De quelques illusions en matière de dette publique
Regard d’un économiste sur le long xixe siècle français
p. 423-443
Texte intégral
« Les financiers français se distinguent, par leur incapacité, des financiers de tous les autres pays »,
Paul Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances,
4e éd. 1888, tome II, p. 465.
1L’essentiel de mes propos portera sur le long xixe siècle – 1815-1914 –, avec quelques excursions au xviiie d’un côté, et aux xxe et xxie siècles de l’autre. Il s’agit dans tous les cas de faire ressortir l’arriération financière française, de montrer comment une grande économie avancée a pu vivre aussi longtemps dans un monde d’erreurs et d’illusions dont le résultat a été de faire de la France au début du xxe siècle un « champion » en matière de dette publique, en tout cas pour ce qui concerne son montant total.
2Erreurs et illusions ou, si l’on préfère, politique de l’autruche, mais non, chez l’immense majorité des décideurs, volonté de nuire. Le jugement de Leroy-Beaulieu est certainement trop brutal, mais on ne peut que constater la longévité en France d’arguments qui avaient déjà fait long feu dans les autres pays développés d’alors.
3L’un des déterminants du problème est que deux grandes défaites militaires ponctuent le siècle, conduisant à des changements de régime politique : Waterloo et Sedan. Les erreurs furent donc largement celles de régimes défaits, mais qu’il faut régler. Seule la Restauration a vraiment pris la mesure du défi. Son système électoral très censitaire a probablement aidé à ce qu’elle tente à partir de 1824, non sans succès, de réduire peu à peu un fardeau encore une fois imposé par un autre régime. Villèle est de ce fait le héros des historiens de la dette française du xixe siècle. Après lui vont se conjuguer manque de courage politique, bouffées guerrières (les expéditions d’un Second Empire arrivé aux affaires sous l’égide de la paix…) et Grande Dépression (ce que nous avons appelé ailleurs la « longue stagnation » du dernier quart du xixe siècle), pour faire « exploser » la dette publique.
4Le xixe est donc le siècle du rentier. Au contraire des siècles précédents, et notamment de celui qui s’est achevé dans la banqueroute révolutionnaire, on ne spolie plus le détenteur de titres d’État. Mais c’est pour laisser se produire ce que nous dénommons aujourd’hui l’« effet boule de neige » de la dette – c’est-à-dire l’emprunt pour servir cette dernière –, effet qui ne s’interrompra après Villèle que durant quelques années à la Belle Époque. La Première Guerre mondiale et ses séquelles ont fini par aboutir au résultat des siècles antérieurs : l’euthanasie du rentier mais, cette fois, comme dans les années révolutionnaires, par l’inflation. Celle-ci s’est poursuivie pour l’essentiel jusqu’à la fin des années 1970. Depuis lors, les temps paraissent marqués par un renouveau de la confiance des porteurs d’obligations, avec des rendements nominaux que l’on n’avait pas vus depuis le xixe siècle.
5Il semble pour le moment que l’on ait appris que la plupart des pratiques du xixe siècle étaient erreurs et illusions, mais aussi que la spoliation par l’inflation du court xxe siècle n’était pas non plus une solution. La meilleure preuve de ce dernier point est constituée par l’émission d’emprunts d’État indexés sur les prix, pratique que l’État s’était interdite durant la grande inflation et qui doit marquer que celle-ci est morte et enterrée. Acceptons-en l’augure.
La dette publique ne constitue pas un problème
« L’impôt est aveugle ; il n’examine pas si le déplacement des capitaux est nuisible ou non. L’emprunt au contraire n’ordonne rien, ne reçoit que des capitaux qui viennent d’eux-mêmes s’offrir, ne dérange aucune combinaison en absorbant des capitaux oisifs et crée enfin un revenu qui n’existait pas et qui devient une double ressource pour les particuliers et pour l’État en augmentant les capitaux en circulation et le travail général »1.
6Au xixe siècle, devant la montée apparemment inexorable de la dette publique – que ne tempèrent plus les spoliations et autres banqueroutes récurrentes des siècles antérieurs –, les contemporains se rassurent. On ne s’attardera pas ici sur les arguments favorables au développement du crédit public. Nous verrons dans cette première partie les raisons pour lesquelles, jusqu’en 1914, les contemporains estiment que la dette publique ne posait pas un vrai problème : la perpétuité de l’État garant de celle de la dette en constitue la principale.
« Main droite, main gauche » : le « paradoxe » de Melon
7Le premier exemple est emprunté à un économiste du xviiie siècle, Jean-François Melon, ancien secrétaire de Law, qui publia en 1734 un Essai politique sur le commerce. Melon y présente notamment ce que l’on appellera plus tard son fameux paradoxe, selon lequel « un État ne peut jamais être affaibli par ses dettes, parce que les intérêts sont payés de la main droite à la main gauche ». Jèze commente : « La main droite, c’est le contribuable ; la main gauche, c’est le porteur de titres de la dette. L’État, débiteur à la suite des emprunts publics, reçoit de la main droite, c’est-à-dire des contribuables, à titre d’impôt, l’argent qu’il verse à sa main gauche, c’est-à-dire aux porteurs de titres de la dette, à titre d’intérêt des sommes par eux prêtées. La communauté n’en souffre pas […]. Il y a […] un simple déplacement de richesses. » Jèze ajoute que certains avancent que, avec l’extension de la détention de dettes à un grand nombre de porteurs, ces derniers peuvent se trouver à la fois contribuables et rentiers. Jèze, après J.-S. Mill, montre bien que, même de son temps, cela n’est pas tout à fait le cas2.
8On retrouve encore chez le politicien libéral irlandais Henry Parnell (1776-1842), dont le livre, De la réforme financière en Angleterre, est traduit en français en 1832, l’écho des idées de Melon que Parnell ne reprend d’ailleurs pas à son compte : « Dans la perception de l’impôt destiné au paiement de la dette nationale, ce ne sont pas des capitaux avancés au gouvernement qui les dissipe et les perd ; c’est une portion du revenu d’une classe de personnes, que l’on prélève pour la payer à une autre classe […]. Cette opération ne cause donc aucune diminution positive de la richesse nationale […]. On ne fait en réalité que transférer cette somme de la bourse d’une portion de la nation dans la bourse d’une autre ».3
L’Équivalence ricardienne
9Quelque peu oubliée au xixe siècle, l’équivalence ricardienne en économie pure entre l’impôt et l’emprunt a été ressuscitée en 1898 par De Viti de Marco, et surtout, plus récemment, par R. Barro4. Rappelons qu’en 1820, dans un article intitulé « Funding system » pour l’Encyclopoedia Britannica, Ricardo s’interrogeait sur le meilleur moyen de fournir à l’État 20 millions de livres annuels pour couvrir les frais d’une guerre de vingt ans. Il montre, nous dit Pierre Llau5, qu’il y a trois solutions apparemment équivalentes pour l’activité économique : 1. lever un impôt de 20 millions/an ; 2. émettre un emprunt perpétuel de 20 millions à 5 % ; 3. émettre un emprunt remboursable de mêmes montant et taux, mais avec constitution d’un fonds d’amortissement qui, recevant des versements annuels capitalisés à 5 %, permettra l’extinction de la dette grâce au jeu des intérêts composés.
10La différence, estime Ricardo, est très psychologique : « il serait difficile, écrit-il, de convaincre un homme possédant 20 000 £ qu’un paiement perpétuel de 50 £ par an est aussi lourd qu’un impôt unique de 1 000 £. Il aurait une vague notion que sa descendance, et non lui, continuera à payer ces 50 £, mais s’il laisse sa fortune à son fils, fortune obérée par l’impôt, quelle différence y a-t-il ? »6.
11Nonobstant, comme d’ailleurs les gouvernements britanniques, Ricardo préfère l’impôt : il n’y a pas pour lui stricte équivalence. Il existe, toutefois, des limites à l’impôt : le discours de Ricardo sur ce dernier point est très « moderne » : une fiscalité trop lourde, trop longtemps, risque de conduire à un exode des capitalistes (« les individus peuvent quitter un pays trop fiscalisé »7). Soulignons cependant que ces raisonnements ne valent qu’en économie pure et en régime permanent (le modèle d’état stationnaire) – une forme de la clause caeteris paribus si chère aux théoriciens ; or nous vivons dans un monde où tout change tout le temps, qu’il s’agisse de la population, de l’économie ou de la fiscalité.
Perpétuité de l’État
12Se pose désormais la question de la perpétuité de l’État. Celui-ci peut, alors, soit emprunter en perpétuel sans amortir, soit ne pas réduire sa dette (la reconduisant si elle est à très court terme – en la consolidant – ou à moyen terme amortissable), puisqu’il est lui-même perpétuel. Là encore, Jèze est un bon guide : « Le prêteur qui consent à ce que la somme prêtée par lui ne lui soit jamais remboursée a pour débiteur l’État dont l’existence passe pour être perpétuelle et dont la solvabilité n’est pas discutée.8 »
13Il n’est pas nécessaire ici de faire la chronique des États qui ont disparu. Sans doute, leurs remplaçants, notamment lorsqu’il s’agit d’entités nées à la suite de l’éclatement d’un empire, se partagent en général la dette du précédent. Mais rares sont les conditions dans lesquelles l’éclatement se passe de façon pacifique : la naissance des nouveaux États est souvent violente, et la dette finit par ne pas être payée du fait soit d’une banqueroute, soit d’une hyper-inflation. Surtout, pour en revenir à la perpétuité de l’État, l’argument évoqué dans la partie précédente demeure le plus fort. À moins que…
Legs de l’investissement public
14La dépense extraordinaire peut aussi être un investissement public productif. Pourtant témoins d’une révolution industrielle (révolutionnaire dans ses effets sinon dans son rythme), les hommes du xixe siècle insistent sur l’idée que l’investissement public peut être financé par l’emprunt puisqu’il bénéficiera aux générations à venir. Je renvoie notamment au plan Freycinet, moment où l’État français, déjà très endetté, va accroître son fardeau pour construire des canaux, des ports et surtout des chemins de fer très secondaires9, ces derniers étant rapidement dépassés par le progrès technique. Sans qu’il s’agisse toujours d’entreprises folles, de bâtiments fastueux et de travaux inutiles, il n’est pas sûr que le pays se sera beaucoup enrichi10. Mais les illusions ont perduré. Au début du xxe siècle, Caillaux, qui selon Marion avait porté la dette publique à près de 30 milliards de francs, « exprimait toutefois l’espoir que vers le milieu du xxe siècle, cette dette serait réduite à 22 milliards, son poids fort allégé par des conversions qu’il était permis d’espérer et que l’expiration des concessions (de chemins de fer) rendrait alors l’État propriétaire d’un inappréciable capital industriel »11. Plus tôt, en 1881, Mathieu-Bodet, « ancien ministre des Finances », évoquait le futur tunnel sous la Manche…
La croissance nominale éteint graduellement la dette
15Nos contemporains ont redécouvert récemment un vieux principe déjà décrit par les auteurs du xixe siècle : ce que nous appelons le jeu de la « règle d’or ». À dette inchangée – toujours la « perpétuité » –, la croissance économique et la hausse séculaire des prix (ou plutôt la baisse séculaire de la valeur des étalons métalliques) réduisent le poids relatif de la dette dans le produit national brut. En même temps – et ce n’est pas contradictoire pour les auteurs de l’époque, qui ne connaissent pas (et pour cause) la prime d’inflation selon Irving Fisher –, ce que l’on pourrait appeler avec eux le progrès de la civilisation permet la baisse des taux d’intérêt, ce qui ajoute encore au jeu positif de la règle.
1. La baisse séculaire de la valeur des métaux précieux
16Paul Leroy-Beaulieu énonce clairement l’idée de l’effet séculaire de la baisse de valeur des métaux précieux : « Les intérêts que nous payons pour une dette contractée il y a deux siècles ont été chaque jour en s’affaiblissant par la dépréciation même des métaux précieux puisque le même poids d’or et d’argent vaut moins aujourd’hui, est plus facile à se procurer, représente moins de travail humain, équivaut à moins de marchandises qu’il y a un siècle ou deux.12 »
2. La croissance économique
17Necker a été l’un des premiers à développer la thèse – la théorie commode, dit Marion13 – selon laquelle « une dette publique considérable et non amortie n’est pas un danger pour un pays puisque la diminution constante de la valeur de l’argent tend à en diminuer le poids, et que l’augmentation des populations et des facultés contributives tend d’autre part au même résultat ». Ces idées se retrouvent tout au long du xixe siècle.
18Le progrès de la civilisation, et notamment la fin (provisoire, nous le savons) de l’euthanasie du rentier durant ce siècle conduisent également et effectivement à une diminution des rendements exigés par les prêteurs, ce que nous appelons la « prime de risque » se réduit. Comme l’écrit De Nervo, « partout le crédit est en progrès, donc partout l’intérêt doit décroître […] que la paix subsiste (et ce mouvement) fera le tour du monde »14.
19Il est caractéristique que, après la diminution des taux longs observée durant la « longue stagnation » du dernier quart du xixe siècle, ce mouvement se soit poursuivi pendant la Belle Époque, période durant laquelle les prix des matières premières internationales (ceux sur lesquels s’appuient Aftalion, Simiand puis Kondratiev pour élaborer leurs théories du mouvement long) ont cessé de baisser. C’est que, encore une fois, la prime d’inflation de Fisher n’est pas encore connue.
3. La « règle d’or »
20Dans ces conditions d’augmentation du PIB nominal et de baisse des rendements, ce que nous qualifions aujourd’hui de « règle d’or » de « soutenabilité » de la dette va largement jouer au moins dans les rares périodes où l’État ne replonge pas dans le déficit.
21Rappelons son mécanisme. L’équation décrit la dynamique de la dette publique :
B est le déficit total, égal à la somme du déficit primaire Bpt et des charges d’intérêt de la dette existante iDt-1, où i est le taux apparent de la dette D,
Dt = Dt-1 + Bt
Dt = Dt-1 + Bpt + iDt-1
Dt = Bpt + (1 + i)Dt-1
Si Y est le PIB et n le taux de croissance,
Yt = (1 + n)Yt-1
Si on réécrit (3) en ratio par rapport au PIB
Dt = Bpt + Dt-1 x (1 + i)
Yt Yt Yt-1 (1 + n)
22Comme l’écrit Pierre Llau15, auquel j’emprunte la formulation ci-dessus en l’appliquant aux économies européennes post-Maastricht, « à l’évidence, l’existence d’un éventuel effet boule de neige (cas où un État doit emprunter pour servir sa dette) dépend de façon cruciale des relations entre le taux d’intérêt de la dette i et le taux de croissance de l’économie n », le dernier membre à droite de l’équation (4). Pour le reste, une troisième variable est également essentielle, le solde budgétaire primaire, c’est-à-dire avant les charges d’intérêt de la dette.
23Je rappelle que les critères de Maastricht – 60 % de dette publique dans le PIB, 3 % de déficit total B dans le PIB – ont été calculés pour stabiliser D : pour arriver à 60 %, il faut que B soit à 3 % avec une croissance de 5 % nominale (2 % de prix, 3 % de volume) et un taux nominal i à l’époque de 10 %. Dans ces conditions, lorsque le déficit budgétaire disparaît, la dette tend à s’annuler.
24Au xixe siècle, en France, on était loin de ces chiffres pour autant que nos estimations rétrospectives de Y, de B et de D soient « robustes ». D’abord parce que B, on l’a dit, est resté important, si l’on excepte le tournant des années 1820-1830 et le début du xxe siècle. La littérature donne les chiffres suivants : 1,5-1,6 % du PIB entre 1830 et 1889, avec un service de la dette très élevé : de 15 à plus de 30 % des dépenses totales, soit de 140 à plus de 900 millions de francs d’alors (ce dernier chiffre est la moyenne entre 1890 et 1894) pour un PIB passant d’environ 8 milliards à une vingtaine. De plus, on était loin d’un taux de croissance du PIB nominal de 5 % : des chiffres de l’ordre de 1 à 2 % paraissent plus vraisemblables.
25En même temps, il est vrai, le taux d’intérêt nominal était nettement inférieur à 10 %, plutôt de l’ordre de 4 %. Au total, D n’a cessé d’augmenter, passant d’environ 30 % un peu avant 1830 à plus de 50 % en 1871 et 86 % entre 1890 et 1910, année à partir de laquelle ce rapport diminue.
26Plaçons-nous en trois périodes durant lesquelles les finances publiques françaises sont convenablement gérées, ce qui permet d’éviter la « boule de neige ». Dans tous les cas, compte tenu de l’ampleur du service de la dette, le solde budgétaire primaire est fortement excédentaire :
1825-1829 : selon Lévy-Leboyer et Bourguignon16, le PIB nominal n’augmente guère par rapport au quinquennat précédent ; le déficit budgétaire total est faible, même si 25 % des dépenses sont consacrées aux intérêts de la dette. L’État emprunte à environ 4,5 %, la dette baisse légèrement.
1875-1879, soit après l’exceptionnel accroissement de dette dû au paiement de la guerre perdue (environ 9 milliards, la dette passant de 14 à 23 milliards). Un tiers des dépenses de l’État est consacré aux intérêts de la dette. La sage gestion des finances de Léon Say et l’ampleur des impôts nouveaux depuis 1871 (graduellement allégés ensuite) permettent de maintenir l’équilibre du budget sans les artifices qui suivront et avant que le plan Freycinet ne compromette de nouveau la situation conduisant à une grave crise des finances publiques en 1882. Mais face à une stagnation du PIB nominal, l’État emprunte à 4 % pour reconstruire l’appareil militaire et faire face aux engagements pris envers les compagnies de chemins de fer ; la dette n’augmente pas.
1910-1913 : le PIB nominal augmente sensiblement (5 % l’an ?) ; les intérêts de la dette diminuent à 17,3 % des dépenses ; le budget de l’État est équilibré ; le rendement obligataire est un peu supérieur à 3,5 % ; la dette diminue, revenant de 35 à moins de 33 milliards (?).
Les « privatisations »
27Ce que nous appelons les privatisations, c’est-à-dire la vente d’actifs publics à des mains privées, n’est pas une invention du xxe siècle anglo-saxon. La couronne a depuis longtemps vendu des parties du domaine, lorsqu’elle ne pouvait plus faire autrement, pour payer une partie de ses dettes.
Les compagnies à privilège du début du xviiie siècle
28Les deux premières grandes tentatives datent du début du xviiie siècle, en Angleterre et en France. Il s’agit de propositions de sociétés privées – celle des Mers du sud outre-Manche et celle de Law en France – de reprendre et de rembourser la dette publique (celle très élevée issue des guerres de Louis XIV) en échange de privilèges : le commerce avec ce qui deviendra l’Amérique latine pour la première, celui avec les Indes qui englobe tant le Mississipi que l’Orient pour le système. Ce n’est pas le lieu ici de décrire la bulle puis son éclatement17, mais seulement d’insister sur l’ancienneté de l’idée et aussi sur ses premiers échecs. Rappelons par ailleurs que la première tentative moderne de banque d’émission en France périt avec le système, alors que le groupe d’actionnaires des Mers du sud s’étant constitué contre celui de la Banque d’Angleterre, cette dernière a pu continuer à croître et à embellir.
Les actifs des caisses d’amortissement
29On verra ci-dessous comment, pour crédibiliser les caisses d’amortissement, on leur a affecté des biens publics : bois et forêts et, sous le Second Empire, recettes fiscales sur les chemins de fer. Dans le même ordre d’idées, la vente des biens nationaux sous la Révolution peut être considérée comme un gigantesque exercice de privatisation. Rappelons que la « nationalisation » des biens du clergé, puis la confiscation de ceux des émigrés avaient été conçues comme devant garantir l’émission des assignats, lesquels auraient dû servir à rembourser la dette de la Monarchie. Toute comparaison avec le Mississippi du système est alors nulle et non avenue : il y avait là le « Pérou de l’Église »18 ! On sait ce qu’il en fut en dernière analyse – une hyper-inflation et la banqueroute –, mais l’intention était présente.
Les privatisations par la canonnière
30Je range dans « privatisations et dette publique » les prises de gage par des créanciers étrangers d’un État en cessation de paiement. Le xixe siècle envoie parfois la canonnière, quelquefois sans succès (l’expédition du Mexique qui accroît la dette de la France sans que Mexico paie), quelquefois avec succès. L’idée est que les créanciers étrangers, appuyés par leur État national, s’emparent d’une partie des recettes fiscales ou parafiscales des États endettés : douanes, tabacs…, comme par exemple la Grèce nouvellement libérée, l’Empire ottoman, l’Égypte et la Tunisie. La Restauration, avec la prise d’Alger en réponse au non-paiement de la célèbre créance Bacri, poursuit cette « logique » jusqu’à son extrême.
31La plupart des privatisations ainsi décrites furent des illusions. Celles du début du xviiie siècle l’ont été incontestablement. Les caisses d’amortissement, je vais y revenir, ont été la proie de gouvernements presque toujours impécunieux. Enfin, lorsqu’elles n’ont pas échoué, les prises de gage ont heurté le sentiment national des populations concernées, et ont fini la plupart du temps dans la spoliation des créanciers étrangers.
L’illusion de l’amortissement
32L’amortissement est le remboursement de la dette publique.
33On peut s’interroger, compte tenu des illusions rappelées plus haut, pour savoir s’il est bien nécessaire d’amortir la dette. La réponse de l’histoire est nette :
une dette qui ne cesse de croître risque de ne pas être remboursée (Smith l’observait déjà en 1776) ;
l’État doit mettre à profit les périodes de vaches grasses budgétaires pour réduire sa dette afin de pouvoir réemprunter lorsque viendront les vaches maigres ;
enfin, il convient de citer l’argument « générationnel » : au-delà de la prétendue « perpétuité » de l’État, une génération a-t-elle le droit de transmettre aux suivantes une dette souvent due à ses imprudences ?
34Puisqu’il faut amortir, comment le faire ? En remboursant la dette, ce qui suppose des excédents budgétaires. Cette recette pourtant simple n’apparaît que tardivement, au xixe siècle au Royaume-Uni et, en France, au-delà d’une brève période au tournant des années 1820-1830, au début du xxe siècle. C’est que rien n’est moins populaire dans un régime parlementaire qu’un excédent budgétaire, lequel conduit soit à de nouvelles largesses (les célèbres « cagnottes » du début des années 1930 ou, en raisonnant en dérivée, celles de 1999), soit à des réductions d’impôts.
Aussi le xviiie siècle, qui vient de découvrir – avec quelle ivresse intellectuelle – la « panacée » du jeu des intérêts composés, propose une solution apparemment plus « indolore », le Sinking Fund et la caisse d’amortissement.
La recette magique du Dr Price
35Richard Price (1723-1791), nous dit le vieux Palgrave19, était un pasteur « dissident », c’est-à-dire un protestant non membre de l’Église anglicane établie. Il était également hétérodoxe en matière politique puisqu’il prit parti en faveur des rebelles américains, puis des révolutionnaires français. À la fin des années 1760 et au début de la décennie 1770, il écrit également sur les retraites et la dette publique. Dans son Appeal to the Public on the Subject of the National Debt, il prétend qu’en empruntant et en plaçant une partie du produit de l’emprunt, un État finira par rembourser sa dette sans peine… Le jeu est celui, bien connu, des intérêts composés : « un gros sou placé à intérêt composé depuis la naissance de Jésus-Christ jusqu’en 1791 se serait élevé à une valeur de 300 millions de globes d’or aussi vastes que la planète »20.
36Les problèmes posés par une telle « stratégie » sont toutefois importants :
Comme le voit bien Jèze, « la formule mathématique est exacte », mais on ne peut pas lui faire produire les résultats que l’on cite, ne serait-ce que parce que il « est absolument impossible de placer des milliers de milliards »21.
Si le public croit que le Sinking Fund va effectivement permettre à l’État de rembourser sa dette, les taux d’intérêt vont baisser, sous l’effet de la confiance, ce qui amoindrira le jeu des intérêts.
Surtout, il faut que, globalement, l’État cesse d’accroître par ailleurs son endettement. C’est bien sûr là où le bât a blessé : durant la plupart des épisodes de Sinking Funds, l’État a emprunté un multiple de ce qu’il a remboursé. Comme l’écrit Marion, fort critique des caisses d’amortissement, « c’est l’habitude des fanatiques des caisses d’amortissement de faire abstraction dans leurs calculs des emprunts futurs »22.
37Enfin, dans le système du Sinking Fund, l’État n’annule pas la rente ; celle-ci est achetée par une caisse d’amortissement qui va justement capitaliser les intérêts – les arrérages – des titres qu’elle détient. En période d’embarras, le gouvernement s’empare des fonds qui y sont accumulés, les considérant comme une sorte de trésor de guerre qu’il détourne pour son propre usage.
Les caisses d’amortissement
38L’histoire de la dette publique française est une sorte de cimetière de caisses d’amortissement. Les Britanniques ont mis un siècle pour comprendre le danger d’un tel système que Robert Hamilton, le mathématicien écossais historien de la dette publique du Royaume-Uni (The Management of the National Debt, 1813) a défini comme une « extravagance ». Pour lui, « the excess of revenue over expenditure is the only sinking fund by which public debt can be discharged »23. Outre-Manche, la date décisive est le rapport d’un comité Grenville en 1828 qui décide de transformer l’ancien système de Sinking Fund (celui de 1716 : Walpole, puis de 1786 : Pitt) en une annulation pure et simple de dette par rachat grâce à des excédents budgétaires patiemment obtenus (toutefois inférieurs à ce qu’ils auraient pu être car, parallèlement, les gouvernants réduisaient les impôts). C’est pourtant au même moment que les Français persistent dans ses errements. Pourtant, des auteurs aussi clairvoyants que J.-B. Say dans son Cours, enseigné jusqu’en 1832, avaient bien décrit ce que ce dernier appelle le « charlatanisme » de l’amortissement à la Price, ironisant sur ce « produit mystique d’opérations financières »24. Say a derrière lui les cinq essais d’amortissement au xviiie siècle en France, ainsi que la Caisse de 1816.
Revenons avec Fachan sur l’expérience du siècle des Lumières25 :
La faillite du système de Law conduit en 1725 à l’instauration d’une imposition annuelle générale d’un cinquantième des biens et revenus du royaume, pour douze ans, dont le produit devait servir à éteindre les rentes perpétuelles sur l’hôtel de ville et sur les tailles. À partir de 1737, l’amortissement n’aurait continué qu’avec le produit des titres rachetés. Deux ans plus tard, Fleury supprime le 1/50 et la caisse cesse de fonctionner.
Orry émet en 1735 un emprunt en rentes perpétuelles qui prévoyait un amortissement par un fonds spécial.
Pour Machault, en 1749, le vingtième doit aller à la caisse d’amortissement. Mais il émet en même temps un emprunt dont l’intérêt sera prélevé sur les revenus de la nouvelle caisse !
La caisse de l’Averdy, financée par un impôt d’un dixième sur les revenus du capital, est suspendue cinq ans plus tard. Terray, en même temps qu’il fait banqueroute, confisque les fonds d’amortissement.
En 1784, Calonne restaure la caisse avec le même système d’arrérages ; il prévoit que la dette constituée sera réduite en vingt-cinq ans, c’est-à-dire en 1809. La caisse est suspendue en 1788.
Il faut enfin citer la Caisse d’amortissement et de garantie de 1799, financée par les cautionnements et les arrérages. Elle servit essentiellement au soutien des cours, notamment durant l’Empire.
39La dette publique moderne date de la Restauration.
La caisse de 1816 est financée par le revenu des postes, une annuité budgétaire et le produit des bois publics. Mais les excédents budgétaires de la fin de la Restauration et du début de la monarchie de Juillet céderont vite à des déficits.
40La caisse de 1858 (donc trente ans après Grenville) reçoit… 1 % du capital nominal de chaque emprunt nouveau.
41La caisse de 1866 est supprimée en 1871 ; on peut noter que, d’après Mathieu-Bodet, du 1er janvier 1867 au 31 décembre 1870, le gouvernement a employé 100 millions en achats de rentes pour le compte de la caisse mais que, dans le même temps, il a emprunté 429 millions ! Ensuite, avant 1918, la « France limite ses extinctions à la dette flottante »26.
42En 1926 encore, au moment de la stabilisation Poincaré, une caisse autonome d’amortissement est créée, qui perdure jusqu’en 1959. Mais, dès Vichy, la garantie constitutionnelle de la caisse « est tombée »27, et la Constitution de la IVe République n’y fait pas allusion, le budget se réappropriant les droits qui lui étaient affectés.
43Pour accroître la crédibilité des caisses ainsi successivement créées, outre des déclarations liminaires en général très solennelles28, des ressources spécifiques leur sont attribuées : vente de bois de l’État, produit du rétablissement de la vénalité des offices ministériels. Le Second Empire ajoutera celui de l’impôt sur les chemins de fer. Poincaré, quant à lui, lui cède en 1926 l’exploitation industrielle des tabacs, le rendement de plusieurs droits de mutation et diverses autres recettes29. Mais lorsque les gouvernements n’équilibrent plus les budgets – la sage gestion de M. de Villèle a presque péri avec lui –, ils empruntent pour maintenir l’amortissement. Ainsi de la monarchie de Juillet à la fin du xixe siècle.
44Quant à la panacée du Dr Price, elle aura la vie dure pour certains esprits. Jèze cite ainsi le journal Le Temps, qui avance en décembre 1922 la proposition suivante : « on émettrait chaque année […] un emprunt de 1 250 millions sans intérêt et à fonds perdus, qui serait divisé en deux parts. L’une d’un milliard serait versée à la Banque de France avec ordre d’emploi en rentes françaises dont les coupons détachés aux échéances seraient capitalisés par elle à l’aide de nouveaux achats de rentes, de sorte que le premier milliard placé au taux de 6,5 % serait doublé au bout de treize ans et, la capitalisation continuant, deviendrait 512 milliards après neuf périodes de treize ans […]. L’autre part de l’emprunt, celle de 250 millions, serait le facteur du succès […] 200 millions environ, seraient consacrés à la création de 200 lots d’un million chacun », constituant une loterie. Certes, une loterie n’est guère morale. Mais, conclut Le Temps : « La moralité de l’amortissement de la dette publique ne l’emporte-t-elle pas sur l’immoralité de la loterie ? »30.
Les conversions
« Le seul, le véritable amortissement consiste dans une réduction successive de l’intérêt, réduction qui est de la nature des choses et dans le développement progressif du crédit et de la fortune publique »31.
45En ces temps de rente perpétuelle et de perpétuité supposée de l’État, la conversion apparaît comme le mode privilégié de « réduction » de la dette publique : en fait, de réduction de la charge d’intérêt par prise en compte de la baisse tendancielle des rendements. En 1833, Charles Laffitte est le « chantre » d’une telle stratégie : s’opposant à l’amortissement, il avance que la conversion suffit largement puisque, dans les budgets d’alors, le fardeau est celui des intérêts et non du capital. En tout cas, faute de réussir à amortir la dette – aux exceptions déjà mentionnées et en l’absence bien sûr de banqueroute –, l’État est conduit à recourir à des conversions. Comme l’écrivit Dussard en 1845 dans le Journal des économistes, « la conversion, c’est la banqueroute des gens clairvoyants, comme la banqueroute est la conversion des aveugles »32.
Bénéficier de la baisse des rendements
46Il s’agit, on vient de le rappeler après Charles Laffitte, de bénéficier de la baisse des taux d’intérêt. Celle-ci a deux origines :
La baisse tendancielle des taux d’intérêt due à ce que l’on appelait le progrès général de la civilisation.
Le fait conjoncturel que, dans une majorité des cas, l’État a dû emprunter en période difficile – guerre ou agitation politico-sociale –, donc à des taux élevés, et que, avec le retour à une période plus pacifique, les taux se sont normalisés. Comme l’écrit Paul Leroy-Beaulieu, « les États empruntent généralement dans des conditions critiques ; peu à peu, ils sortent de leurs difficultés temporaires »33. On peut citer l’emprunt Morgan de 1870, dont les taux s’échelonnent de 7,2 à 7,5 %, alors que le Second Empire empruntait en 1868, après l’échec du Mexique et de Sadowa, à 4,3 %. C’est alors le devoir de l’État de convertir la dette. C’est ce que n’a cessé de faire le gouvernement britannique après les guerres de la révolution et de l’empire. Et pourtant, en France, il faudra attendre le pouvoir fort de Louis-Napoléon, après le coup d’État de 1851, pour réussir une conversion.
47Dans ce domaine également se manifeste l’arriération financière de notre pays.
Convertir pour… dépenser davantage
48Par ailleurs, le peu de souci de l’ampleur du capital de la dette va faire que l’économie de charges d’intérêt sera utilisée à d’autres dépenses : au total, à supposer même que le budget de l’État soit en excédent, l’économie réalisée est dépensée. En 1824-1825, il s’agit du milliard des émigrés (ce chiffre est la capitalisation de quelque 30 millions de rentes à 3 %). Plus tard, il s’agit de financer des travaux publics.
1. Le principe
49En France, la situation est compliquée par le fait que, le raisonnement portant sur des rentes, l’État emprunte à un taux « nominal » apparemment normal (5 %, puis graduellement jusqu’à 3 %), mais il émet très au-dessous du pair : le taux « réel » est en fait très supérieur34. Si l’on suppose des titres de 100 F à 3 % mais émis à 60 F, le taux réel est de 100 x 3/60 = 5 % ; émis à 80, le même taux est alors de 3,75 %35. Lorsque la situation économique et politique s’améliore, le cours de la rente s’élève. On sait combien Napoléon Ier surveillait celle-ci, utilisant la caisse d’amortissement pour son soutien.
50Lorsque la rente dépasse le pair, cela veut dire que le taux de marché est inférieur au taux que sert l’État sur ses emprunts antérieurs. Il est alors de son devoir de convertir, c’est-à-dire d’obliger les détenteurs de rentes, soit d’accepter le remboursement au pair, soit d’échanger leur titre contre un autre servant un intérêt proche du marché.
2. Le débat en France
51Et pourtant, ce devoir a été mal compris en France. Le droit est très clair sur ce point. En matière d’emprunt perpétuel, l’État s’engage certes « à payer perpétuellement l’intérêt convenu lors de l’émission, à moins qu’il ne préfère rembourser les titres au pair, droit qu’il conserve toujours s’il n’a pas spécifié qu’il ne l’exercerait pas pendant un certain nombre d’années » – ce qu’il fera lors des conversions à partir de 1851, en général pour dix ans. En face, « le créancier, qui peut subir le remboursement de la part de l’État n’a jamais le droit de l’exiger ». Mais, lorsque Villèle, fort des succès budgétaires de la Restauration et de l’affermissement du crédit public, prépare la conversion, les critiques pleuvent. Davantage que le milliard des émigrés, également destiné à rassurer les détenteurs de biens nationaux (et qui est, pourtant, critiqué par l’opposition), l’idée qui domine est que l’État veut ruiner les rentiers – et, accessoirement, encourager l’agiotage (nous dirions la spéculation en Bourse ; voir ainsi ce qu’écrivait alors le curieux Joseph Fiévée).
52Le discours des partisans de la conversion, qui avancent le fait que 3 % correspondent à peu près au rendement de la propriété foncière, qu’il s’agit justement d’indemniser, ne convainc pas ceux qui attirent l’attention sur le risque d’un détournement de l’épargne vers les fonds publics, en cas de maintien de taux trop élevés sur ce dernier, détournement néfaste à l’activité productive.
53Rappelons l’évolution du rendement de la rente 5 % : 8 % en 1814, 8,35 % durant la crise de 1816, 5,04 % en 1824, puis passage au-dessous de ce chiffre (on ajoutera que l’on reviendra au-dessus de 5 % avec la révolution de 1830 et jusqu’en 1832, pour repasser de nouveau au-dessous entre 1833 et 1847). En cours, on note que, parti d’environ 50 en 1815, le titre de 100 F à 5 % atteint 102,5 le 3 janvier 1825 – c’est-à-dire le rendement nominal.
3. L’échec de Villèle
54Aussi Villèle va-t-il proposer une conversion en 3 %, mais à 75 F, soit un rendement réel de 4 %. Pour l’essentiel, cette proposition échouera : « Adopté par la chambre des députés, ce projet fut rejeté par [les pairs]. L’entente entre les deux fractions du Parlement se fit sur une nouvelle combinaison de M. de Villèle […]. La conversion était facultative et non forcée, l’offre de remboursement disparaissant. Les rentiers conversionnistes pouvaient opter entre de la rente 4,5 %, émise au pair et garantie contre toute réduction d’intérêts, et de la rente 3 % émise à 75 »36. Facultative, la conversion fut largement un échec, n’économisant que 6,2 millions sur les dépenses et accroissant de 200 millions le capital de la dette (auquel s’ajoute le presque milliard des émigrés) !
4. Après 1830
55Sous la monarchie de Juillet, c’est encore la chambre des pairs qui fit échouer les projets successifs de conversion : en 1838, 1840, 1845 et 1846. Puis, quatre mois après le coup d’État de Louis-Napoléon, un décret décide d’une conversion du 5 % en 4,5 %. En définitive, le capital de la dette s’est accru. Il en est de même de la conversion (facultative) de 1862. Sous la IIIe République, il faut également citer les conversions de 1883, 1887, 1894 et 1902, qui abaissent graduellement le taux nominal de 4,5 à 3 %.
Les indexations : une courte excursion aux xxe et xxie siècles
56Les indexations stricto sensu sont une invention d’après 1914. Elles ont une grande postérité, le court xxe siècle étant le siècle de la « grande inflation » avec, il est vrai, quelques années de déflation dans l’entre-deux-guerres et après le conflit coréen. Aujourd’hui encore où, avec l’indépendance des grandes banques centrales et la surveillance des bond vigilantes (de grands gestionnaires internationaux d’obligations), un phénomène cumulatif d’inflation paraît peu probable, trois grands États émettent des obligations indexées sur les prix – dans l’ordre chronologique, il s’agit du Royaume-Uni de Margaret Thatcher (avec ce qui avait été appelé les Granny bonds, destinés à protéger l’épargne des retraités), puis de la France (OATi) et des États-Unis (Index linked bonds).
57Le développement de la dette publique en France au xviiie siècle après l’inflation du Système n’est pas accompagné d’indexations, faute peut-être d’indices de prix. Sans doute aussi parce que l’épisode du Système a été trop court et la stabilisation de la livre tournois après 1726 suffisamment longue pour que le besoin ne s’en fasse pas sentir. Les contrôleurs généraux préfèrent d’autres appâts, principalement les loteries et les tontines.
58Les assignats ramènent l’inflation. Plutôt que d’indexer, la Convention montagnarde tente d’établir des prix maximum, abandonnés à la chute de Robespierre. Le franc argent métal rétablit la confiance qui perdure jusqu’en 1914. On sait notamment le respect qu’avaient tant les révolutionnaires de 1848 que les Communards pour la Banque de France. Jusqu’en 1914, le problème n’est pas de protéger l’épargnant contre l’inflation. Il est, comme on l’a vu, de jouer habilement sur la baisse longue des taux d’intérêt – au-delà d’interruptions courtes dues aux orages politiques – pour tenter d’alléger la dette en la convertissant. Après 1914 et durant la période de forte instabilité du franc, précédant sa stabilisation en or à un cinquième de sa valeur de 1914, et puis avec le Front populaire, l’État doit indexer ses emprunts pour attirer les prêteurs.
1. Garantie de change
Garantie de change (en l’occurrence, le sterling) de l’emprunt Caillaux de 1925, tant pour l’intérêt que pour le principal.
Également, garantie de change, cette fois dollar et sterling (le choix était donné au souscripteur) de l’emprunt Auriol de 1937.
2. Clause or
Les emprunts Pinay : outre leurs privilèges fiscaux (notamment en matière de droits de succession), le capital des emprunts de 1952 et 1958 est indexé sur la pièce d’or de vingt francs germinal.
Le Giscard de 1973, offert à 7 %, soit un taux légèrement inférieur à la hausse des prix du moment. Mais capital et intérêts bénéficiaient d’une double indexation : sur l’écu d’une part, et, compte tenu des incertitudes monétaires de l’époque, sur le lingot d’or de l’autre. La clause or jouera au détriment du Trésor.
3. Indexation sur les prix
59L’État, soucieux de montrer qu’il croyait en sa politique anti-inflationniste, n’y a pas recouru jusqu’à ce que la hausse cumulative des prix paraisse éradiquée. Les OATi ont été créées en 1998. Moyennant quoi, leur brochure de lancement insiste de façon couverte sur la protection contre un risque éventuel en matière de prix, en décrivant les OATi comme les « seuls actifs non risqués ».
Quelques conclusions provisoires
60Erreurs et illusions s’analysent en matière de dette publique comme la préférence pour le présent au détriment de l’avenir, et notamment des générations futures. La démarche est d’autant plus étourdie que, à partir du milieu du xixe siècle, la France commence à dangereusement imploser démographiquement. À moins que cette démarche ne s’inscrive dans la même tendance ?
61L’ensemble des guerres du xixe siècle a été financé à crédit. Bien peu ont été victorieuses : l’expédition des « cent mille fils de Saint Louis » en Espagne en 1823, la conquête de l’Algérie à partir de 1830, l’aide à la libération de l’Italie, qui a apporté à la France Nice et la Savoie. Toutes les autres ont été soit coûteuses sans rapport (la Crimée), soit franchement négatives (Waterloo bien sûr, et Sedan, mais aussi le Mexique). Plus grave sans doute est le financement par le crédit de l’État de travaux publics dont la rentabilité n’a jamais été démontrée : on pense aux travaux du plan Freycinet – si l’on excepte les écoles, encore utilisées aujourd’hui. Mais le progrès technique – en l’occurrence le moteur à explosion – a très vite rendu dépassée une grande partie du réseau de chemins de fer. Et, pendant ce temps, la dette publique n’a cessé de s’alourdir.
62Pourtant, si l’on en croit les discours des décideurs du xixe siècle, qui auraient dû avoir appris de l’instabilité politique française depuis 1789, ceux-ci extrapolent jusqu’au milieu du xxe siècle les effets des quelques mesures qu’ils finissent par prendre pour tenter d’infléchir l’inexorable alourdissement de la dette. Pendant qu’ils discourent, en effet, le stock de la dette augmente jusqu’à atteindre le montant le plus élevé de toutes les économies d’alors. Les estimations varient, compte tenu notamment des champs retenus. Nous espérons, dans un travail ultérieur plus complet, apporter une série originale du stock de la dette française au xixe siècle.
63Leroy-Beaulieu, citant Dudley Baxter, propose l’évolution et la répartition suivantes pour la dette mondiale de ce qu’il appelle les États civilisés37 :
Les États civilisés (milliards de francs)
1820 | 1870 | 1886 | |
Total des États civilisés dont : | 38,25 | 97,00 | 140,48 |
France | 3,50 | 13,75 | 31,00 |
Royaume-Uni | 22,55 | 20,00 | 17,80 |
Espagne | 1,30 | 5,93 | 6,00 |
États-Unis | 0,65 | 13,31 | 6,00 |
64En 1886, la dette française formait ainsi le cinquième de la dette totale. Pour 1914, une estimation, cette fois solide et corroborée par de nombreux auteurs, donne 32 à 33 milliards. Lévy-Leboyer et Bourguignon proposent 47,7 milliards en ajoutant l’ensemble des collectivités locales, y compris la très endettée ville de Paris, et les sociétés de chemins de fer38. L’allégement régulier du Royaume-Uni ou des États-Unis contraste avec l’alourdissement français.
65Laissons le mot de la fin à Adam Smith qui, dès 1776, soit avant les horreurs monétaires de la Révolution française, écrivait, avec justesse, dans sa Richesse des nations : « Je pense qu’on aurait de la peine à trouver un seul exemple qu’une nation ait jamais payé loyalement et complètement ses dettes, lorsqu’elles ont été une fois accumulées jusqu’à un certain point. Si on a libéré entièrement le revenu public, ça a toujours été par une banqueroute quelquefois déclarée, mais toujours réelle, quoique souvent colorée par un prétendu paiement.39 »
Notes de bas de page
1 J. Laffitte, Mémoires (édités par P. Duchon), Paris, Firmin-Didot, 1932, p. 102.
2 G. Jèze, Cours de science des finances, 6e édition, Giard, Paris, 1925.
3 H. Parnell, De la réforme financière en Angleterre, p. 237.
4 R. Barro, « Are Government Bonds Net Wealth? », Journal of Political Economy, nov.-déc. 1974 (réédité dans La Deuda publica, Madrid, 1982).
5 P. Llau, Économie financière publique, P.U.F., Paris, 1996.
6 Trad. M. Lutfalla.
7 D. Ricardo, The Works and Correspondance, vol. IV, C.U.P., Cambridge, 1951, p. 187.
8 G. Jèze, Cours de science des finances, op. cit., II, p. 25.
9 Encore la France n’est-elle pas le Pérou, qui « a dépensé en chemins de fer d’une exploitation presque impossible les sommes considérables qu’il avait rassemblées par des emprunts en Europe » (P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, op. cit., II, p. 280).
10 P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, op. cit., II, p. 213.
11 M. Marion, Histoire financière de la France depuis 1715, Rousseau, Paris, 1914, VI, p. 225.
12 P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, op. cit., II, p. 298.
13 M. Marion, Histoire financière de la France depuis 1715, op. cit., I, p. 305.
14 Baron G. de Nervo, Les Finances françaises sous la Restauration, Lévy, Paris, 1865, III, p. 219.
15 P. Llau, Économie financière publique, op. cit.
16 M. Lévy-Leboyer et Fr. Bourguignon, L’Économie française au xixe siècle, Economica, Paris, 1985.
17 Voir M. Lutfalla, « Les crises financières, Des accidents fréquents », in J. Gravereau et J. Traumann, Crises financières, Economica, Paris, 2001.
18 M. Marion, Histoire financière de la France depuis 1715, op. cit., II, p. 144.
19 R. Palgrave, Dictionary of Political Economy, Macmillan, Londres, 1899.
20 Dictionnaire Guillaumin, 1864, art. « Crédit public » (de Puynode).
21 G. Jèze, Cours de science des finances, op. cit., II, p. 59.
22 M. Marion, Histoire financière de la France depuis 1715, op. cit., III, p. 347.
23 R. Palgrave, Dictionary of Political Economy, op. cit., art. « Hamilton ».
24 J.-B. Say, Cours complet d’économie politique, 2e édition, Guillaumin, Paris, 1840.
25 J.-M. Fachan, Histoire de la rente française, Berger-Levrault, Paris, 1904.
26 P. Mathieu-Bodet, Les Finances françaises de 1870 à 1878, Hachette, Paris, 1881, I, p. 9.
27 H. Laufenburger, Finances comparées, Sirey, Paris, 1957, p. 415.
28 Ainsi, en 1816, la caisse d’amortissement est placée « de la manière la plus spéciale sous la surveillance et la garantie de l’autorité législative ».
29 A. Sauvy, Histoire économique de la France entre les deux guerres, 2e édition, Economica, Paris, 1984, I, p. 61.
30 G. Jèze, Cours de science des finances, op. cit.
31 I. Péreire, Politique financière, La Conversion et l’amortissement, Motteroz, Paris, 1879, p. 165.
32 Vol. 11, p. 54.
33 P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, op. cit.
34 On notera que « nominal » et « réel » sont ici des concepts pré-fisheriens ; ils veulent dire, le premier « apparent » et le second « effectif ». Depuis I. Fisher, nominal et réel s’entendent bien sûr « avant » et « après » correction de la hausse des prix.
35 Voir G. Jèze, Cours de science des finances, op. cit., I, p. 3.
36 J.-M. Fachan, Histoire de la rente française, op. cit., p. 160-161, et M. Lutfalla, « Sommes-nous en 1815 ? », Revue d’économie politique, 1983.
37 P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, op. cit., II, p. 593 sq.
38 M. Lévy-Leboyer et Fr. Bourguignon, L’Économie française au xixe siècle, op. cit.
39 On consultera également M. Bruguière, Pour une Renaissance de l’histoire financière française, xviiie-xxe siècles, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 1991 et Y. Breton, A. Broder et M. Lutfalla, La longue Stagnation, Economica, Paris, 1997.
Auteur
Docteur es sciences économiques et licencié es lettres, Michel Luftalla a dirigé les études économiques d’institutions financières (Crédit du Nord puis AXA) et une conférence d’histoire économique à Sciences Po Paris. Il a écrit sur l’histoire de la pensée économique (Aux origines de la pensée économique, 1982) et sur celle des faits (avec J.-P. Patat, Histoire monétaire de la France au xxe siècle, 1986 ; avec Y. Breton et A. Broder, La longue stagnation en France, L’autre grande dépression, 1873-97, 1997). Il prépare une histoire de la dette publique en France, dont il a présenté des aspects concernant les caisses d’amortissement, tant dans la contribution jointe qu’à un colloque tenu à la Caisse des Dépôts au début de 2005.
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