Recherche académique, recherche industrielle et chimie des substances naturelles : entre l’État et le marché
p. 99-115
Texte intégral
Introduction
1Les travaux les plus récents de l’historiographie attestent la complexité des relations qui ont prévalu entre l’État et les entreprises, entre l’État et le monde académique, entre ce dernier et le monde industriel. Parmi les différents sujets débattus et négociés entre les acteurs, la recherche dans une acception large (R, R & D) et l’innovation ont sans doute constitué un terrain de discussion précoce car ces activités académiques ou industrielles sont corrélées au futur. Si la recherche et l’innovation engagent aussi bien les États que les industriels, il faut souligner qu’à chaque étape, différents scénarios sont possibles. Alors que la chimie comme science ou comme industrie est ancienne comparée à la physique nucléaire ou à la biologie, une approche retenant l’activité chimique comme fil conducteur permet d’analyser les pratiques de l’État en matière de recherche ou encore les stratégies industrielles. Cela amène aux questions suivantes : quand comment et pourquoi des entreprises chimiques ont pu devenir des entreprises de hautes technologies ? Quel a été le rôle de l’État dans ces évolutions ? L’exemple de l’Institut de chimie des substances naturelles (ICSN), laboratoire propre du CNRS en relation continue avec des entreprises, nous permettra d’envisager les différentes facettes de ces relations et nous autorisera à considérer ou à reconsidérer la notion de souveraineté nationale lorsqu’il s’agit de haute technologie.
2On est en droit de se demander si la présence d’un texte traitant d’histoire de la chimie est légitime au sein d’un ouvrage sur l’histoire des entreprises de haute technologie, l’État et la notion de souveraineté depuis 1945, car les entreprises dont il sera question, à savoir Rhône-Poulenc, Aventis, les Laboratoires Pierre Fabre, ne semblent pas a priori relever de cette catégorie. Les entreprises de haute technologie – traduction du terme anglais high-tech – incluent en général des entreprises appartenant aux secteurs de l’aérospatiale, des biotechnologies, des technologies de l’information, des nanotechnologies, de la robotique, des secteurs formant ce que l’on appelle le complexe militaro-industriel.
3En revanche, si l’on considère leur histoire via le prisme des relations qu’elles ont eu avec l’État lorsqu’il s’est agi de développer leur activité de recherche, la réserve tombe car la notion de haute technologie induit de façon implicite la notion de recherche, de R & D et d’innovation.
4L’histoire de ces entreprises confirme le processus général observé pour un vaste ensemble industriel qui a vu la science investir toutes les activités de recherche, de conception et de production, au point que certains parlent de « scientifisation » de l’industrie. De surcroît, dans le même temps, les États, dont les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, puis l’Union européenne1 pour n’en citer que quelques-uns, ont joué un rôle majeur en inscrivant la promotion et le développement de la science et de la technologie dans leurs prérogatives donnant naissance à la big science corrélée au big business. Cette évolution a rendu difficile la lecture d’un monde devenu a fuzzy complex of actors and actions2, un monde dont les limites sont floues et dont le jeu d’acteurs est sans cesse renouvelé et demeure infiniment complexe.
5À partir des années 1960-1970, les entreprises citées n’échappèrent pas à la règle et participèrent à l’interpénétration des mondes académique et industriel du fait des politiques nationales mais aussi du fait de l’interconnexion des connaissances entre elles. Au cours de la période suivante, 1980-2000, le processus s’accentuerait en raison d’un désengagement relatif de l’État. Comment des causes opposées pourraient-elles produire les mêmes effets ? D’après ce que nous avons pu constater et confirmant également certaines études et sources statistiques, on observerait une accentuation de l’interpénétration conduisant à un processus de « scientifisation » de l’industrie (recours de plus en plus intensif à la recherche académique), et d’« industrialisation » voire de « mercantilisation » de la science (privatisation des connaissances, augmentation du nombre de brevets dans des domaines jusque-là totalement libres). Le chercheur deviendrait peu à peu un acteur hybride évoluant entre les mondes de la recherche et de l’économie et les reliant entre eux, sans que les États n’aient en fait renoncé à leurs prérogatives même si les chemins empruntés diffèrent.
6C’est pourquoi étudier l’histoire des relations recherche académique-recherche industrielle via l’histoire de l’Institut de chimie des substances naturelles, laboratoire du CNRS, peut avoir une valeur explicative quant à la position de l’État vis-à-vis de la recherche et de l’innovation mais aussi quant à la stratégie des entreprises elles-mêmes. Seules quelques hypothèses seront avancées afin d’expliquer l’évolution de la PME, les Laboratoires Pierre Fabre, évoluant de la galénique à l’oncologie3, car notre recherche est en cours et devra être précisée.
7Parce que l’étude des relations académiques et industrielles est d’un abord difficile, je voudrais rappeler quelques évidences qui traversent la philosophie, l’histoire et la sociologie des sciences et des techniques et qu’il est bon de garder à l’esprit lorsque l’on s’intéresse à ce sujet.
8D’un point de vue général, les techniques sont plus anciennes, plus diffusées, plus matérielles, moins visibles mais plus faciles à tracer, mais aussi davantage méprisées et ignorées. Elles ont longtemps été sans immense enjeu idéologique si l’on excepte les questions de maîtrise. Les sciences sont plus récentes, moins diffusées, moins faciles à matérialiser, plus visibles à la conscience mais plus difficiles à tracer. Elles ont été et sont plus que jamais l’objet d’une immense valorisation et d’immenses enjeux idéologiques, moraux et politiques. Il y a toujours une activité de départ qui explique l’intérêt potentiel. Il y a toujours un détour avec le risque qu’il n’y ait pas de retour. Il y a toujours au laboratoire un travail autonome plus ou moins long, il n’y a jamais d’application « au dehors » sans transformation de la situation de départ afin qu’elle ressemble autant que possible à ce qui a été modélisé au laboratoire (sortie du laboratoire telle quelle, la molécule est inopérante). L’innovation au début est toujours fragile et maladroite. Une fois l’activité modifiée, il y a toujours un partage des responsabilités pour expliquer la transformation. Enfin il y a très souvent une recherche de profit, qu’il soit moral ou financier. On aura compris que ces remarques s’inspirent des travaux de Bruno Latour. Elles permettent de garder une distance critique vis-à-vis de l’objet étudié en l’inscrivant dans la longue durée du cadre général.
I. L’Institut de Chimie des substances naturelles, un laboratoire public dans le mouvement international des sciences
9Se différenciant du système américain de financement de la recherche médicale qui à partir de 1971 bénéficia d’un plan cancer4, la France ne posséda pas d’agence centrale pour coordonner les fonds et les recherches menées pour lutter contre le cancer jusqu’en 2002. Le CNRS y participait en finançant des projets ou par le biais des travaux de certaines équipes dont les thématiques étaient laissées à la libre convenance des laboratoires. Depuis l’origine de l’ICSN, une partie des chercheurs de cet institut étudiait les alcaloïdes connus pour leur activité anti-tumorale. Ils ont découvert entre autres choses trois molécules importantes, déposé des brevets donnant lieu à la fabrication de deux médicaments : la Navelbine et le Taxotère qui ont généré des chiffres d’affaires impressionnants. La Navelbine est fabriquée par les Laboratoires Pierre Fabre et le Taxotère par Rhône-Poulenc devenu Aventis après sa fusion avec Hœchst, puis Aventis-Synthélabo. Le seul Taxotère a fourni un chiffre d’affaires de 1,7 milliard d’euros à Aventis-Synthélabo en 2004 (couchant ainsi ce médicament sur la liste des molécules très prisées, les blockbusters). Le CNRS fut bien payé en retour puisque dans les années 2000-2005, ces deux médicaments représentaient 90 % des redevances perçues par le Centre (450 millions d’euros au 1er janvier 20065). Ces deux médicaments, aujourd’hui génériques, se classent toujours parmi les anti-tumoraux les plus vendus au monde. Si le brevet de la Navelbine est tombé dans le domaine public (2004), de nouvelles formes, notamment la forme orale, continuent à rapporter énormément et sont toujours protégées par des brevets (confirmant en cela la stratégie définie par Pierre Fabre dans les années 1980, transformant son entreprise de façon radicale, plaçant la recherche au cœur de l’entreprise, mais nous y reviendrons). Le brevet du Taxotère, tombé également dans le domaine public en 2010, reste un produit majeur dont on ne cesse d’élargir la prescription.
10Du point de vue de la recherche académique, ces réussites résultent d’un travail collectif au sein d’une structure qui a mis en place une organisation et un management particuliers.
11La mise au point d’un médicament est longue et dure environ 15 à 20 ans : 5 ans de recherche académique, 5 à 7 ans de recherche partagée recherche académique/industrie dont il peut ne rien sortir et encore 10 ans de développement avant d’obtenir une autorisation de mise sur le marché. Les réussites des chercheurs de l’ICSN ont procuré une manne qui a irrigué l’institut de façon régulière dans les années 1990, après la mise sur le marché français de la Navelbine en 1989. Les chercheurs, tous intéressés puisqu’ils perçoivent une partie des redevances versées au CNRS, ont continué à chercher et découvert par la suite l’hémisynthèse du Taxol et le Taxotère.
II. L’ICSN : un milieu propice à la découverte ?
12Rappelons d’abord que la décision de créer l’ICSN fut prise au plus haut niveau de l’État au milieu des années 19506. Ensuite, fidèle à sa culture, le CNRS qui accueillit l’ICSN, laissa si l’on peut dire la communauté des chimistes et biochimistes s’autoréguler et s’administrer selon des principes assez peu formels. Les directeurs successifs ont intégré ce qu’était la « structure CNRS », qui à partir des années 1960 s’organisa en départements scientifiques, le département chimie coiffant l’ICSN, créant un nouveau rouage. Ils ont organisé l’institut selon leurs propres principes en deux branches : chimie et biologie, chacune sous la responsabilité d’un des deux codirecteurs. L’ICSN est rapidement devenu très autonome du fait même de la personnalité des directeurs se comportant comme des « patrons » qui donnaient plus à penser au monde industriel qu’au monde académique tant la nécessité collective était mise en avant et la « culture du résultat » était forte. Ils ont dirigé et imposé leur institut au sein de la communauté scientifique internationale grâce à cet esprit d’indépendance. Dès lors, il semble que la structure générale qu’était le CNRS ait peu influencé l’organisation de l’ICSN, si ce n’est en fin de période du fait de la montée en puissance des organisations administratives. Ainsi, la structure CNRS, par l’indépendance et la souplesse qu’elle fournissait, permettait aux plus fortes personnalités scientifiques d’imposer leurs idées et leurs pratiques. Cette hypothèse que nous avons avancée, il y a quelques années, est confirmée par la thèse de Pierre Tessier sur la chimie des solides7.
13Lorsque Potier en prit la responsabilité à son tour, il hérita d’un institut performant ayant déjà acquis une réputation en succédant à Barton, prix Nobel de chimie 1969 (démarché par les directeurs du CNRS). Il avait, quant à lui, développé des principes de management d’abord testés avec ses équipes, qu’il a généralisées à l’ensemble de l’institut. Potier gardait toujours l’entière responsabilité d’une recherche, ne déléguant qu’une partie à chacun de ses collaborateurs en fonction de leur spécialité. Tout le monde travaillait sous sa direction, lui rendant compte personnellement. Il prenait soin de préserver les principes du travail d’équipe œuvrant pour un projet commun sans lesquels on ne peut progresser.
14Le secret était la condition sine qua non pour travailler avec lui. Lui seul autorisait les chercheurs à évoquer leurs travaux à l’extérieur. Plus tard cette règle fut appliquée à l’ensemble de l’ICSN. Les communications avaient lieu lorsque les risques de plagiat étaient éliminés et que les différents brevets étaient déposés. Tous les chercheurs travaillaient en connaissance de cause, acceptant les risques et les conditions de travail8. Mais, en cas de réussite et de brevet déposé, tous ceux qui avaient participé aux recherches étaient cités et rémunérés. Le travail de veille bibliographique analogue aux principes de la veille effectuée en entreprise occupait une grande partie du temps des chercheurs et constituait le préalable à toutes recherches. Potier refusait d’emprunter ce qu’il appelait les autoroutes de la recherche, préférant les chemins de traverse permettant de trouver le sujet qui mènera à l’invention d’un nouveau médicament. Dans sa façon de chercher, comme dans sa façon d’expérimenter, l’excellence devait être atteinte, ce qui, grâce au principe du learning by doing conjugué à l’excellence scientifique atteinte par les chercheurs de l’ICSN, lui permit de mettre au point un système de test capable de mesurer l’efficacité des molécules étudiées comme agents anti-tumoraux, le test à la tubuline (lui aussi breveté).
15Lorsqu’il était certain de la faisabilité du médicament, il entamait les démarches pour déposer les brevets. C’est à ce moment seulement qu’il s’associait à des industriels et non auparavant car il tenait à garder sa liberté, la propriété intellectuelle ne cédant que la propriété industrielle. Les autres contrats que l’ICSN avait avec différentes entreprises étaient ce que l’on peut qualifier de contrats du second cercle. Pour des recherches majeures, il fit appel aux industriels pour effectuer les recherches de développement trop onéreuses pour le CNRS et pour financer les coûts élevés des dépôts de brevets.
16Pour la Navelbine, le travail de recherche fut mené exclusivement à l’intérieur de l’ICSN. Potier proposa sa découverte à Rhône-Poulenc, alors en pleine crise, qui déclina l’offre. Il offrit ensuite la Navelbine à l’entreprise américaine Lilly qui depuis les années 1960 produisait de la vincristine et de la vinblastine, deux antitumoraux de la famille des vinca-alcaloïdes, famille à laquelle appartient la Navelbine, en vain. Pourquoi se lancer dans des recherches de développement d’une molécule proche des médicaments produits ? C’est alors que le CNRS lui conseilla de prendre langue auprès de Maurice Ponte qui dirigeait l’ANVAR. L’Agence nationale pour la valorisation de la recherche créée en 1967 avait pour mission de valoriser essentiellement auprès de l’industrie les résultats de la recherche académique française, de favoriser les transferts de technologie. En 1979, elle s’est vue confier la gestion de l’aide à l’innovation cette fois directement auprès des entrepreneurs, pour favoriser les activités de R & D privées et les partenariats public-privé. Dès les années 1980-1990, l’ANVAR signait des conventions avec les sociétés de capital-risque pour faciliter le renforcement de la structure capitalistique (fonds propres) des PME de technologie innovante à forte croissance. L’agence joua le rôle d’entremetteur entre Pierre Potier et Pierre Fabre, prenant le brevet et assumant les risques. Ce fut donc l’État via son agence qui joua un rôle d’entreprise de capital-risque dans la lignée des politiques scientifiques et technologiques de la Ve République menées par les délégations générales de la recherche scientifique et technique (DGRST) successives. Il revint à Pierre Fabre lui-même d’impulser une nouvelle orientation à son entreprise et de développer la nouvelle molécule, quitte à réorienter la stratégie de la firme au point de changer la nature des produits fabriqués. Nous y reviendrons.
17Fort du succès que connaissait la Navelbine, lorsque Pierre Potier eut l’intuition que son équipe pouvait à nouveau tirer profit des travaux menés autour des taxanes, ce ne fut pas l’ANVAR qu’il contacta mais Rhône-Poulenc afin de développer ce qui deviendrait le Taxotère.
18Pour cette molécule, le travail de recherche s’est fait de façon complémentaire entre chimistes, pharmacologues, toxicologues, médecins et industriels. Voici comment il décrivait a posteriori ce partenariat, ces propos pouvant aussi illustrer son partenariat avec Pierre Fabre :
« Notre collaboration a été tout à fait claire : les chimistes de Gif ont travaillé à l’étude fondamentale, les industriels se sont occupés de la mise en forme pharmaceutique. Plusieurs brevets ont été pris au nom de la firme à la fin des années 1980. Le coût des recherches de développement d’un futur médicament était devenu dissuasif. Aucun laboratoire public ne pouvait l’assumer, les recherches de développement d’un médicament durant de huit à douze ans et coûtant plusieurs centaines de millions de dollars. Cela rend la collaboration entre recherche académique et recherche industrielle nécessaire même si dans des “commissions Théodule” où siégeaient des représentants des organismes publics et des industriels certains disaient que “ce n’est pas aux chercheurs du public de tenter de trouver des médicaments…”. Tout cela était faux, ce n’était qu’un moyen pour utiliser les résultats de la recherche publique à moindres frais. Jusque dans les années 1980, si les entreprises passaient des contrats, c’était bien pour “utiliser” et même “piller” la recherche publique et non pour travailler d’égal à égal ou encore de façon complémentaire9 ».
19Il ajoutait qu’il faut « toujours saisir une opportunité lorsqu’elle se présente, donc collaborer avec l’industrie mais à condition de rester maître de ses choix de recherche ». Il était jaloux de son indépendance et refusait de subir les diktats de la relation investissement/temps/retour sur investissement propre à l’industrie à qui il reprochait de « gâcher » des possibles.
20Cette étape franchie, les premières publications commençaient, qui se faisaient selon un principe qu’il a institué car trop nombreux ont été ses collègues français ou étrangers qui n’ont pu exploiter leurs résultats car ils les avaient publiés trop précocement. L’efficacité de sa méthode n’échappa pas aux industriels qui utilisèrent ses publications académiques pour étayer leurs demandes d’autorisation de mise sur le marché. Mais, au cours des dix dernières années de sa carrière, il fut en conflit avec la direction générale du CNRS qui cherchait à lui imposer de suivre les procédures organisationnelles de cette énorme structure qu’était devenue le CNRS et qui, à ses yeux, ressemblait davantage à une organisation américaine par les procédures mises en place. Ce qui lui était impossible : il se présentait comme un chef de commando10. Travailler avec une petite équipe, mobile et réactive était, selon lui, la seule façon d’agir afin de soutenir la compétition internationale car la chimie des substances naturelles évolue vite dans un monde très concurrentiel tant du point de vue académique qu’industriel. L’excellence doit se conjuguer avec une grande réactivité qui impose une façon spécifique de « manager » la recherche, c’est ce à quoi il s’est employé.
21Le management de l’ICSN a donné le sentiment d’être plus proche du management d’un centre de recherche industrielle qu’académique. Certains chercheurs en gestion ont souligné que l’efficacité du management se faisait au prix d’un manque de liberté individuelle, l’autoritarisme des directeurs créant des tensions entre les chercheurs et imposant des procédures contraires à l’esprit de la recherche publique11. C’est exact si l’on se place au niveau individuel (quoique aucun chercheur n’ait eu à souffrir d’un retard de carrière pour avoir respecté les principes de direction de l’ICSN). On peut avoir une autre approche si l’on se place sur le plan de l’intérêt collectif et si l’on envisage l’intérêt général du point de vue des citoyens qui financent la recherche publique. Les chercheurs ayant fait le choix de la chimie ne peuvent ignorer le poids du collectif dans cette discipline ainsi que l’applicabilité potentielle de leurs travaux. C’est encore plus vrai lorsque l’on se spécialise en chimie des substances naturelles, depuis longtemps connectée à la pharmacopée. En cela, elle diffère grandement des mathématiques.
22Il apparaît, aujourd’hui que l’on a des études comparatives, que l’ICSN aurait été davantage dans le sens du mouvement général qui caractérise les pays d’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord. Son originalité et sa singularité ne sont plus aussi avérées, et l’ICSN aurait plus précocement et plus intensément intégré les normes internationales dominantes de la recherche académique. Cela est confirmé par l’évolution des relations de l’ICSN et des industriels de la pharmacie. L’État, tutelle du CNRS, ayant clarifié ses positions par rapport à ces partenariats, notamment après les assises de la Recherche organisées par le ministre socialiste Jean-Pierre Chevènement en 1982, les encouragea d’autant plus à mesure qu’il cherchait à limiter les coûts de cette activité très lourde qu’est la Recherche. Par voie de conséquence, le CNRS codifia lui aussi ces pratiques, les rendant de plus en plus formelles à mesure que l’on se rapprochait du temps présent, réduisant d’autant l’autonomie des chercheurs, introduisant contrôles et évaluations à différents niveaux, réglementant et standardisant ces pratiques afin de répondre aux normes internationales de la recherche et de l’innovation.
23C’est ici que la complexité et l’ambivalence des attitudes des chercheurs du milieu académique quant aux relations avec l’industrie interviennent. Le rôle du plan Cancer américain, fondé dans un premier temps pour les chercheurs académiques sur le principe de publication et de gratuité d’accès aux résultats, est indéniable dans l’histoire du Taxotère français. Donc les chercheurs sont partisans d’une science ouverte. Plus tard lorsque l’accès aux bases de données payantes devint un enjeu majeur et que l’augmentation des coûts matériels de la recherche fut telle que les redevances perçues par l’ICSN leur donnèrent des moyens d’action que les deniers publics ne permettaient pas, ils furent aussi partisans de la protection de leur travail et des dépôts de brevets. D’autant que s’appliquait une règle pour le partage des fruits de l’invention édictée par le CNRS qui la tenait de l’ANVAR. Pour stimuler l’innovation, en cas de paiement de redevances, les chercheurs recevaient 60 % des redevances, le CNRS en gardait 20 % et le laboratoire où avait eu lieu la découverte 20 %. C’était la règle qui prévalait pour les contrats passés pour la Navelbine et le Taxotère jusqu’en octobre 1996, date de parution du décret à l’origine duquel a été Pierre Potier12.
24Aujourd’hui, les incitations de la part de la direction du CNRS (comme d’autres organismes de recherche) sont telles qu’il est rare qu’une coopération CNRS-entreprise ne se développe avant que les échanges aient été contractualisés13. La « culture ICSN » a fait école. La convivialité éclairée qui prévalait lors des discussions informelles dont certaines donnèrent lieu à la rédaction de contrats n’est plus de mise. Les chercheurs académiques souhaitent signer un contrat avant d’aller plus avant dans les échanges, ce qui introduit d’autres rigidités dans le processus, au point que les industriels évoquent les années 1980-1990 comme ayant été la belle époque en matière de relations humaines.
25Dans le même temps, dans tous les pays développés, la réglementation concernant les essais cliniques et l’obtention de l’autorisation de mise sur le marché d’un médicament se précisait, devenant très restrictive afin de protéger le patient. Là encore, on observe un processus de standardisation des procédures, le modèle de référence pour les médicaments anti-tumoraux restant les États-Unis – dont les standards sont parmi les plus élevés au monde – du fait de la taille du marché et du pouvoir d’achat. Obtenir une autorisation de mise sur le marché américain ainsi qu’une norme de production FDA (US Food and Drug Administration) accroît la garantie d’amortissement des investissements des recherches de développement. Ces contraintes s’ajoutant aux coûts du développement d’une molécule, on conçoit que les partenariats recherche publique/industrie soient devenus un rouage important de l’industrie pharmaceutique. Il aurait été judicieux de comparer les stratégies des Laboratoires Pierre Fabre et d’Aventis, mais compte tenu de la difficulté d’accès aux archives de cette entreprise nous nous concentrerons sur l’histoire des Laboratoires Pierre Fabre14.
26En résumé, les politiques scientifiques des différents gouvernements français depuis Pierre Mendès France ont été assez peu centralisatrices. La variété des lieux de la recherche et des pratiques nombreuses, différents et complémentaires furent autant de multiples possibles. L’autonomie longtemps accordée aux chercheurs si elle fut dispendieuse (ce qui reste à prouver) ou économiquement peu rentable (là encore il faudrait établir précisément des listes de résultats utilisés par l’industrie sans que l’on ait reconnu la paternité d’un centre de recherche public) serait dans le cas de la chimie des substances naturelles assez créatrice. En tout état de cause, c’est à la politique gouvernementale que l’on doit le rattrapage de cette chimie qui était très en retard au début des années 1950.
27Ce furent les actions de l’État pour susciter et soutenir les transferts de connaissances de la sphère académique vers le monde économique via l’ANVAR qui marquèrent la période des années 1970, étendues par la loi Allègre sur l’innovation de 1999 et faisant de la France l’un des États dont la politique fiscale est parmi les plus incitatives pour qui souhaite investir dans la recherche. En ce sens, l’action indirecte de l’État en matière de recherche reste une clé explicative de la performance industrielle des Laboratoires Pierre Fabre. Ainsi, si les résultats des chercheurs de l’ICSN furent exemplaires dans leur domaine et la façon dont ils ont été obtenus, leur histoire illustre également les analyses de Dominique Pestre15 et Erwan Lamy16.
III. Du bon usage de la recherche publique : les Laboratoires Pierre Fabre en action
28Les Laboratoires Pierre Fabre ont été fondés par Pierre Fabre, pharmacien, en 1961 à Castres. La stratégie initiale reposait sur la production de nouveaux produits selon la tradition française de la formulation et des produits de spécialité (les Laboratoires Pierre Fabre n’ont pas recours aux brevets pour se protéger jusqu’en 1959). Ce secteur était très peu concentré. Mais les Laboratoires Pierre Fabre vont très vite opter pour l’originalité en se spécialisant dans la dermo-cosmétique basée sur des substances naturelles17, la phytofilière. L’entreprise est passée de 30 salariés en 1962 à 4000 en 1989 et plus de 9700 employés dans le monde aujourd’hui. La croissance s’explique par le succès de certains produits et la diversification exploratoire, évoluant de l’artisanat à la logique industrielle en créant des usines de production, des centres de recherche, et en développant un double réseau commercial incluant des filiales internationales. Dans les années 1980, c’est une PME innovante qui investit à peu près 13 à 15 % de son chiffre d’affaires en recherche (9 % en 1964). Sa notoriété est fondée sur son expertise, notamment dans le domaine des substances naturelles, des produits cardio-vasculaires et de la dermo-cosmétique. Cette croissance rapide et continue est basée sur la recherche et l’innovation.
29Dans le même temps, le paysage de la pharmacie française a changé, les alliances et les fusions modifiant le périmètre des laboratoires pharmaceutiques18. Le modèle de la très grande firme chimique centrée sur l’accumulation interne de connaissances scientifiques triomphe sur le plan international, les entreprises pharmaceutiques cherchant toutes à produire des blockbusters (fondés sur la recherche de produits actifs, de classes thérapeutiques nouvelles dont le chiffre d’affaires dépasserait le milliard d’euros). L’élévation générale du niveau de vie modifia les attentes en matière de santé. La France n’échappa pas à ce phénomène. Le gouvernement français fut confronté à une croissance forte de la demande en matière de santé et, souhaitant rattraper le retard français, dut agir. Il proposa un nouvel encadrement de l’activité de recherche en intégrant les pratiques des pays leaders concernant les procédures de brevets et d’autorisation de mise sur le marché des médicaments (AMM), favorisant ainsi implicitement l’émergence de quelques grands groupes multinationaux. Tout cela contribua à l’allongement du temps consacré au développement et aux essais cliniques19.
30C’est dans ce contexte que Pierre Fabre fut contacté par Maurice Ponte, directeur de l’ANVAR, afin de lui faire part du potentiel de la découverte gifoise20. Or cet institut avait de longue date des liens avec l’industrie, ses directeurs ayant passé avec elle des contrats tandis qu’une grande partie des chercheurs de l’ICSN y travaillait21. D’après Pierre Potier, les premières entrevues avec Pierre Fabre furent très bonnes et décisives22. Pierre Fabre quant à lui trouva au sein de son entreprise les avis dont il avait besoin, ayant recruté des chercheurs de l’ICSN (chimistes, biochimistes) et des médecins – cliniciens23 – pour évaluer la faisabilité du projet, obtenir les informations complémentaires sur la culture de l’ICSN, tout cela sans que les concurrents ne soient informés.
31Dès lors, les choses accélérèrent. Un accord-cadre fut signé entre le CNRS et les Laboratoires Pierre Fabre en 198224, entérinant les premiers engagements moraux passés entre les « deux Pierre ». Il fallut encore sept années d’allers et venues entre Gif et Gaillac pour que la vinorelbine brevetée par l’ANVAR et le CNRS en 1978 entre dans les hôpitaux français sous le nom de Navelbine. Après la France en 1989, les autres pays européens autorisèrent sa mise sur le marché entre 1991 et 1997, tandis que les États-Unis et le Canada l’approuvèrent en 1994, suivis, par le Japon en 1999. En 2001 les Laboratoires Pierre Fabre déposaient de nouveaux brevets proposant une forme orale de la Navelbine, accroissant notamment le confort des patients pendant les cures de chimiothérapie.
32Le pari fut jugé audacieux, car il s’agissait pour une PME au rayonnement national de développer et de produire un médicament anti-tumoral et donc à terme de changer de stratégie afin de soutenir la compétition que seules les majors semblaient capables d’assumer aussi bien sur le plan stratégique, organisationnel que financier. Mais était-ce vraiment un pari osé pour cette entreprise de taille moyenne ?
33Rien n’est moins sûr25. Dans les faits, les deux organismes se connaissaient de longue date, ne serait-ce que par le flux de chercheurs formés par l’ICSN qui essaimaient dans toutes les entreprises pharmaceutiques françaises et étaient bien représentés dans les Laboratoires Pierre Fabre. Comme nous l’avons déjà expliqué par ailleurs26, les Gifois restaient en contact, formant ce qu’ils appellent toujours aujourd’hui la « Gif-connexion ». Ce réseau, animé par les directeurs de l’ICSN, agissait comme une agence de placement pour certains, comme une agence d’informations pour d’autres ou encore comme un pourvoyeur de substances naturelles pour l’ICSN… Donc Pierre Fabre connaissait l’ICSN, sa réputation et ses travaux, tout comme Pierre Potier connaissait les Laboratoires Pierre Fabre et leurs spécialités, l’intérêt pour la chimie des substances naturelles étant le dénominateur commun. Il faut ajouter à cela l’estime mutuelle que les deux hommes se portaient, ce qui, au cours des périodes difficiles des recherches de développement, a contribué à la poursuite du projet là où l’on aurait renoncé dans une entreprise multinationale27 du fait d’une organisation industrielle plus lourde et hiérarchique. La capacité d’appropriation rapide de la découverte, les recherches de développement menées de conserve avec les Gifois constituent la première explication de la réussite de cette PME déclenchée par l’écoute et le dialogue et la confiance entre deux personnes28.
34Ensuite, une fois la décision prise, les Laboratoires Pierre Fabre ont internalisé très rapidement cette nouvelle activité en augmentant de façon très significative la capacité de R & D. Deux usines furent construites à Gaillac et à Pau ayant comme objectif de produire la Navelbine. Mais la direction des Laboratoires Pierre Fabre s’imposa de les construire selon des normes de qualités très élevées afin d’obtenir les certifications et agréments qui autorisèrent la firme à exporter ce médicament aux États-Unis, partout en Europe29 et au Japon. Ce qui posa également des questions de recherche technologiques pour mettre au point les appareillages et imposa de nouveaux cahiers des charges aux constructeurs de matériels. En outre, si l’on revient à la production, il convient de souligner que cette volonté de certification américaine impliqua de la part des personnels des Laboratoires Pierre Fabre de soigner l’approvisionnement de matières premières d’une qualité élevée et constante, leur imposant à terme de développer un réseau de production spécifique30.
35Il est notable de souligner que la « vision monde » s’est imposée d’emblée aux responsables de l’entreprise, puisque tout a été conçu et élaboré en même temps afin d’atteindre l’objectif d’obtention de la certification américaine. Alors que les Laboratoires Pierre Fabre auraient fort bien pu obtenir une AMM pour la France et accorder des licences pour exporter la Navelbine. Dans les faits, les Laboratoires Pierre Fabre ont eu recours aux deux stratégies.
36Si le premier laboratoire de recherche de l’entreprise avait été ouvert en 1968 à Castres, les études de développement pour la Navelbine imposèrent un redéploiement des activités de recherche et une réorganisation de la branche médicaments en développant un centre de recherche en immunologie permettant les recherches complémentaires à celles qui sont nécessaires pour la mise au point d’un anticancéreux. Les Laboratoires Pierre Fabre possèdent aujourd’hui onze centres de recherche en France et sont parties prenantes du cancéropole de Toulouse.
37Pour les Laboratoires Pierre Fabre, la décision de produire la Navelbine aboutit à un changement d’orientation industrielle, à un redéploiement stratégique et à la consolidation d’une culture d’entreprise basée sur cette association avec la recherche publique qui ne s’est jamais démentie depuis. La professionnalisation des métiers a crû fortement. La recherche et le développement constituent le cœur de l’activité de l’entreprise, qu’il s’agisse d’oncologie, des autres médicaments (éthiques vendus sur prescription médicale et OTC – over the counter – en vente libre) ou encore de la branche dermo-cosmétique. La spécialisation sur quelques domaines de recherche est un choix (cancer, système nerveux central, maladies cardio-vasculaires). Aussi, les investissements se concentrent-ils sur quelques molécules innovantes (vinorelbine, monitrate d’isorbine, vinflunine). Il existe enfin un autre facteur important à mettre en avant et qui est devenu un élément constitutif de la culture de l’entreprise : les liens continus et donc structurants avec la recherche académique. Depuis l’accord-cadre de 1982, les partenariats avec le CNRS notamment furent constants, aboutissant à la création d’unités mixtes de recherche CNRS-Pierre Fabre, localisées dans l’entreprise, tandis que le financement d’unités CNRS et universitaires (en milieu académique) continue parallèlement.
38Cette histoire est intéressante (mais elle reste à écrire) car son succès reposerait essentiellement sur des choix originaux : rôle central de la recherche basée sur des partenariats avec la recherche publique, volonté de localiser les sites de production en France, choix ciblé d’alliances industrielles internationales, organisation capitalistique originale31. On constate toutefois que cette entreprise a connu, comme ses compétiteurs du secteur, un ralentissement dans la production d’innovations depuis une décennie et qu’elle doit s’adapter aux contraintes des marchés du médicament, notamment avec l’arrivée des génériques. Il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui, comme dans les années 1980, la recherche en coopération avec le monde académique reste la clé de voûte de l’entreprise32, ayant la responsabilité de préparer le futur. Les Laboratoires Pierre Fabre n’hésitent pas à pratiquer toutes les formes de coopération que d’aucuns appellent aujourd’hui « innovation ouverte » et qui nous semblent davantage être une forme stratégique parmi d’autres à laquelle on a recours en fonction des besoins33.
39Cette première approche de l’histoire des Laboratoires Pierre Fabre atteste que les incitations gouvernementales ont autorisé ces partenariats CNRS-universités-industrie bénéficiant également aux deux parties dans le cas ICSN-Laboratoires Pierre Fabre. Sans cet appareil réglementaire, il y a fort à parier que la vironelbine ne serait jamais devenue la Navelbine.
Conclusion
40L’engagement de l’État par rapport à la recherche fondamentale et industrielle a été continu et constant, même si ce fut en dents de scie. Il résulte d’un processus complexe, dont les origines remontent bien au-delà de la Seconde Guerre mondiale pour plonger profondément dans le siècle précédent. Cette étude fait émerger deux constats. Les chercheurs ont bénéficié d’une grande autonomie dans le choix des sujets, dans la façon de travailler dans un cadre les protégeant assez bien de la contrainte du temps et donc de la contrainte économique immédiate. C’est la contribution majeure de l’État via le CNRS. On a affaire à une intervention de l’État assez souple, programmatique mais dans le même temps assez respectueuse de l’identité des chercheurs et du temps de la recherche. Cette façon de faire fut assez différente des actions américaines résultant de compromis de demandes sociales (ou de craintes collectives34) et de lobbies industriels, actions qui furent sans cesse évaluées par les instances politiques au nom de l’intérêt du contribuable américain au détriment du temps de la recherche lui-même.
41Je souhaiterais, pour conclure, revenir sur un point qui me semble important. On a vu combien science, technologie et politique sont liées. Il conviendrait d’entreprendre une étude sur la longue durée afin de savoir précisément comment, en France, en fonction des contraintes qui furent les leurs, les chercheurs ont mis en place des stratégies étayées par des idéologies qui, en fonction de leur pertinence et de leur efficacité, leur ont permis de préserver leur autonomie. Car la science est toujours duale : pure et appliquée, théorique et empirique, objective et subjective, exacte et approximative, démocratique et élitiste, etc. Il se pourrait qu’en fonction des enjeux, les chercheurs mettent en avant l’un des aspects afin de construire une idéologie servant leurs intérêts en discutant à l’envi la notion de périmètre. Les travaux du sociologue américain Thomas Gieryn35 sont éclairants lorsqu’il s’agit de l’histoire des sciences et des entreprises depuis 1945, tous comme le sont ceux de Claude Rosental36 qui montre la capacité des chercheurs à rendre stratégiques leurs objets de recherche en élargissant ainsi la notion de haute technologie à des domaines plus vastes. N’est-ce pas aussi ce qui se noua autour de la chimie des substances naturelles ?
42Si l’on cherche à comprendre ce qui s’est passé autour de l’innovation en Europe au cours du second xxe siècle, il est évident que la triade recherche-État-entreprise doit être plus largement étudiée afin de mieux connaître l’apport des PME en matière d’innovation. Il apparaît que l’on pourrait reprendre à notre compte la remarque de Bruno Strasser qui, prenant le mot « sciences » dans son acception la plus large, souligne37 « que la compréhension des sciences semble être devenue l’une des clés de l’intelligibilité du présent. Pour l’historien du contemporain et du temps présent l’étude des sciences permet d’éclairer sous un autre jour des problèmes traditionnels de l’histoire sociale et de penser de nouveaux objets historiques ».
43C’est ce que nous tentons de faire en replaçant dans un contexte général une histoire singulière qui, autour d’une innovation, lie État, recherche et industrie.
Notes de bas de page
1 On observe également un phénomène quasi similaire pour l’Amérique latine et une partie des pays asiatiques.
2 A. Thackray (ed.), Private Science. Biotechnology and the Rise of Molecular Sciences, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1998, cité par B. Strasser et M. Bürgi, « L’histoire des sciences, une histoire à part entière », Revue suisse d’Histoire, 55, 2005 p. 3-17, p. 11.
3 Pour l’entreprise Pechiney, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage, L’entreprise et la recherche, un siècle de recherche industrielle à Pechiney, Paris, Rive droite, 1998. Sanofi-Aventis n’autorise toujours pas un accès aux archives postérieures à 1960.
4 M. Le Roux, V. Walsh, “Contingency in Innovation and the Role of National Systems : Taxol and Taxotère in the USA and France”, Research Policy, vol. IX, n° 3, novembre 2004, p. 1307-1327 ; D. Mowery, “National Security and National Inovation Systems”, Journal of Technology Transfer and Commercialization, 34, 2009, R. Nixon, “Annual Message to the Congress on the State of the Union, January 22 1971” The American Presidency Project, http://www.presidency.ucsb.edu/ws/index.php?pid=3110, consulté le 31 mai 2010.
5 P. Potier, M. Le Roux, entretien 5 janvier 2006
6 M. Le Roux, « L’État français, la politique scientifique, le CNRS et le laboratoire. Le cas de l’ICSN, 1960-2000 », in K. Bertrams, E. Biémont, B. Van Tiggelen, G. Vanpaemel (dir.) Pour une histoire de la politique scientifique en Europe (xixe-xxe siècles), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2007, p. 105-125.
7 L’émergence de la chimie du solide en France (1950-2000). De la formation d’une communauté à sa dispersion, Thèse de doctorat d’histoire, université Paris X – Nanterre, 2007.
8 M. Le Roux, “Between Academy and Industry : the ICSN, a Story of an Unsual CNRS Laboratory 1960-2000”, 5th International Conference on the History of Chemistry, Chemistry, Technology and Society, Estoril & Lisboa, Portugal, 6-10 September 2005, in I. Malquia, E. Homburg et al., Sociedade Portuguesa de Quimica, Lisbonne, 2006, p. 282-290.
9 Entretien P. Potier, M. Le Roux, 15 septembre 2003.
10 Entretien P. Potier, M. Le Roux, 15 septembre 2003.
11 Commentaires de Christophe Midler lors du séminaire de recherche de la chaire du management de l’innovation CRG – Polytechnique, M. Le Roux, « Liberté, autonomie et contrats : L’innovation pharmaceutique entre le CNRS, Pierre Fabre et Aventis des années 1960 à nos jours », discutants Lise Gastaldi, université de la Méditerranée, et Philippe Lefebvre, École des mines, Paris Tech, 15 avril 2010.
12 La loi promulguée en 1976 avait 18 ans et aucun décret d’application n’avait jamais été publié lorsque Pierre Potier arriva à la Direction générale de la recherche et de la technologie en 1994, cela était illégal : deux arrêts du Conseil d’État stipulaient que si une loi était promulguée, les décrets devaient sortir au cours des deux années suivantes. Son prédécesseur, Bernard Decomps, lui précisa que jamais personne n’avait pu faire évoluer le dossier. Pierre Potier décida de suivre ce dossier et proposa que les taux de distribution des redevances soient répartis ainsi : 50 % pour le CNRS, 25 % pour le laboratoire et enfin 25 % pour le chercheur. Mais la rédaction définitive lui échappa car, ayant eu le sentiment d’avoir fait le tour de la question, il aurait dit au ministre Bayrou qu’ayant fait son travail, à savoir avoir établi le diagnostic et rédigé l’ordonnance, la pharmacie étant fermée, il ne pouvait rien faire de plus et retournait à Gif.
Lorsque ce décret du 2 octobre 1996 fut publié, le cnrs appliqua le nouveau ratio au contrat portant sur la Navelbine qui avait été signé selon l’autre répartition 20/20/60 sans prévenir Pierre Potier et ses co-inventeurs. Pour répondre aux protestations de Pierre Potier, les directeurs généraux ont avancé une circulaire de la comptabilité publique. Mais il fit valoir que ce n’était pas conforme au droit, une circulaire n’ayant pas force de loi et que de surcroît un décret n’était pas rétroactif. Seule une loi pouvait l’être. C’est sur ce motif qu’il plaida contre le CNRS.
13 Entretien de M. Le Roux avec un haut responsable de la R & D Laboratoires Pierre Fabre, 2010.
14 Nous tenons à remercier chaleureusement Yves Ledieu et Nathalie Barondiot des Laboratoires Pierre Fabre pour leur accueil bienveillant et Guy Potier qui nous a recommandée auprès de cette entreprise.
15 La science, le pouvoir et l’argent. Essai sur les sciences, l’économique et le politique aujourd’hui, Paris, INRA, 2003,
16 La fragmentation de la science à l’épreuve des start-ups, thèse de doctorat d’histoire des sciences, université Paris VII, 2005.
17 Achetant Inava en 1963, Klorane en 1965, Sinbio en 1967, Ducray en 1969, Ferré en 1976 et Furterer en 1979 et ayant créé Avène en 1975 et Galénic en 1977.
18 S. Chauveau, L’invention pharmaceutique, Institut d’édition Sanofi-Synthélabo, 1999, Paris
19 Or, les brevets sont déposés avant que ne commencent les recherches de développement suivies par les trois phases d’essais cliniques. Il n’y en eut que deux pour la Navelbine du fait de l’ancienne réglementation.
20 L’ICSN est localisé sur le campus du CNRS de Gif-sur-Yvette dans l’Essonne.
21 “A Chemist’s Community as a Forerunner in Management Change and Innovation in France during the Second Part of the Twentieth Century? The Case of the Institut de Chimie des Substances Naturelles, a CNRS Laboratory”, Business History on Line, 2009. URL : http://www.thebhc.org/publications/BEHonline/2009/leroux.pdf.
22 Entretien de M. Le Roux avec P. Potier, 2003.
23 Entretien de M. Le Roux avec Y. Ledieu, N. Barondiot et S. Mamatas, 21 juin 2010.
24 Le premier accord-cadre liant le CNRS à une entreprise date de 1975 et fut une fois encore signé avec une entreprise chimique : Rhône-Poulenc, cf. M. Le Roux, « L’État français, la politique scientifique, le CNRS et le laboratoire. Le cas de l’ICSN, 1960-2000 », art. cit.
25 Pour autant que l’on puisse avancer des arguments solides sans avoir achevé (loin s’en faut) la lecture des archives, ce que nous savons de cette entreprise grâce aux entretiens que nous avons menés récemment (juin 2010), mais la lecture des archives et correspondances de Pierre Potier nous autorise à formuler quelques hypothèses.
26 « Genèse des textes de Pierre Potier, chimiste des substances naturelles », art. cit. ; “A Chemist’s Community as a Forerunner in, Management Change and Innovation in France during the Second Part of the Twentieth Century ?”, art. cit.
27 D’après la correspondance de Pierre Potier.
28 Il est frappant de constater l’identité des propos à l’ICSN comme au sein des Laboratoires.
29 Certification FDA pour les États-Unis et EMEA pour l’Union européenne.
30 L. Sorcelle, « Science et conscience, richesse de l’âme », séminaire d’histoire de la chimie, Chemical adventures : the search for natural products, Maison française d’Oxford, 5 mai 2010.
31 La fondation (d’utilité publique) Pierre Fabre détient 65 % des titres de l’entreprise, les salariés en détiennent 6 %, le reste est la propriété de Pierre Fabre lui-même.
32 La firme a consacré en moyenne, depuis les années 1980, 20 % de son chiffre d’affaires à la recherche ; pour 2009, 28 % du CA ont été consacrés à la recherche médicale, 5 % à la recherche dermo-cosmétique.
33 C’est un autre sujet qu’il conviendrait d’étudier précisément. La vision des historiens de la notion d’innovation ouverte est assez critique car elle ne présente pas un grand apport épistémologique sur la longue durée. En revanche, il est important de la prendre en compte dans la mesure où cette notion enseignée dans les business schools se retrouve dans les états-majors des entreprises.
34 J. J. Laly, “Social Determinants of Differential Allocation of Disease Research : A Comparative Analysis of Crib Death and Cancer Research”, Journal of Health and Social Behaviour, vol. XVIII (n° 2, 1997), p. 126-128.
35 Cultural Boundaries of Science, Chicago, University of Chicago Press, 1999.
36 Les capitalistes de la science, Paris, CNRS Éditions, 2007.
37 B. Strasser et M. Bürgi, « L’histoire des sciences… », art. cit.
Auteur
Docteur en histoire contemporaine des sciences et des techniques, elle est chargée de recherche au CNRS. Elle prépare une habilitation à diriger des recherches : De la recherche fondamentale à l’industrie pharmaceutique, l’histoire de la Navelbine et du Taxotère, un modèle d’innovation français ? Membre de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (UMR 8066, CNRS-École normale supérieure), elle a été en poste à la Maison française d’Oxford de septembre 2007 à septembre 2011.
Ses recherches portent sur deux axes : l’histoire de l’innovation, de la recherche publique, de la recherche industrielle (de l’invention au développement), d’une part, et l’histoire du management des grandes organisations (centres de recherche, grandes entreprises…), d’autre part. Parmi ses publications : Un siècle de recherche industrielle à Pechiney, Paris, Éditions Rive droite, 1998 ; « Genèse des textes de Pierre Potier, chimiste des substances naturelles », Genesis, n° 20, 2003 ; “Contingency in Innovation and the Role of National Systems : Taxol and Taxotère in the USA and France” (avec Vivien Walsh), Research Policy, vol. XXXIII n° 9, 2004 ; “Did the 1970s Crisis Lead to Convergences or Divergences : Usinor vs. Pechiney ? A Cross-Examination of Renewal in The Steel and Aluminium Industries” (avec Éric Godelier), Business and Economic History on-line, 2005 ; Hommage à Pierre Potier, 1934-2006, dépasser les limites du présent, Paris, Maison de la Chimie, 12 mai 2006, p. 1-36 ; « L’État français, la politique scientifique, le CNRS et le laboratoire. Le cas de l’ICSN, 1960-2000 », in Kenneth Bertrams et Bart Van Tiggelen (dir.), Pour une histoire de la politique scientifique en Europe (xixe-xxe siècle), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2007, p. 105-125.
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