Moyens privés et moyens publics de la compétitivité des entreprises
p. 173-175
Texte intégral
1Par rapport aux exposés précédents sur les hautes technologies dans l’aéronautique, je représente l’activité de production d’un des matériaux les plus importants dans ce domaine, l’aluminium, dont la découverte ne remonte qu’au milieu du xixe siècle, et dont la production industrielle n’a vraiment débuté qu’à partir des années 1890. Elle utilise toujours le même procédé, à partir des brevets déposés simultanément en 1886 par le français Paul Héroult et l’américain Charles Martin Hall. Il s’agit d’électrolyse de l’alumine (oxyde d’aluminium), dans un bain de cryolithe fondue. Mais si le procédé n’a pas varié dans son principe, il n’a pas cessé depuis lors de faire l’objet de recherches intenses et continues sur son amélioration. C’est un exemple qui illustre bien notre réflexion sur les rôles respectifs de l’État et des entreprises dans la recherche-développement des hautes technologies.
2Je voudrais tout d’abord ouvrir une parenthèse en pensant que je suis peut-être en train de vous parler de basses technologies. En effet, de quel point de vue une technologie est-elle haute ? Par sa complexité ? Par sa nouveauté ? Pour ne pas dire par un effet de mode ? Une telle distinction me paraît très réductrice. L’électrolyse de l’alumine, par exemple, peut être considérée comme une basse technologie par son ancienneté, mais haute dans ses réalisations les plus modernes utilisant des techniques de pointe, en particulier dans la modélisation et le contrôle de procédé.
3Dans le triangle État – entreprise – recherche-développement, il convient de placer l’entreprise dans son contexte : contexte commercial, technique, voire actionnarial, et de se poser la question : pourquoi une entreprise doit-elle, ou peut-elle faire de la recherche, en interne ou en sous-traitance auprès d’organismes publics ou privés ? De ce point de vue, le contexte global d’une entreprise, c’est avant tout sa compétitivité. On peut gloser à l’envi sur les intentions et les objectifs d’actionnaires financiers ou autres, mais dans tous les cas de figure, une entreprise industrielle doit assurer sa pérennité par le maintien et l’amélioration de sa compétitivité, ce qui passe par une nécessaire évolution technique de ses moyens de production.
4Le cas d’Aluminium Pechiney, que j’ai eu l’honneur de diriger, me paraît très démonstratif. L’outil de base est la cuve d’électrolyse qui n’a pas cessé d’évoluer tout au long du xxe siècle, des premières cuves de Paul Héroult de 4 000 ampères, opérées manuellement, jusqu’aux cuves les plus modernes de 500 000 ampères pilotées par microprocesseur. Cette évolution a nécessité des recherches en permanence dans de nombreux domaines : électrochimie des bains fluorés, maîtrise des champs magnétiques, magnéto-hydro-dynamique, matériaux conducteurs, aussi bien que réfractaires et isolants, modélisation thermique, etc. Cette recherche nécessite donc la présence de l’outil de production. C’est ainsi que pendant longtemps elle s’est effectuée au sein même des usines, jusqu’à ce que l’utilisation de moyens lourds d’investigation ait conduit à la création d’un centre de recherche spécialisé, le Laboratoire de recherches des fabrications (LRF) qui jouxte l’usine de Saint-Jean-de-Maurienne en Savoie. Il est clair qu’une telle recherche n’aurait pas pu se faire à l’extérieur, sauf à implanter un centre du CNRS à côté d’une usine, et à y détacher des ingénieurs venant de la production !
5Ceci ne veut pas dire qu’une entreprise, même très importante, peut être capable de tout faire par elle-même. Elle doit aller chercher ailleurs, en particulier dans les organismes publics, les expertises et les outils qui lui manquent. C’est ainsi que le LRF a fait appel à l’Université, et surtout à des laboratoires de recherche de certaines grandes écoles comme Centrale, les Mines de Paris, Chimie de Paris et l’Électrochimie de Grenoble, pour lui apporter les concepts et les outils qui lui faisaient défaut. Public ou privé, peu importe, on prend le moyen où il se trouve.
6Une autre ressource réside dans ce que mon ami Yves Farge appelle les « technologies génériques ». Je regrette qu’Yves Farge ne soit pas présent, car il aurait été un grand témoin par ses expériences successives de grand chercheur du CNRS, de directeur recherche et développement du groupe Pechiney, puis de conseiller du directeur général du CNRS. Il me disait souvent : « Maurice, pour faire de réels progrès, vous devez utiliser tous les apports des technologies génériques : électronique, informatique, matériaux, etc. ».
7La production d’aluminium par électrolyse a fait ainsi d’énormes progrès par une utilisation intelligente et pratique de toutes ces technologies génériques. Les ingénieurs de recherche et de production ont eu des visions et des idées sur la façon d’améliorer leur outil de production, mais souvent de façon prématurée, en étant obligés d’attendre l’émergence de moyens génériques nouveaux. Je peux évoquer une expérience personnelle. Chef de service production de l’usine de Saint-Jean-de-Maurienne, j’ai vu arriver en 1965 le premier ordinateur de contrôle de procédé, un Télémécanique T2000, véritable monstre recevant les données de programmateurs cycliques à cames, ne permettant que des processus très élémentaires de régulation électrique des cuves d’électrolyse. Aujourd’hui, chaque cuve est dotée d’un microprocesseur de la taille d’une boîte à chaussures, bien plus puissant que le gros T2000. L’augmentation des vitesses de calcul et des capacités de mémoire a été impressionnante. Par exemple, en 25 ans, la mémoire programme de ces microprocesseurs a été multipliée par 100 (de 24 Ko à 2 Mo). Alors que l’on n’avait aucune idée de la résistance du bain d’électrolyse en fonction de sa teneur en alumine dissoute, on a aujourd’hui la courbe complète, et le micro peut calculer des centaines de fois par seconde, non seulement la position du point sur la courbe, mais aussi la pente de la tangente et le rayon du cercle osculateur, de façon à prévoir et anticiper les variations. De même pour les matériaux. C’est ainsi que l’on a pu mettre au point des techniques efficaces d’antipollution par filtration des gaz fluorés grâce à des tissus filtrants assez résistants dans leurs conditions d’utilisation.
8En clair, la politique de recherche et développement d’une entreprise est un élément essentiel de sa stratégie, et les moyens employés, qu’ils soient publics ou privés, internes ou externes, doivent répondre aux seuls critères d’efficacité. La production d’aluminium étant par essence grosse consommatrice d’énergie électrique et d’investissement, la recherche de compétitivité s’est focalisée durant plus d’un siècle sur la réduction de consommation spécifique d’électricité (exprimée en kWh par tonne produite) et sur le coût d’investissement (exprimé en dollars par tonne de capacité installée). Il s’y est ajouté naturellement la productivité de la main-d’œuvre, puis, plus tardivement, les contraintes environnementales.
9La problématique des rôles respectifs de l’État et des entreprises dans ce domaine ne devrait relever que d’un critère d’optimisation des moyens. Dire, comme certains le pensent, que les entreprises pillent la recherche publique me paraît totalement infondé. Ce serait tout simplement ignorer l’importance des sociétés industrielles dans le développement de l’économie nationale.
Auteur
Ancien directeur général d’Aluminium Pechiney, Maurice Laparra est, depuis 1997, président de l’Institut pour l’histoire de l’aluminium (IHA). Il s’agit d’une association dédiée à la recherche historique et à la valorisation du patrimoine relatives à l’aluminium dans tous ses aspects, techniques, économiques, sociaux et culturels, en partenariat avec de nombreux universités et organismes culturels en France et à l’étranger. Il est l’auteur d’un ouvrage bilingue français-anglais (en collaboration) : Alucam. Un destin africain, 50 ans d’aluminium au Cameroun, 1957-2007, Aix-en-Provence, Éditions REF.2C, 2008.
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