raison, le Trésor a tout au long de ses années cherché à légitimer ses actions par son niveau de compétence, jugé supérieur à celui des autres acteurs publics, et s’estime plus qualifié que les autres pour défendre l’intérêt général. Ce trait culturel se manifeste dans son attitude jacobine et centralisatrice qui traverse l’ensemble de la période. Les collectivités locales, les ministères techniques en font les frais ; il prend position sur l’aménagement du territoire qui relève pourtant de la compétence de la DATAR à partir de 1960. Les autres concurrents en matière de définition des politiques économiques et financières ne sont pas jugés aptes à le faire, ce qui explique en partie pourquoi le Trésor a voulu prendre en main l’appareil financier public à partir de 1948. La mystique de « l’État propulsif » est adaptée à ses propres ambitions. D’où une culture de l’intervention encore très présente dans les années 1960, particulièrement au Trésor.
26De même le Trésor est-il dirigiste collectivement non seulement par goût du pouvoir, mais également par sentiment de supériorité de l’État sur la sphère privée, sur les entreprises ou sur les banques commerciales. Certains pourtant sont, à titre individuel, des libéraux. D’où des positions parfois ambiguës de la direction mais aussi un comportement quelque peu schizophrénique de certains acteurs qui font la part entre leurs opinions personnelles et celles dictées par leurs fonctions.
27Cette haute conscience que le Trésor a de lui-même apparaît également à travers sa méfiance vis-à-vis des parlementaires, souvent jugés, à bon droit, porte-parole d’intérêts privés. Depuis les années 1920, on trouve les traces de cet antiparlementarisme, qui peut sans doute se retrouver dans d’autres administrations. La conception élevée qu’il a de sa mission se traduit aussi dans le fait que le Trésor, qui se veut une direction noble, répugne aux tâches trop techniques et tend à faire faire plutôt qu’à faire lui-même. En se limitant à des fonctions conceptuelles, le Trésor prend cependant le risque de se détacher de la réalité et de n’exercer qu’une emprise théorique et une tutelle inefficace.
28Corollaire de son esprit de service public, le Trésor est animé d’un besoin de sécurité qui ne lui est pas spécifique. Mais à la différence d’autres administrations, la faible prise de risque est tempérée par les contacts entretenus avec le marché. Imprégné du milieu qu’il côtoie, souvent considéré comme le porte-parole des banques, le Trésor présente de ce point de vue une spécificité. Depuis la définition qu’en a donnée Léon Say en 1894, le Trésor est toujours un banquier, mais un banquier public, qui marie les cultures de la haute banque et de l’administration. Des deux mondes, il a reçu les manières courtoises, le style feutré, le langage policé.
29Ce mélange de deux cultures se retrouve à la direction des Finances extérieures. Cependant le Trésor offre alors une dimension plus franco-centrique, moins anglo-saxonne que son homologue. Ceci constitue-t-il un trait de son identité sur la longue durée ou est-ce le fruit d’une logique fonctionnelle ? Les réflexes nationalistes, voire protectionnistes, cultivés par le Trésor ne résisteront peut-être pas à l’ouverture des frontières, à la montée en puissance de l’Europe et à la fusion avec les Finances extérieures. S’il n’est pas européen dans les années 1960, le Trésor pourrait le devenir par logique de pouvoir ou par nécessité.
30D’autres traits culturels viennent dessiner le visage du Trésor tel qu’on a pu le découvrir au fil de cette recherche. Dans le prolongement de ses logiques de fonction, il apparaît « court termiste », mais sa difficulté à se projeter dans le long terme a évolué. Alors qu’en bon trésorier il raisonnait au jour le jour jusqu’à la Libération, il a intégré en partie depuis le milieu des années 1950 les progrès de la comptabilité nationale et de la prévision économique, mais aussi le cadre budgétaire, pour adopter une prévision annuelle des besoins de financement de l’État et de l’économie. De ce point de vue, le Trésor, s’il a pu se convertir opportunément à la planification, s’il maintient des réflexes dirigistes, n’est pas profondément planificateur.
31À tout le moins le Trésor n’aime pas les ruptures brutales, les crises, il préfère les transitions en douceur, les changements progressifs. C’est un fin diplomate, qui sait s’incliner devant la volonté politique. Sa capacité d’adaptation, sa flexibilité, sa culture de l’excellence, son appétit de pouvoir et son souci constant de recherche de l’équilibre sont les clés de sa réussite. Paradoxalement, certains de ses traits culturels portent en eux les limites de son autonomie intellectuelle et de sa capacité à se réformer.
32Au-delà des éléments inhérents à sa culture, brossés ici à grands traits, la direction du Trésor recèle en elle des micro-cultures propres à chaque sous-direction, voire à chaque bureau, qui produisent au gré des dossiers plusieurs « micro-doctrines », traduction de leur conception de l’intérêt général. D’où la difficulté d’établir une doctrine uniforme du Trésor et le sentiment que les positions émanant de la direction sont l’énoncé de pratiques plutôt que le fruit d’une démarche théorique et raisonnée.
33En effet, en dépit des réunions avec les sous-directeurs instituées par F. B1och-Lainé, le Trésor reste un univers encore très cloisonné, qui communique plus facilement avec l’extérieur qu’à l’intérieur des services, cloisonnement entretenu par l’absence de mobilité interne. La première sous-direction, le Mouvement général des fonds, conserve une culture financière et un fort degré de technicité, particulièrement ses deux bureaux les plus prestigieux, A1 (mouvement des fonds) et A4 (financement des investissements). De création plus récente, la deuxième sous-direction, celle des Interventions économiques, ouverte sur les entreprises publiques et les sociétés d’économie mixte, se révèle plus généraliste que les autres et plus apte à développer une logique économique. Dans une vision plus large, le secrétariat du conseil de direction du FDES, en compétition avec les deux sous-directions les plus importantes de la direction, permet l’agrégation des deux logiques. Exerçant la tutelle traditionnelle sur la Bourse et les banques, la sous-direction des Activités financières est en plein essor au milieu des années 1960, à la faveur des réformes bancaires entreprises ; enfin, parent pauvre de l’organisation, la quatrième sous-direction regroupe des bureaux hétérogènes et techniques, favorables au développement de l’outre-mer. La réorganisation opérée en 1967 va peut-être bouleverser cet équilibre inchangé depuis vingt ans et permettre de diffuser les éléments d’une nouvelle culture commune.
34En dépit des fluctuations de doctrine constatées ça et là, sur la période considérée, il existe bel et bien une identité Trésor et une culture Trésor, qui conduisent à affirmer la pertinence d’une étude de direction d’administration centrale, au ministère des Finances tout du moins. La direction du Trésor offre les caractéristiques d’une organisation et en possède la capacité stratégique : un contour clair, des intérêts et des objectifs propres, une logique de fonction, une logique de territoire, ainsi que des valeurs partagées et des solidarités entre ses membres qui contribuent à la création d’une identité commune. Comme l’a rappelé F. Pallez1, la recherche sur une administration singulière a pu fournir des enseignements généraux sur les conditions, les leviers et les limites des réformes qui peuvent être menées au sein de l’État, aussi bien externes, comme les modes de régulation du système bancaire ou financier, qu’internes, sur le fonctionnement d’une administration.
Une relecture des « trente glorieuses » ?
35Si la recherche a pu montrer l’intérêt d’une histoire centrée sur une organisation, elle a également permis de montrer d’autres angles d’approche sur le déroulement économique et financier des années étudiées.
36Sur vingt ans, les ruptures et les continuités profilées dans le domaine économique et financier ainsi que le rôle du Trésor dans la croissance économique permettent de proposer un découpage chronologique différent de celui envisagé au début de la recherche. En amont, la période 1940-1944 apparaît comme étant celle des apprentissages de l’intervention de l’État et de la définition de règles qui perdureront pendant plusieurs décennies en matière de banque et de crédit. Si, à partir de 1947-1948 le Trésor ne fait que croître et embellir et concourt à développer une croissance à la française, le tournant de 1958, avéré en histoire politique, l’est moins clairement en histoire financière. En différant les réformes de libéralisation, le Trésor a-t-il véritablement freiné la croissance économique ou bien a-t-il joué le rôle d’amortisseur des poussées réformatrices ? De ce point de vue, les années 1964-1967, qui marquent le véritable tournant en matière de libéralisation des circuits monétaires et financiers, offrent surtout la preuve de sa capacité d’adaptation au nouveau visage de la modernisation. L’année 1967 marque l’aboutissement des mesures de réformes en gestation depuis le début de la décennie car la crise de 1968 casse l’élan modernisateur dans le domaine financier : il faudra attendre quinze ans avant qu’une nouvelle fenêtre d’opportunité favorable aux réformes s’ouvre.
37Prolonger l’étude jusqu’en 1974 permettrait cependant de parachever l’étude d’une période rétrospectivement considérée comme celle des « trente glorieuses ». Les multiples crises politiques, économiques et monétaires qui agitent l’ensemble du monde occidental entre 1968 et 1974 incitent également à développer une analyse comparative avec les Trésors étrangers, grâce à laquelle les contours et les limites de l’exception française pourront être véritablement mesurés.
38Pour maintenir son rôle de gardien des grands équilibres, le Trésor a montré qu’il était capable, bon gré mal gré, de s’adapter à l’évolution du rapport entre l’État et les marchés, entre le national et l’international. À ce titre, il a en 1967 encore de beaux jours devant lui. Tant qu’il y aura des crises, tant que l’État sera appelé à les résoudre, et surtout, tant que lui-même maintiendra son crédit auprès des responsables politiques.
Notes de bas de page
1 Dans le rapport de soutenance de la thèse. Sur les conditions du changement, voir également son article « L’Administration en mouvements ? », Le Journal de l’Ecole de Paris, n° 23, mai-juin 2000, p. 15-24.
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De la constitution de la source orale à son exploitation
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Les routes de l’argent
Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815)
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La France et l'Égypte de 1882 à 1914
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