En guise de conclusion
p. 473-488
Texte intégral
1Comme tout colloque d’histoire, la rencontre qui a donné naissance à ce livre a cherché à répondre à deux exigences. La première est d’affronter une question d’actualité, située au cœur du débat contemporain : le ralentissement de la croissance économique, le chômage et les difficultés de financement du welfare State ont remis à l’ordre du jour, dans toutes les sociétés industrielles, le problème des déficits publics, des limites qu’ils ne devraient pas dépasser, et du double choix que leur financement impose aux différents gouvernements : d’un côté, entre endettement et inflation, et de l’autre, entre sacrifices à consentir au présent et charges transmises aux générations futures. La seconde est de demander au passé, aux différents passés, une mise en perspective de longue durée qui nous permette de prendre nos distances par rapport aux illusions d’optique que génèrent les pressions du présent. Et pour cela d’interroger ce passé, à partir d’un jeu cohérent de constatations et d’hypothèses d’interprétation. Celles-ci peuvent, dans le cas de la dette publique, se résumer à deux.
2La première concerne la définition de l’objet étudié. Des cités grecques de l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, le recours des autorités politiques à l’emprunt, volontaire ou forcé, pour financer certaines dépenses exceptionnelles, ou pour disposer d’avances de trésorerie, a une très longue histoire, d’au moins deux millénaires et demi, avec, il est vrai, de longs temps morts. Mais ce que nous désignons aujourd’hui du nom de « dette publique » est une création relativement récente : deux à trois siècles, tout au plus. Et cette création progressive, amorcée en ordre dispersé à des dates et selon des modalités diverses dans les différents pays européens, s’est accompagnée d’une réflexion théorique, à la frontière de l’économie et de la politique, sur les avantages et les inconvénients – ou, si l’on préfère, les profits et les pertes – qu’entraîne cette dette non pour les gouvernements mais pour les pays et les sociétés concernés, au présent comme au futur : Adam Smith contre J.-F. Melon.
3Du même coup, l’histoire de la dette avant la naissance officielle de la dette publique se trouve prise au même piège que celle des économies d’Ancien Régime, dont elle constitue en fait un aspect particulier : elle risque d’être rejetée du côté d’une sorte de préhistoire, qui ne serait mentionnée que pour mémoire et dont les différents pays européens auraient mis plus ou moins de temps et éprouvé plus ou moins de difficultés à sortir. Or, précisément, les mesures de réorganisation, d’unification et de rationalisation qui marquent la naissance officielle de la dette publique constituent le point d’arrivée d’une histoire longue qui a vu s’en mettre en place peu à peu les différents éléments : la consolidation de titres portant (au moins en théorie) intérêt régulier et garanti, cessibles et transmissibles, perpétuels ou remboursables à échéance fixée à l’avance ou par rachat sur le marché. Cette consolidation implique elle-même, en en formalisant les rôles respectifs, la rencontre entre deux types d’acteurs. D’un côté, les autorités politiques qui, même quand elles s’incarnent dans une personne particulière, doivent accepter de jouer le jeu de la continuité et d’en donner les gages. De l’autre, les prêteurs, ces fameux rentiers (dont, pour certains, viendrait tout le mal) : ils s’imposent comme des figures sociales nouvelles, et leur demande est suffisamment forte pour que, malgré tous les échecs, toutes les promesses non tenues, toutes les pertes subies, ils persistent à vouloir, à la première accalmie, investir une part au moins de leur épargne dans des créances sur l’État, dont ils continuent à attendre sécurité et régularité, et qu’ils comparent avec d’autres placements possibles : la terre, les immeubles, les affaires commerciales, industrielles ou financières, le prêt aux particuliers, les offices, les titres de noblesse, les alliances matrimoniales prestigieuses, d’autres encore.
4La seconde hypothèse concerne les temps et les lieux. Même si la dette publique relève d’une histoire longue, elle n’a existé ni toujours – elle apparaît à une certaine époque –, ni partout – nombreuses sont les sociétés et les constructions politiques qui l’ont ignorée, ou qui n’y ont fait que des recours occasionnels. Elle ne constitue donc ni une obligation ni une fatalité, mais une institution particulière, inventée à des époques et dans des lieux précis, imitée, diffusée et parfois même imposée ensuite ailleurs, portée par sa propre logique de développement ou par la pression des nécessités à inventer des solutions ou des formes nouvelles, contrainte de s’adapter aux circonstances, et enfin formalisée par l’économie politique pour devenir un objet de débat théorique. Son histoire apparaît dans cette perspective liée à l’histoire de l’Europe, et d’abord de l’Europe occidentale, à partir des xiie et xiiie siècles, et placée sous un triple signe. Celui de la guerre entre les États, qui se partagent son espace sans qu’aucun d’eux puisse l’emporter durablement sur les autres et qui en arrivent à inventer les règles d’un équilibre fragile. Celui de la monétarisation progressive de leurs économies. Celui enfin de l’émergence, dans un petit nombre de pôles urbains, des premiers instruments d’un capitalisme financier : l’endettement, échelonné dans le temps et dans l’espace, des différents pouvoirs poli-tiques y donne naissance à des formes de dette consolidée, dont les règles de fonctionnement font l’objet d’une codification progressive entre le xive et le xixe siècle (Donatella Strangio).
5Cette exception de l’Europe médiévale et moderne invite à s’interroger, par comparaison, sur les époques et sur les sociétés où, même si l’on peut identifier des moments d’endettement et des formes de recours à l’emprunt par les autorités politiques, ceux-ci n’ont jamais pris la forme permanente et durable de la dette consolidée et de titres de rente acquis et possédés par les membres des différents groupes sociaux.
6Dans le temps, les recherches disponibles sur l’Antiquité grecque et romaine conduisent à opposer deux cas de figure. Le premier est celui des cités grecques qui, elles aussi fréquemment lancées dans des guerres où elles jouaient leur propre survie et leur indépendance et contraintes d’engager toutes leurs ressources, sont loin d’avoir ignoré le recours à l’emprunt, dont le remboursement a pu s’échelonner sur de nombreuses décennies (Léopold Migeotte). Les prêteurs ont été dans ce cas les citoyens eux-mêmes (dont l’aide prenait presque toujours, même si le remboursement était prévu, la forme d’un acte d’évergétisme), des étrangers résidents ou non (plus exigeants sur les conditions posées), et parfois même d’autres cités ou des sanctuaires comme Delphes ou Délos. Les cités qui, comme Athènes, Locres ou Délos, disposaient chez elles d’un sanctuaire richement doté, ont eu plus de facilités encore pour en mobiliser, de manière temporaire ou durable, les réserves, comme de véritables avances de trésorerie, elles aussi remboursables et, semble-t-il, remboursées. Mais, à quelques rares exceptions près, comme celle de Milet, qui émet à la fin du iiie siècle avant J.-C. un emprunt remboursable sous la forme de rentes viagères, ces emprunts n’ont jamais débouché sur l’émission de titres de rente circulant dans le public.
7Rome, au maximum de sa puissance, tourne de façon plus systématique encore le dos à l’emprunt public. Désormais maîtresse de tout le bassin de la Méditerranée, elle s’efforce (partout, mais avec une fermeté toute particulière dans la moitié orientale, hellénophone, de l’empire) d’en limiter l’usage par les autorités des cités, libérées il est vrai du souci de la guerre, aux seules avances de trésorerie dans le cadre de l’année financière : qu’il s’agisse des travaux publics, des fêtes, des épidémies ou des disettes, c’est aux riches citoyens qu’il revient, évergétisme oblige, d’assurer le financement de toutes les dépenses exceptionnelles. Habituée pour elle-même à demander à la guerre de financer, par le butin, la guerre, Rome ne recourt à l’emprunt, temporaire et remboursable (mais pas toujours remboursé et ne portant pas toujours non plus intérêt), qu’en cas d’extrême danger, lié à la défaite ou aux guerres civiles (Jean Andreau). Mais elle usera aussi, sous l’Empire, afin de financer ses déficits publics, des confiscations des grands patrimoines aristocratiques ou des legs forcés au prince. Et, plus encore, avec la fin des conquêtes et la menace des invasions qui la place sur la défensive, des manipulations monétaires qu’en l’absence d’un vrai partenariat commercial avec ses voisins, et donc d’une concurrence sur le terrain des prix et sur celui de la monnaie, elle pensait pouvoir mener de façon quasi autarcique. Mais, en temps de paix, le prince est censé pouvoir prendre sur les réserves accumulées (qu’il remet en circulation en les redistribuant) de quoi faire face aux dépenses d’évergétisme dont il a, à Rome même, le monopole – le pain et les jeux –, aux grands travaux de construction et de restauration, aux gratifications et aux faveurs accordées aux individus et aux cités. Mieux, il peut se permettre de devenir rentier lui-même, en avançant aux particuliers le capital de départ, comme dans l’institution originale des alimenta, proche dans son principe de nos fondations.
8Seconde vérification, dans l’espace cette fois : celle que permettent ici les cas de deux grandes constructions politiques, la Chine des Song aux xie et xiie siècles (Christian Lamouroux) et le Japon des Tokugawa entre les xvie et xixe siècles (Guillaume Carré). Toutes deux sont contemporaines des expériences qui ont conduit les États de l’Europe médiévale et moderne à construire, étape par étape, un système radicalement nouveau de financement par l’emprunt à moyen et long terme de leurs déficits. Toutes deux ont été conduites à s’appuyer sur les grands marchands et banquiers pour mobiliser et transférer, là où elles en avaient besoin, les sommes qui leur manquaient pour assurer leurs dépenses, surtout, mais pas exclusivement, militaires. Ce qu’elles pouvaient faire sans peine dans le cadre d’économies caractérisées par un niveau assez élevé de monétarisation et de commercialisation. Chacun des deux pays l’a fait en suivant une voie originale, adaptée à son système économique, monétaire et politique : l’expérience de la Chine, jouant sur la coexistence de monnaies de bronze, de cuivre et de fer, ainsi que de monnaie papier, et sur les garanties que permettaient d’offrir aux prêteurs les monopoles du sel et de la soie, apparaît, dans ce contexte, comme particulièrement novatrice. Mais seul le Japon semble avoir créé un système d’endettement à long terme, portant cette fois non sur les ressources du pouvoir central, mais sur celles de la multitude des petits États féodaux des daimyo, qui engageaient pour de nombreuses années le revenu de l’impôt versé par leurs paysans en nature (et, en fait, en riz) : un endettement fondé sur la confiance, puisque les prêteurs n’auraient pas eu le moyen de faire saisir les recettes qui garantissaient leurs créances et devaient se contenter, en cas de non-paiement, de consentir de nouveaux prêts.
9L’Europe médiévale et moderne a donc doublement innové, par rapport à ses prédécesseurs comme par rapport à ses contemporains. Peut-être y a-t-elle été contrainte par la nécessité de financer un effort de guerre qui poussait les différents États à engager les ressources de plusieurs années à venir, alors que les grands empires, comme la Chine ou Rome, avaient surtout besoin de transférer leurs ressources d’un point à l’autre de territoires démesurément étendus. En tout cas, l’Europe a fini par exporter dans le reste du monde son modèle de dette publique. Par la simple imitation, comme en témoigne l’exemple du Japon dès les débuts de l’ère Meiji. Ou par la force, en imposant son contrôle direct des ressources fiscales offertes en garantie de ses prêts, comme dans le cas de l’Empire ottoman dans la seconde moitié du xixe siècle. Ou encore par des interventions en apparence plus neutres, mais tout aussi efficaces, comme les conditions requises des États en difficulté, en contrepartie de nouveaux prêts ou de la renégociation de leur dette, par les institutions internationales comme le FMI ou la Banque mondiale.
10Il resterait cependant à expliquer pourquoi et comment un tel modèle a pu finir par l’emporter : n’avait-il pas été élaboré et codifié au terme d’une série de tâtonnements, d’une cascade de crises et de banqueroutes, régulièrement dénoncées hier par les contemporains, aujourd’hui par les économistes et les historiens, comme autant d’errements de la part des gouvernements qui en ont pris l’initiative ou assumé la responsabilité ? Et avait-il vraiment, même en Europe, jamais fonctionné conformément à ses propres règles ? Ces questions méritent au moins d’être posées, ne serait-ce que pour prendre vis-à-vis de l’exemple européen, ou euro-américain, les distances nécessaires.
11Sans prétendre y répondre de manière vraiment satisfaisante, je m’en tiendrai ici à six groupes d’observations générales.
1. Cette absence de dette publique dans certains pays et à certaines époques suggère plusieurs lectures et interprétations.
Si la dette publique consolidée apparaît comme une spécificité européenne, il convient d’en expliquer l’apparition et le développement, au lieu de se contenter de constater son absence ailleurs. La dette publique n’est ni une fatalité ni une nécessité, nous l’avons vu. Comme elle combine des effets positifs (développement et organisation de marchés financiers) et négatifs (détournement de capitaux d’autres investissements qui auraient pu être productifs – mais qui ne l’étaient pas toujours), il faudra mesurer les effets de son absence sur ces deux plans : a-t-elle vraiment freiné l’essor des marchés financiers, ou permis au contraire une meilleure utilisation productive des capitaux disponibles ?
12Chine et Japon n’ont pas eu de dette publique consolidée, mais ont connu, avec les emprunts, nécessaires notamment pour les dépenses militaires, l’intervention de banquiers et de marchands. Ceux-ci ont développé parallèlement des opérations de commerce et de finance, ils sont entrés en contact aussi bien avec les souverains qu’avec d’autres couches de la société (les détenteurs de fiefs au Japon), et ils ont créé du même coup des possibilités d’arbitrage pour le pouvoir (shogun compris). Il semble bien en avoir été de même à Rome, avec les avances consenties par les compagnies de publicains, et les transferts nécessaires de numéraire, de denrées et de produits artisanaux du centre vers les frontières.
13Dans le cas du Japon, le choix des Tokugawa a été de faire peser sur les détenteurs de fiefs des charges administratives et militaires croissantes. L’orientation à la baisse des prix du riz, qui étaient à la base du prélèvement fiscal, a contraint ces derniers, à partir de 1730, à s’endetter auprès des bourgeoisies marchandes. On y verra une contre-épreuve de ce qui se passe en Europe, où les souverains prennent à leur charge ces dépenses et s’endettent en s’engageant eux-mêmes, ce qui leur permet, quand, la paix revenue, ils réussissent à payer régulièrement les intérêts, de rétablir la confiance et d’obtenir des conditions plus favorables, notamment des taux plus bas. En revanche, la dette des daimyo reste privée et sans autre garantie que les revenus de terres impossibles à saisir : d’où une hausse des intérêts et une fragilité du système. Pourtant, le point d’arrivée sera le même : le nouveau pouvoir, dès le début de l’ère Meiji, affirme, en reconnaissant la dette des daimyo, même réduite de 80 %, la continuité de l’État.
14Pour expliquer cette présence ou cette absence de la dette publique, l’historien peut mettre en cause à sa guise une infinité de facteurs : culturels, institutionnels, techniques, sociaux, économiques, etc. Mais le risque du raisonnement circulaire n’est jamais très loin. Dans la majorité des cas, pourtant, l’absence de dette publique coïncide avec l’usage plus ou moins généralisé du crédit privé, modulé selon le niveau des acteurs : un marché et une pratique sociale du crédit existaient donc, en particulier dans le secteur marchand et bancaire, que les États concernés ont pu se contenter d’utiliser en cas de besoin, sans chercher à consolider cette dette une fois l’épreuve passée.
15Là encore, plusieurs raisons ont pu jouer séparément ou ensemble. La possibilité de rembourser assez rapidement avec leurs recettes régulières ou grâce à de nouveaux prélèvements fiscaux (utilisés plus souvent en Europe pour assurer le paiement des intérêts de la dette consolidée que pour en rembourser le capital). Le fait que ces États se considéraient eux-mêmes ou étaient considérés comme trop personnels pour donner (ou juger nécessaire de donner) des garanties de continuité. Les rivalités sociales et institutionnelles entre groupes opposés, comme dans le cas du Japon et de la Chine. Le rôle joué par les temples, en tant que détenteurs de réserves financières mobilisables sous certaines conditions par les autorités politiques, et en tant que prêteurs, comme dans l’Antiquité : un rôle d’autant plus intéressant à souligner que l’on retrouve les établissements religieux, dans l’Europe moderne, en très bonne place parmi les détenteurs de titres de la rente publique, et parfois parmi les prêteurs aux particuliers, mais sur le même plan que les autres éléments de la société. Le recours, socialement et culturellement admis, et souvent imposé comme une norme, à l’évergétisme pour financer un certain nombre de dépenses qui sont, dans l’Europe médiévale ou moderne, demandées à l’emprunt : disette, épidémie, construction ou restauration de monuments publics (y compris les murailles). La possibilité enfin de jouer sur les manipulations monétaires et sur l’inflation qui en dérive, pour multiplier les moyens de paiement à la disposition du pouvoir et pour diminuer d’autant les dettes de l’État : si les États européens y ont largement recouru eux aussi, ils n’ont pu le faire que pendant des durées assez brèves – le temps d’une guerre, même longue, qui justifiait cet expédient et qui réduisait par ailleurs le commerce extérieur –, au terme desquelles il leur a fallu restaurer, à l’intérieur comme à l’extérieur, la confiance dans leur monnaie pour relancer les échanges. De ce point de vue, la Rome impériale et la Chine des Song ont constitué des ensembles territoriaux assez vastes et assez autonomes – des « économies-mondes » – pour disposer d’une marge de manœuvre plus large et plus durable.
16Mais on peut penser aussi à la limitation des dépenses de guerre, en dehors des périodes d’invasion : la spécificité de l’Europe, à partir du Moyen Âge, serait, par opposition, cette exaltation de la compétition militaire entre les États, consubstantielle au pluralisme même de ceux-ci.
17Pour eux, la guerre (comme dans le procès pour le monastère d’Evesham, analysé ici par Alain Boureau) est un investissement de survie : beaucoup d’États européens ont disparu durant l’époque moderne et contemporaine (les 9/10 au moins), et ils font figure d’oubliés de l’histoire, car celle-ci s’écrit, aujourd’hui encore, du point de vue de ceux qui ont survécu… On n’oubliera pas non plus le respect de la propriété privée, qui contraint les États européens soit « à vivre du leur », soit à obtenir le consentement pour l’impôt, considéré comme un « service ». Et, une fois engagé leur crédit, à tenir au moins en partie leurs engagements, pour ne pas se priver à l’avenir de toute possibilité de recours à l’emprunt. Pratiquées au début, les confiscations tendent à devenir, entre les xvie et xviie siècles, l’exception, sauf celles de quelques traitants et responsables des finances, condamnés pour l’exemple à des peines spectaculaires afin de mieux faire accepter par l’opinion publique les sacrifices à consentir pour payer le reste de la dette, celle-ci étant recalculée pour tenir compte des sommes effectivement versées, et non de leur montant nominal, ou amputée par une banqueroute savamment dosée.
18Restera enfin une dernière carte, qui ne pourra, elle, être jouée qu’une fois : la confiscation des biens d’Église, par la Réforme au xvie siècle dans l’Europe protestante, par la Révolution ensuite en France et dans une large partie de l’Europe catholique, où elle est poursuivie et imitée par nombre d’États durant la Restauration. Une telle confiscation deviendra entre les xixe et xxe siècles l’un des moyens privilégiés de financer la modernisation de l’État : d’où les tentatives enregistrées au xxe siècle pour l’appliquer en pays musulman aux dépens des biens waqf.
192. Ce « bloc historique » de l’Europe entre les xiiie et xxe siècles n’est pas pour autant monolithique.
Les exemples analysés ici (Italie, Espagne, France, Angleterre, États-Unis, Grèce) mettent clairement en évidence un faisceau de différences et de spécificités locales, régionales et nationales :
une périodisation et une géographie : un double quadrillage de l’espace et du temps ;
des innovations techniques avec des lieux successifs d’invention et des processus de diffusion imposée ou volontaire ;
un rapport entre États et centres financiers qui peut aller de l’identification (Florence, Gênes ou Venise, avec la création des Monti et de leurs luoghi pour financer les dépenses de la Commune) à la séparation (la Gênes du xvie et du début du xviie siècle, intermédiaire obligé des finances de l’Empire espagnol, mais aussi, au xviiie siècle, la Gênes de Giuseppe Felloni, grand marché des capitaux et des emprunts publics à l’échelle de l’Europe).
20Au titre de la périodisation, l’accent pourra être mis sur le rôle d’anticipation joué par les villes, notamment d’Italie du Nord (Antony Molho et Jérémie Barthas). Celles-ci ont dû financer leurs propres guerres, dont le point d’arrivée sera, avec la paix de Lodi au milieu du xve siècle, l’invention de l’idée même d’un équilibre entre les différents États de la Péninsule, que l’intervention de la France et de l’Espagne remettra en cause au début du xvie siècle. Elles ont dû ensuite consolider une dette contractée au départ sous la forme d’emprunts forcés, et inventer le système des Monti, gagés pour l’essentiel sur les rentrées d’impôts indirects affectés ou créés à cet effet. Elles ont laissé se développer un marché privé, mais organisé, des luoghi di monte : un système qui sera poussé à l’extrême dans le cas de Gênes, avec la constitution et la montée en puissance de la Casa di San Giorgio. Dans tous les cas, la libre circulation de ces luoghi dans le public contribue à écarter l’éventualité de leur remboursement ou de leur amortissement : ils deviennent des investissements comme les autres, aisément convertibles en monnaie courante, au cours du jour.
21Mais les mêmes villes italiennes, dont la dette est souscrite par leurs citoyens d’abord, par certaines couches sociales de leur territoire et des villes sujettes ensuite (alors que, nous rappelle Antony Molho, beaucoup de villes de l’Europe du Nord, comme Hambourg ou Douai, empruntent à l’extérieur, tout comme Naples emprunte aux Génois), développent aussi, à travers leurs banquiers et leurs hommes d’affaires établis ou opérant au-dehors, les premiers systèmes de prêts aux souverains de l’Europe occidentale. Une organisation nouvelle se met alors en place, qui est appelée à durer et qui s’échelonne en deux temps successifs : l’utilisation, d’abord, de ces hommes d’affaires, en partie ou majoritairement étrangers, pour contracter les emprunts à court terme ; puis, lors de la consolidation, le placement progressif des titres de rente, sous toutes leurs formes, auprès de clientèles locales ou internationales, dans des proportions qui varient selon les époques et selon les lieux.
22De Lyon à Gênes, de la guerre de Trente Ans à celle de Succession d’Espagne, de Samuel Bernard à Necker, le rôle de la finance internationale de l’époque s’inscrit dans une durée pluri-séculaire. Le changement intervenu en France entre les xive et xviie siècles est de ce point de vue significatif : les proches du souverain, les membres de son Conseil cessent d’intervenir directement, au grand jour, comme prêteurs, et l’aristocratie utilise désormais des prête-noms pour placer ses capitaux dans les affaires de finances qu’elle aide, par son influence, à obtenir, et dont elle attend de bien plus gros profits. Il suffira de citer ici un exemple, celui des Noailles, dont Saint-Simon résume dans une page très lucide la participation, voulue sur recommandation du défunt roi, à tant de ces affaires, au moment même où il recommande au Régent la nomination du duc de Noailles pour remplacer Desmaretz, qui l’avait formé – une exception dans l’aristocratie de cour – aux techniques financières.
23La longueur même des grands affrontements militaires et politiques nous invite à regrouper dans une même vision, pour les comparer, d’abord l’Espagne (Anne Dubet) et la France (Philippe Hamon) au xvie siècle et dans la première moitié du siècle suivant (la première ayant la chance de pouvoir s’appuyer, pendant le « siècle des Génois » cher à Felipe Ruiz Martin, sur les ressources et la capacité de mobilisation et de médiation financières et de transfert des capitaux de Gênes), et enfin la France et le reste de l’Europe (et en fait les Provinces Unies et l’Angleterre) pendant le règne de Louis XIV, puis l’Angleterre et la France à nouveau au xviiie siècle et jusqu’en 1815. Pendant toute cette période, c’est bien la guerre qui mène le jeu, par l’importance et l’accroissement des sommes engagées dans une lutte où les adversaires sont contraints d’aller jusqu’au bout de leurs possibilités : la croissance des effectifs militaires (de plus en plus composés de mercenaires), de facteur 10 à 100 entre 1350 et 1710, et celle du coût des matériels (armes à feu, artillerie, flottes de guerre, arsenaux, etc.) entraînent celle des budgets des États et de leur dette, beaucoup plus rapide et accentuée que celle de la valeur de la production, et, plus encore, que celle de la population. Assuré en temps de paix par une fiscalité devenue permanente et associant impôts directs et indirects, le financement en est demandé pour une large part à l’emprunt en temps de guerre.
24Les États doivent, dans ces conditions, se montrer de plus en plus attentifs à leur « crédit », s’ils ne veulent pas se voir imposer des conditions trop draconiennes et trop coûteuses lors des emprunts à venir. Il leur faut assurer la continuité des engagements pris, intérêt et capital. Accepter, dans certaines proportions, la valeur libératoire de leurs propres papiers, y compris pour le paiement des impôts. Reconnaître que les intérêts sont dus, même s’ils ne sont pas payés régulièrement. Se contenter, en cas de crise grave qui les place au bord de la cessation de paiement, de banqueroutes partielles, assimilables le plus souvent à des conversions de dettes désormais consolidées, et de sanctions limitées à l’égard des « traitants », contre lesquels ils mettent en place des chambres de justice. Dégager des solutions d’équilibre entre les différentes couches sociales concernées, entre « nationaux » et « étrangers », entre les différentes coteries qui entourent le pouvoir. Utiliser enfin des relais plus crédibles aux yeux des prêteurs : notamment les grandes villes, qui acceptent de jouer ce rôle en contrepartie de leurs immunités fiscales et dans la perspective des profits qu’elles peuvent en retirer, ainsi que du pouvoir de contrôle que cette position leur assure.
253. Ces longs conflits, placés sous le signe de la compétition, stimulent à la fois l’innovation dans le domaine des techniques financières et des systèmes d’endettement, et des formes de spécialisation selon les pays.
26Les autorités doivent « imaginer », (Gilles Postel-Vinay), des produits nouveaux, susceptibles de répondre aux attentes de clientèles de plus en plus nombreuses et diversifiées qui en favorisent aussi la diffusion et l’imitation. Mais, en agissant ainsi, elles organisent des marchés qui ont chacun leur physionomie propre, même s’ils sont pour une large part ouverts aux capitaux extérieurs. La vénalité des offices (Robert Descimon), telle qu’elle se développe entre les xvie et xviiie siècles, fait ainsi figure de spécialité française, avec l’introduction de la paulette qui assure la perpétuité des charges, alors que les pays voisins, et d’abord l’Espagne, privilégient les offices viagers : mais elle ne représente en 1789 guère plus de 15 % de la dette globale de la monarchie. Inversement les consols anglaises, mises au point dans la première moitié du xviiie siècle, fixent un modèle durable de titres perpétuels et aisément cessibles sur le marché national et international, alors que la monarchie française choisit la solution des rentes viagères. Son but est à chaque fois, après l’échec de l’expérience révolutionnaire de John Law (Antoin Murphy), d’atteindre et fidéliser des clientèles qui, au xviiie siècle, peuvent arbitrer en fin de compte, dans l’utilisation de leurs épargnes, entre deux types de choix. Le premier entre l’investissement immobilier et les placements mobiliers : la rente sera alors perçue comme un substitut de la terre, dont les prix auraient été davantage encore tirés à la hausse si elle était restée le seul investissement possible, tirant du même coup à la baisse les taux d’intérêt réels. Le deuxième, pour les placements mobiliers, entre dette privée et dette de l’État : la première présente des risques réels, liés à l’incertitude et à l’insuffisance des informations, qui explique que la seconde lui soit souvent préférée, surtout quand elle est relayée par des intermédiaires comme les corps de métiers, les villes ou les États provinciaux, qui semblent offrir plus de garanties.
27On comprend mieux, dans un tel contexte, le développement parallèle des deux principaux marchés du prêt à long terme : celui du marché hypothécaire et celui de la rente publique. Plutôt que de diaboliser ou d’idéaliser la seconde, mieux vaut constater qu’on ne peut en fait l’étudier seule, indépendamment du premier : les mêmes acteurs sociaux sont, jour après jour, conduits à arbitrer entre eux, chacun présentant ses avantages et ses inconvénients. Cette concurrence et cette complémentarité des deux marchés, et la solidarité qui se dégage entre leurs opérateurs, leurs organisateurs et leurs bénéficiaires, expliquent les mesures prises, notamment à partir du xviiie siècle, pour en « moraliser » et en améliorer le fonctionnement : une meilleure information, un enregistrement des opérations (qui touche d’abord le marché de la terre, ensuite celui des hypothèques) apparaissent comme les conditions d’une baisse des coûts de transaction, donc des taux d’intérêt réels.
284. La transformation des « dettes royales » en « dettes publiques », dûment enregistrées dans un « Grand Livre », doit être replacée dans cette perspective.
29En garantissant la continuité des engagements de l’État, elle a de quoi rassurer les prêteurs. Mais elle ne les garantit pas contre l’inflation… Elle assure au xixe siècle, à l’époque du 3 % perpétuel et de la stabilité monétaire en Europe, la transparence de ce secteur du marché financier, et lui permet de mieux communiquer avec les autres secteurs. Mais la valeur du titre de rente ne cesse de varier selon les époques et les événements politiques, tantôt au-dessus du pair, plus souvent au-dessous, et ses variations, comme celles de nos obligations actuelles, tracent la courbe inverse de celle des taux d’intérêt réels au jour le jour, ou du moins des taux longs.
30Il ne faut pourtant pas exagérer l’importance de cette mutation, et « fétichiser » l’opposition entre les deux termes. Dans un environnement économique et politique différent, les dettes royales ont bien fonctionné à l’époque moderne comme avaient fonctionné les dettes urbaines des cités italiennes du xve siècle, et comme fonctionneront les dettes publiques des principaux États européens au xixe siècle dans un contexte assez profondément transformé. Il ne faut pas non plus exagérer d’ailleurs l’unification de la dette, comme le suggèrent les économistes qui, tel David Ricardo, raisonnent en « économie pure » (Michel Lutfalla) : l’État des xixe et xxe siècles, comme celui du xviiie, propose des produits différenciés, destinés à des clientèles différentes, et adapte chacune de ses émissions et de ses interventions sur le marché aux conditions de l’époque, en termes de taux, de garanties, de durée, de modalités de placement. Ce sont ses interventions et la garantie de sa signature qui font l’unité de la dette publique. Le service des intérêts est désormais gagé sur l’ensemble des ressources budgétaires, et non plus sur telle ou telle recette particulière. Mais cette unité trouve ses limites si on prend en compte l’endettement des collectivités locales ou territoriales, obligées de faire face à des investissements croissants. Cet endettement a, lui aussi, une longue histoire, et les causes en sont, cette fois, bien moins la guerre que les disettes, les épidémies, les travaux publics, les retards dans le paiement des impôts et les contributions exceptionnelles imposées par l’État.
31Cette transformation s’accompagne de trois changements parallèles.
Le premier est le transfert de l’insécurité des placements en emprunts publics vers d’autres pays, situés à la périphérie de l’économie européenne : Amérique latine et Empire ottoman, hier, une large partie des pays du Sud et de l’Est aujourd’hui. Pour ces États, les titres des emprunts sont vendus et circulent très largement au-dessous du pair, les banques sont des intermédiaires obligés pour l’émission comme pour le réaménagement des conditions et délais de remboursement, et leurs interventions sont appuyées par leurs propres gouvernements, jusqu’à ce que le relais soit pris par les institutions internationales. Ce transfert est à replacer dans le contexte de l’exportation vers l’Est et le Sud-Est de l’Europe et vers l’Amérique latine de ce que l’on peut appeler la technologie de l’État moderne, à adopter aussi bien par les nouveaux États indépendants que par les anciens qui souhaitent devenir des partenaires à part entière dans la nouvelle compétition internationale. Celle-ci oblige ces États à s’endetter lourdement, notamment pour l’armée, même en temps de paix et encore plus en temps de guerre : guerre extérieure pour étendre son territoire dans le cas de la Grèce (Georges Dertilis), guerre extérieure et civile dans celui de l’Argentine (Juan Carlos Garavaglia). Or, dès le xviiie siècle (c’est le cas de la Prusse, qui emprunte sur le marché génois) et jusqu’à aujourd’hui, ces nouveaux États doivent aller chercher leurs prêteurs au-dehors : l’intervention des banquiers prépare le placement des titres auprès des petits porteurs, habilement persuadés par des campagnes publicitaires.
32Le deuxième est la différence des choix des différents États, à partir d’un modèle identique de référence d’un système où les dettes doivent être honorées et les intérêts régulièrement payés. Les oppositions entre la France, l’Angleterre, l’Allemagne et les États-Unis ont été soulignées avec force, et invitent à s’interroger sur leurs origines. On pensera en premier lieu à la double différence de leurs traditions et des contraintes auxquelles sont soumis ces États (l’impact de l’indemnité de guerre de 1871 est bien connu), mais aussi à des décisions différentes en matière d’arbitrage entre le perpétuel et l’amortissable, entre l’emprunt et l’impôt : le long xixe siècle français (1815-1914) aura été, dans un contexte d’immobilisme fiscal, le grand siècle de la rente. Et cela non seulement à l’intérieur, mais aussi à l’exportation, puisque les besoins de l’État français sont loin d’absorber la totalité des capitaux disponibles sur le marché.
33Le troisième est la transformation des facteurs d’endettement des États. La guerre conserve bien sûr toute sa place, avec les deux grands conflits mondiaux du xxe siècle, dont le coût final a été payé, c’est-à-dire socialement réparti, en dernière instance, par l’inflation intérieure et l’endettement international, suivi ou non de transferts d’actifs financiers, vis-à-vis des États-Unis, plus que par l’endettement intérieur. Mais elle est de plus en plus rejointe par les dépenses d’équipement d’abord (chemins de fer, routes et ports au xixe siècle, grands travaux de modernisation et de reconstruction au xxe, notamment après 1945), et, surtout dans la seconde moitié du xxe siècle, par celles du welfare State : éducation, santé, retraites et autres transferts sociaux. Trois types d’investissements différents coexistent désormais, qui correspondent à des logiques différentes. Les coûts de la guerre peuvent être considérés comme des dépenses anticipées, avec pari sur la victoire, qu’il fallait reporter sur les années suivantes à travers une augmentation de la fiscalité directe ou indirecte que le retour à la paix rendrait possible, mais dont il fallait chercher à éviter les effets déflationnistes. Les travaux publics et les investissements industriels étaient ou pouvaient être présentés comme de vrais investissements productifs, rentabilisés et amortis par la hausse de l’activité économique facilitée par ces nouvelles infrastructures. En termes économiques, les dépenses du welfare State regroupent des investissements à trente ou quarante ans pour la formation (éducation) et l’entretien et la sauvegarde du capital humain (santé), et des rémunérations différées (les retraites, assimilables à des rentes viagères perçues au-delà d’un certain âge). Mais elles ont aussi au moins deux autres fonctions. La première est d’acheter la paix sociale, ou au moins de maintenir les principaux équilibres sociaux. La seconde est de régulariser la vie économique, par une action qui peut, selon les cas, tantôt accompagner la conjoncture, tantôt exercer une action anti-conjoncturelle en soutenant la consommation. Une action dont on peut comparer l’efficacité avec celle de l’instrument aujourd’hui privilégié par nos économies de marché : les variations des taux d’intérêt décidées par la FED et les autres banques centrales.
345. Mais cette action d’animation et de soutien de la vie économique par la dépense publique animée elle-même par le crédit n’est pas sans précédent sous l’Ancien Régime.
35Un exemple pourra être cité parmi d’autres : celui de Naples et de Palerme au lendemain de la crise économique et politique qui commence en 1647, avec un an d’avance sur la Fronde. La suspension des taxes indirectes sur la consommation urbaine (« gabelles ») y provoque l’arrêt du paiement des rentes sur la ville, principaux revenus des établissements religieux et d’une bonne part des couches moyennes des deux capitales. Le résultat en est la forte contraction de la demande, qui met commerçants et artisans en faillite, et bloque toute la vie économique : le moteur de la crise, qui reproduit dans son déroulement le schéma classique de Labrousse, n’est pas la chute des profits, mais l’arrêt du paiement des rentes. Quand, l’ordre rétabli, et les « gabelles » avec, le paiement des rentes reprend au début des années 1650, l’activité repart pour les mêmes raisons, la dépense des « couches moyennes », civiles et religieuses, alimentant la consommation, la production et les échanges : ce qui montre que la demande urbaine, au moins dans ces deux grandes capitales, dont la population tourne respectivement autour de 400 000 et de 125 000 habitants dépend, à cette date, autant, sinon plus, des rentes sur l’hôtel de ville que de la rente foncière.
36Les économies européennes de l’Ancien Régime souffraient du caractère partiel de la monétarisation de leur production, de leur consommation, de leurs rémunérations et de leurs échanges. Elles souffraient également d’une insuffisance chronique de liquidités monétaires. L’impôt et la dette, étroitement associés, ont contribué, entre Moyen Âge et époque moderne, à renforcer ce degré de monétarisation, multipliant du même coup le nombre de ceux qui disposaient d’épargnes et cherchaient pour elles des possibilités d’investissement autres que la terre, l’immobilier, la boutique, la manufacture ou les affaires. Le contexte est aujourd’hui radicalement différent : ces travailleurs et ces consommateurs nouveaux, issus des zones à économie faiblement monétarisée, nous ne les demandons plus à nos campagnes ou à celles de nos voisins immédiats, mais à une immigration d’origine désormais plus lointaine.
37Les rentes publiques ou bénéficiant de la garantie publique apparaissent comme une possibilité de diversifier son patrimoine, offrant à la fois, dans des proportions variées, sécurité de l’intérêt, facilité de gestion et spéculation sur la valeur en capital du titre. Elles sont un excellent instrument pour constituer les dots des filles et établir ceux des fils qui n’auront pas accès à l’héritage du patrimoine foncier, partout où celui-ci est déclaré inaliénable et indivisible, ou réservé aux seuls héritiers mâles ou même à un seul. Le régime dotal de la fin du xixe siècle assimilait encore à la propriété des immeubles la rente publique et les actions de Suez… D’où l’imitation de la formule des Monti par les grandes familles aristocratiques, partout où se généralise l’usage du fidéicommis, comme en Italie, avec la constitution de rentes sur leurs patrimoines fonciers devenus inalié-nables. Même si l’acte en est passé devant notaire, elles ne mettent pas le prêteur à l’abri des mauvaises surprises, quand le montant des intérêts dépasse le revenu du patrimoine : car l’État y protège ses détenteurs de fiefs contre toute saisie de leurs terres et de leurs revenus seigneuriaux, comme dans le Japon des Tokugawa. A contrario, la monarchie française s’efforce à la même date de limiter les substitutions (l’équivalent français du fidéicommis italien), mais encourage les détenteurs de capitaux à « investir dans l’État », comme dirait Bruno Théret. Un investissement que l’on peut, avec le recul, critiquer. Mais la construction de l’État n’a-t-elle pas été, précisément, la condition nécessaire à la formation des marchés nationaux, qui ont été le cadre du développement industriel et urbain des xixe et xxe siècles, et qui, sans cet investissement, n’auraient jamais vu le jour ?
38Ce choix a-t-il été mauvais ? On peut toujours le dire ex post. Mais l’emprunt public a joué souvent, au total, davantage en faveur de la circulation de la monnaie que contre l’investissement productif : ce qui vaut mieux pour l’économie que de dormir sur un trésor. Les remarques de Laure Quennouëlle vont bien dans ce sens : l’intervention de l’État gestionnaire de la dette publique a provoqué ou permis la création de nouveaux instruments financiers et le déplacement des frontières qui cloisonnaient le marché des capitaux.
396. L’histoire de la dette en général et de la dette publique en particulier invite à jouer sur une pluralité de temporalités.
40D’un côté, il y aura le temps de l’historien, vu ex post, depuis le point d’arrivée, où tout apparaît comme devant nécessairement arriver. De l’autre, les temps vécus des différents acteurs individuels, privés, publics et institutionnels, opérant sur un marché en formation ou déjà stabilisé, et dont les décisions reposent sur des informations très différentes, mais aussi sur des anticipations de durée très variable. Cette diversité fait que l’on peut toujours considérer que tout le monde s’est trompé, ou que tout le monde a fait, à son échelle et sur la base de ses besoins ou des informations dont il disposait, des choix qui n’étaient pas si mauvais, sauf catastrophe. À tout prendre, le choix de financer par l’inflation plus que par l’endettement ou par l’impôt en France ou en Italie la grande modernisation des années 1950-1980 a peut-être été socialement le plus acceptable et le mieux accepté…
41Mais les économistes se trompent aussi. L’équivalence ricardienne cesse de valoir si les conditions de renouvellement des générations changent. Jean Heffer place en exergue de son texte une citation d’Adam Smith, selon lequel « l’augmentation des énormes dettes qui à présent écrasent et ruineront probablement dans le long terme toutes les grandes nations d’Europe ». Bel exemple de fausse prévision, à laquelle je serais tenté de préférer l’analyse d’Accarias de Sérionne, de quelques années postérieure : les excédents commerciaux de l’Angleterre et de la France menaceraient, par la hausse des prix et des salaires intérieurs qu’ils entraînent, la compétitivité de leurs économies si, par chance, elles ne faisaient pas la guerre à échéance périodique : ce qui les contraint, ne serait-ce que pour payer les mercenaires recrutés en Europe centrale, à remettre en circulation dans toute l’Europe une large part des gains accumulés en temps de paix. Pour gagner la paix, pas de meilleure solution, donc, que de faire de temps à autre, la guerre, en la payant, partie au comptant, partie à crédit.
42Pour une histoire longue de nos économies, de nos sociétés et de nos institutions pendant le second millénaire, la dette publique constitue sans aucun doute une remarquable clef de lecture. Mais à condition de garder présent à l’esprit que les serrures sont loin d’avoir été toujours les mêmes, et que cette clef n’ouvre pas toutes les portes.
Auteur
Maurice Aymard est un ancien élève de l’ENS (Ulm), de l’École française de Rome et de la Casa Velazquez. Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (histoire moderne et contemporaine des pays méditerranéens) depuis 1976, administrateur de la Maison des Sciences de l’Homme de 1992 à 2005, cet historien de l’économie et de la société à l’époque moderne est aussi secrétaire général du Conseil International pour la Philosophie et les Sciences Humaines (Cipsh) depuis 1998. Ses travaux ont porté sur le développement économique et social de l’Europe moderne, avec une référence particulière sur l’Italie (histoire des villes et des campagnes, du commerce extérieur, des finances, des consommations, des migrations, des hiérarchies sociales), à laquelle il a consacré dix années de recherches d’archives. Parmi ses principales publications, on peut citer : Dutch Capitalism and world capitalism/Capitalisme hollandais et capitalisme mondial, Cambridge/Paris, 1979 ; Storia d’Europa, Maurice Aymard, Perry Anderson, Paul Bairoch, Walter Barberis et Carlo Ginzburg (éd.), Turin, Einaudi, 5 vol., 1993-1996 ; La Cour comme institution économique, Maurice Aymard, Marzio Romani (éd.), Paris, MSH, 1998, 12e Congrès international d’histoire économique, Séville-Madrid, 24 au 24 août 1998, thème A3 ; Les Européens, sous la direction de Hélène Ahrweiler et Maurice Aymard, Paris, Hermann, 2000.
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