Chapitre VIII. 1960-1965, la fin annoncée du Trésor-banquier
p. 405-450
Texte intégral
1Si les années 1958-1959 apparaissent comme des années charnières en matière d’orientation de la politique économique et financière, elles annoncent aussi toute l’ambiguïté de la décennie qui s’ouvre, mélange de volontarisme et de libéralisation économique et financière, durant laquelle l’effervescence des réformes coexiste avec la poursuite de pratiques antérieures. Mesuré à l’aune de sa volonté de rupture déclarée, le plan Pinay- Rueff symbolise bien la difficulté de la transition vers la modernisation économique et financière et l’ouverture européenne, puisqu’il ne réussit que partiellement à lever les obstacles au redressement. De ce point de vue, la place du Trésor au carrefour de l’économie et de la finance publiques et privées offre un angle d’étude sur la décennie particulièrement intéressant ; les réformes monétaires, financières ou administratives rêvées ou réalisées entre 1959 et 1967 touchent ses différents secteurs d’intervention, comme son organisation propre et sa démographie. Comment le Trésor s’est-il défini par rapport à ces réformes ; les a-t-il initiées, subies, contrées ? En est-il sorti affaibli ou renforcé ? Son identité et sa culture s’en sont-elles trouvé modifiées ? Ces grandes lignes de recherche sont le fil conducteur des trois chapitres qui suivent, qui ont chacun leur chronologie propre.
2Au sein de ces huit années, deux phases distinctes se profilent du point de vue de notre recherche : aux années 1960-1965, période d’évolution progressive et de réformes techniques, succèdent deux années qui consacrent une activité intense engendrant des réformes spectaculaires, parfois brutales, dont le Trésor sort transformé, à l’aube de 1968. Si, à l’étude, cette périodisation s’avère pertinente, elle ne doit pas masquer l’importance des mesures prises en matière monétaire et financière de la première moitié des années soixante, qui mérite ici d’être soulignée.
3En corollaire, cette période s’insère logiquement dans le nouveau cadre institutionnel et politique établi en 1958.
4Alors qu’Antoine Pinay, en désaccord avec la politique étrangère du général de Gaulle, quitte le gouvernement en janvier 1960, Wilfrid Baumgartner, « le plus ancien dans le grade le plus élevé » des inspecteurs des Finances, est pressé par le Président de la République de prendre le portefeuille des Finances1. Son arrivée entraîne le départ de Pierre-Paul Schweitzer, qui, on l’a vu, n’entretenait pas de très bonnes relations avec le gouverneur de la Banque de France et se voit nommé, bon gré mal gré, au poste de deuxième sous-gouverneur de la Banque2. Son successeur n’est pas un inconnu dans le milieu politico-administratif des Finances.
5Depuis 1957, Maurice Pérouse appartient à la garde rapprochée de W. Baumgartner. Né en 1914 d’une famille lyonnaise de gens de robe, fils d’un ingénieur des Mines, M. Pérouse ne se destinait pas a priori aux finances publiques. Après une entrée brillante à l’École centrale en 1936, il se voit décerner une bourse pour obtenir le Master of Science du prestigieux Massachusetts Institute of Technology3. Un tel itinéraire aurait dû le mener alors chez l’industriel Ernest Mercier ; mais la guerre en décide autrement. Fait prisonnier, il rencontre dans l’Offlag IVD Philippe de Montrémy qui organise au sein du camp une « petite écurie » préparant au concours de l’inspection des Finances. M. Pérouse découvre sa voie, et sort major de sa promotion en 1945. Entré aux Finex en 1947, il devient chef du service des Opérations monétaires en Sarre, puis réintègre l’équipe parisienne de G. Guindey un an plus tard. Promu sous-directeur en 1951, il part comme attaché financier à Washington de 1953 à 1957, consolidant son expérience et réaffirmant son attirance pour les États-Unis. Cependant, au bout de quatre ans, contact est pris avec Jacques Brunet, alors président du Crédit national, pour tenter de rentrer en France. Le poste de secrétaire général du Conseil national du crédit et du Comité monétaire de la zone franc lui est offert. Sans doute M. Pérouse attend-il mieux au regard de son expérience. Pour l’heure, il devient un proche de l’équipe de W. Baumgartner à la Banque, rédigeant pour le gouverneur ou pour P. Calvet de nombreuses notes sur le crédit et la politique monétaire. Il s’initie de près aux questions de techniques monétaire et financière, se forge une opinion sur la politique du crédit, l’alimentation de la trésorerie, ou bien encore sur les problèmes de balance extérieure et devient l’expert sur les affaires d’outre-mer : son intelligence rigoureuse et sa formation scientifique lui permettent d’acquérir une compétence technique étendue mise au service, pour l’heure, de l’équipe du gouverneur. Ses archives privées, soigneusement conservées par sa veuve4, permettent d’appréhender sa vision des affaires financières publiques en 1957-1958 et, partant, sa doctrine à son arrivée au Trésor en 1960.
6En occupant les fonctions de secrétaire du Conseil national du crédit en 1957, Maurice Pérouse participe de près, sinon aux décisions, du moins aux réflexions qui les précèdent en matière de politique économique et financière. Ainsi, avant l’opération « 20 % » décidée par Félix Gaillard en août 1957, la gravité de la situation le conduit-elle à donner son point de vue à l’intention du gouverneur. Clairement partisan de la dévaluation, « Le franc doit être dévalué », écrit-il sans détour en tête de sa note, il s’inquiète en revanche de l’absence de mesures d’accompagnement de l’ajustement monétaire : « Aussi longtemps que, compte tenu des échanges extérieurs, le total : consommation + dépenses administratives courantes + investissements, excédera la production nationale – ou plutôt la capacité actuelle de production –, ce n’est pas une variation du taux de change qui apportera une amélioration quelconque de la situation »5. Préconisant des mesures « brutales » en ce qui concerne le budget et le crédit, il propose d’en attendre les effets désinflationnistes avant de dévaluer, si l’état des réserves de change le permet : le souci anti-inflationniste apparaît comme une priorité, le terme « désinflation » n’étant jusqu’à présent guère utilisé parmi les experts de ce milieu. Alors qu’il estime les mesures de F. Gaillard sont insuffisantes sur les plans économique et psychologique6, il retrouvera quelques-unes de ses recommandations dans le plan Pinay-Rueff... Entre-temps, plus anecdotique mais néanmoins significative du jeu de rôles auquel se livrent les hauts fonctionnaires, la querelle entre la Banque de France et le Trésor sur les conséquences de la restriction des crédits sur l’alimentation de la trésorerie (voir chapitre V) trouve en M. Pérouse un ardent défenseur de la politique de la Banque. Attentif à l’image de l’Institut d’émission, il fournit au gouverneur des arguments très techniques destinés à contrer les accusations du Trésor répandues dans les notes roses7 et concluant laconiquement : « En réalité donc, l’on y revient toujours, le seul problème vient du fait que les charges du Trésor « sont ce qu’elles sont »8. Nous verrons dans quelle mesure cette position plutôt fataliste évoluera lorsqu’il aura la responsabilité de la trésorerie de l’État.
7En 1958, la chute de la IVe République et l’avènement du général de Gaulle au pouvoir changent la donne politique. Le 26 juin 1958, dans une note qui parvient à Matignon9, M. Pérouse présente les deux voies alors envisagées en matière de politique économique, l’une, exprimée en particulier par le CNPF, préconisant le retour à une voie « libérale », l’autre, d’inspiration plus dirigiste, émanant des travaux de la Commission des comptes de la Nation, qui recommande des actions restrictives et autoritaires. L’auteur exprime clairement sa réticence à l’égard d’un retour radical au libéralisme : « recourir sans transition à une telle méthode n’irait pas sans imprudence »10, préférant une phase de transition au cours de laquelle serait maintenue la rigueur des restrictions de crédit ainsi que le niveau de l’impasse à 600 milliards de F. Ce mélange de prudence, d’action progressive, en douceur plutôt que de mesures brutales, ce libéralisme teinté de dirigisme financier caractérisent d’ores et déjà les préférences doctrinales de M. Pérouse, qu’il souhaitera mettre en œuvre à la tête du Trésor. Plus inattendue se révèle la prise de position du secrétaire général du Comité monétaire de la zone franc, qui juge « essentielle » et « économiquement inévitable » la prise en compte du poids des territoires africains dans l’élaboration de la politique économique : ses fonctions dans le secteur expliquent sans doute une préoccupation rarement évoquée habituellement par ses collègues. Dans cette même note, on retrouve certains accents rueffiens sur la nécessité de la restauration de la monnaie et de réformes structurelles de l’économie française. Maurice Pérouse apparaît décidément représentatif de l’air du temps !
8On ne sait précisément dans quelles circonstances Maurice Pérouse entre au cabinet de Michel Debré en janvier 1959 ; selon Philippe Dargenton, Michel Debré se serait souvenu de l’accueil que lui avait réservé Pérouse à Washington alors qu’il était député de l’opposition11 Peut-être Wilfrid Baumgartner ou Jacques Brunet ont-ils recommandé à Michel Debré cet inspecteur des Finances à la fois « neuf » et compétent, ayant acquis la double expérience des Finex et de la Banque de France, offrant également l’avantage d’une bonne connaissance des États-Unis. À titre officieux, il est conseiller technique chargé des affaires monétaires et suit ainsi de près, à Matignon, les activités du Trésor ; adoubée par la « vieille » inspection des Finances représentée par W. Baumgartner et J. Brunet, mais aussi par le nouveau pouvoir politique, sa nomination à la tête du Trésor à l’arrivée de Baumgartner aux Finances en janvier 1960 s’inscrit alors dans la logique politique et administrative du moment.
9Bien qu’il ait disparu prématurément, le style de l’homme a pu être cerné grâce aux témoignages oraux de ses contemporains ainsi qu’aux archives écrites qui laissent entrevoir son profil administratif. À travers le croisement des témoignages, qui brossent un portrait de son caractère et de son mode de gestion de la direction, apparaît un homme « très travailleur », « très scrupuleux »12, « un très bon gestionnaire », « d’une prudence extraordinaire »13; son tempérament comme sa compétence le poussent à contrôler de près les travaux de ses services : à la différence de son prédécesseur, il délègue peu, relit dans le détail et corrige toutes les notes rédigées par ses collaborateurs. Par son style « administratif » qui use diplomatiquement d’euphémismes et de circonlocutions, par son attitude neutre qui tend à présenter les dossiers de la manière la plus technique possible, sans prendre position nettement en faveur de l’une ou l’autre solution proposées, il offre un visage de la direction du Trésor très respectueux du pouvoir politique, parfois trop, diront certains, habitués à des prises de position plus directes et plus fermes de la part de ses prédécesseurs14. Cette attitude très prudente, voire soumise, vis-à-vis du ministre, fruit de son tempérament et du nouveau contexte institutionnel, évoluera suivant les titulaires du portefeuille des Finances. Avec W. Baumgartner, des liens de confiance l’autorisent à une certaine liberté de parole ; et lorsque ce dernier ne semble pas suffisamment entreprenant sur certains dossiers qui lui tiennent à cœur, le Premier ministre s’adresse personnellement à son « cher ami » Pérouse pour lui demander soit d’agir auprès du ministre des Finances, soit de réfléchir aux problèmes économiques15... En revanche, avec le jeune ministre Giscard d’Estaing, les relations deviennent plus distantes comme on l’a vu dans le chapitre VI. Le directeur du Trésor, moins proche du nouveau Premier ministre Georges Pompidou que de Michel Debré, se situe clairement en retrait du noyau des décisions politiques à partir de 1962.
10En définitive, quel contraste avec Schweitzer et Bloch-Lainé ! Mais le contexte politique et institutionnel est également différent. La page de l’après-guerre et de la reconstruction est bel et bien tournée...
11Comment sous son autorité et dans ce nouveau contexte politico-institutionnel la direction du Trésor évolue-t-elle ? Nous distinguerons deux tendances majeures, à l’intérieur desquelles la périodisation revêt une grande importance. La marche forcée vers la libéralisation s’opère d’un côté en matière de politique monétaire et de trésorerie et, de l’autre, en matière de finances publiques.
I. VERS LE « NEUTRALISME MONÉTAIRE » DU TRÉSOR : LA MARCHE LENTE VERS LA LIBÉRALISATION DES CIRCUITS FINANCIERS
12L’on se souvient que, pour de multiples raisons, le plan Pinay-Rueff n’avait pu toucher à la réforme du système de crédit français. Les mêmes raisons entraînant les mêmes effets, pour le rapport Rueff-Armand commandé en 1960, le secteur du crédit se voit à nouveau exclu du champ d’étude des experts. Mais depuis 1958 Jacques Rueff ne désarme pas et fait pression sur le pouvoir politique à son plus haut niveau16. En 1961, il porte le débat sur la place publique. Dans une note commandée par le Premier ministre, l’économiste tire à nouveau la sonnette d’alarme sur la situation économique et financière, déplorant notamment qu’aucun changement substantiel ne soit intervenu dans la politique du crédit, et il réitère ses doléances auprès du général de Gaulle quelques mois plus tard17. Ses articles dans Le Monde des 27, 28 et 29 juin 1961 sur les méfaits du Gold Exchange Standard et les risques de crise financière mondiale mettent le petit monde des experts en effervescence. Plus encore, son « Discours sur le crédit », prononcé le 5 décembre de la même année devant le Collège libre des sciences sociales et économiques dont il est le président, fait l’effet d’une bombe dans le monde financier18. Il y attaque publiquement la doctrine de W. Baumgartner en matière de crédit, selon lui la seule cause de l’inflation en France ; il vise principalement le blocage des taux d’intérêt ou plutôt la limitation de leur baisse via l’instauration de taux minima, ainsi que le maintien de la mobilisation des effets à moyen terme auprès de la Banque de France, « cancer qui a rongé et continue de ronger la monnaie française »19. Ses attaques portent sur le contrôle quantitatif du crédit et, plus largement, sur le financement de l’économie in fine par l’Institut d’émission, largement développé, on le sait, depuis 1945. Du point de vue de la politique monétaire, la divergence de fond entre les hauts fonctionnaires des Finances et de la Banque, et J. Rueff réside dans la croyance ou non en la possibilité de faire émerger un marché monétaire à l’anglo-saxonne en France. Le théoricien libéral part en guerre contre les gestionnaires des finances publiques, et directement contre le Trésor, pour lesquels « la technique financière, [c’est] essentiellement l’art d’emprunter » et qui épuisent ainsi les ressources du marché20. C’est d’ailleurs sur l’intervention de J. Rueff auprès de M. Debré21 que le Trésor renonce à faire appel à un grand emprunt pour financer ses charges entre 1959 et 1962. Un seul mot pourrait résumer l’antagonisme entre les deux parties, celui d’inflation : dans la conception de Rueff, il est le mal à combattre en priorité à sa véritable source, les mécanismes abusifs de crédit ; pour les hauts fonctionnaires des Finances, l’inflation n’est qu’un risque parmi d’autres, non moins important que la récession, et qui s’explique par de multiples facteurs autres que les mécanismes de crédit. Plus largement, l’optique purement financière et monétaire de J. Rueff paraît négliger aux yeux des experts les autres aspects de la politique économique et sociale, qui participent également, selon eux, à l’inflation22. Divergences doctrinales sur les causes de l’inflation-monétaire ou structurelle – qui aboutissent à une divergence sur les moyens et les remèdes à mettre en œuvre : méthode douce prônée par les praticiens pour réguler et libérer progressivement le marché financier ; méthode radicale prisée par Rueff, pour casser les circuits du Trésor.
13Cet antagonisme peut s’expliquer largement par des décalages culturels entre le théoricien des années 1930, resté en marge de l’activité économique et financière française depuis 1945 et les hauts fonctionnaires en poste depuis 1945, qui ont forgé ou conforté le système financier français en place. S’y ajoutent l’antipathie et la rivalité anciennes de deux camarades de l’inspection, ennemis de trente ans, Baumgartner et Rueff, ainsi que le fossé intellectuel entre le théoricien libéral, volontiers qualifié d’utopique et de dépassé, et les techniciens nourris des méthodes dirigistes de l’après-guerre, interventionnistes par goût ou par nécessité. Indirectement, la querelle fait resurgir deux décennies plus tard les controverses théoriques entre Keynes et Rueff, qui apparaît alors aux yeux des acteurs des années 1950 et 1960 comme un penseur resté figé sur ses doctrines d’avant-guerre23.
14Une conversation officieuse entre Rueff, Brunet, Pérouse, Schweitzer et Lévêque relatée avec un brin de condescendance dans le procès-verbal du conseil général de la Banque du 11 janvier 1962 illustre l’incompréhension mutuelle entre les deux pôles d’expertise, qui n’ont ni le même vocabulaire ni les mêmes références24. L’idée d’un impossible dialogue se retrouve dans le témoignage de Max-Hubert Schroeder, pour lequel Rueff était « un homme dangereux parce que considéré dans l’opinion comme un mage » et dont les théories « étaient complètement vaseuses », fondées sur « une idée parfaitement abstraite de ce qu’était le marché monétaire »25.
15La querelle va perdurer. L’épisode de 1961 ne fait qu’accroître les frictions latentes depuis 1958 et développer publiquement le conflit qui opposera Rueff et l’establishment financier une décennie durant. La situation ne semble pourtant pas si alarmante à la fin de 1961 : les déficits budgétaires sont en réduction constante, le financement monétaire de l’impasse est réduit par rapport aux années précédentes à 14 % en 1960 et 7 % en 1961. La France connaît enfin deux années d’expansion exceptionnelle, avec la diminution des sans-emplois et une hausse des revenus et des prix très modérée en 1959-196026. Cependant l’assouplissement de la réglementation du crédit et la baisse des taux d’intérêt entraînent une expansion des financements mais aussi des liquidités, perceptible à travers l’accroissement de la masse monétaire dès la fin de 1959. Le regain d’inflation en 1962 donne partiellement raison à Rueff et aux nombreux commentateurs postérieurs, critiques sur l’absence de véritable réforme du crédit qui explique à leurs yeux le retour de l’inflation dès la fin de 196127 ; en revanche, les praticiens de l’époque, dont M. Pérouse, croient plus aux vertus du changement progressif et s’auréolent de résultats qu’ils jugent positifs pour les années 1959-196228.
16Ces coups de boutoir répétés de Rueff, qui rythment toute la décennie, ont-ils pour autant infléchi les orientations de la politique du crédit, ou bien, en radicalisant le débat et en prenant les décideurs publics « à rebrousse-poil », ne les ont-ils pas plutôt différées ? La réponse se fait en trois temps.
A. NOUVELLES PRATIQUES, MAIS TIMIDES RÉFORMES (1959-1963)
17Dans la ligne du système financier hérité de la IVe République, les préoccupations vis-à-vis de l’inflation conduisent les autorités monétaires à renforcer et à moderniser le contrôle quantitatif du crédit plutôt qu’à choisir d’autres voies de contrôle de la création monétaire.
18Depuis plusieurs années, la Banque de France, consciente des brèches existant dans le système de contrôle du crédit, notamment celles ouvertes par le crédit à moyen terme, se penche sur une éventuelle réforme des mécanismes de contrôle ; Jean Saltes préconise le premier en 1957 l’instauration d’un système de réserves obligatoires29, tandis que le Service des études économiques et financières juge « inutile » et « inadaptée » la mise en place de taux de réserves identiques à ceux des États-Unis30. En dépit de l’aisance de trésorerie qui inciterait à des réformes en profondeur, le bureau A1 de la direction du Trésor juge le projet risqué en cas de retournement de conjoncture et craint surtout des retombées néfastes pour la situation du Trésor : baisse des souscriptions de bons du Trésor en raison de la modification des planchers accompagnant la réforme et « conséquences psychologiques défavorables au Trésor »31. Malgré une conjoncture institutionnelle et financière propice au changement, le bureau chargé de la trésorerie reste donc réticent à toute réforme pouvant atteindre l’alimentation de la trésorerie ; son attitude, conditionnée par la crainte récurrente d’ébranler l’édifice construit autour de l’alimentation de la trésorerie, n’est pas reprise dans la position officielle de la direction, défendue par M. Pérouse, qui voit surtout dans le procédé des réserves obligatoires un facteur de rigidité supplémentaire « dans un système qui comporte déjà de multiples éléments de rigidité »32. Le vocable, qui renvoie à celui utilisé dans le rapport Rueff-Armand laisserait à penser que le directeur du Trésor, conscient de ses failles, admettrait volontiers le principe d’un assouplissement des mécanismes de contrôle du crédit. Aussi lorsque quelques mois plus tard, profitant de la conjoncture florissante et de l’aisance de trésorerie, la Banque de France, décidément persévérante, propose un nouveau mécanisme, le coefficient de trésorerie pour les banques, M. Pérouse approuve sans barguigner le projet33, tout en veillant à une présentation qui valorise le rôle du ministère des Finances.
19Cependant le Trésor s’inquiète du mode de fixation du coefficient de trésorerie, dont le portefeuille de bons du Trésor est désormais partie prenante (20 % sur les 30 % de coefficient minimum en octobre 1960) : « Il n’est pas concevable que les planchers de bons du Trésor soient modifiés par une autorité autre que le ministère des Finances », rappelle une note du bureau A1, tandis que l’intervention directe du ministère des Finances dans un domaine « qui relève pour partie des seules autorités monétaires » paraît également injustifiée à son auteur34. Et Maurice Pérouse de faire observer à Jean-Maxime Lévêque, son successeur au secrétariat général du Conseil national du crédit, qu’il a omis de mentionner dans l’instruction créant le coefficient de trésorerie le fait que les planchers de bons du Trésor étaient toujours fixés par le Trésor et non par la Banque de France35. Autrement dit, face à ce lent mouvement de baisse des taux et de désengagement monétaire du Trésor, qu’elle subit ou qu’elle accompagne, la direction entend bien conserver les prérogatives monétaires que lui confère la responsabilité de l’alimentation de la trésorerie. C’est toute l’ambiguïté de la politique monétaire menée depuis les années 1950 qui se poursuit : les mécanismes de contrôle du crédit, qui ont l’ambition de satisfaire à la fois l’aisance de la trésorerie et les grands équilibres monétaires et financiers, sont le résultat d’un compromis entre ces deux objectifs parfois contradictoires, défendus respectivement par chacun des deux pôles de l’autorité monétaire. Dès 1962, aux yeux de certains experts, le coefficient de trésorerie n’apparaît pas plus efficace en matière de freinage des liquidités que les planchers d’effets publics36.
20L’effet d’enchaînement, le retour de l’aisance de la trésorerie, mais aussi la pression persistante de J. Rueff, qui vise maintenant les taux d’intérêt37, contribuent à créer un climat propice aux réformes différées en 1958 et poussent les autorités monétaires à vouloir s’attaquer en profondeur au marché des effets publics, déjà touché par l’instauration du coefficient de trésorerie. Ce nouveau contexte financier et institutionnel favorise en particulier des modifications progressives de la politique monétaire du Trésor, dont la baisse des planchers de bons du Trésor dans les banques38. La « libéralisation » s’effectue en deux temps : une baisse des planchers d’effets publics détenus par les banques est progressivement mise en œuvre, le taux minimum tombant de 25 % à 15 % entre 1960 et 1962, puis diminuant à 7,5 % en 1964. Leur rémunération est également réduite grâce à l’aisance du marché des liquidités. Proposée par le Trésor-mais n’agit-il pas là encore sous pression politique ? –, la baisse des planchers d’effets publics entraîne une diminution des réserves du Trésor mobilisables à la Banque de France39. La réforme globale du circuit, bien que lente et prudente, est en marche.
21Du point de vue de la gestion de la trésorerie, le souci de rééchelonner les échéances d’une dette publique à vue et à court terme jugée trop élevée40 se traduit par une politique progressive de baisse des taux d’intérêt servis aux bons du Trésor dans le public (bons sur formules) à partir de 1960, et par la création en juin 1961 de nouveaux bons à 3 ou 5 ans, en remplacement des BIP (bons à intérêt progressif à 3 ans, mais mobilisables dès le 3 e mois). Par ailleurs, le recours aux grands emprunts est écarté entre 1959 et 1962. Dans son bilan de la situation du Trésor à l’entrée en fonction du nouveau ministre des Finances et des Affaires économiques, M. Pérouse dresse ainsi un tableau rassurant et plutôt flatteur de la situation du crédit et de la monnaie, plus particulièrement de la politique du Trésor depuis trois ans : « l’on est, semble-t-il, fondé à dire que si le Trésor a mis, et continue de mettre à profit les disponibilités existantes pour faire face à ses besoins propres, son action n’en a pas moins puissamment contribué à l’assainissement monétaire »41.
22En réalité, la réforme de l’alimentation du Trésor n’entre dans une phase active qu’à partir de 1963-1964. Le contexte politique et la conjoncture économique et financière modifient l’environnement : l’arrivée de V Giscard d’Estaing aux Finances ainsi que le plan de stabilisation de 1963 offrent de nouvelles occasions d’accélérer le changement. Le nouveau titulaire des Finances, qui appartient à une école libérale42 plus jeune, dans la lignée de Pinay, semble décidé à faire respecter l’équilibre budgétaire et pour ce faire est prêt à opérer des coupes claires dans les dépenses. L’impulsion des réformes, si techniques soient-elles, est donnée fortement par le ministre ou plus encore par l’Élysée, comme l’indique clairement l’élaboration du plan de stabilisation : à la faveur d’un plan conjoncturel, les mécanismes de financements publics et privés sont mis à plat et priorité est donnée au développement du marché financier.
23L’année 1963 apparaît alors comme le tournant d’un triple point de vue économique, financier et monétaire, dans un contexte politique et social mouvementé. Depuis 1962, le pouvoir élyséen se trouve renforcé par l’instauration de l’élection présidentielle au suffrage universel direct et le gouvernement Pompidou s’installe ; mais le transfert massif et sous-estimé de 800 000 rapatriés d’Algérie en 1962 et les pressions salariales issues des tensions sociales de la fin 1962 et du printemps 1963 entraînent le retour d’une situation inflationniste. Une nouvelle occasion s’offre aux experts proches de Rueff de s’opposer à la politique du crédit alors menée43, la croissance non contrôlée de la masse monétaire étant, une fois encore, rendue en grande partie responsable de ce regain d’inflation.
24Pour cette année riche en événements, on ne peut faire l’économie d’une chronologie fine au sein de laquelle des orientations décisives s’entremêlent. Ainsi les mesures conjoncturelles du plan de stabilisation, mises en place en deux temps, printemps et septembre 1963, se croisent-elles avec les recommandations du rapport Lorain, commandé au début de 1963 et rendu fin mai. Enfin, la « débudgétisation » décidée lors des arbitrages budgétaires de l’automne 1963 ne sera mise en œuvre qu’en 1964. La clarté de l’exposé exigeant un découpage sectoriel des décisions, les changements monétaires (2) seront analysés avant d’aborder la question du marché financier (3).
B. LE TOURNANT DE 1963-1964 : VERS LA « NEUTRALITÉ MONÉTAIRE » DU TRÉSOR
25À partir de 1962, le retournement de la conjoncture conduit à la mise en œuvre du plan de stabilisation mais plus encore à une réforme profonde du rôle du Trésor, opérée en plusieurs temps.
26Si la dégradation de la situation économique et financière est prise en compte par les politiques dès le premier trimestre de 196244, les mesures en matière monétaire et financière restent timides45 avec le seul relèvement du coefficient de trésorerie des banques de 30 à 32 % le 28 février 1962. Lassé d’attendre, et sur l’intervention active de son conseiller économique46, l’Élysée se saisit du dossier en février et mars 1963 par convocation de plusieurs Conseils restreints ; mais il faudra l’alerte de la hausse des prix de l’été 1963 pour que des mesures sévères soient prises le 12 septembre des prix ; du point de vue monétaire, relèvement du coefficient de trésorerie, porté de 32 à 35 % en février 1963 puis à 36 % en mai, hausse du taux de l’escompte de 3,5 % à 4 % en novembre 1963, encadrement du crédit dès février 1963 prolongé jusqu’en septembre 196547. La philosophie du plan, plus dirigiste que libérale, en fait-elle pour autant un « anti-plan Rueff »48 ? C’est en tout cas une nouvelle occasion pour le clan élyséen et rueffien49 de s’en prendre au ministère des Finances. Alors que le général de Gaulle lui-même évoque parmi les « commodités offertes par l’inflation », celles utilisées par le trésor public, ainsi « soulagé quant au poids de ses arrérages »50, Alain Prate regrette qu’on n’ait pas profité du plan pour renoncer aux contrôles quantitatifs du crédit et « assainir les structures de financement »51. Même son de cloche chez Jean-Maxime Lévêque, pour lequel le plan de 1963 ne touche pas aux mécanismes de financement inflationnistes « si chers au ministère des Finances ».52 Plus encore, il met en cause la passivité des ministres en exercice, « maîtres incontestés et, en quelque sorte, l’incarnation » du sérail de l’inspection des Finances (!)53, ainsi que la résistance des services de la rue de Rivoli, selon lui « réticents à l’égard du nouveau pouvoir politique », décidés à tout faire « pour que les questions économiques, financières et monétaires ne fassent jamais partie du domaine présidentiel »54. Bien que rétrospectifs, ces témoignages concordants attestent l’existence d’une fronde anti-Finances dans l’entourage présidentiel, voire d’une fronde anti-Élysée aux Finances... Face à ces attaques publiques, l’irritation des responsables de la trésorerie est bien dissimulée si l’on en juge par le voile de silence qui entoure le nom de Rueff dans leurs témoignages d’aujourd’hui55. Les divergences doctrinales se doublent ici de luttes de pouvoir politico-administratives, qui apportent une explication supplémentaire, pertinente, à la réticence des Finances à l’égard de Rueff et de ses analyses.
27Lentement amorcée avant le plan de stabilisation, la réforme de l’alimentation du Trésor est donc accélérée par la surchauffe inflationniste de 1962 et la pression accrue de Rueff et de ses partisans. La mise en adjudication des bons du Trésor, laborieusement réalisée en 1963, illustre les divergences d’analyses entre la Banque de France, le Trésor et J. Rueff, ainsi que la, nouvelle impulsion donnée par le ministre des Finances et de l’Économie. Préconisé dès 1959 par J. Rueff56, évoqué en 1960 par la Banque, le système de l’adjudication, sorte de mise aux enchères des bons du Trésor auprès des banques, et donc à taux variable, est tout d’abord écarté au profit du contingentement des bons du Trésor. « Le contingentement sans adjudication avec maintien d’un plancher réduit nous paraît donc possible tout en donnant dans la forme une concession aux idées de M. Rueff », écrit la direction générale des Titres de la Banque de France57. Ce n’est que trois ans plus tard, en mars 1963, que la direction du Trésor reprend enfin le projet de modification des émissions de bons du Trésor, et cela, à la demande expresse du ministre en exercice, V Giscard d’Estaing. À l’émission continue et à taux fixe des bons du Trésor en compte courant (destinés aux banques) se substitueraient ainsi des émissions discontinues avec éventuelle mise en adjudication : quelle révolution culturelle pour les responsables de l’alimentation de la trésorerie ! Dans son style administratif le plus pur, M. Pérouse manie tout un registre d’arguments pour tenter de dissuader le ministre de mettre en place le système qui aurait l’inconvénient majeur de se traduire « par un renchérissement considérable pour le Trésor du coût de ses opérations et du même coup, par « un enrichissement sans cause » pour les banques »58 ; les risques de réaction de la presse et de l’opinion, « difficilement contrôlables », sont également soulevés. Enfin, le spectre d’une dépendance accrue envers la Banque de France est agité – n’est-ce pas une hantise du Trésor plutôt que du ministre ? Selon M. Pérouse, une application stricte du système « ferait échapper [au] contrôle [du ministère des Finances] une des vannes qui contribuent actuellement à l’alimentation de la trésorerie » et il aurait alors « à discuter en permanence avec la Banque du débit à assigner à cette vanne »59. Si, en dépit de ces arguments techniques et politiques, le ministre souhaite néanmoins enclencher la réforme, plutôt qu’une formule radicale de suppression des planchers, le directeur du Trésor propose habilement une formule de compromis à mettre en place de manière expérimentale. C’est effectivement un système expérimental qui est prudemment instauré à partir d’avril 1963, avec succès : la première adjudication, le 25 avril, a des résultats plutôt encourageants, la Banque de France – contrairement aux craintes de Pérouse – n’ayant pas eu à intervenir... Les taux d’intérêt sont demeurés relativement bas, entre 3,25 et 3,65 %. La position prudente du Trésor sur ce changement des modes d’alimentation de la trésorerie était-elle justifiée ? Il n’appartient pas à l’historien de porter rétroactivement un jugement, sur des aspects très techniques de surcroît. On se bornera à constater que, d’une part, la « modernisation » émane du politique, éventuellement sous la pression de Rueff, ou de la Banque de France ; et que, d’autre part, le Trésor n’y est guère favorable. Or cette mesure technique, si anecdotique qu’elle puisse paraître, est l’un des points de départ d’une transformation de la gestion de la trésorerie, accélérée par les difficultés conjoncturelles de 1963. Sa mise en place est également significative de la frilosité qui enveloppe alors la direction du Trésor et d’un raidissement de ses positions face à Rueff.
28Ainsi, en septembre 1963, à la demande du ministre, une note de Maurice Pérouse sur la réforme des circuits d’alimentation du Trésor répond-elle directement aux critiques – formulées dans les « sphères très élevées de l’État » – de ceux qu’il nomme ses « censeurs [...] qui ne sont peut-être pas tous bien intentionnés », par une justification très argumentée de la politique suivie, destinée tout autant à poser le débat en termes « rationnels » qu’à lui donner une consistance technique60. Soulignant l’évolution de l’alimentation du Trésor depuis 1960 dans un sens favorable aux libéraux, le directeur du Trésor explique clairement que l’on ne peut, « comme le veulent certains », ni supprimer les bons du Trésor dans le public ni agir sur les taux ou l’émission sans risquer une crise de trésorerie. Fidèle à sa démarche toujours prudente, il propose une évolution « progressive » plutôt que brutale de la politique d’alimentation du Trésor, au regard « d’une capacité du marché financier limitée » que le rapport Lorain a récemment soulignée61. Mais, au-delà d’une réponse somme toute classique d’un expert à des attaques sur sa gestion, apparaît dans cette note un revirement important quant aux pratiques bien établies depuis au moins une décennie au Trésor. On relève tout d’abord la prise en compte du gonflement de la dette publique à court terme, sur laquelle la direction du Trésor n’avait guère l’habitude de s’appesantir. Ne s’agit-il pas là d’une préoccupation nouvelle née de la stabilité monétaire retrouvée, grâce à laquelle la dette publique, jusqu’alors allégée par l’inflation, pèse d’un poids désormais accru dans les charges du Trésor ? Ou bien d’une concession face aux critiques répétées de Rueff sur une source d’inflation62 ? Le second point qui frappe le lecteur touche au renversement apparent de doctrine concernant les bons du Trésor dans le public, vus jusqu’alors comme une ressource à caractère d’épargne : le directeur du Trésor admet tout d’abord qu’« à la limite, l’émission dans le public de bons remboursables à vue peut, si elle attire des capitaux qui autrement iraient alimenter les dépôts bancaires, être valablement considérée comme l’équivalence d’un financement monétaire »63; enfin dans sa présentation des différents procédés d’alimentation du Trésor, les bons sur formules ne font plus figure de ressource courante normale mais d’expédient. Une nouvelle hiérarchie implicite se dessine, qui fait de ce mode d’alimentation un ultime recours, derrière l’appel au système bancaire et à la Banque de France. Le directeur du Trésor conclut à la nécessaire poursuite de la politique déjà engagée d’allongement de la durée des titres publics64 et de baisse de leur rendement : l’émission des bons sur formules, considérée désormais comme un « surplus » dans le financement du découvert du Trésor, devra se régler par le jeu des taux de manière à éviter « toute concurrence indue aux émissions à long terme »65. Grâce à une hiérarchisation des taux, les besoins du Trésor devront s’effacer devant ceux du marché financier. C’est donc la fin avouée du Trésor-banquier, accaparant les marchés et définissant les taux d’intérêt à travers ceux des bons du Trésor.
29Sous la pression rueffienne, les gestionnaires de la trésorerie de l’État sont obligés d’opérer, officiellement du moins, un revirement de leur conception des mécanismes inflationnistes générés par l’alimentation du Trésor : ce virage est-il réel ou bien s’agit-il d’une présentation destinée au ministre ? Divers documents attestent la persistance des divergences d’analyses entre le Trésor et les décideurs politiques. Une note retrouvée dans les archives de M. Pérouse réfute la thèse d’une croissance trop rapide des liquidités en France qui entraînerait des poussées inflationnistes66 ; contestant le diagnostic, l’auteur critique les mesures tendant à réduire les ressources à court terme du Trésor d’un triple point de vue : « Défavoriser les semi-liquidités, c’est décourager une certaine forme d’épargne – la seule vraie dynamique de nos jours » ; c’est, plus encore, des risques accrus de crise de trésorerie : « Faire disparaître les ressources liquides du Trésor, c’est enlever à l’État toute marge de sécurité et faire de la simple gestion financière courante un péril politique constant » ; et c’est enfin compromettre la croissance et la stabilité monétaire, le marché financier ne pouvant assurer des demandes trop importantes67. Au sein du vaste débat sur les origines financières de l’inflation, les divergences doctrinales entre les experts du SEEF et J. Rueff68 alimentent également les réflexions de la direction du Trésor. Une note interne de la direction du Trésor du 22 novembre 1963 répond encore plus précisément à l’accusation d’inflation générée par les circuits du Trésor ; pour l’auteur, « c’est dans une large mesure l’ampleur même des charges auxquelles doit faire face le Trésor qui commande pour celui-ci le choix des moyens »69. Autrement dit, la cause première de l’inflation réside non pas dans les circuits de financement, mais dans l’existence d’un découvert de la loi de finances, qui oblige le Trésor à financer ses charges par différents moyens. Pour l’éviter, la seule solution serait alors de « faire disparaître, voire même, comme pour 1964, de transformer en excédent le déficit du budget de l’État ». Le Trésor renvoie ainsi la responsabilité de l’inflation aux politiques et adhère, bien avant qu’elle soit lancée par le général de Gaulle, à l’idée d’équilibre budgétaire... C’est donc sur ce terrain qu’il convient d’agir en priorité, et non sur une réduction des ressources du Trésor, comme le souhaitent les partisans de la suppression des bons sur formules. Dans la ligne toujours défendue par le Trésor, l’auteur préconise une approche douce et progressive qui caractérise les oppositions de styles et de méthodes entre les responsables de la trésorerie et les partisans de Rueff :
30« Du fait que les circuits de financement du Trésor ne sont point parfaits, nous sommes fondés à tirer la conclusion qu’il convient de les améliorer. Il serait dangereux en revanche de conclure qu’il convient d’un seul coup de les bouleverser. La discontinuité en la matière est peu recommandable. [...] C’est donc par retouches et par inflexions successives qu’en une matière aussi délicate il convient d’agir »70. On retrouve aujourd’hui ces arguments dans le témoignage du chef du bureau de la trésorerie en 1965-1967, Étienne Delaporte : « Les choix du Trésor en matière de source d’alimentation étaient des choix largement commandés par l’existence de l’existant »71.
31La portée de l’influence effective de Rueff est donc double. D’abord, en dépit de divergences persistantes sur les causes premières de l’inflation en France, sa doctrine incite les responsables du Trésor à la définir comme « un mal chronique », mais non plus inéluctable. On retrouve cette conception dans les travaux du Service des études de 196472. L’inflation n’est plus considérée comme une fatalité et l’éliminer (re) devient une priorité : ceci remet indirectement en question la conception d’une inflation structurelle qui prédominait jusqu’à présent chez les experts et qui conduisait à une résignation générale face à ce « mal français ». En second lieu, en dépit des désaccords sur les méthodes préconisées, les coups de boutoirs répétés de Rueff obligent les gestionnaires de la trésorerie à avancer dans la direction qu’il recommande, tant sur la réforme des circuits que sur la nécessité de viser l’équilibre budgétaire. Lorsque l’on se réfère aux préoccupations de la décennie précédente, le changement apparaît encore plus frappant quant à l’appréhension des rapports entre le Trésor et la Banque de France : au caractère intouchable et rigide des concours de l’Institut d’émission au Trésor des années 1950 se substitue une vision plus pragmatique et plus anglo-saxonne qui s’autorise à rêver de nouvelles relations dans le cadre de l’open market73...
1. L’Élysée impose la « neutralité » du Trésor.
32Cependant, en dépit des déclarations d’intention du directeur du Trésor, l’Élysée prend directement le dossier en main. Le tournant décisif se dessine dans une lettre du général de Gaulle au Premier ministre du 30 octobre 1963, vraisemblablement suggérée par J.-M. Lévêque74, qui reprend les analyses de Rueff sur les sources de l’inflation en France : « Quelles que puissent être les charges du Trésor, nous ne devons pas admettre que leur financement repose, en quoi que ce soit, sur la création de monnaie et l’accroissement chronique de la dette flottante », écrit le général75, pour lequel « seul peut et doit y pourvoir, en dehors des ressources budgétaires, le recours à l’épargne à long et à moyen terme ».
33La réforme des circuits de financement du Trésor, mesure technique s’il en est, se décide donc au plus haut niveau. Les mesures approuvées lors du Conseil restreint du 20 décembre 196376, sous la présidence du général de Gaulle, fixent désormais les principes et les règles d’action en matière de gestion de la trésorerie et de financement de la construction77 : couverture des opérations définitives de la loi de Finances et des prêts à long terme par des ressources d’épargne ; couverture des charges à long terme par des ressources à long terme ; émissions du Trésor adaptées aux conditions des marchés monétaire et financier ; substitution de bons à terme fixe aux bons à intérêt progressif. Au-delà des principes généraux, le Conseil restreint fixe pour 1964 et 1965 le montant des emprunts à long terme, l’encours des bons sur formules et la réduction du plancher de bons du Trésor détenus par les banques. Si ces mesures ont été amorcées auparavant, comme on l’a vu, elles opèrent alors un tournant important : d’une part, elles font l’objet d’une décision politique prise à haut niveau, ce qui leur confère une certaine solennité ; d’autre part, des objectifs chiffrés ont été assignés au Trésor, ce qui implique une contrainte plus forte dans la gestion et la définition d’une nouvelle priorité : l’exécution des opérations du Trésor ne devra pas entraîner de création nette de monnaie.
34Naît alors un concept, celui de « neutralité monétaire » du Trésor. La suppression de l’action monétaire du Trésor et donc de son rôle d’État banquier est désormais l’objectif affiché et officiel de son désengagement des circuits de financement : « La neutralité actuellement recherchée est donc un objectif global et quantitatif : c’est l’absence de recours du Trésor à des moyens de financement de nature directement ou indirectement monétaire »78, écrit l’un des responsables de la trésorerie, qui souligne la « voie étroite impartie dorénavant au Trésor » : « rendre leur place normale aux mécanismes de marché, tout en conservant des moyens de contrôle et d’orientation, et même en accroissant l’efficacité de ceux-ci ». Ceci ne signifie pas donc pour autant une doctrine de neutralité totale aux yeux du Trésor. La politique de la trésorerie conserve une place dans la définition et l’orientation de la politique conjoncturelle. L’application stricte de ce nouveau principe de neutralité a ainsi permis une action déflationniste du Trésor pour l’année 1964, que le directeur du Trésor ne juge pas opportun de prolonger en 1965, « dans la mesure où la gestion de la Trésorerie ne peut sur ce point être assurée avec une précision suffisante »79.
2. Les obligations cautionnées.
35Un circuit de financement du Trésor reste cependant à l’écart des critiques extérieures et pour cause : il faut être de la « maison » pour connaître et comprendre le système des obligations cautionnées ! Fidèle à ses méthodes, la direction continue sur la lancée de la fin des années 1950 à chercher le moyen, non pas de supprimer, mais de réduire la progression d’un système de financement, plutôt hétérodoxe, sur lequel la trésorerie s’appuie depuis de longues années. Les entreprises s’engouffrant dans la brèche laissée ouverte en dépit de l’encadrement du crédit, le montant du portefeuille total (OC non mobilisables, mobilisables ou en cours d’encaissement) a en effet fortement augmenté depuis 1963 (85 milliards distribués à la fin de 1963), avec une hausse de 27 % de l’encours total entre le 1e r mars 1963 et le 29 février 196480. Mais alors qu’auparavant le volume des mobilisations auprès de l’institut d’émission inquiétait les autorités monétaires, c’est maintenant l’endettement du Trésor par les OC qui préoccupe avant tout la direction – nouvelle conjoncture oblige – comme l’indique la présentation du tableau ci-dessous :
36Plutôt qu’une limitation autoritaire du volume, les experts de la direction penchent pour une action progressive et en douceur sur la durée81 et les taux de crédit. Avec l’appui de M. Pérouse, les bureaux souhaitent donc accroître l’écart entre le taux de base bancaire et le taux des OC, qui étaient jusqu’alors presque toujours alignés, du fait des taux de commissions des OC inférieurs à ceux des commissions bancaires. Pour la première fois en avril 1964, le taux d’intérêt des OC est supérieur d’un point (5 %) à celui du taux d’escompte (4 %), au grand dam des entreprises82. Mais ceci n’est en réalité qu’une mesure conjoncturelle liée aux mesures de restriction du crédit. Dès mai 1965, la direction du Trésor propose une baisse du taux de 5 à 4,5 %, pour accompagner la baisse du taux d’escompte, « mesure qui irait dans le sens de la réduction du coût du crédit conformément à la politique générale actuellement suivie par les pouvoirs publics »83. Alors que le ministre des Finances souhaite par la même occasion réduire la remise du comptable de 1 %84, l’alliance objective de la direction des Douanes, de la direction générale des Impôts et du Trésor fait échouer son projet85. Une fois encore, la réforme est différée du fait de résistances administratives, assises sur des motivations diverses. Pour les responsables de la trésorerie, le système continue d’offrir des avantages de souplesse d’utilisation vis-à-vis du compte à la Banque de France :
« [Les OC], c’était notre « petite poire pour la soif » et c’est là-dessus qu’on faisait nos ajustements quotidiens. Parce que le compte du Trésor à la Banque de France avait à l’époque un gros inconvénient, il n’était pas rémunéré. Donc, l’objectif était d’avoir zéro, enfin, un tout petit peu plus, d’avoir un franc, pas plus. Et pour cela, on se servait des obligations cautionnées »86.
37La chronique des obligations cautionnées est significative des effets pervers d’un système d’alimentation de la trésorerie, dont la rigidité finit par nuire au Trésor et que ce dernier ne peut supprimer, se contentant, selon sa méthode habituelle, d’une réduction progressive des taux pour diminuer leur pouvoir d’attraction.
38Au-delà de la réforme structurelle de l’alimentation du Trésor, la politique monétaire subit des inflexions contradictoires, au gré de la conjoncture : abaissement des planchers de bons du Trésor de 25 % à 7,5 % entre 1960 et 1965, puis action restrictive sur le crédit en raison du plan de stabilisation entre 1963 et 1965. En revanche, le système de crédit ne connaît guère de modification au cours de la première moitié des années 1960.
39Parallèlement, la réglementation bancaire fait quelques timides ouvertures entre 1960 et 196587. Ces quelques assouplissements sont opérés dans l’optique de développer les capacités du marché financier, ce qui, après la lutte contre l’inflation, constitue la préoccupation essentielle du début de la décennie. Le désengagement du Trésor s’accompagne logiquement d’une nouvelle politique en faveur de l’épargne privée.
C. LE MARCHÉ FINANCIER ET L’ÉPARGNE, NOUVELLES PRIORITÉS
40La lancinante question de l’étroitesse du marché financier, qui justifiait jusqu’à présent, aux yeux de ses instigateurs, l’intervention publique dans le financement des investissements et plus particulièrement le maintien du Trésor-banquier, rebondit dès le début des années 1960, à la faveur de la croissance et de la stabilité monétaire retrouvée. En corollaire de la refonte des circuits du Trésor, diverses initiatives vont éclore entre 1960 et 1965. À la différence de la réforme des circuits de la trésorerie qu’elle subit plutôt qu’elle ne propose, la rue de Rivoli s’implique sur ce secteur de l’épargne et du développement du marché financier. Plusieurs mesures plus ou moins spectaculaires prises entre 1961 et 1965 contribuent à multiplier presque par deux le volume d’émissions sur le marché financier entre 1958 (8,68 milliards de F) et 1965 (15,39 milliards de F)88. Sans entrer dans les détails d’un sujet qui mériterait de plus amples développements, il n’est pas inutile de s’arrêter sur quelques aspects qui caractérisent la période. À l’initiative de W. Baumgartner, l’organisation de la Bourse est réformée en œuvre89. On note que les objectifs avancés par la direction du Trésor ne visent pas seulement un souci de simplification pour les usagers, mais prennent également en considération la mise en route de la Communauté économique européenne et la libération des mouvements de capitaux, qui rendent plus sensibles les inconvénients d’un double marché des intermédiaires de Bourse ; la fusion devant ainsi permettre à la Bourse de Paris de jouer un rôle « dans un cadre géographique élargi »90. La même année, sur la demande insistante du Premier ministre, le Trésor étudie la création d’un nouveau type d’actions, les actions privilégiées, destinées à protéger les actionnaires les plus anciens en cas d’augmentation de capital. Les obstacles juridiques et fiscaux avancés par les services convainquent le ministre d’enterrer provisoirement le projet91.
41En réalité, l’arrivée de Valéry Giscard d’Estaing à la tête du ministère des Finances consacre le véritable tournant. Le nouveau ministre des Finances expose dès juillet 1962 la possibilité « de décharger, dans une certaine mesure, le Trésor de son rôle de transformateur d’épargne qui contribue indirectement à dégrader le marché financier en rendant trop attrayants les taux du marché monétaire »92. Surtout, dès juin 1962, le ministre a commandé à un groupe d’experts93 un rapport sur le financement des investissements. L’objectif fixé au comité est décrit en termes choisis : définir les moyens de développer l’épargne à long terme et étudier « non seulement la recherche des modes de placements individuels ou collectifs susceptibles d’accroître l’épargne à long terme, mais aussi le recours raisonné – c’est-à-dire uniquement déterminé par l’adaptation des ressources et des besoins, sans tenir pour acquises les affectations existantes – aux organismes transformateurs [Trésor et Caisse des dépôts et consignations] »94. Parallèlement, des études sur les expériences étrangères sont lancées, comme celle d’un jeune inspecteur des Finances, Jean-Yves Haberer, alors en stage à Washington, qui étudie les procédés de transformation de l’épargne aux États-Unis et leur possible transposition en France95. Rendu un an plus tard, le rapport Lorain analyse la situation de l’épargne en France et fait apparaître des évolutions de doctrine intéressantes. Par deux fois, le rapport souligne la nécessité pour les entreprises de recourir à l’autofinancement, auparavant si décrié96, et cela même dans l’hypothèse d’une extension du marché financier. Ce changement d’attitude sur l’autofinancement, lié à l’assainissement de la situation économique et financière, est également le signe d’un virage libéral de la part des experts. Nous l’analyserons dans le chapitre suivant.
42Une fois n’est pas coutume, hommage est rendu au rôle tenu par les Sociétés de développement régional (SDR) dans les prêts à long terme, qui illustre le succès des emprunts collectifs. Autre constat surprenant, le crédit à moyen terme, si largement critiqué au moins depuis 1957 pour ses conséquences inflationnistes, constitue pour les experts un exemple réussi de la transformation de l’épargne, réalisée « dans des conditions qui la rendent à la fois efficace et prudente », grâce à une pratique « vieille de dix-huit ans »97. Si les banques portent en 1962 plus des deux tiers des crédits à moyen terme, la garantie de bonne fin n’est plus assumée par la seule Banque de France et les risques monétaires du crédit à moyen terme mobilisable tombent d’eux-mêmes : la réponse du comité Lorain aux accusations de Rueff, si prompt à dénoncer la brèche ouverte dans le contrôle de la masse monétaire, est claire. Pourtant, le 30 septembre 1963, le général de Gaulle envisage une réforme brutale du crédit à moyen terme mobilisable. Proposée par le secrétaire général du Conseil national du crédit, Jean- Maxime Lévêque, la mesure tend à supprimer toute possibilité de mobilisation, auprès de l’Institut d’émission, de crédits à moyen terme d’équipement, en dehors de leur période terminale. Largement dénoncée par le bureau de la Trésorerie, pour lequel les critiques de ce mode de financement reposent sur une analyse erronée : « il ne paraît guère raisonnable de vouloir supprimer un mode de financement intermédiaire entre le court terme bancaire et le long terme directement financé sur ressources d’épargne »98, la réforme verra cependant le jour en 1965, ce qui montre une fois encore le poids de l’Élysée et de ses conseillers en matière financière99.
43Si ce mode de financement offre aux yeux des experts un exemple réussi de transformation, le débat central sur la transformation par les banques n’est pas tranché par le Comité, car il renvoie à la spécificité du système monétaire français, fondée sur le rôle de « prêteur en premier ressort » de la Banque de France100. Évoquée prudemment dans le rapport, la politique bancaire est vivement dénoncée dans une note interne par l’un des experts du comité, Jean Saltes, sans doute plus libre de s’exprimer au Crédit national qu’à la Banque101. S’il critique l’attitude traditionnelle de la Banque de France, qui n’a jamais cherché à modifier son comportement vis-à-vis du système bancaire, il en rend également responsable la tarification bancaire, qui interdit à la Banque de France d’être « le prêteur en dernier ressort »102. La transformation, qu’il estime parfaitement orthodoxe sur le plan de la doctrine de Keynes, serait possible et même « séduisante », si la politique des taux d’intérêt était réformée et les moyens d’action de la Banque de France élargis. Cependant, les difficultés de mise en œuvre apparaîtront selon lui du côté des praticiens, « de tous ceux qui ont appris, mis en œuvre et enseigné ce qui, depuis près d’un siècle a été considéré comme la doctrine fondamentale de la banque française »103. Le rôle des banques dans la transformation des capitaux étant jugé « prématuré »104, celui joué par le Trésor et la Caisse des dépôts, loin d’être remis en cause, est a fortiori considéré comme nécessaire et, selon les conclusions du rapport, doit être maintenu. La période est encore au libéralisme raisonné... De même, le rapport Lorain soulève-t-il explicitement le problème de la « hiérarchie réelle » des taux, qui prend en compte les avantages fiscaux de l’épargne à court terme (notamment ceux des bons du Trésor, des bons de la Caisse nationale de crédit agricole et des dépôts dans les Caisses d’épargne) et qui ne fait qu’accroître la préférence pour la liquidité des épargnants ; mais ses recommandations en la matière restent assez vagues105 : il n’est pas question de supprimer ces avantages qui profitent à la trésorerie publique.
44Si prudentes et modérées qu’elles puissent apparaître, une grande partie des recommandations du comité Lorain seront adoptées et mises en œuvre. Devenu la référence obligée de la décennie en matière de réflexion sur l’épargne, le rapport Lorain connaît en effet des retombées importantes et rapides, perceptibles à travers la politique active en faveur de l’épargne menée à partir de 1963 ; politique à laquelle le Trésor, en raison de ses fonctions de tutelle du marché financier, a largement participé, avec parfois quelques réserves.
45La volonté d’attirer l’épargne du public passe d’abord par une incitation fiscale importante : toutes les propositions du comité ne seront pas retenues, mais un certain nombre de suppressions de taxes et d’exonérations d’impôts seront mises en place en 1964 et 1965. Le développement de l’information des actionnaires et les premiers soucis de transparence, avec référence aux États-Unis, apparaissent, d’où des obligations étendues et précisées de la part des sociétés106. En corollaire, dans la ligne préconisée par le rapport, le ministre lance et suit avec attention la création ou le développement de nouveaux types d’émissions destinées à inciter les entreprises comme les épargnants à s’investir dans le marché financier, mais également à les protéger. Autant le Trésor s’était montré réticent quatre ans auparavant sur le projet d’actions privilégiées, autant il se montre docile et actif sur celui des actions à vote plural107. L’impulsion donnée par le rapport Lorain, auquel il est souvent fait référence dans les notes du Trésor, est évidente. En revanche, l’idée d’obligations convertibles en actions, proposée par le comité Lorain et que J. de Fouchier souhaite mettre en œuvre en 1964, est accueillie avec réserve par M. Pérouse : à des difficultés juridiques et fiscales s’ajoute pour le directeur du Trésor le risque d’une protection insuffisante des actions de la Compagnie bancaire108.
46En second lieu, dans un souci de simplification de l’accès au marché des petits actionnaires, et sous la pression des partenaires du Marché commun109, les SICAV (sociétés d’investissement à capital variable) et les FCP (fonds communs de placement), créés en décembre 1957 mais restés lettre morte, sont vivement recommandés par le rapport Lorain. La prudence, comme son souci de conserver le contrôle des circuits financiers, commande l’attitude du Trésor qui, s’il estime souhaitable d’autoriser la constitution de SICAV, demande qu’elles soient soumises à une autorisation préalable du ministère des Finances et que leurs placements soient réglementés110. En revanche, il se prononce fermement contre la création des FCP, en raison de la faible protection juridique des propriétaires dans le droit français. Ses arguments ont-ils porté ? Le décret du 20 septembre 1963 permet le démarrage des SICAV ; dès 1964, on peut en recenser neuf. Mais nulle trace des FCP... Fondamentale pour le développement de l’épargne à long terme, l’incitation au développement des obligations fait également l’objet de mesures fiscales en 1965.
1. Le calendrier des émissions menacé ?
47En revanche, lorsque le ministre des Finances souhaite supprimer le contrôle préalable des émissions d’emprunts obligataires, mis en place depuis 1946, assoupli en 1957 mais encore en vigueur, la direction du Trésor s’oppose fermement à son projet et pour cause : c’est tout un pan des modalités de son intervention économique et financière qui serait supprimé. En effet, la nouvelle politique financière menée depuis le début des années 1960 a eu pour effet de transférer les charges du financement du secteur public sur le marché financier : entre 1960 et 1964, les émissions du secteur public ont augmenté de 131 %, celles du secteur privé de 29 %111. Aussi, à défaut d’une réorientation des ressources du secteur public, est-il nécessaire à ses yeux de canaliser les demandes du secteur privé pour éviter un déséquilibre du marché ; d’où le nécessaire maintien d’un contrôle restrictif et de la ligne malthusienne poursuivie par le Trésor en matière d’autorisation : « La politique du département au cours des dernières années pour le privé a été de limiter l’accès au marché financier aux seules entreprises industrielles pour des investissements rentrant dans le cadre du Plan et excluant les entreprises procédant à des investissements « superflus » et les entreprises financières »112. La suppression de l’autorisation risquerait donc d’entraîner non seulement une hausse des taux d’intérêt des emprunts obligataires mais aussi un engorgement du marché. Le directeur du Trésor s’attache à démontrer que l’échelonnement des grands emprunts existe quasiment sur tous les autres marchés financiers, qu’il soit opéré par les autorités monétaires ou les établissements placeurs. Mais cette dernière éventualité est repoussée par le directeur du Trésor, qui ne voit pas d’un bon œil une situation dans laquelle « le plus important des établissements de crédit ou la plus importante des banques d’affaires régneraient en maître sur le calendrier ». C’est clairement défendre la légitimité de la tutelle et de l’action du Trésor, représentant de la puissance publique, dans l’orientation du marché financier. Plus largement, cette volonté de maintenir une prérogative héritée de la pénurie s’explique également par le fait qu’une part importante de l’intervention micro-économique passe dorénavant par cette demande d’autorisation, ce que M. Pérouse n’hésite pas à rappeler clairement au ministre : « l’examen du programme de financement soumis à l’occasion des demandes d’autorisation d’émission est l’une des seules possibilités dont dispose l’administration pour exercer une certaine orientation sur la politique d’investissements des entreprises »113. Il laisse là encore transparaître la pratique d’intervention du Trésor dans la gestion financière des entreprises, pratique « qui s’efforce de maintenir chez les émetteurs une juste et saine proportion entre les charges obligataires des sociétés et le montant de leurs fonds propres »114. Pour ne pas conclure trop négativement, le directeur du Trésor propose au ministre la création d’un comité consultatif au sein duquel les placeurs et les emprunteurs seraient représentés... Il semble que le projet du ministre ait été abandonné.
48Ce document donne la mesure de l’étendue du pouvoir exercé par le Trésor depuis 1946 en matière d’orientation des investissements ainsi que des doctrines qui sous-tendent ses prises de position. Il dévoile également l’un des aspects de l’action de M. Pérouse jusqu’à présent peu décrit, celui d’un homme qui défend ardemment les intérêts de sa direction et qui n’est pas aussi libéral que son expérience et son passé auraient pu le laisser croire.
2. Une pensée bien hexagonale.
49Mais c’est sans doute quand il s’agit d’Europe que les réticences du Trésor en matière de libéralisation apparaissent les plus fortes.
50Comme lors du projet ministériel de suppression de l’autorisation d’émission115, la Communauté européenne est parfois utilisée comme une référence obligée pour justifier une position ou agiter des risques. Plus explicitement, les réticences du Trésor se manifestent à l’occasion des demandes concrètes d’émission de la part d’émetteurs étrangers qui lui sont nécessairement adressées. Certaines réserves semblent dictées par un protectionnisme étroit116, d’autres obéissent à des préoccupations plus complexes. Ainsi, en 1965, lors du lancement simultané dans plusieurs pays européens de l’emprunt de la société italienne ENEL (société nationale regroupant les entreprises italiennes d’électricité), le Trésor fait-il l’objet de démarches pressantes de la part des banques (J. Guyot), du gouverneur de la Banque d’Italie, M. Carli et de R. Marjolin117. Néanmoins la prudence inspire la réponse du Trésor qui craint l’échec de l’opération pour trois raisons : l’insuffisance des ressources à long terme en France, le « douloureux souvenir » des expériences étrangères d’avant 1914 ou de l’entre-deux-guerres, les inconvénients pour les placements français qui seront retardés d’autant118. La politique suivie est donc jusqu’à présent celle d’une ouverture parcimonieuse du marché français. Cependant « l’internationalisation progressive des marchés » qui accompagne l’apparition des « capitaux flottants » fait évoluer sa position vers un peu plus d’ouverture. La pression extérieure d’une partie de l’establishment financier et politique comme celle des partenaires français au sein du Marché commun l’obligent aussi à réviser sa position. Mais il apparaît clairement en retrait des projets sur l’unification des marchés européens : « À la différence de R. Marjolin je ne pense pas qu’une intégration un peu poussée des marchés financiers puisse véritablement précéder une éventuelle intégration, très progressive, des systèmes monétaires [...]. Aussi longtemps que subsisteront en Europe des monnaies distinctes devront subsister également des marchés autonomes »119. S’inclinant devant la raison d’État, mais sans grand enthousiasme, M. Pérouse devra par ailleurs faire pression auprès des banques pour faire placer, difficilement, l’emprunt européen120. Ses réserves trouvent ici leur justification !
51Pour mémoire enfin, deux aspects de la politique de l’épargne de la première moitié des années 1960 méritent d’être ici mentionnés : en premier lieu, le secteur de la construction fait l’objet d’importantes réformes121, dont l’institution du compte épargne-logement en 1965, mécanisme de financement moins restrictif que celui de l’épargne-crédit créé en 1959, puis la création du plan épargne-logement, vraisemblablement décidé par le Trésor quelques années plus tard122. Enfin le souci de développer des produits d’épargne dans le public a abouti à créer un deuxième livret de caisse d’épargne, mais non défiscalisé et non limité en dépôts comme l’est le livret A123. Ceci s’explique sans doute par la nécessité croissante de développer les ressources de la Caisse des dépôts, devenue le transformateur le plus important avec le désengagement progressif du Trésor.
52Cette période se caractérise également par une ouverture plus grande aux expériences étrangères, comme le montrent l’étude de la transformation aux États-Unis, celle du marché monétaire britannique, ou bien encore de la crise de trésorerie belge de 1957. L’entrée en vigueur du Marché commun est prise en compte, bon gré mal gré, dans les cadres de pensée : d’une part, la CEE est intégrée, même négativement, dans les raisonnements et les argumentations ; d’autre part, les travaux d’études s’échangent entre le Service des études économiques et financières et les comités de Bruxelles permettant une irrigation progressive de la sphère financière publique. On relève la présence de membres du Trésor, mais surtout du SEEF, au Comité de politique conjoncturelle et au Comité de politique monétaire. D’autre part, le Comité de politique économique de l’OCDE trouve chez M. Pérouse un chaud partisan, en raison de la qualité des intervenants, de la liberté de parole dont chacun dispose et de la confidentialité des débats124. À titre d’exemple, des études sur les nouvelles méthodes d’analyse monétaire utilisées en Hollande, émanant du FMI. ou de la CEE, circulent au Trésor dans les années 1958-1961125. Les premiers détachements à la Commission de Bruxelles favorisent également les échanges de vue et l’ouverture aux pratiques des autres pays européens, même si la nomination de Claude Piétra en 1961 comme chef de la division « Coordination des politiques monétaires et financières » reste une exception126.
53En conclusion de cette première sous-partie sur les évolutions en matière de trésorerie et de crédit, il est clair que le procès fait aux responsables de la rue de Rivoli doit être nuancé : depuis 1959, progressivement puis par à-coups en 1963, le Trésor change ses habitudes et ses doctrines. Certes, la libéralisation opérée sur ses secteurs d’activité s’est faite de l’extérieur, que ce soit grâce aux politiques, à la Banque de France, aux banques, ou bien encore et toujours, à J. Rueff. Le rôle de ce dernier est apparu déterminant dans l’impulsion des réformes financières et monétaires. L’intérêt de l’historien pour son parcours est aiguisé. Comment le théoricien économiste a-t-il réussi à l’appui d’un réseau politique et administratif hétérogène à se faire entendre, quelque quarante ans après l’élaboration de sa doctrine ? Ceci renvoie à une interrogation plus large sur la durée de vie des théories économiques, ou bien encore à l’hégémonie de l’influence de Keynes en France qui n’a pas permis le développement d’une pensée libérale pendant plusieurs décennies.
54Du point de vue de la chronologie des décisions, le plan de stabilisation mérite d’être intégré comme étant une phase importante dans le processus des réformes profondes qui touchent la politique économique et financière. À l’intérieur d’un plan aux remèdes classiques et conjoncturels mais finalement d’inspiration dirigiste127, s’est révélé un autre ensemble de mesures structurelles qui tendent à libéraliser le système financier français.
55Du point de vue des centres de décision, l’Élysée a montré son implication directe dans les problèmes économiques et financiers ; étonnamment, l’intervention de G. Pompidou sur ces questions n’apparaît pas : ne serait-ce pas le signe d’un contact direct entre le général de Gaulle et V Giscard d’Estaing ? Il ne faudrait pas pour autant mésestimer le poids d’un homme ayant eu l’expérience de la vie des affaires au travers de ses années passées à la Banque Rothschild.
56La lutte contre l’inflation dessine l’arrière-plan des initiatives prises durant ces cinq années. Si ce nouvel impératif est facilement admis par les hauts fonctionnaires en poste au Trésor, les modalités de la lutte contre l’inflation sont plus difficilement acceptées, car elles remettent en question le système érigé depuis plus d’une décennie. Dans une stratégie défensive, isolé face aux projets relativement libéraux qui alimentent ces initiatives, remis en question dans son rôle d’expert incontesté des questions monétaires et financières, le Trésor tente de freiner une libéralisation jugée trop brutale. Ses positions évoluent cependant vers un réformisme prudent, dicté tout autant par ses soucis récurrents de sécurité de la place et de protection de l’épargne que par sa volonté de maintenir des interventions publiques en matière financière, ou bien encore de protéger l’économie française contre les tempêtes extérieures. Au nom d’un savant mélange d’intérêts variés-ceux de la France, de l’épargne, du marché financier, du Trésor-, le dirigisme financier persiste, mais des brèches s’entrouvrent sous la pression d’intervenants extérieurs. La prudence du Trésor en matière de réformes est-elle alors justifiée ? Pour la modernisation économique et financière du pays, la réponse est mitigée : nous avons vu lors de l’emprunt ENEL qu’une partie de ses arguments s’était vérifiée ; sur d’autres points, comme la réforme de l’alimentation de la trésorerie, la politique des bons du Trésor, sa position est difficilement défendable. Du point de vue de l’organisation et de sa stratégie, son monopole de la tutelle de l’épargne et du marché financier et ses responsabilités traditionnelles en la matière, appuyées sur une forte expertise technique et une mémoire des dossiers, ne conduisent-ils pas inévitablement à une défense de l’ordre établi ? Le gardien de la trésorerie n’est-il pas dans son rôle lorsqu’il met en avant les risques, les méfaits ou les effets pervers de telle ou telle réforme ? Certes, la direction du Trésor semble avoir perdu l’élan dynamique et modernisateur qui la caractérisait depuis 1945. Critiquée, attaquée au sein des plus hautes sphères de l’État dans son domaine régalien, la direction du Trésor avait quelques raisons de se rebiffer. Sous la houlette d’un directeur finalement très « politique », elle a su défendre son expertise et modérer les ardeurs de conseillers élyséens ; en faisant adopter des méthodes douces et progressives, elle a pesé sur le rythme des réformes. D’une certaine manière, sa capacité à évoluer lui a permis de préserver son influence.
57La nécessité de libéraliser les circuits de financement entre peu à peu, de force certes, dans les mentalités des responsables de la trésorerie et du marché financier. La nouvelle génération d’énarques qui entrent en fonction à la fin des années 1950 ou au début des années 1960, moins indulgente vis-à-vis de l’héritage de l’après-guerre que ceux qui l’ont vécu, est marquée par cet effort de libéralisation128. Mais cette lucidité apparente se heurte à une forte résistance culturelle et fonctionnelle d’une organisation qui a construit une grande partie de sa puissance de l’après-guerre sur l’intervention économique et financière de l’État.
58Le désengagement budgétaire qui accompagne le désengagement monétaire du Trésor en est une autre illustration.
II. LA « NEUTRALITÉ » DES FINANCES PUBLIQUES
59Caractéristique de l’ambiguïté des premières années gaullistes, le discours du retour aux mécanismes de marché côtoie celui de l’impératif d’expansion et de développement industriel dont l’État doit donner l’impulsion. Au discours sur la réduction de l’impasse budgétaire et la nécessaire privatisation des financements s’oppose l’analyse comptable qui témoigne de la remarquable stabilité de la répartition des modes de financement de l’investissement entre 1958 et 1967, et ce, en dépit de la débudgétisation et des mesures prises en faveur de l’épargne.
60Cette dichotomie entre le discours et la réalité trouve son explication à différents niveaux. D’abord, elle est significative de l’étroitesse de la marge de manœuvre des politiques en matière d’investissement public. Les engagements de l’État ne peuvent être supprimés d’un trait de plume. En second lieu, si V Giscard d’Estaing entend bien réduire la part de l’État dans l’économie, les principes d’action de Michel Debré, le principal artisan des réformes entre 1960 et 1962, s’articulent autour de l’expansion129, de la stabilité et du maintien d’un certain rôle de l’État. Lors de son retour aux affaires en 1966, il aura d’ailleurs à cœur de relancer l’économie par une politique budgétaire active.
A. UNE NOUVELLE REMISE EN QUESTION DU FDES
61Enfin, si la part des fonds publics dans le financement de l’investissement se maintient tout au long de la décennie aux alentours de 20 %, le FDES est cependant touché par une baisse sensible de ses dotations, fortement réduites en 1964 et 1965, en raison du plan de stabilisation et de la volonté politique de retour à l’équilibre budgétaire. L’évolution en volume des dotations du fonds et de leurs révisions porte la marque de la politique délibérée menée depuis 1960.
62Supprimer les ressources monétaires du Trésor tout en évitant le recours à l’emprunt implique une solution radicale qui va au-delà d’une réforme de l’alimentation de la trésorerie. Il s’agit bel et bien de supprimer l’impasse et donc de transférer certaines charges du Trésor à d’autres. Ceci est visible à travers le tableau de répartition des moyens de financement (part des organismes spécialisés et compagnies d’assurance). Parallèlement, le retour annoncé de la rigueur financière a fixé l’impasse budgétaire à 600 milliards de F depuis 1959. Il ne s’agit pas – pas encore – du retour au strict équilibre budgétaire, mais à une impasse raisonnable, qui soit financée si possible par des ressources non monétaires. La préparation du budget de 1961 illustre la nouvelle philosophie en matière de financement public. Afin de tenir dans le cadre de l’impasse désormais limitée à 600 milliards de F, les réunions préparatoires au cabinet du ministre évoquent la possibilité de financer les investissements des entreprises publiques par le recours au moyen terme, jusqu’alors si décrié, et le relèvement de leurs tarifs130. L’hypothèse évoquée de réduire la dotation du FDES à 3 000 milliards de F est contrée par M. Pérouse au nom de plusieurs arguments qui donnent un premier aperçu des contraintes financières issues de la débudgétisation. Le 20 juin 1960, le directeur du Trésor expose ainsi au ministre131 la difficulté de réduire plus encore les dépenses d’investissements, en raison de leur caractère rigide ; quant au financement par le moyen terme, il est « exclu en règle générale ». Surtout, M. Pérouse fait apparaître les limites de la politique de débudgétisation des investissements publics, alors considérée comme une solution alternative pour financer les investissements : l’appel à la Caisse des dépôts n’est pas illimité, le recours à l’emprunt des entreprises publiques ne peut également être étendu à l’infini. La mise en garde contre une débudgétisation trop importante est précisée lors de la préparation de la loi de Finances pour 1963 : « Le problème qui se pose aujourd’hui est celui de savoir si les prévisions budgétaires actuellement faites pour 1963 n’anticipent pas sur ce mouvement [de développement de l’épargne et de nouvelles sources de financement] au point de rendre en fait inévitables, en raison de l’insuffisance de l’épargne par rapport à ce qui lui serait ainsi demandé, un retour à des financements monétaires, c’est-à-dire la réapparition de germes certains d’inflation »132. Le directeur du Trésor touche là une corde sensible du ministre. Il obtiendra certes une révision à la hausse de la dotation pour 1961. Mais de 1962 à 1965, le volume des prêts du FDES sera fortement diminué, et la « débudgétisation » accélérée du fait du plan de stabilisation.
63Dès juillet 1962, le nouveau ministre alerte le conseil de direction du FDES sur son souhait de réduire à terme la dotation du fonds133. Le plan de stabilisation va lui fournir l’occasion de mettre en œuvre des réformes qui dépassent la simple action conjoncturelle : la limitation du découvert fixée à 4,75 milliards de F pour 1964 implique non seulement une réforme des circuits d’alimentation du Trésor, mais également une accélération de la débudgétisation à partir de 1964. Les mesures préconisées par de Gaulle lui-même en matière budgétaire pour la préparation du budget de 1965 sont visiblement appuyées et intensifiées par V Giscard d’Estaing, qui reprend publiquement l’idée d’inscrire l’équilibre budgétaire dans la Constitution134, tandis que le Premier ministre défend la poursuite de l’expansion135.
64Sur la question du financement des investissements, les orientations de V Giscard d’Estaing sont affirmées lors de la discussion du programme d’investissements pour 1965136, alors que l’impasse a été officiellement supprimée : la croissance des dépenses publiques, secteur public compris, ne doit pas dépasser celle du PIB. La débudgétisation doit s’étendre aux organismes spécialisés autres que la Caisse des dépôts137. La couverture des besoins des entreprises publiques devra faire appel plus largement aux dotations en capital : le ministre demande aux experts d’élaborer une doctrine définissant a priori les besoins en dotations en capital et les besoins en prêts. Enfin, bien que V Giscard d’Estaing considère que le conseil de direction du FDES soit « un excellent organisme pour la préparation des décisions annuelles », le FDES ne devrait être selon lui « qu’une alternative au marché »138, dont les taux doivent être rapprochés de ceux pratiqués par ce dernier. Ne laisser à l’État qu’une place résiduelle dans le financement de l’investissement marque le signe d’une orientation clairement libérale de la part du nouveau ministre.
65Face à ce changement de cap, la position du Trésor telle qu’elle apparaît dans les textes est une fois encore tout en nuances ; bien que le responsable de la trésorerie de l’État ne puisse qu’approuver la réduction des charges qui incombent au Trésor, il réitère ses objections quant à la débudgétisation des investissements. Si le directeur du Trésor admet la nécessité de poursuivre une « politique budgétaire stricte », il continue de mettre l’accent sur la difficulté de réduire excessivement le déficit « en dessous de la ligne » : « Même si, comme il est souhaitable, la politique de réduction de l’" impasse " est poursuivie, voire accentuée, une telle évolution n’aboutira que difficilement à la disparition totale du découvert du Trésor »139. Autrement dit, certaines dépenses du Trésor (prêts à long terme et charges de la dette) sont incompressibles et ne peuvent être ni supprimées ni transférées.
B. LA DÉBUDGÉTISATION DE 1963 : LA FIN DU CONTRÔLE DES INVESTISSEMENTS ?
66Dans la double perspective de la réduction du déficit budgétaire et du démantèlement du système financier autour du Trésor, le désengagement de ce dernier ne peut s’opérer que grâce au transfert accru des charges de financement sur d’autres organismes, principalement la Caisse des dépôts et consignations. Cet établissement public, bras séculier du Trésor qui a crû dans son ombre au fur et à mesure du développement de l’intervention de l’État mais surtout grâce à F. Bloch-Lainé qui le dirige depuis 1953, prend un peu de sa place de banquier de l’investissement et de transformateur d’épargne. Les tableaux ci-dessous mettent en évidence le développement continu, régulier puis accéléré, de ses activités de banquier para-public.
67Au-delà des conséquences pour la trésorerie, les risques d’un transfert trop important vers la Caisse sont soulignés par Pérouse dès avant l’accélération de la débudgétisation de 1964 : d’une part, l’incertitude sur les montants réels dont peut disposer la Caisse soumet le financement des investissements à des aléas ; d’autre part, le directeur du Trésor met en avant les risques inflationnistes de ce mode de financement, sujet sur lequel il sait le ministre sensible : « Un accroissement trop rapide du volume des ressources de la Caisse peut représenter un facteur inflationniste dans la mesure où le volume des capitaux drainés s’accroissant trop vite, et les capitaux recueillis n’ayant plus le caractère d’épargne, d’autres secteurs, et notamment le secteur bancaire, en pâtiraient »140. Enfin, la Caisse des dépôts devenant ainsi « une gigantesque Caisse d’équipement », le directeur du Trésor se demande s’« il ne serait pas sans inconvénient de laisser se développer près du Trésor, mais néanmoins hors de lui, un autre instrument [que le Trésor] doté d’une telle capacité d’intervention ». Pour y remédier, l’éventualité d’un contrôle parlementaire ou administratif renforcé de la Caisse engendrerait des effets pervers habilement soulignés par le directeur du Trésor : « ne risquerait-on pas alors, par un étrange paradoxe, d’être amené ainsi à « rebudgétiser » indirectement ce que l’on a directement « débudgétisé » ? L’argument n’est pas aussi rhétorique qu’il paraît. En parallèle à la débudgétisation, l’idée d’une Caisse nationale d’investissement, si chère à F. Bloch-Lainé, est reprise en 1963 par le Conseil économique et social141: entre les mains de l’ancien directeur du Trésor au faîte de sa popularité, l’éventualité d’un pouvoir grandissant de la Caisse évoquée par M. Pérouse peut devenir réalité. F. Bloch-Lainé reconnaît a posteriori que la menace d’un contrôle renforcé sur la Caisse existait alors avec V Giscard d’Estaing, « qui trouvait que cet établissement était trop indépendant et qui souhaitait avoir davantage en main l’utilisation de ses fonds »142. Cependant le directeur général de la Caisse, s’il s’estime satisfait d’avoir eu les moyens de développer les activités de l’établissement grâce à la débudgétisation, s’inquiète à l’époque, comme le directeur du Trésor, d’un accroissement trop important des transferts sur celui-ci, en raison de risques proprement financiers de non-couverture, et reste fidèle à la conception du Trésor-banquier qu’il a érigée : « En définitive, le Trésor seul est responsable de la bonne réalisation des financements. Il lui appartient présentement de coordonner les divers instruments financiers du secteur public dont la Caisse des dépôts fait partie »143. Sous le double effet de la débudgétisation et du plan de stabilisation, le Trésor est donc appelé à renforcer son contrôle sur les activités de prêts de la Caisse. Les directives qui sont adressées à l’établissement en matière d’orientation des prêts pour 1964 sont à tout le moins précises et sans appel, comme l’indique la lettre du ministre, rédigée par le bureau C2, au directeur général de la Caisse. Il lui est expressément demandé de ramener le volume de ses prêts aux collectivités locales à leur niveau de 1963, soit à 4,5 milliards de F au lieu des 5 prévus144. De même tout dépassement de prêt qui ne fait pas l’objet d’une subvention supplémentaire par l’État doit être refusé. Le ministre termine sa lettre par une formule pour le moins directive : « Il va de soi qu’en dehors de ces mesures, vous aurez d’une façon générale à vous montrer moins libéral dans l’octroi des prêts que consent votre établissement pour l’ensemble des opérations non subventionnées »145. À partir du début de 1965, des mécanismes de surveillance des prêts de la Caisse des dépôts sont mis en place et l’évolution de ses engagements pour l’année est transmise au ministre146. La fin du compte-rendu en dit long sur la mise sous tutelle de la Caisse : « Conformément aux directives du ministre, le directeur de la Caisse des dépôts a donné pour consigne à ses services de provoquer un freinage aux engagements de prêts par ralentissement du rythme d’examen des dossiers. » Instrument traditionnel de soutien de la trésorerie, puis bras séculier de l’intervention économique publique, la Caisse devient un instrument de réglage conjoncturel du crédit. Le Trésor ne s’est pas vu supplanté dans la distribution des crédits, bien au contraire : grâce au contrôle qu’il a mis en place, avec l’appui du ministre, le transfert d’une partie de ses activités à la Caisse lui permet de faire faire plutôt que de faire lui-même, tout en contrôlant étroitement l’octroi des prêts.
68Le budget de 1965 sera le premier budget en équilibre, sans impasse autorisée. Face à la demande du ministre de supprimer les opérations du « dessous de la ligne », soit une réduction des charges de 1,8 milliard de F, le directeur du Trésor continue de mettre en garde le ministre contre les problèmes considérables qui s’ensuivraient et qui ne pourront selon lui être résolus par des expédients, tel qu’« un délestage » supplémentaire du Trésor sur la Caisse147. Dans l’éventualité d’une nouvelle présentation du budget en équilibre qui se fait jour en 1964148, le Trésor étudie à la demande du ministre l’insertion des charges de l’amortissement de la dette publique dans le budget. Parmi les multiples obstacles soulevés par le directeur, on retiendra ceux qui touchent à sa conception du rôle de l’État, dont l’extension des attributions depuis le début du xxe siècle légitime à ses yeux le maintien d’un endettement public149 ; le rôle conjoncturel attribué à la politique budgétaire avec notamment la nécessité d’un découvert budgétaire « dans le cadre d’une politique de lutte contre la récession », est aussi souligné. Le directeur insiste en outre sur l’inconvénient d’une mise sous contrôle du Parlement de la gestion de la dette publique. Habilement, M. Pérouse mêle arguments politiques, doctrine économique et héritage pour tenter de convaincre du bien-fondé de sa position.
69En réalité, la politique de désengagement mise en œuvre n’est pas entièrement bénéfique pour la trésorerie. La substitution des dotations en capital aux prêts est certes destinée à éviter un trop grand endettement extérieur et à permettre des investissements moins coûteux pour les entreprises publiques. Mais elle est pour le Trésor moins bénéfique (l’intérêt versé est moins important encore que celui fixé pour des prêts du FDES). Avec la débudgétisation se développe également une politique de garanties et de bonifications d’intérêt, relancée depuis le début des années 1950 : de 870 millions de francs en 1960, ces dernières s’élèvent à 2,59 milliards en 1968150. Système hérité des années de pénurie, la bonification d’intérêt apparaît comme une transition qui accompagne et adoucit la débudgétisation, une forme d’intervention déguisée, qui permet à l’État de continuer à orienter les secteurs d’investissement, mais qui pèsera durablement sur les charges du Trésor. La débudgétisation se limiterait-elle à un effet d’annonce ? Certes non, mais elle est sans doute plus favorable au budget qu’à la trésorerie, qui subit des charges d’intérêt supplémentaires, au demeurant difficiles à évaluer. Même s’il y trouvait avantage du point de vue de la trésorerie, le Trésor ne perd pas ses habitudes dirigistes, qui par ailleurs le confortent dans son rôle d’État-banquier.
70S’il est difficile pour le directeur du Trésor de s’opposer frontalement à une volonté politique aussi ferme que celle de Giscard d’Estaing, ses écrits le montrent plus que réservé sur les mesures prises. Qu’en est-il du reste de la direction qui voit ainsi s’opérer une réduction de son territoire ? D’un côté, le secrétaire du FDES, Philippe Dargenton, se souvient avoir eu à batailler avec le ministre – son camarade de promotion de l’inspection – sur les dotations du FDES : « Il voulait toujours réduire les arbitrages du FDES, et moi, je défendais mon ours »151. Mais il n’est plus le seul intervenant de la direction du Trésor sur la question des investissements. Dans le prolongement du mouvement amorcé à la fin des années 1950, le rôle croissant du bureau A4 « Financement des investissements » tend à substituer au sein de la direction une optique plus budgétaire, plus restrictive que celle qui prédominait grâce au FDES et à la 2e sous-direction152. Des frictions internes apparaissent ainsi entre le bureau A4 et le conseil de direction du FDES sur la décision en matière de financement des entreprises nationales. En 1959, le bureau chargé du Financement des Investissements, bien que membre du comité spécialisé du FDES n° 4, se plaint ainsi auprès du directeur de n’avoir pas été consulté par le Commissariat au Plan pour la préparation des programmes des entreprises nationales : « J’ai l’honneur de proposer au directeur de rappeler au Commissariat au Plan que toute modification de chiffre devra se faire à l’avenir en accord avec la direction du Trésor (bureau du Financement des investissements), dans le cadre bien entendu des avis du conseil de direction du FDES et en liaison avec son secrétariat »153. Des logiques et des styles différents se concurrencent : face à ce bureau A4 « jacobin » et « restrictif », le secrétariat du FDES apparaît « plus politique », « plus diplomate »154.
71L’évolution culturelle de la direction en matière de financement des investissements se manifeste également par le perfectionnement de ses instruments d’analyse. Élaboré dans ces années par le bureau A4155, le fameux « tableau carré » qui ordonne une nouvelle présentation des besoins et des ressources de financement pour l’année devient le cadre obligé des choix faits en amont par la direction : inévitablement, les besoins sont réduits en fonction des ressources. Préféré au Tableau des opérations financières du SEEF, jugé trop théorique et peu utilisable, l’outil d’analyse conditionne partiellement les options en matière d’investissement156. Mais l’outil ainsi redéfini n’est-il pas lui-même le fruit d’une évolution doctrinale sur les investissements publics ? Il est en tout cas représentatif des nouveaux cadres de pensée qui s’inscrivent dans la logique financière du moment.
72Cependant, si l’optique change, grâce au contrôle que la direction conserve sur la définition des besoins de financement et sur l’octroi des prêts, son pouvoir d’intervention en amont dans le financement des investissements est apparemment maintenu, comme se plaît à le souligner Philippe Dargenton :
« J’ai vécu pendant les vingt ans de ma vie au Trésor sur l’héritage de Bloch-Lainé, héritage qui s’effiloche un petit peu au fil de la débudgétisation ; encore que les débudgétisations, cela ne me gênait pas du tout : c’était toujours nous qui fixions les enveloppes, seulement ce n’était plus le budget qui payait. Moi, cela ne me gênait pas outre mesure. On dit : on va transférer à la Caisse des dépôts tel ou tel truc. Qui est-ce qui fixait le montant ? En principe, c’était toujours le FDES »157.
73L’analyse des interventions économiques du Trésor dans le chapitre suivant permettra d’affiner la réponse.
74Dans le cadre de ce regain de l’orthodoxie poincariste qui séduit certains anciens, nostalgiques de cette époque (comme M. Lorain158), le Trésor ne suit donc le mouvement que dans la mesure où les financements économiques peuvent être assurés, préférant la souplesse d’action à la rigidité de principes trop contraignants. Sa logique de fonction, qui pousse au maintien de son emprise, tempère sa nouvelle logique économique, obligée de prendre en compte le mouvement de libéralisation de l’économie et le nouveau contexte européen. La montée en puissance au sein de la direction du bureau A4 de la 1re sous-direction reflète le retour sur le devant de la scène de la logique financière. La direction n’a pas fait pour autant sa révolution culturelle ; ses éléments novateurs sont encore peu nombreux et cantonnés à des postes de moindre responsabilité. Tant que le mythe Bloch-Lainé se déploie à la Caisse des dépôts, tant que ses héritiers sont aux commandes, le passé peut difficilement être renié.
75Relativement méconnus et masqués par le train de décisions spectaculaires des années suivantes, les aspects novateurs de la période 1960-1965 apparaissent, après analyse, évidents en matière monétaire et financière. On le doit sans aucun doute à l’influence avérée de Rueff sur les décideurs politiques mais également au rôle prépondérant que ces derniers ont voulu jouer sur la scène monétaire et financière au début de la Ve République : C. de Gaulle, bien sûr, mais aussi v. Giscard d’Estaing, qui, dans une conjoncture difficile, a entamé des réformes en profondeur et préparé celles de M. Debré. Face à cette avalanche d’initiatives qui ressortissent à son domaine de compétence, le Trésor se montre bel et bien en retrait. Constamment sur la défensive, il subit une forte pression politique, caractéristique de la nouvelle période qui s’est ouverte depuis 1958. Il réussit néanmoins à maintenir certaines de ses prérogatives ainsi que son contrôle sur les investissements. La débudgétisation, qui profite politiquement au ministre en exercice, ne s’opère pas finalement au détriment du Trésor, qui, soutenu par un ministre soucieux de conserver des outils d’intervention, réussit à maintenir sa surveillance sur le financement des investissements. Mais avec la débudgétisation, le rôle du FDES perd de son ampleur.
76Ébranlée par la remise en cause de ses pratiques, concurrencée dans son rôle d’expert, la direction offre une image conservatrice et frileuse, en rupture avec celle de la décennie précédente, qui ternit son prestige. N’est-il pas significatif que pour la première fois en 1962 un administrateur civil choisisse plutôt la Caisse des dépôts que le Trésor à la sortie de l’ENA159 ?
Notes de bas de page
1 Lui succédera à la tête de la Banque de France un autre « ancien » et non des moindres, Jacques Brunet.
2 Selon le témoignage de l’intéressé, entretien biographique avec A. Georges-Picot, entretien n° 10, cassette n° 12, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1989. Bien évidemment, ce poste ne constitue pas une promotion, un directeur du Trésor pouvant prétendre à celui de gouverneur de la Banque. Il s’agit d’un poste d’attente puisque R-P. Schweitzer sera nommé en septembre 1963 directeur général du FMI, fonction qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 1974.
3 Ces informations et celles qui suivent nous ont été données par sa veuve, interviewée par nos soins en 1996.
4 Elles ont été confiées au Comité pour l’histoire économique et financière.
5 AP Pérouse, « Banque de France 1957 », note du 17 juillet 1957, « Les conditions d’un ajustement monétaire », 5 p. dactylographiées, souligné dans le texte.
6 AP Pérouse, « Banque de France 1957 », note du 9 août pour P. Calvet, « Réflexions sur l’opération proposée », 2 p. dactylogr.
7 AP Pérouse, « Banque de France, Conseil national du crédit, divers », projet de note sur les restrictions du crédit privé et la trésorerie de l’État, 25 novembre 1957, 6 p. dactylogr.
8 Id.
9 Cette note a été retrouvée dans les archives privées de R. Goetze, alors au cabinet du général de Gaulle. AP Goetze, « note sur le choix d’une politique économique », 26 juin 1958, 9 p. dactylogr.
10 Id.
11 Entretien thématique avec l’auteur, entretien n° 2, cassette n° 2, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1996.
12 Entretien thématique de P. de Vogüé avec l’auteur, entretien n° 1, cassette n° 1, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1993.
13 Entretien thématique d’E. Delaporte avec l’auteur, entretien n° 2, cassette n° 2, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1995. Énarque (promotion Paul Cambon 1951), administrateur civil à la direction du Trésor au bureau B1-B2 de 1953 à 1962, il est nommé chef du bureau A4 en 1962, puis sous-directeur de l’Épargne et du Crédit en 1967.
14 Selon le témoignage de Ph. Dargenton, entretien thématique avec l’auteur, entretien n° 1, cassette n° 1, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1994. Comme dans beaucoup d’administrations, la qualité demandée en priorité au directeur par ses collaborateurs est de défendre sa direction, ses intérêts, ses avis, face aux politiques.
15 La correspondance de M. Debré avec M. Pérouse est à cet égard éclairante. « Vous me manquez, je dirais même que vous me manquez beaucoup. Je continue à être effrayé de l’immobilisme des administrations, des ministères, et même des ministres ! » écrit-il à son ancien conseiller le 22 août 1960. Voir AP Pérouse, « Trésor, Affaires générales, 1 », Les demandes de M. Debré concernent aussi bien les problèmes d’outre-mer que la décentralisation ou la politique du crédit.
16 S’il revient sur le devant de la scène grâce à A. Pinay en 1958, ses liens avec les proches de De Gaulle comme E. Burin des Roziers, lui permettent d’avoir l’oreille de l’Élysée. Voir notamment Combats pour l’ordre financier, op. cit., dans lequel J. Rueff reproduit ses lettres envoyées dès 1959 au ministre des Finances et au général de Gaulle. À partir de 1962, J. Rueff siège au Conseil économique et social, tribune qui lui permet de faire connaître et de répandre ses idées. Il est également membre de la Commission des comptes de la Nation.
17 AP Pérouse, « Trésor, Affaires générales », note pour le Premier ministre, 28 février 1961, 5 p. dactylogr. et AWB, 3 BA 34, DR7, lettre au général de Gaulle du 5 mai 1961.
18 Ce dîner réunit de nombreuses personnalités, dont Paul Reynaud ainsi que des journalistes ; Maurice Pérouse y assiste. Le discours sera repris dans l’ensemble de la presse d’information.
19 J. Rueff, Discours sur le crédit, ex. dactylogr., p. 21 et suiv.
20 J. Rueff, Combats pour l’ordre financier, op. cit.
21 Lettre au ministre des Finances du 4 février 1959, reproduite ibid., p. 261, très critique sur l’alimentation du Trésor.
22 AP Pérouse, « Réflexions sur la thèse exposée par M. Rueff le 5 décembre 1961 », note de M. Pérouse du 6 décembre 1961. D’autres notes non signées répondent aux accusations de J. Rueff largement reprises et commentées dans la presse. Si la doctrine de Rueff s’étend à d’autres domaines, dont celui de la balance des paiements et la politique salariale, ne sont ici relevés que les aspects touchant à la politique du crédit et à la monnaie.
23 Il serait intéressant d’analyser pour quelles raisons la pensée libérale des années d’avant-guerre revient en force dans les années 1960.
24 ABF, « Marché monétaire, Bons du Trésor 1929-1962 », 01 397 19 94 03, boîte 68. On note que les décideurs monétaires nient à Rueff sa capacité à comprendre la spécificité du système financier français et lui reprochent à demi-mot de vouloir lui substituer le modèle anglo-saxon qu’eux-mêmes jugent inadapté à la situation française. L’exception française, mythe ou réalité ? Selon S. Guillaumont-Jeanneney, le terme de marché monétaire ne recouvre pas la même réalité chez Rueff et chez les experts de la rue de Rivoli. « La politique monétaire française sous la présidence du général de Gaulle », art. cit., p. 89.
25 Entretien thématique avec l’auteur, entretien n° 1, cassette n° 1, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1995. Énarque (promotion Guy Desbos 1954), administrateur civil au Trésor de 1956 à 1960, chef du bureau de la Trésorerie de 1960 à 1967. Cependant, l’avenir donnera raison à Rueff.
26 Voir M. Lelart, « Les résultats à deux ans », 1958. La faillite ou le miracle..., op. cit., p. 75- 90.
27 Notamment S. Guillaumont-Jeanneney, Politique monétaire et croissance économique en France 1950-1966, Paris, Colin, 1969 et M. Lelart, art. cité.
28 Ainsi, en brossant le tableau de la situation de la monnaie et du crédit, le directeur du Trésor s’enorgueillit-il des mesures prises depuis 1959 lors de l’entrée en fonction de V Giscard d’Estaing. Note pour le ministre du 18 avril 1962, déjà citée.
29 AEF, fonds Trésor, B 51 016 « Réserves obligatoires », projets Saltes. Voir aussi AEF, fonds Trésor, B 51 018, « Liquidités, encadrement du crédit », D2, note de P. Berger (Conseil national du crédit) du 16 février 1960 proposant un système de réserves.
30 AEF, fonds Trésor, B 51 016, « Réserves obligatoires », note du SEEF du 1ER décembre 1959.
31 AEF, fonds Trésor, B 51 016, « Réserves obligatoires », note du bureau Al du 18 novembre 1959.
32 AWB, 3BA7, DR7, note du directeur du Trésor pour le ministre du 3 octobre 1960, 6 p. dactylogr. Il semble que Saltes soit alors assez isolé, la Banque de France ayant également écarté officiellement le choix d’un système de réserves obligatoires, jugé inadapté à l’organisation du crédit en France.
33 Id.
34 Ibid. Note du bureau A1 non datée, souligné par nous. Il est intéressant de constater que la répartition des attributions entre Banque de France et Trésor est le fruit d’un équilibre fragile que le Trésor veille à respecter.
35 Id.
36 AEF, fonds Trésor, B 51 017, « Planchers de bons du Trésor », note de A. Boccon-Gibod direction des Études de la Banque de France du 21 février 1962, sur la poussée des crédits à court terme.
37 On peut la deviner à travers les nombreux courriers qu’il adresse au ministre des Finances, au général de Gaulle ou bien encore au Premier ministre, reproduits dans ses OEuvres complètes, chapitre XVIII, Paris, Plon, 1977. La référence à ses idées apparaît explicitement dans quelques notes d’études de la Banque de France. Voir AP Pérouse, « Trésor, crédit et politique monétaire » et « Trésor, Affaires générales ».
38 Il est intéressant de constater que, si le coefficient de trésorerie a été effectivement décidé et instauré le 6 octobre 1960 par la Banque de France, dans la présentation officielle voulue par le ministère des Finances, c’est l’abaissement des planchers de bons du Trésor, décidé le 22 décembre 1960, qui a entraîné la création du coefficient de trésorerie afin d’éviter une formation excessive des liquidités...
39 De 4,24 milliards de F en 1959 et 1960, le poste des bons du Trésor en compte courant passe à -2,13 milliards de F en 1961 et 1962. Source : AP Pérouse, Trésor Public 2, « Réflexions sur la situation de trésorerie », note du 14 janvier 1963, 5 p. dactylogr.
40 AP Pérouse, « Notes pour le ministre, 1963-1964 », note du 24 septembre 1963, 18 p. dactylogr. À la différence des années 1950, les préoccupations concernant la dette publique apparaissent clairement dans les notes du Trésor. Hormis le fait que le poids de la dette est relativement accru du fait de la stabilité monétaire, on ne peut pas ne pas y voir l’influence indirecte de Rueff dont c’est l’un des leitmotive.
41 AEF, fonds Trésor, B 51 018, D3, « Généralités », note pour le ministre du 18 avril 1962, 13 p. dactylogr.
42 C’est ainsi qu’il se définit lui-même. Mais l’école libérale offre alors une vaste palette doctrinale, entre le libéralisme classique de Pinay, le libéralisme antimalthusien de Rueff ou bien encore le « libéral-dirigisme » de Debré...
43 Dans le même sens que J. Rueff, A. Prate dénonce ainsi l’absence de contrôle de la masse monétaire par les autorités monétaires : « La vérité reçue – contestée par quelques rares spécialistes, dont Jacques Rueff-était qu’en l’absence d’un marché financier bien organisé collectant une épargne suffisante des ménages, un financement monétaire de l’expansion était non seulement acceptable, mais même recommandable », 1958. La faillite ou le miracle ?, op. cit., p. 93.
44 AEF, fonds Trésor, B 51 018, D6. M. Poniatowski demande à M. Pérouse le 18 avril 1962 une note sur « l’évaluation des risques inflationnistes » que peut engendrer « l’accroissement très rapide des disponibilités monétaires en 1961 ». Cependant la réponse du Trésor ne juge pas la situation alarmante, les autorités monétaires disposant, selon lui, des moyens pour contrôler cette expansion... Voir également J.-M. Levêque, En première ligne, Paris, Albin Michel, 1986, p. 95.
45 AEF, fonds Trésor, B 51 018, D6, note n.s., n. d. La réponse de la direction du Trésor à la demande du directeur de cabinet se veut rassurante : la situation n’est pas alarmante et les autorités monétaires disposent de moyens pour contrôler l’expansion... Il est clair que le Trésor n’a pas anticipé le risque inflationniste engendré par l’accroissement des liquidités : manque de lucidité, ou sclérose des analyses, figées sur des concepts dépassés ?
46 Jean-Maxime Lévêque est conseiller économique de l’Élysée entre 1960 et 1964, fonction qu’il cumule avec celles de secrétaire général du Conseil national du crédit. Énarque (promotion Union française de 1948), inspecteur des Finances, il entre à la direction des Finances extérieures en 1950 puis devient administrateur suppléant du FMI et de la BIRD avant d’être nommé directeur des finances et de la trésorerie de la BEI de 1958 à 1960. Si l’on croise son témoignage écrit, En première ligne, op. cit., et celui d’A. Peyrefitte, C’était de Gaulle, op. cit., tome II, Paris, Ed. de Fallois-Fayard 1997, l'initiative du plan provient de l'Élysée. Il manque cependant les échos de la rue de Rivoli.
47 Sur le détail du plan de stabilisation, voir l’analyse critique de J. Wolf, « Le plan de stabilisation du 12 septembre 1963. Remarques à propos d’une esquisse chronologique », Revue de science financière, janvier-mars 1966, n° 1, p. 69-137.
48 Telle est en tout cas la problématique posée lors du colloque 1958. La faillite ou le miracle ?, op. cit. Voir notamment les communications d’A. Prate et de P. Fabra.
49 Les contours de ce réseau sont difficiles à cerner. Rappelons que c’est A. Pinay qui fait appel à J. Rueff en 1958. C. de Gaulle est convaincu du bien-fondé de ses initiatives par son proche entourage à l’Élysée, dont J.-M. Lévêque, E. Burin des Roziers. A. Prate, qui pourtant est alors en poste à Bruxelles et ne devient conseiller économique de l’Élysée qu’en 1967, a clairement servi de relais à la pensée de Rueff dans les années 1960. Dans le domaine de la politique extérieure, il ne faut pas oublier les anciens collègues de J. Rueff au Mouvement général des fonds, M. Couve de Murville et G. Guindey, dont l’autorité morale a pu jouer en faveur de Rueff. Bien que rétrospectifs, les propos d’A. Dupont-Fauville, qui est conseiller au cabinet de Gaulle en 1958-1959 puis conseiller au cabinet de Debré de 1959 à 1962, autorisent à le classer parmi les partisans de Rueff de la première heure (voir notamment son témoignage dans 1958. La faillite ou le miracle ?..., op. cit., et Jacques Rueff, Leçons pour notre temps, Actes du colloque pour le centenaire de sa naissance, organisé par le Commissariat général au Plan, Paris, Economica, 1997).
50 C. de Gaulle, Mémoires d’espoir, tome II, Paris, Plon, 1971, p. 210.
51 A. Prate, « La rechute de 1963 et le plan de stabilisation », in 1958. La faillite ou le miracle ?, op. cit., p. 99.
52 En première ligne, op. cit., p. 96.
53 En première ligne, op. cit., p. 79. Rappelons que J.-M. Lévêque est lui-même inspecteur des Finances.
54 Id., p. 80. Ceci explique-t-il cela ? On constate effectivement que les partisans de Rueff ne font pas partie du sérail du ministère des Finances ou de la Banque de France.
55 Hormis M.-H. Schroeder, déjà cité, les autres témoins se gardent bien d’évoquer le personnage. Lorsque l’on connaît leur propension à citer les personnalités avec lesquels ou pour lesquels ils ont travaillé, ce silence est éclairant.
56 Voir notamment la lettre au ministre des Finances du 18 mai 1959, reproduite dans Œuvres complètes, tome I, De l’aube au crépuscule, Paris, Plon, 1977, p. 244.
57 AP Pérouse, note de la direction générale des Titres du 5 décembre 1960, 8 p. dactylogr. Le directeur du Trésor s’inspire nettement des travaux de réflexion de son ancienne maison. Ses archives privées, destinées, rappelons-le, à la publication de ses mémoires, recèlent plus de notes de la Banque que du Trésor.
58 AEF, fonds Trésor, B 11 732, note pour le ministre du bureau Al, signée par Pérouse, du 11 mars 1963, 12 p. dactylogr.
59 Id.
60 AP Pérouse, note pour le ministre du 24 septembre 1963, 18 p. dactylogr. On notera qu’il est rare que le Trésor adresse au ministre des notes d’une telle longueur. Sans aucun doute le directeur du Trésor tient-il ici à exposer sa compétence technique, qui fait, selon lui, défaut à ses censeurs, et qui lui permet de rendre son point de vue plus crédible. Cet exposé tend également à dépassionner – voire dépolitiser – le débat pour rendre la parole aux « vrais » experts de la rue de Rivoli. On rappellera qu’après le départ de C. Hannezo en 1963, le Trésor n’est pas représenté au cabinet de V Giscard d’Estaing.
61 Commandé par V. Giscard d’Estaing à un groupe d’experts, le rapport Lorain propose des mesures nouvelles en faveur du financement des investissements. Voir supra.
62 Il ne faut pas oublier que dès cette époque le remboursement anticipé de la dette extérieure à long terme est entrepris. Cumulé avec les engagements à court et moyen terme envers le FMI, il a provoqué pour le Trésor une charge supplémentaire de plus de 4 milliards de francs pour les années 1962 et 1963.
63 AP Pérouse, note pour le ministre du 24 septembre 1963, déjà citée, texte souligné par nous. Il s’agit en réalité d’une concession formelle aux conceptions de Rueff, plusieurs notes internes de la direction ne prenant pas en compte les bons sur formules dans les ressources monétaires.
64 La prise de position de Pérouse renvoie très clairement aux termes d’une lettre de Rueff au ministre des Finances du 4 février 1959, reproduite dans son autobiographie, Œuvres complètes, tome I, De l’aube au crépuscule, op. cit., p. 242 et suiv.
65 Ibid.
66 AP Pérouse, « Trésor public 2 », note n. s, n. d., sous chemise « Ministère des Finances » 11 p. dactylogr.
67 Face à toute tentative de réforme sont avancées les mêmes argumentations que dans les années 1950 : risque pour la trésorerie, risque politique et étroitesse du marché financier.
68 AEF, fonds Trésor, B 51 018, note du SEEF, datée de 1964, sur le débat relatif aux origines de l’inflation en France. Il est significatif que ce papier soit dans les archives du bureau Al.
69 AP Pérouse, « Trésor public 2 », note de la direction du Trésor, n.s., du 22 novembre 1963, 16 p. dactylogr. Le constat est le même que celui opéré par Pérouse en 1957 : ce sont les charges du Trésor qui conduisent à des circuits inflationnistes. Mais l’analyse d’alors s’arrêtait à ce constat fataliste...
70 Id.
71 Entretien thématique avec l’auteur, entretien n° 3, cassette n° 3, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1995.
72 AEF, fonds Cabinets, 1 A 420, « Trésorerie 1958-1964 », rapport du SEEF sur le budget économique de 1964 et perspectives pour 1965, mai 1964. Les experts entendent lutter contre cette idée fausse de l’inflation inéluctable, mais cette préoccupation apparaît bien tardivement.
73 AP Pérouse, Trésor Public 2, « Réflexions sur la situation de trésorerie », n. s., 14 janvier 1963, 5 p. dactylogr.
74 En première ligne, op. cit., p. 97 et suiv. Le rôle de J.-M. Lévêque sur ce point est aussi relevé par A. Peyreffitte, C’était de Gaulle, op. cit., tome II, p. 336. Au cours du Conseil des ministres du 14 novembre, le général de Gaulle laisse entendre que les mesures de lutte contre l’inflation et « les mauvaises pratiques invétérées de l’État » sont encore à venir (id., p. 336).
75 Lettre citée dans En première ligne, op. cit., p. 96, et reproduite intégralement dans A. Prate, Les batailles économiques du général de Gaulle, Plon, 1978, p. 152 et suiv. Le texte dactylographié du paragraphe de la lettre du général concernant le Trésor a vraisemblablement été transmis par J.-M. Lévêque à M. Pérouse (voir AP Pérouse, Trésor Public 2).
76 AP Pérouse, Trésor public 2, « Fin 1963. Financement du Trésor, financement de la construction ».
77 Les objectifs concernant le financement de la construction ne sont pas décrits ici ; il s’agit de la réduction progressive du crédit à moyen terme à la construction.
78 D. Georges-Picot, « Aspects nouveaux de la gestion de la trésorerie publique », Bulletin vert, n° 29, décembre 1964-janvier 1965.
79 AP Pérouse, Trésor Public 1, « Gestion de la trésorerie, divers », note pour le ministre du 6 octobre 1964 « Réflexions sur la gestion de la trésorerie », 10 p. dactylogr. La conception de la neutralité de la monnaie développée par M. Friedman ne semble pas être encore en vogue au ministère des Finances. V Giscard d’Estaing lui-même semble favorable au maniement conjoncturel de la politique monétaire « plus souple et plus fine » que la politique budgétaire. Voir à ce sujet T. de Valence, Les politiques monétaire, budgétaire et conjoncturelle en France 1959-1974, DEA sous la direction de F. Caron, Université de Paris IV 1998.
80 En francs courants. AEF, fonds Trésor, B 51 018, D5, note de A1 pour le directeur, 18mars 1964.
81 Id. L’idée de réduction de la durée de 4 mois des OC, déjà évoquée avant 1958, se heurte à des obstacles juridiques et administratifs (réticence des services fiscaux).
82 Ibid. Ce relèvement des taux d’intérêt des OC est critiqué par le président de la chambre de commerce et d’industrie de Paris, lettre du 22 mai 1964.
83 AEF, fonds Trésor B 11 738, rapport au ministre sur la baisse des taux des obligations cautionnées, 13 mai 1965, signé des directeurs des Douanes, du Trésor et des Impôts.
84 AEF, fonds Trésor, B 51 018, D5, note du 13 mai 1965, n.s. Une annotation manuscrite de P. de Vogüé pour ses collaborateurs témoigne des fluctuations de la pensée du Trésor sur la question : « La question reste toujours posée de savoir si l’écart entre le taux des OC et le taux de base reste toujours opportun et n’est pas un peu excessif ». Au-delà des objectifs de réduction de coût général du crédit, il s’agit de satisfaire aux nombreuses réclamations des entreprises, ou bien encore de minimiser les risques pour la trésorerie de variations brutales de l’encours d’obligations cautionnées... La marge de manœuvre est de plus en plus étroite !
85 AEF, fonds Trésor, B 51 018, D5. L’accord se fait sur une baisse du taux d’intérêt plutôt que sur une baisse du taux de remise.
86 E. Delaporte, entretien thématique avec l’auteur, entretien n* 2, cassette n° 2, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1995. Étienne Delaporte est chef du bureau de la Trésorerie de 1963 à 1967.
87 Il y a eu assouplissement de la réglementation sur les guichets de banque en 1960, mais non suppression. On note que sur la question des conditions de banque, les recommandations de J. Rueff sur la suppression des taux minima n’ont pas été suivies, mais qu’en janvier 1965 les taux de base ont été abaissés par le Conseil national du crédit. Ces timides réformes de la politique du crédit seront analysées dans un chapitre ultérieur consacré à la période 1966-1967.
88 Source : Rapport du fonds de développement économique et social, 1966.
89 Loi rectificative pour 1960 du 29 juillet 1961, qui prévoit la fusion du marché officiel de la Bourse de Paris et du marché des courtiers en valeurs mobilières, au détriment de ces derniers qui se voient retirer le droit d’effectuer des négociations en valeurs mobilières.
90 AEF, fonds Trésor, B 52 444, note du bureau C2, n. d., n.s., sur le projet de réforme.
91 AEF, fonds Trésor, B 11 715, note de M. Pérouse pour le ministre du 5 octobre 1961.
92 AEF, fonds Trésor, 23 D7, P.-V de la séance du conseil de direction du FDES du 24 juillet 1962.
93 Composition du comité : président, Maurice Lorain, président de la Société générale ; Raymond Barre, professeur à l’université de Caen ; François Bloch-Lainé ; Emmanuel Lamy, PDG de la Banque de l’Union parisienne ; Dominique Leca, président du groupe des compagnies d’assurance L’Union ; Jean Louis, président de la Société française de constructions Babcock et Wilcox ; Maurice Polti, président de l’association nationale des Sociétés par actions ; Jean Saltes, PDG du Crédit national ; Pierre-Paul Schweitzer, sous-gouverneur de la Banque de France ; Roger Truptil, président du Crédit Vendôme et vice-président du groupe d’emprunt de la Construction électrique. On relève la présence de six inspecteurs des Finances, dont trois anciens du Trésor.
94 « Rapport du comité chargé d’étudier le financement des investissements », Introduction, Statistiques et Études Financières, numéro spécial, novembre 1963.
95 Entretien biographique avec l’auteur, entretien n° 1, cassette n° 1, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1995. Selon ce témoin, le rôle d’impulsion de V Giscard d’Estaing a permis également des études sur le Japon, la Grande-Bretagne et l’Allemagne. J. de Fouchier et P. Besse à la compagnie bancaire, G. Plescoff à la Caisse des dépôts seraient selon lui les instigateurs de la transformation. J.-Y. Haberer, énarque (promotion 1959), inspecteur des Finances, entre au Trésor comme chargé de mission au secrétariat du FDES en 1963 ; il devient secrétaire du conseil de direction du FDES en 1965.
96 Rapport Lorain, op. cit., p. 1413 et p. 1487. On se souvient des réticences des hauts fonctionnaires du Trésor sur l’autofinancement des entreprises dans les années 1950, synonyme d’ententes et de rentes de situation abusives.
97 Ibid.. p. 1476.
98 AP Pérouse, Trésor Public 1, « Observations sur le projet de réforme du réescompte du crédit à moyen terme », note du bureau Al, n.s., n. d., 6 p. dactylogr.
99 La durée des crédits à moyen terme sera allongée de cinq à sept ans et les possibilités de réescompte auprès de la Banque de France seront limitées. Notons que le comité Lorain avait proposé un allongement de leur durée.
100 Rapport Lorain, op. cit., p. 1482. Le recours important au réescompte auprès de l’Institut d’émission en fait un prêteur en premier ressort et la transformation risque alors de se traduire par un financement monétaire des investissements.
101 Jean Saltes, polytechnicien, inspecteur des Finances (promotion 1930), est sous-gouverneur de la Banque de France de 1945 à 1960. Il est président du Crédit national de 1960 à 1973.
102 AEF, fonds Trésor, B 50 609, dossier « Financement des investissements 1963-1968, Travaux du comité Lorain », note de J. Saltes sur les investissements à terme d’une fraction des dépôts à vue des banques, n. d.
103 Id. Tout en se référant à Keynes, J. Saltes approuve les critiques de Rueff, « bien que mal formulées », sur le niveau élevé du taux réel de l’escompte.
104 M. Lorain, Conférence prononcée le 19 novembre 1964 à la Chambre nationale des conseillers financiers (AEF, fonds Trésor, B 50 609).
105 Rapport Lorain, op. cit., p. 1478 et suiv.
106 AEF, fonds Trésor, B 11 754, note pour le ministre, rédigée par le bureau C2, qui constate le retard français par rapport aux États-Unis. Serait-ce les prémisses de la Commission des opérations de Bourse ?
107 AEF, fonds Trésor, B 11 740, note du bureau C2 pour le ministre du 20 octobre 1963. Mais le système ne sera instauré que lors de la loi de Finances rectificative pour 1964, en 1965.
108 AEF, fonds Trésor, B 11 753, note pour le ministre du 30 décembre 1964.
109 L’acquisition de parts des fonds communs de placement n’est pas autorisée pour des non-résidents en France. Les partenaires de la France ont demandé la levée de cette exception purement française. Voir rapport Lorain, op. cit., p. 1459.
110 AEF, fonds Trésor, B 11 738, note pour le Premier ministre du 13 septembre 1963. Lors de la rédaction du décret d’application, le Trésor souhaite notamment que l’actif des SICAV comprenne au moins 30 % d’une part de fonds d’État, d’obligations françaises ou de dépôts. Sa position sera retenue.
111 AEF, fonds Trésor, B 11 762, note de M. Pérouse pour le ministre du 21 septembre 1965 sur le contrôle des émissions d’emprunts obligataires.
112 Id. On relève ici la référence aux orientations du Plan, qui demeurent l’un des critères de choix sectoriels de soutien aux investissements privés. La notion d’investissements « superflus » apparaît plus arbitraire.
113 Ibid. Souligné par nous. Face à la baisse continue des prêts du FDES, autre outil d’intervention du Trésor, c’est en effet l’un des seuls moyens de contrôle des investissements privés qui subsistent.
114 Ibid. La préoccupation concernant l’endettement des sociétés ne l’incite pas encore à défendre l’autofinancement. Voir supra.
115 Id. En effet au regard de la réglementation du Marché commun, il ne peut exister de mécanisme discriminatoire à l’égard d’émetteurs étrangers : la suppression du contrôle pour les Français impliquerait la suppression de celui pour les étrangers : la politique sélective poursuivie par la France ne pourrait plus se maintenir.
116 Le Trésor se montre ainsi très réservé sur la demande d’introduction en Bourse de 230 millions d’actions de Fiat, au regard de « la concurrence redoutable pour nos constructeurs » qui serait accrue du fait de la cotation à Paris. AEF, fonds Trésor, B 11 735, note pour le ministre du 6 juin 1963. Sans doute conscient du nouveau contexte introduit par le Marché commun, il demande les instructions du ministre, qui donne son accord à l’autorisation.
117 Robert Marjolin est un économiste bien connu des hauts fonctionnaires des Finances. Directeur la DREE (1945), commissaire général adjoint au Plan (1946-1948) puis secrétaire général de l’OECE (1948-1955), il participe à la préparation du traité de Rome ; il est vice-président de la commission de la CEE de 1958 à 1967.
118 AEF, fonds Trésor, B 11 757, note pour le ministre du 30 avril 1965 : « Projet d’émission en France d’un emprunt obligataire ENEL ».
119 Id. Des conceptions divergentes sur l’union monétaire européenne se dessinent pour l’avenir...
120 AEF, fonds Trésor, B 11 762, note de M. Pérouse pour le ministre du 21 septembre 1965. L’enjeu devient national : il s’agit d’« éviter un échec pour la place de Paris ».
121 Dès 1962 une limitation des effets à moyen terme destinés à la construction est proposée par la Banque de France le Crédit foncier et le Trésor. Voir AWB, 3 BA 58, DR4. Le rapport Sadrin rendu en septembre 1964 propose également de réformer les prêts spéciaux de la construction, de développer l’épargne à court terme pour la construction et amorce les premières réflexions sur la création d’un marché hypothécaire. Bien que sous la tutelle du Trésor, ce vaste secteur est ici volontairement mis de côté, car il fait l’objet des recherches de S. Effosse.
122 Selon le témoignage d’E. Delaporte, entretien thématique avec l’auteur, entretien n° 3, cassette n° 3, entr. cité. E. Delaporte devient sous-directeur de l’Epargne et du Crédit en 1967.
123 Décret du 24 décembre 1965. Il s’agit de développer l’épargne à court terme « transformable » par la Caisse des dépôts. Les négociations avec la commission supérieure des Caisses d’épargne ont été visiblement difficiles tant sur le plafond des deux livrets que sur leur taux d’intérêt et sur la liberté laissée aux Caisses d’épargne d’employer 50 % des dépôts (loi Minjoz). Voir AEF, fonds Trésor, B 11 764 et B 11 765. Voir également le témoignage de L. de la Coste Messelière qui s’occupe des Caisses d’épargne au Trésor de 1960 à 1967, entretien biographique avec Ph. Masquelier, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1996.
124 Voir AEF, fonds Trésor, B 11 753, note de M. Pérouse pour le ministre du 1er décembre 1964 sur les activités du Comité de politique économique de l'OCDE.
125 AEF, fonds Trésor, B 51 018, dossier « Liquidités ». Les années 1960 marquent le début d’une nouvelle pratique de concertation entre les administrations européennes. Voir R. Girault et R. Poidevin (dir.), Le rôle des ministères des Finances et des ministères de l’Économie dans la construction européenne, 1957-1973, Comité pour l’histoire économique et financière de la France (à paraître).
126 C. Piétra, entretien thématique avec l’auteur, entretien n° 2, cassette n° 3, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1995.
127 Voir J. Wolf, « Le plan de stabilisation du 12 septembre 1963... », art. cité.
128 On perçoit ce changement de mentalités notamment à travers les témoignages d’E. Delaporte et de J.-Y. Haberer, entr. cités.
129 AWB, 3 BA3-DR7, lettre à W. Baumgartner du 30 mai 1960, dans laquelle il lui demande de réfléchir aux mesures à prendre en faveur de l’expansion.
130 AWB, 3 BA10 DR3, « Préparation du budget de 1961 ».
131 AWB, 3 BA 11 DR2, note pour le ministre de M. Pérouse du 20 juin 1961, 4 p. dactylogr.
132 AP Pérouse, « Trésor Public 2 », note pour le ministre du 11 août 1962, 12 p. dactylogr.
133 AEF, fonds Trésor, 23 D7, P.-V de la séance du 24 juillet 1962. Dès son accession aux fonctions de ministre des Finances et des Affaires économiques, V. Giscard d’Estaing a donc déjà en tête une réforme des circuits financiers.
134 Si l’on suit le témoignage d’A. Peyrefitte, il semble en effet que l’idée émanait au départ du général de Gaulle mais elle a été aussitôt reprise par le ministre des Finances. Voir C’était de Gaulle, tome II., op. cit., p. 340 et suiv.
135 Id. Voir également le témoignage de J. Sérisé, directeur de cabinet du ministre des Finances et des Affaires économiques, entretien biographique avec C. Sauvé, entretien n° 15, cassette n° 17, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1990.
136 AEF, fonds Trésor, 23 D7, P.-V de la séance du 18 septembre 1964.
137 Notamment la Caisse nationale du crédit agricole, qui doit être chargée de l’ensemble des financements agricoles. Mais ces propositions ne rencontrent pas l’adhésion de MM. Pisani et Mayoux. Étudiée par les services du Trésor à partir de 1965, cette question préfigure la remise à plat des relations entre le Trésor et la Caisse à partir de 1967.
138 AEF, fonds Trésor, 23 D7, P.-V de la séance du 18 septembre 1964.
139 AP Pérouse, « Trésor Public 2 », note pour le ministre du 24 septembre 1962, doc. cité. Souligné dans le texte.
140 Id.
141 Conseil économique et social, section du Plan et des Investissements, séance du 26 mars économique 1963. Les travaux font explicitement référence aux études de Bloch-Lainé (réforme de l’administration commandée par MM. Mollet et Ramadier en 1956 et publiée en partie dans la Revue économique en 1956 puis en 1963), qui est d’ailleurs auditionné devant le Conseil sur ce point.
142 Entretien biographique avec A. Terray, entretien n° 7, cassette n° 8, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1989. En revanche, le directeur général de la Caisse n’apparaît pas mécontent de voir les ressources de l’établissement augmenter.
143 Conseil économique et social, exposé de M. Bloch-Lainé, annexe au procès-verbal de la séance du 26 mars 1963, p. 15. On peut également relever sa réticence à s’engager sur une augmentation de près d’un milliard de francs pour le financement d’opérations débudgétisées lors de la discussion sur le programme d’investissements pour 1963. Voir P.-V de la séance du conseil de direction du FDES du 24 juillet 1962, doc. cité.
144 AEF, fonds Trésor, B 11 738, lettre du 27 septembre 1963.
145 Id. On rappellera que la Caisse de dépôts distribue deux types de prêts : ceux faits à la demande de l’État, fonction de subventions accordées, et ceux faits en son nom propre, sur lesquels elle a habituellement une latitude d’action.
146 AEF, fonds Trésor, B 11 758, note pour le ministre de A1 du 12 mai 1965.
147 AEF, fonds Trésor, B 11 746, note pour le ministre du 23 mai 1964, « Loi de Finances 1965 ».
148 Voir A. Peyrefitte, C’était de Gaulle, op. cit.
149 AP Pérouse, Trésor Public 2, note pour le ministre du 5 décembre 1964, sur l’inclusion dans le budget des charges d’amortissement de la dette, 8 p. dactylogr.
150 Soit en francs 1969, de 1,165 milliard à 2,8 milliards.
151 Entretien thématique avec l’auteur, entretien n° 2, cassette n° 2, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1996.
152 Ceci est perceptible à travers les témoignages comparés de hauts fonctionnaires ayant exercé des fonctions soit au bureau A4, soit dans la 2e sous-direction ou au secrétariat du FDES (Delaporte, Schroeder, Berdellou, Dargenton, entr. cités).
153 AEF, fonds Trésor, B 13 323, note du bureau A4 pour le directeur, n.s., n. d., sans doute 1959, 2p. dactylogr.
154 Selon le témoignage de M.-H. Schroeder, entretien de l’auteur, entretien n° 1, cassette n° 1, entr. cité. Il était au bureau A4 en 1957. Les archives écrites montrent également la position plus restrictive du bureau A4 en matière d’investissement.
155 Voir en annexe un exemple de tableau carré utilisé par le Trésor.
156 Si l’on suit Michel Berry, Une technologie invisible ?, op. cit. Il faut attendre 1975 pour que le Trésor utilise les nouveaux tableaux de la Comptabilité nationale, les TFLT, « tableaux de financement à long terme ».
157 Entretien thématique avec l’auteur, entr. cité. Néanmoins, il est le premier à batailler pour conserver la dotation du FDES.
158 Conférence du 19 novembre 1964 devant la Chambre nationale des conseillers financiers, doc. cité.
159 Il s’agit de J.-F. Cosserat, énarque (promotion Albert Camus 1962), qui rejoindra le Trésor en 1966.
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