Le financement des nouvelles entreprises de haute technologie aux États-Unis : l’expérience de Google
p. 253-264
Texte intégral
1Comment financer les entreprises privées de haute technologie à leurs débuts, ce qui implique de faire face à la fois à des risques considérables, à l’exploration conjointe de technologies, de produits et de services et à des sentiers de développement spécifiques ? Depuis, notamment, la fin de la Seconde Guerre mondiale, les possibilités, les stratégies et les pratiques en la matière ont notablement évolué aux États-Unis. J’ai souhaité le mettre en lumière en étudiant un cas spectaculaire : le financement de Google, firme de création récente qui a aujourd’hui quatorze ans d’âge1. Il y a trois raisons à ce choix.
2La première raison, c’est que cela permet aussi de voir le changement de sens des mots « haute technologie ». Comme l’ont fait remarquer les historiens Christophe Lécuyer et David C. Brock dans un article récent2, le concept de « haute technologie » a été inventé aux États-Unis par deux organes de la presse quotidienne et financière new-yorkaise, le New York Times et le Wall Street Journal, entre 1959 et 1962. À cette époque-là « haute technologie » décrit une série de branches industrielles qui sont toutes connectées à des affaires militaires et à l’État. Le sens des mots « haute technologie » a donc changé avec les marchés, avec les usages. Christophe Lécuyer et David C. Brock expliquent dans leur article qu’à partir des années 1990 l’expression « haute technologie » a perdu la connexion avec les activités militaires, avec les activités étatiques et qu’elle a pris un autre sens qui est celui de l’intensité de la recherche et de l’innovation, de la proportion de salariés ayant des diplômes universitaires, de l’investissement dans la recherche et le développement comme proportion du chiffre d’affaires et du nombre de brevets. En d’autres termes, prendre Google comme objet, c’est décrire la trajectoire d’une « jeune pousse » à travers l’histoire de l’expression « haute technologie » dans le pays qui a donné naissance à cette terminologie et à ces réalités.
3La deuxième raison, c’est une réflexion aussi sur le changement du terme de souveraineté. Souveraineté décrit un système à l’origine national et impérial. Souveraineté avec une entreprise comme Google décrit un monde où des entreprises mondiales peuvent par leur capacité propre à sélectionner l’information (Google est une entreprise de haute technologie qui organise l’information) mettre en question les pouvoirs, les barrières des États nationaux. À cet égard, les conflits récurrents depuis plusieurs années entre Google et l’État chinois montrent bien qu’une réflexion sur les rapports entre haute technologie et souveraineté passe désormais par la prise en compte des entreprises multinationales qui organisent l’information.
4La troisième raison a trait à la firme Google elle-même, à son financement et à la France. À la France, parce que la France a au moins donné le jour à une entreprise de moteur de recherche qui est Exalead, fondée en 2000 par Patrice Bertin et François Bourdoncle. Ce dernier, ingénieur de l’École des mines, avait participé en Californie à la création du moteur de recherche AltaVista, leader du haut de gamme des moteurs de recherche dans la seconde moitié des années 1990 (aujourd’hui technologie propriété de Yahoo). Mais, en même temps, il s’agit là d’une entreprise qui est devenue un moteur de recherche de spécialité, qui a un marché, qui a des compétences mais qui n’a pas réussi à avoir ce type de moteur généraliste qui est celui de Google. En juin 2010 Exalead a été racheté pour 135 millions d’euros par Dassault Systèmes, l’un des premiers éditeurs mondiaux de solutions 3D et de gestion du cycle de vie des produits3. De ce point de vue-là, c’est une réflexion entre l’évolution des modèles français d’entreprises de haute technologie et l’évolution des modèles américains qui nous vient à l’esprit. Elle implique cependant de comprendre que l’idée que l’on se fait d’ordinaire en Europe du financement de Google, fondée sur la croyance que la manière dont Google a trouvé des financiers puis un financement de masse, était dans l’ordre des choses dans la Californie et, de façon plus générale, dans l’Amérique d’aujourd’hui.
5Or cela n’a pas été le cas, et c’est ce que je voudrais établir en distinguant trois moments4 : Google avant Google, c’est-à-dire la période où l’on a à faire à deux doctorants, Google à ses débuts comme entreprise non cotée en bourse et enfin Google en bourse. De cette trajectoire singulière on reviendra, pour conclure, à une comparaison entre la France et l’Amérique à propos du démarrage des entreprises de haute technologie.
I. Aux origines de Google
6Il faut d’abord mettre en cause deux idées reçues.
7La première est le prétendu caractère naturel des relations entre les universités de la Silicon Valley et la création puis le développement d’entreprises de haute technologie dans la région. S’il est vrai que les universités américaines ont connu depuis la guerre un grand essor et deviennent à cette époque des éléments de la souveraineté, des atouts pour la croissance économique, le livre de Christophe Lécuyer a montré que les liens entre les universités et les firmes de la Silicon Valley ont longtemps été tout sauf évidents et en fait périphériques5. En revanche, à partir des années 1980, les choses changent, et une grande université comme Stanford joue un rôle beaucoup plus important que cela n’avait été le cas pour les semi-conducteurs dans deux secteurs : les tubes à micro-ondes et l’informatique6. Ce tournant est essentiel pour comprendre une partie des origines de Google.
8La seconde idée reçue est l’affirmation selon laquelle, dans le vaste campus universitaire de Stanford à proximité duquel s’installent toute une série de firmes de haute technologie qui vont d’Intel (1968) à Apple (1977) et à bien d’autres, la logique pour un étudiant en génie électrique ou en informatique est de rêver à une création d’entreprise et à son introduction en bourse.
9Ce discours ne correspond en rien à la trajectoire menée par les deux doctorants en informatique que sont Larry Page et Sergey Brin. Leur recherche est financée par l’État fédéral : la National Science Foundation, qui soutient le Stanford Integrated Digital Library Project dont ils font partie. Deux autres institutions publiques fédérales financent également le projet : la DARPA, agence de recherche du Département de la Défense, qui a joué un rôle important aux origines d’Internet, et la NASA, car le spatial est lié à l’exploitation de données informatiques. Contribuent également des acteurs privés : Interval Research et les partenaires industriels de ce projet de Stanford7. Lorsqu’ils découvrent le premier algorithme qui va fonder leur réputation, ils n’ont strictement aucune envie de créer une entreprise. Dans le meilleur des cas, ils souhaiteront déposer un brevet et des problèmes de propriété se posent par rapport à l’université Stanford sur le dépôt d’un brevet. Ce brevet, ils pourront envisager de le céder à un acteur important du monde de l’informatique, s’ils estiment que créer une start-up représente un certain nombre de risques dont ils n’ont strictement aucune envie. Et dans le pire des cas, ils auront fait chacun une bonne thèse et cela suffira à leur bonheur. Donc l’origine de Google ne vient pas réellement des initiateurs. En ce sens, on est devant des phénomènes de genèse de l’innovation qu’on retrouverait à d’autres époques où toute une série d’acteurs qui ont été des créateurs d’entreprises pionnières n’avaient pas nécessairement un projet d’entreprise à l’origine8.
10En revanche, le monde des entrepreneurs de capital-risque de la Silicon Valley a son attention attirée assez rapidement sur leur activité par le bouche-à-oreille, par Internet, par des publications. Ce groupe comprend des financiers de New York qui ont d’abord investi dans les jeunes pousses de fabrication de circuits intégrés de la vallée à partir de 1957 et ensuite des entrepreneurs locaux de technologie qui, devant les profits engrangés par les premiers, se sont diversifiés dans le capital-risque9. Plus tard les uns et les autres ont élargi leur champ des semi-conducteurs à l’information et à la communication : logiciels, commercialisation en ligne, et tout récemment moteurs de recherche. Ils forment un milieu professionnel et social composé à la fois d’ingénieurs et de financiers, bien implanté dans la Valley, ayant l’œil sur ses universités et ses entreprises en même temps que sur le reste des États-Unis. Et très tôt, pendant qu’ils sont des doctorants, un des partenaires d’une société de capital-risque de la Valley, Kleiner Perkins Caufield & Byers (KPCB), du nom de ses quatre fondateurs en 197210, et qui est un actionnaire d’un moteur de recherche significatif de l’époque, Excite, cherche à acheter la technologie de Page et Brin pour renforcer la main d’Excite par rapport à ce qui est le leader temporaire du marché, c’est-à-dire Yahoo. Un des fondateurs de cette société, l’ingénieur Eugene Kleiner, a été en 1957 un des créateurs de Fairchild Semiconductor, l’entreprise californienne aux origines des circuits intégrés, et s’est ensuite, comme d’autres acteurs des microprocesseurs, reconverti dans la finance d’innovation11. Page et Brin refusent devant la somme qui leur est offerte, qui est une somme extrêmement importante mais qu’ils jugent très insuffisante par rapport à l’avenir qu’ils prévoient à leur découverte.
11Donc, de ce point de vue-là, c’est une relation qui a été initiée par le capital-risqueur et, les dix-huit mois suivants, les deux doctorants continuent à préparer leur thèse, et ils font des démonstrations à toutes les grandes ou moyennes entreprises de moteurs de recherche de la Silicon Valley et à plusieurs capital-risqueurs. Ces démonstrations sont vaines. Chaque fois, ils repartent sous des tombereaux d’éloges, des quantités de fleurs mais personne ne veut acheter le brevet devant l’incertitude qui existe sur ses potentialités.
12D’une certaine manière, s’il y a création de Google, c’est parce que finalement toute une série de possibilités se sont ouvertes puis ont été fermées. Après dix-huit mois d’échanges avec les capital-risqueurs et avec des firmes qui exploitent d’autres moteurs de recherche, les deux doctorants ont été renvoyés à leur université, Stanford, et ils se trouvent à ce moment-là devant un dernier acteur qui est le marché. Le marché se manifeste en ceci qu’ils ont développé, de manière expérimentale, un processus de hiérarchisation des pages et de sélection de l’information, à titre gratuit, à l’intérieur de Stanford, avec les moyens du département d’informatique de l’université, et qu’à ce moment-là, ils sont submergés par la demande, d’abord une demande étudiante, mais progressivement une demande qui s’est étendue aux entreprises de la Valley. Le passage à la création de l’entreprise, dans un contexte financier qui n’est pas celui qu’ils avaient imaginé, est lié à la surcharge de demandes de services que l’université ne peut plus satisfaire.
13La solution est trouvée en consultant un des universitaires qui dirigent le département d’informatique de Stanford et qui a lui-même prêté la main à des créations d’entreprises. Celui-ci les met en relation avec un capital-risqueur, lequel, lors d’une entrevue qui a lieu sur le perron de la maison de l’intermédiaire à Palo Alto, leur fait un chèque de 100 000 dollars en quelques minutes, et suggère la raison sociale de l’entreprise : Google Inc., le nom Google étant déjà trouvé par les fournisseurs. Le chèque étant trouvé, le nom étant trouvé, la marque est déposée et l’entreprise est créée le 7 septembre 1998. Elle a deux employés, les deux fondateurs, plus un troisième qui est leur premier salarié.
14Voilà donc un processus assurément non linéaire, ne répondant en rien à la légende mais mettant en évidence l’univers de doutes, d’explorations (exploration scientifique, exploration financière) des deux créateurs et en même temps le rôle spécifique des capital-risqueurs qui n’est pas celui de financiers omnipotents puisque le premier qui a vu le potentiel n’est pas écouté par le moteur de recherche dont il est actionnaire et qu’il veut persuader d’acheter Google.
II. Une entreprise non cotée en bourse
15Mais comment s’effectue le passage de 100 000 dollars à 25 millions de dollars ? Celui-là va s’opérer entre le mois de septembre 1998 où Google s’établit à Menlo Park (Californie) pour relativement peu de temps et le printemps, c’est-à-dire le mois d’avril 1999. Qu’est-ce qui se passe dans cette seconde période ? De nouveau, on se trouve devant un processus qui ne correspond pas vraiment à l’analyse qui est faite habituellement. Ce processus se déroule en deux temps.
16Le premier temps, c’est vraiment une constitution de réseaux. Les deux jeunes inventeurs vont faire le tour d’individus qui sont soit des industriels, soit des hommes d’affaires, à commencer par Jeff Bezos, le créateur, en 1994, de Amazon.com12, soit des capital-risqueurs qui se connaissent tous. Ils vont aller de porte en porte et ils vont ainsi rassembler un million de dollars. Ce premier temps permet véritablement la croissance du personnel et la réflexion sur une stratégie qui n’est pas trouvée avant 2001. Dans cette phase, les fondateurs prennent leurs distances par rapport au modèle économique existant des moteurs de recherche fondé sur le recours à la publicité : ils jugent que les objectifs de ce modèle ne favorisent pas toujours la fourniture d’une recherche de qualité aux utilisateurs13. Mais, comme toujours, l’atmosphère et le contexte historique importent aussi. Il s’agit ici de la pleine montée de la bulle Internet. Dans ces conditions, le choix qui est fait pour trouver un régime de croisière en matière de financement consiste à prendre comme actionnaires principaux deux capital-risqueurs qui sont totalement opposés et concurrents, mais qui sont dans le premier tiers des capital-risqueurs de la Silicon Valley14. Le capital-risque implique trois éléments : il rassemble des fonds venus d’investisseurs, dont des institutions de retraite, qui ne sont ni liés entre eux ni liés aux fondateurs de la firme ; ses dirigeants déterminent comment investir ce bassin de capital sans recevoir de directives desdits investisseurs ; ils recherchent de petites entreprises fondées sur la science.
17Au printemps 1999, les contacts noués par Brin et Page, désormais assistés d’un économiste indien, aboutissent avec deux sociétés de capital-risque de la Valley : d’un côté Kleiner Perkins Caufield & Byers, dont un partenaire, John Doerr, avait financé Amazon et avait tenté de les mettre en relation avec Excite, et de l’autre côté Sequoia Capital, dont un partenaire, Michael Moritz, avait financé Yahoo. Ces deux sociétés de capital-risque, qui à elles deux vont apporter 25 millions de dollars à Google, ont été fondées en 1972. Donc leurs dirigeants ont déjà beaucoup d’expérience dans la Valley, ils sont tout à fait insérés dans ce réseau de personnes et de firmes que j’ai pointé tout à l’heure et enfin leurs firmes ont été parmi les grands bénéficiaires du changement de législation sur le capital-risque qui est intervenu aux États-Unis en 1958 avec le Small Business Act puis en 1978 avec la législation diminuant les impôts sur les plus-values et favorisant le lancement de fonds de capital-risque, et qui a transformé les structures et pratiques du capital-risque remontant aux années 1940 en multipliant d’ici à 1990 le stock de capital-risque par 60, ce qui en a fait une composante essentielle d’un « processus de croissance de l’industrie amorcée par des acteurs privés et indépendants15 ».
18Dans ces conditions, le Google qui se met définitivement en place au bout de huit mois est sensiblement différent du Google initial. Il a deux piliers, deux actionnaires principaux qui sont encore aujourd’hui au conseil d’administration, qui sont concurrents mais qui sont alliés parce qu’ils croient dans la haute technologie ainsi définie, et toute une série de personnalités qui assurent à l’entreprise sa légitimité, sa crédibilité, qui vont lui servir aussi à attirer le personnel compétent dont elle se dote grâce à ces nouvelles ressources.
III. Google en Bourse
19L’introduction du titre Google en bourse constitue l’étape suivante. Il convient d’en apprécier l’originalité, et l’usage qui en a été fait.
20Ici, je veux mettre de nouveau en garde les lecteurs contre une idée reçue fort répandue, cette fois celle qui voit dans la mise en bourse la conséquence automatique de la réussite enregistrée par une firme américaine importante. Les États-Unis sont en effet souvent présentés comme une économie dont l’activité repose sur une série de marchés financiers, les principaux étant implantés à New York, et ces marchés financiers sont décrits comment ayant entre autres fonctions celle de fournir aux entreprises de hautes technologies les capitaux indispensables à leur croissance.
21En vérité, quand on regarde les sources imprimées qui sont disponibles, et en attendant l’accès aux archives que la firme me fait miroiter, ni les fondateurs de Google (Larry Page et Sergey Brin), ni le directeur général venu de Sun Microsystems dont, en 2001, à la demande insistante des deux capital-risqueurs de leur conseil d’administration qui en avaient exprimé pour la première fois le désir au printemps 1999 en accordant leur contribution au capital16, ils sont désormais flanqués pour maîtriser la croissance et définir un modèle économique (Eric Schmidt), n’ont la moindre envie d’aller en bourse. Google, cette entreprise d’organisation de l’information qui est devenue leader en 2002 lorsqu’elle a dépassé Yahoo, est alors connue par le fait qu’elle est essentiellement secrète et qu’elle ne donne pratiquement aucune information publique sur ses résultats financiers et sur sa marge opérationnelle qui est pourtant de 60 % chaque année, ce qui n’est pas mince. Les trois dirigeants partagent l’idée de rester une entreprise hors cote et qui assure à ses actionnaires des actifs croissants comme à ses salariés les meilleurs revenus. Au point que la légende veut que, interrogé dans un forum mondial de Davos, Larry Page ait répondu à des analystes financiers qui lui demandaient pourquoi Google n’était pas en bourse : « Je ne sais pas répondre à tous ces formulaires comptables dont l’administration nous sature et on n’a pas de temps à passer à cela ».
22Le passage en bourse représente donc une rupture avec cette position. Ses raisons sont de deux ordres.
23Le premier est de type réglementaire. Google, à partir de 2001, s’est doté d’un mécanisme de distribution de stock-options à ses cadres17. Le nombre de ces cadres en vient à dépasser le millier. Or il existe une réglementation de la commission des opérations de bourse américaine (la Security Exchange Commission ou SEC) qui stipule qu’au-delà de 1 000 stock-options dans une entreprise, il est nécessaire d’adopter un système de communication à l’opinion, aux analystes financiers et aux actionnaires qui soit tel que c’est l’équivalent de l’entrée en bourse. Donc il y a là désormais une contrainte réglementaire.
24La deuxième raison est d’ordre stratégique. Google parvient à stabiliser un modèle économique, qui, au rebours des intentions des fondateurs dans leur célèbre article de 1998, comporte 95 % d’activité générée par la publicité, contre 5 % d’activité générée directement par la recherche. Ce modèle – qui est au fond celui des réseaux privés de radio puis de télévision – a été rendu possible par l’invention d’un second algorithme, AdWords, qui permet le ciblage de publicités grâce au repérage de mots clés. Elle est l’œuvre d’un informaticien indien, Amit Singhal, venu aux États-Unis faire un master, puis une thèse, resté sur place chez AT&T et recruté en 200018. Cette seconde invention autorise désormais une stratégie de développement qui sera à la fois une stratégie d’investissement dans les infrastructures, d’innovation répétée et d’acquisition. Qui dit acquisition dit assurément des acquisitions fondées sur l’autofinancement mais aussi des acquisitions fondées sur la croissance externe.
25Enfin, la conjoncture est favorable. Dans une période plus récente, on fera en revanche le constat dans les pays développés que « la rentabilité de l’industrie du placement privé et du capital de risque est faible », que « les émissions initiales sont en forte diminution, ce qui limite les possibilités de sortie très profitables du capital de risque », et que « la conception et l’implantation de politiques publiques en faveur du capital de risque sont difficiles19 ».
26Pour autant, la réussite d’une introduction en bourse n’est jamais garantie, aux États-Unis comme ailleurs. Dans le cas de Google, en apparence, tout a lieu dans les règles. Le directeur général Eric Schmidt en est le maître d’œuvre. L’introduction est confiée à deux grandes banques : Morgan Stanley et le Crédit Suisse First Boston. Sa préparation commence en avril 2004 et l’émission a lieu en août 2004. Mais le processus ne se déroule pas de manière complètement standard. Premièrement, il utilise un mécanisme de calcul qui est celui dont Google se sert pour la vente de ses bannières publicitaires, le mécanisme de vente aux enchères de Vickrey20, pour fixer le niveau d’introduction en bourse. Deuxièmement, les fondateurs ont divisé le capital en deux, et il y a 30 % du capital qui reste entre leurs mains, ce qui leur permet de garder la minorité qualifiée pour contrôler l’avenir de l’entreprise. Toutes ces caractéristiques suscitent les plus grands doutes chez les analystes financiers, dans la presse, dans les banques. Le pronostic le plus répandu est que ceci va très mal se passer. Pourtant, c’est le contraire qui se produit. Au total, les fondateurs vont ramasser plus de 2,5 milliards de dollars. Le titre est valorisé à plus de 5,5 fois le chiffre d’affaires de la société. Le taux de 85 dollars par action fixé par les enchères va au bout de trois jours, après la fin de l’introduction en bourse, passer successivement à 100, 108, 200 et 500 dollars l’action.
27L’argent levé permet à Google d’accélérer encore sa croissance et de lancer des partenariats avec d’autres sites (31 % de ses revenus publicitaires en 2010) et une multitude de nouveaux services ou d’acquisitions. Pour autant, la firme de Mountain View décide de ne pas verser de dividende aux actionnaires. Il s’agit pour elle de pouvoir investir ou emprunter librement. Elle reprend la position qui est celle d’Apple depuis le début. Elle se dote ainsi d’une réserve de liquidités très saine qui constitue un considérable actif stratégique. Néanmoins en 2012 les deux grandes entreprises technologiques de la Silicon Valley vont diverger. Apple annonce en mars 2012 le versement du premier dividende de son histoire. Bien que certains actionnaires pressent Google d’imiter Apple, notamment parce que certaines acquisitions récentes les inquiètent, Google ne leur répond que par l’émission d’actions gratuites. Mais, comme cette nouvelle catégorie d’actions est sans droit de vote, cette restructuration du capital, qui reprend une pratique en usage de longue date dans les entreprises américaines de médias, permet aux deux fondateurs et à Eric Schmidt de conserver leur mainmise sur la société : ils contrôlent 67 % des droits de vote21. Donc Google persiste à ne pas accorder de dividende à ses actionnaires. Elle est désormais la seule société étatsunienne ayant une capitalisation boursière de plus de 125 milliards de dollars à ne pas distribuer de dividende.
Conclusion
28Cette brève histoire du financement de Google appelle une rapide comparaison avec la France avant d’en mesurer à la fois la forte spécificité et la portée générale.
29S’il est bien connu que, longtemps, ni les gouvernements français, ni les établissements financiers français n’ont joué un rôle pionnier en matière de capital-risque, il convient de noter que c’est à l’initiative d’un grand commis de l’État, Antoine Dupont-Fauville, qu’ont été créées par la loi de 1972 les sociétés financières d’innovation, dont Sofinnova, qui est toujours l’une des plus actives intervenantes du secteur aujourd’hui. La moitié des participations de ces SFI est allée dans des secteurs de haute technologie. L’objectif est d’assurer de l’investissement à long terme. En 1985 ont été créées les sociétés de capital-risque. Tous les groupes bancaires et toutes les banques régionales « ont créé des filiales ou structures spécialisées en opérations de haut de bilan ou de capital-risque ». Des avantages fiscaux ont été également inscrits peu à peu dans la législation, en particulier à l’initiative de Croissance plus, association qui, depuis 1997, fédère les entrepreneurs des entreprises de forte croissance ainsi que leurs partenaires. À la différence des États-Unis, l’activité est animée en bonne part par des organismes publics et « contrôlée, le plus souvent, par des institutions financières22 ». Toujours à la différence des États-Unis, les sociétés de capital-risque françaises estiment avoir pour tâche d’aller à contre-courant de la Bourse de Paris qui, dans cette période, privilégie le court terme23. Malgré des progrès au fil des années, l’engagement de la France dans le capital-risque n’atteint toujours pas la proportion qui est la sienne aux États-Unis24.
30Précisément, dans l’essor des entreprises de haute technologie en Amérique, comment situer la trajectoire de Google ?
31Premièrement, rien dans les étapes successives, que ce soit l’introduction en bourse, que ce soit la mise à un niveau de capital de lancement, que ce soit le rapport entre les membres des autres moteurs de recherche et les capital-risqueurs initiaux, ne s’est passé comme on le lit d’ordinaire dans les publications et les sites à la gloire des sociétés américaines de haute technologie, qui ont entrepris de constituer une légende commune. En réalité, il y a eu production progressive d’une sorte de cohérence entre une entreprise qui a fait changer les moteurs de recherche non seulement d’échelle mais finalement de marché et un style d’introduction boursière qui a déjoué toute une série de pratiques parmi les plus répandues.
32Deuxièmement, je voudrais relever l’importance du droit et donc d’une certaine manière d’une forme de souveraineté intérieure dans ces processus. Que ce soit avec les changements de législation sur le capital-risque sans lesquels ni Kleiner ni Sequoia n’auraient pu jouer le moindre rôle dans la mise de Google sur les fonts baptismaux, ou avec la réglementation de la SEC en 2004 qui n’aurait pas exercé la contrainte pour le passage en bourse à partir des obligations liées aux mécanismes de stock-options. Inversement, Google a beaucoup à apprendre de ses résultats insuffisants ou de ses échecs sur les marchés chinois et coréen, où à la souveraineté intérieure s’ajoutent la question de la langue et celle des services adaptés à la culture locale.
33En troisième lieu, il importe de noter que ces trois vagues de financement ont permis de définir, si je puis dire, en parodiant un célèbre livre d’un chercheur français en gestion25, une stratégie qui n’existait pas : il y avait bel et bien une innovation de très haute technologie, qui répondait à un milieu global qui était en pleine ébullition, à des compétences scientifiques, à des compétences sociales, à des compétences culturelles, mais les usages du moteur de recherche et le modèle économique se sont trouvés définis en cours de route26. Donc je considère que ces financements successifs ont soutenu une exploration du marché.
Notes de bas de page
1 Cet article prend la suite d’une première recherche : P. Fridenson, « Une entreprise de sélection : Google », Entreprises et Histoire, n° 43, juin 2006, p. 47-57.
2 C. Lécuyer and D. C. Brock, “High tech manufacturing”, History and Technology, 25, n° 3, 2009, p. 165-171. Voir également C. Lécuyer, « Hautes technologies et techniques de production aux États-Unis », dans le présent volume.
3 Texte du communiqué du 9 juin 2010 sur http : //fr.exalead.com. B. Weil, P. Fridenson et P. Le Masson, « Concevoir les outils du bureau d’études : Dassault Systèmes, une firme innovante au service des concepteurs. Entretien avec Pascal Daloz », Entreprises et Histoire, n° 58, avril 2010, notamment p. 158-160.
4 Les références de base sur Google sont actuellement trois livres d’enquête écrits par des journalistes américains : J. Battelle, La révolution Google : comment les moteurs de recherche ont réinventé notre économie et notre culture, Paris, Eyrolles, 2006 ; K. Auletta, Googled. The End of the World as We Know It, 2e éd., New York, Penguin Books, 2010, et S. Levy, In the Plex. How Google Thinks, Works, and Shapes Our Lives, New York, Simon & Schuster, 2011 ; un premier témoignage direct : D. Edwards, I’m Feeling Lucky : The Confessions of Google Employee Number 59, New York, Houghton Mifflin Harcourt, 2011, ainsi que la partie Histoire du site propre de Google.
5 C. Lécuyer, Making Silicon Valley : Innovation and the Growth of High Tech, 1930-1970, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2006.
6 R. K. Bassett, To the Digital Age. Research Labs, Start-up Companies, and the Rise of MOS Technology, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2002, p. 294.
7 S. Brin et L. Page, “The Anatomy of a Large-Scale Hypertextual Web Search Engine”, Computer Networks and ISDN Systems, 30, 1-7, April 1, 1998, p. 107-117.
8 F. Caron, La dynamique de l’innovation. Changement technique et changement social, xvie-xxe siècle, Paris, Gallimard, 2010. P. Le Masson, B. Weil, A. Hatchuel, Les processus d’innovation. Conception innovante et croissance des entreprises, Paris, Hermès-Lavoisier, 2006.
9 D. Brock et C. Lécuyer, Makers of the Microchip. A Documentary History of Fairchild Semiconductor, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2010, p. 13 et 236.
10 “Kleiner Perkins Caufield & Byers”, Wikipédia en anglais, consulté le 1er février 2010.
11 D. Brock et C. Lécuyer, Makers of the Microchip…, op. cit., p. 9-10, 12-14, 238-239.
12 W. H. Becker, “The dot.com revolution in historical perspective”, Entreprises et Histoire, n° 43, juin 2006, p. 34-46 ; J. Sherman, Jeff Bezos : King of Amazon, Brookfield, CT, Twenty-First Century Books, 2001 ; B. Schwartz, Le paradoxe du choix : et si la culture de l’abondance nous éloignait du bonheur ?, 2e éd., Paris, Marabout, 2009 ; O. Roychoudhuri, « Books after Amazon », Boston Review, November-December 2010 R. L. Brandt, Amazon. Les secrets de la réussite de Jeff Bezos, Paris, Éditions SW Télémaque, 2012.
13 S. Brin et L. Page, “The Anatomy…”, art. cit.
14 H. Chen, P. A. Gompers, A. Kovner, and J. Lerner, “Buy Local ? The Geography of Successful and Unsuccessful Venture Capital Expansion”, working paper, Harvard Business School, June 2009.
15 J. Lachmann, « Évolution du capital-risque en France », Entreprises et Histoire, n° 2, décembre 1992, notamment p. 35-38 et S. E. Ante, Creative Capital : Georges Doriot and the Birth of Venture Capital, Boston, Harvard Business School Press, 2008 ; D. Hsu and M. Kenney, “Organizing Venture Capital : The Rise and Demise of American Research and Development Corporation, 1946-1973”, Industrial and Corporate Change, 14, 4, 2005, p. 579-616 ; B. King, A Multi-Method Study of Venture Capital Firm Strategy : Resource Dependence, Specialization, and Deliberate Emergence, PhD thesis in management, McGill University, 2010 ; P. A. Gompers, “The Rise and Fall of Venture Capital”, Business & Economic History, 23, n° 2, 1994, p. 1-26.
16 S. Levy, In the Plex…, op. cit., p. 74.
17 W. Lazonick, “The Explosion of Executive Pay and the Erosion of American Prosperity”, Entreprises et Histoire, n° 57, décembre 2009, p. 141-164.
18 S. Levy, In the Plex…, op. cit., p. 24, 40-41, 48-49.
19 J.-M. Suret, « Le financement des entreprises en démarrage et en croissance : le point de la situation », L’Actualité économique, septembre 2010, p. 385-411.
20 M. de Rougemont, « Informatique et économie numérique », Entreprises et Histoire, n° 43, juin 2006, p. 32.
21 P.-Y. Dugua, « Les fondateurs de Google verrouillent le capital », Le Figaro, 14 avril 2012.
22 J. Lachmann, « Évolution du capital-risque… », art. cit., p. 37-39 et 44, et Stratégie et financement de l’innovation, Paris, Economica, 2010 ; P. Battini, Capital-risque : mode d’emploi. Conseils et financements pour entrepreneurs ambitieux, Paris, Éditions d’Organisation, 2000.
23 J.-B. Schmidt, « La Bourse trahit les entreprises », Le Monde, 21 août 2007.
24 J.-M. Salut et A. Mneja, “How Well Does Capital Venture Perform in France”, International Journal of Business, 16, 2, 2011, p. 165-181 ; K. Medjad et alii, “You Said Successful ? Actual and Perceived Performance of Venture Capital in France”, International Journal of Business, 16, 4, 2011, p. 353-366.
25 C. Midler, L’auto qui n’existait pas, 3e éd., Paris, Dunod, 2004.
26 Dans le même sens, le très stimulant article de W. Zhao et E. Tse, “Competition in Search Engine Market”, Journal of Business Strategies, 28, 2, Fall 2011, p. 123-150.
Auteur
Directeur d’études à l’EHESS, ancien élève de l’École normale supérieure, il se consacre à trois domaines de recherches : l’histoire des entreprises, l’histoire du travail et l’histoire des fonctions économiques de l’État contemporain en Europe occidentale, en Amérique du Nord et au Japon (xixe-xxie siècle). Il est membre du Comité pour l’histoire économique et financière de la France, administrateur de l’Association pour l’histoire de l’informatique et des télécommunications et membre du Comité pour l’histoire de la Poste. Il a publié plusieurs articles sur l’histoire de différentes hautes technologies et est coauteur avec Maurice Lévy-Leboyer et Véronique Rostas de Une entreprise dans le siècle. Histoire du groupe Thomson, Jouy-en-Josas, Campus Thomson, 1995. Il est rédacteur en chef de la revue Entreprises et Histoire. Récemment, il a codirigé le Dictionnaire historique des patrons français, Paris, Flammarion, 2010 et coécrit avec Philip Scranton Reimagining Business History, Baltimore, Johns Hopkins University Press, à paraître début 2013.
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