L’État, la recherche et le marché
p. 79-83
Texte intégral
1Les exposés précédents nous ont montré un État omniprésent, qualifié même de visionnaire. C’était bénéfique et c’était son rôle puisqu’il s’agissait de répondre à un besoin issu de la guerre. Les différents centres de recherche ont été créés pendant cette période et le CNRS juste avant. Il y eut ainsi le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), le Centre national d’études des télécommunications (CNET) et le Centre national d’études spatiales (CNES). Le mot « étude » est important parce qu’il ne s’agissait pas de recherche à l’état pur qui était assurée, elle, par le CNRS. Les études consistent à comprendre une évolution technique, ce qu’est un marché et à concevoir ainsi des solutions en fonction de différentes contraintes. C’est un point important et l’État a donc été parfaitement visionnaire en créant ces centres pour préparer l’avenir.
2Dans les exposés, il y a peu de références au marché et à la mondialisation. Pourtant, les choix faits alors correspondaient à des besoins de marché : l’indépendance en énergie, le développement des télécommunications, le développement du spatial à la fois pour les Télécoms et la Défense. En regardant la chronologie, on se rend compte que l’État a commencé par créer des centres de recherche, ce qui correspondait à une certaine pauvreté de l’économie de l’époque : il est moins coûteux de créer des centres d’études que de créer une industrie, mais cela préserve l’avenir. Là, on voit la vision : avant d’agir, il faut étudier. C’est comme dans la vie d’un homme.
3Dans une deuxième étape, il y eut les grands projets avec la planification liée au besoin de reconstruction. Cette planification reposait sur des choix. Pour nous, télécommunicants, nous pouvions considérer que les choix n’étaient pas très éclairés puisqu’ils nous avaient oubliés. Ces choix se sont faits en synergie avec ces centres qui avaient été créés. Bernard Esambert a parfaitement décrit le plan Nucléaire pour répondre aux besoins d’énergie du fait qu’on n’avait pas de pétrole en France. Le plan Calcul était lié au plan Nucléaire puisque les Américains nous avaient refusé la livraison de calculateurs Control Data pour la recherche sur la bombe atomique. Le spatial était également lié à un besoin d’indépendance économique, les Américains ayant refusé de lancer des satellites à usage commercial. Il y avait donc une volonté d’indépendance nationale, ce qui est aujourd’hui beaucoup plus difficile dans le cadre de la compétition généralisée de la mondialisation.
4Le cas des télécommunications – que je connais le mieux – vient d’un retard. Il y avait un besoin de rattrapage, les télécoms ayant été oubliées dans les plans. Ce n’est qu’à partir des VIe et VIIe Plans sous Pompidou et Giscard d’Estaing que ceci fut corrigé. Le rôle du CNET est assez important dans ce domaine. Au début, c’était une manière d’exister et de créer une indépendance nationale par rapport à une omnipuissance qui, à l’époque, était américaine. On ne parlait pas encore de l’Asie naturellement. Le CNET avait la capacité non pas de faire de la recherche fondamentale – c’est aux Bell Labs que le transistor a été inventé – mais de piloter l’industrie en définissant un certain nombre de spécifications et de normes. Ceci permettait d’imposer à l’industrie étrangère – ITT typiquement – de fabriquer en France les matériels pour les télécommunications françaises puisque les spécifications à cette époque-là divergeaient de celles des pays voisins. Nous n’étions pas dans un univers mondialisé mais, au contraire, de protectionnisme et d’originalité. Ces spécifications et ces études ont été mises en commun dans le cadre de Sotelec et Socotel, qui étaient des sociétés d’économie mixte, de façon à partager les brevets entre l’industrie française qui était naissante – la CGE avec la CIT – et ITT qui livrait plus de la moitié du matériel de l’administration.
5En même temps, comme on était en retard, l’idée sur la commutation a été de dire « on va essayer de développer la génération suivante, celle du temporel ». Il ne faut quand même pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Il y avait deux laboratoires, un à Paris et un à Lannion. Lannion faisait le temporel mais à Paris, il y avait des études sur le spatial. Cela veut dire que les laboratoires se préparaient pour le rattrapage. Puis les besoins en télécommunications ont été reconnus et les financements ont commencé à être disponibles avec une croissance des investissements de 20, 30 et 40 % par an. Quand je suis entré aux Télécoms il y avait 3,5 millions de lignes et, à la fin des années 1970, on en installait 2 millions par an.
6Cette accélération imposa à l’État d’intervenir au plan industriel. Nous avions d’un côté un industriel français, la CGE, et de l’autre l’ITT. L’État étant aussi acheteur, il était nécessaire d’instaurer une compétition entre des fournisseurs français, d’où la création d’un pôle supplémentaire avec Thomson rachetant LMT, filiale d’ITT et Ericsson France. Pour assurer la compétition et couvrir les besoins, le choix initial se porta sur la technologie spatiale alors disponible puis, dès que cela fut possible, sur la solution temporelle mise au point grâce à la coopération entre le CNET et la CIT à l’intérieur de la Société lannionaise d’électronique (SLE).
7On voit là que l’intervention de l’État était de nature économique. Il s’agissait de répondre à un marché : celui du téléphone pour tous, et pour cela, il fallait construire une industrie et être indépendant. Du domaine de l’espace, je dirais la même chose. Lorsque le CNET lança ses études sur le programme Symphonie, il ne s’agissait pas a priori d’une coopération franco-allemande. Il s’agissait d’avoir une solution pour communiquer avec l’Afrique. C’était une question d’indépendance économique par rapport à Intelsat. De la même façon, lorsque Pierre Marzin installe la station de Pleumeur-Bodou, il la finance, comme cela sera fait pour Symphonie, avec le budget des télécoms. Pourquoi ? Parce qu’il a besoin de conquérir une crédibilité en matière de liaisons internationales. Il est en compétition avec les Anglais, avec le British Post Office qui historiquement avait le nœud des transits internationaux grâce à l’Empire britannique. Même pour le démarrage de Pleumeur-Bodou, il y eut une compétition avec la station jumelle anglaise. Finalement, c’est en France que la liaison fut établie, les Anglais ayant échoué le jour J. C’était le résultat d’une compétition commerciale plutôt que technique.
8Quelle leçon peut-on tirer de cela ? La nécessité, pour répondre aux besoins, de mettre en place une concurrence interne au pays en matière de télécommunications avec la CGE et Thomson et un financement qui vient des clients. Lorsque ce financement n’est plus disponible, les grands projets ne peuvent perdurer. On peut dire qu’ultérieurement toutes ces choses-là ont bougé.
9À partir de 1981, une nouvelle politique a été conduite. La notion de compétition entre deux grands pôles a été abandonnée avec la création d’Alcatel qui racheta Thomson. On peut s’interroger sur les raisons de cette opération dès lors que, finalement, cela a conduit l’exploitant-opérateur, qui table sur la compétition pour s’approvisionner, à aller chercher des solutions en dehors du territoire national puisqu’il n’avait plus de choix en France. Ensuite, parce qu’il n’y avait plus qu’un seul fournisseur, la notion de contrôle des prix a été recréée alors qu’on avait pu régler la question des coûts par des appels d’offres. Cette affaire de contrôle des prix a créé beaucoup de difficultés entre le fournisseur et l’administration car le résultat n’a pas la clarté d’une mise en compétition. Finalement, on peut estimer que cela a affaibli l’industrie en France du fait de relations contractuelles faussées et de la nécessité d’aller chercher une concurrence à l’extérieur.
10Dans cette période on constate a contrario un énorme succès du CNET : la norme GSM. On s’est rendu compte que le monde n’était plus réduit à la nation et que l’Europe était en construction. C’est une coopération franco-allemande qui a été à l’origine du GSM et a permis de construire via la normalisation un énorme succès industriel pour l’Europe. Jusqu’en 1988, les Américains avaient plus de mobiles que nous n’en avions en Europe et, à partir de 88, ça s’est inversé. Aujourd’hui en Europe, le taux de pénétration est de 100 % alors qu’aux États-Unis, il n’est que de 70 %. Dans l’économie mondialisée, l’anticipation sur la normalisation devient un facteur de succès déterminant.
11Maintenant, que peut faire l’État ? Il n’est plus propriétaire des réseaux. Le fait d’avoir été visionnaire a été une obligation pour lui. Il a basé son intervention sur les nationalisations à cause de la guerre, soit avant, soit après. Pour les télécoms, c’est beaucoup plus ancien. Cela date de 1889. Aujourd’hui il s’est désengagé. Dans les télécoms, c’est évident. Dans l’énergie, cela l’est un peu moins. À la SNCF, c’est en cours. Cela veut dire qu’il n’a plus du tout la même position. Son intervention peut alors se faire par la réglementation qui, jusqu’à maintenant, n’a pas été forcément favorable à la construction de champions nationaux, la logique étant de multiplier les concurrents avec l’idée que small is beautiful. Dans les télécoms, par exemple, en 1989, il y avait 89 opérateurs en France. C’est considérable et ce sont des gens qui, partant de rien, essayent de construire des services sur des réseaux existants. Cela veut dire qu’ils ne peuvent pas prendre en charge des investissements lourds. Or, aujourd’hui dans le domaine des investissements, nous sommes dans un combat de titans pour deux raisons.
12La première tient à la consolidation du secteur. Aux États-Unis, par exemple, après le démantèlement de l’AT&T, on revient à un « remantèlement » avec deux opérateurs : AT&T et Verizon. En Europe, également, Telefonica tente d’absorber Telecom Italia. Cela veut dire qu’on va vers de grands groupes.
13La seconde renvoie au challenge des nouveaux investissements à faire dans les réseaux très haut débit : la fibre optique et le mobile large bande.
14Quel rôle l’État peut-il avoir dans ce nouveau contexte ? Ce que nous constatons, c’est que la réglementation après avoir installé la compétition sur les réseaux existants doit porter ses efforts sur les investissements, tout en tenant compte de la mondialisation et donc de la création d’énormes groupes au niveau mondial.
15Ceci semble avoir été fait aux États-Unis, en Corée et au Japon puisque l’investissement s’y produit en matière de fibre optique. Le schéma est très différent en Europe où l’on a favorisé la compétition entre les opérateurs de réseaux, alors qu’aux États-Unis, il y a finalement peu de compétition en matière de réseau de base. Par contre, il y a une forte compétition sur les services construits sur ces réseaux. On a pris soin de séparer la gestion des réseaux d’accès de celle des services avec un débat sur la « neutralité des réseaux » dans la création des services. Cette politique porte ses fruits puisque l’Amérique domine le monde dans les services de l’Internet et possède des leaders mondiaux, tels Google et Microsoft, dans le domaine du logiciel. Il semble que cette spécialisation des acteurs de l’infrastructure d’une part et des services d’autre part permet à l’Amérique de dominer encore le monde comme elle l’avait fait du temps de l’ATT mais d’une autre manière.
16À partir de ces constats, quelques enseignements ressortent. Il y a probablement la nécessité d’un financement par de grands donneurs d’ordres. Il est clair que la direction générale des Télécommunications a pu financer Symphonie alors que TDF1 a ruiné TDF. Il faut avoir la capacité de porter des projets d’avenir et de les financer en fonction des besoins du marché.
17Un second point tient à l’importance du temps : nous sommes dans un monde de compétition où les choses vont très vite. Si on part trop tard, c’est a priori un handicap sauf à sauter une génération comme le CNET l’a fait pour la commutation temporelle.
18La coopération européenne est nécessaire. Le succès du GSM en est la preuve. Il est nécessaire de pouvoir investir sur la normalisation de façon à exister au niveau mondial. Naturellement, il faut faire des choix. On ne peut pas être partout. Ces choix doivent être soutenus par une réglementation appropriée. Ensuite, le dogme de la concurrence peut être nuancé de façon à préserver l’industrie et soutenir l’investissement. Enfin, l’indépendance est probablement nécessaire pour animer un marché interne. Il faut pouvoir se protéger de l’effet « papillon », c’est-à-dire des décisions qui sont prises à l’autre bout du monde.
Auteur
Jean-Paul Maury est ingénieur des Télécommunications. Il a débuté sa carrière, en 1967, à la direction générale des Télécommunications (DGT) où il a assumé de nombreuses responsabilités : techniques concernant l’architecture du réseau mais aussi la conduite du programme Télétel et Minitel, puis enfin du Système d’information de France Télécom ; managériales comme directeur régional de Paris-Sud lors de la transformation de France Télécom en société anonyme.
Ces dernières années, il a animé les développements et le lancement des nouveaux services de France Télécom (live box, business everywhere, etc.). Il a préfacé le livre de Marie Carpenter, La bataille des télécoms. Vers une France numérique, Paris, Economica, 2011, qui retrace la période de transformation de la DGT en une entreprise innovante et performante.
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