John Law et la gestion de la dette publique
p. 269-296
Texte intégral
1Au début de sa carrière, grâce aux conseils prodigués au gouvernement anglais en 1704 et au parlement écossais en 1705, John Law s’était fait connaître par ses projets de land banks (banques foncières). Si, en présentant ses idées aux ministres de Louis XIV, Law était plus proche d’un système bancaire calqué sur le modèle de la Banque d’Angleterre que du crédit foncier, ses projets semblèrent tout d’abord se limiter à la création d’une banque. Pourtant, une lecture attentive des mémoires qu’il fit parvenir aux autorités françaises permet de penser qu’après l’accueil favorable réservé à ses idées, il commença d’envisager quelque chose de bien plus grandiose qu’une simple banque. La situation du système financier de la France fut à l’origine de ce changement. Plus Law se familiarisa avec l’économie française, plus il acquit la certitude qu’elle traversait non pas uniquement une crise monétaire, caractérisée par un manque de liquidités et des taux d’intérêt élevés, mais également une crise financière, comme le révélait le niveau très important de la dette publique. À l’origine des taux d’intérêt élevés, cet endettement entretenait la crise monétaire. Law comprit qu’il était vain d’essayer de résoudre l’aspect monétaire de cette crise sans en résoudre également l’aspect financier. Il déclara par la suite qu’il aurait pu s’en tenir à la création d’une simple banque de crédit mais que, dans ce cas, il n’aurait pas résolu le problème urgent de la dette colossale de l’État. Law comprit que ce problème d’endettement était une conséquence de l’asymétrie du système fiscal qui, dans les faits, bénéficiait davantage à la classe des financiers et des rentiers qu’à la couronne elle-même. Selon lui, il était urgent d’instaurer un nouveau type de système financier qui libérerait la couronne de l’emprise des financiers et des rentiers. La mise en place de ce nouveau système financier constitua, de la part de Law, une tentative pour modifier radicalement la manière d’appréhender la gestion de la dette en France au xviiie siècle.
I. La dette publique de la France en 1715
2Le règne de Louis XIV laissa la France exsangue. Deux guerres ayant duré quelque vingt-six années avaient exercé des pressions considérables sur le Trésor, pressions aggravées, selon Law, par une mauvaise gestion de l’administration financière après Colbert, encore plus dévastatrice que les guerres elles-mêmes. Selon lui, l’aspect le plus important de la direction d’un pays résidait dans la gestion de sa situation financière et, malheureusement pour la France, la principale cause de sa situation critique était « la mauvaise gestion des finances1 ». À la fin du xviie siècle, les recettes et les dépenses de l’État s’équilibraient, représentant entre 100 et 120 millions de livres. Environ 30 millions de livres étaient collectés grâce aux impôts directs et 60 millions grâce aux impôts indirects. Pendant la guerre de succession d’Espagne, les dépenses de l’État passèrent de 175 millions en 1702 à 264 millions en 1711. Selon Harsin, les recettes de l’État ne réussirent pas à suivre l’augmentation croissante des dépenses, de sorte que deux tiers des dépenses ne purent être couverts qu’en faisant appel à des « moyens extraordinaires », à savoir la création de nouvelles charges et l’emprunt2. En 1715, malgré la fin de la guerre, les recettes fiscales nettes ne représentaient que 69 millions tandis que les dépenses s’élevaient à 146 millions, soit un déficit budgétaire de 77 millions3.
3Nicolas Du Tot, probablement le meilleur observateur contemporain du système de Law, décrivit la situation financière à laquelle dut faire face Philippe d’Orléans. Il observa que les instruments de la dette publique à long terme, les rentes de l’Hôtel de Ville, avaient perdu 50 % de leur valeur et que les recettes fiscales étaient déjà attribuées aux receveurs et aux fermiers généraux pour une durée de trois à quatre ans. Il nota également que, malgré la réduction forcée de la dette flottante de 600 millions à 250 millions, la dette globale de l’État était supérieure à 2 milliards de livres, avec 90 millions de livres d’intérêts annuels.
4L’une des méthodes couramment employées pour évaluer le niveau de la dette publique consiste à calculer le ratio dette/revenu national. Faute de statistiques sur le revenu national, nous devons nous contenter de la perception qu’avaient certains contemporains du niveau de revenu du pays. Du Tot observa qu’au moment de la rédaction de la Dîme royale en 1699, Vauban avait estimé les « revenus du Royaume » à 2 337 millions de livres. Bien que ce chiffre n’apparaisse pas dans la version définitive de la Dîme royale publiée en 1707, Du Tot en eut probablement connaissance à travers les documents utilisés par Vauban. Dans son Traité de la Dîme royale (1715), Gueuvin de Rademont estima le « revenu annuel de tous les héritages du royaume, maisons, bâtiments et édifices » à 2 495 millions de livres. En effectuant la moyenne de ces deux estimations proposées par Vauban et Gueuvin (sic) de Rademont, Du Tot obtint le chiffre de 2,4 milliards de livres, base de son estimation de la richesse de la France à 70,5 milliards4. L’estimation du revenu de la France obtenue par John Law fut inférieure. Tout d’abord, il calcula le revenu de l’Angleterre et obtint un chiffre entre 500 et 600 millions de livres. Ensuite, se fondant sur un rapport de 3 à 1 entre la France et l’Angleterre, il supposa que la France disposait d’un revenu compris entre 1,5 et 1,8 milliard de livres. Il révisa ensuite son calcul en tenant compte de la supériorité du système monétaire de l’Angleterre, pour ramener l’estimation du revenu de la France à 1,2 milliard, celui-ci pouvant cependant atteindre 1,8 milliard si le système bancaire qu’il préconisait venait à être instauré5. Pierre de Boisguilbert, quant à lui, estima le revenu national à 1,5 milliard de livres pour l’année 16906. Plus récemment, J.-C. Toutain a calculé que le revenu agricole annuel total de la France se situait au cours de la première décennie du xviiie siècle entre 964 et 1 406 millions7.
5D’après les estimations de Boisguilbert, de Gueuvin de Rademont et de Du Tot, le revenu national de la France se situait donc dans un intervalle compris entre 1,2 et 2,4 milliards de livres. Il s’agit d’estimations très approximatives qui ne tiennent probablement pas compte des tentatives visant à mesurer le volume des activités dans l’économie rurale de troc où l’argent n’était utilisé que dans un nombre restreint de transactions. Pourtant, ces estimations sont utiles en ce qu’elles reflètent les perceptions que les contemporains avaient du revenu national et permettent, en établissant le ratio de la dette à ces estimations, d’obtenir le niveau approximatif de la charge de la dette publique telle qu’elle était perçue à l’époque. Si l’on utilise l’estimation basse du revenu national produite par Law, le ratio de la dette (celle-ci étant estimée par Du Tot à environ 2 milliards de livres et plus tard, en 1715, par Marcel Marion à 2,2 milliards de livres) au PNB est de 167 %, tandis qu’avec l’estimation de Vauban et celle de De Rademont, le chiffre de 83 % obtenu pour le ratio de la dette au PIB est inférieur, quoique encore très élevé. En reprenant l’estimation de 20 millions d’habitants proposée par Braudel pour l’année 1700, la dette par habitant s’établit autour de 110 livres8.
6S’il est difficile d’exprimer la situation financière à l’aide d’indicateurs modernes tels que le ratio de la dette au PIB, on peut en revanche noter que, peu avant la mort de Louis XIV, la situation était si critique que ce dernier fut obligé, pour emprunter 8 millions de livres en espèces, de solliciter un crédit de 32 millions en billets auprès de Samuel Bernard, l’un des plus grands financiers de l’époque, et de ses associés. Observant qu’il s’agissait là d’un « fait réel que la postérité ne pourra croire », Du Tot ajouta que le roi devait émettre 400 livres en titres de créance pour obtenir 100 livres en espèces. En effet, en raison de la situation de banqueroute potentielle du roi, nombre de ses créanciers étaient techniquement ruinés, ce qui obligea le roi à délivrer jusqu’à 4 000 sauf-conduits destinés à protéger ces derniers de leurs propres créanciers9. Le système financier menaçait de s’écrouler, le roi étant incapable de payer ses créanciers, et ces derniers étant à leur tour incapables de payer les négociants qui les fournissaient en marchandises. La crise financière se propagea à l’économie réelle. Du Tot écrivit à ce propos :
« La principale cause du défaut de circulation venoit de l’affoiblissement des revenus du roi et de l’augmentation de ses dépenses : Il ne payoit ni les financiers, ni les négocians, desquels Il avoit emprunté des sommes considérables ; Il leur accordoit des surséances, ou de sauf-conduits contre leurs créanciers autre désordre qui dérangeoit et troubloit encore extremement le commerce, dans lequel on ne voyoit presque plus d’argent. Le crédit qui supplée à l’argent comptant, étoit entièrement évanoui. Le discrédit étoit universel, le commerce anéanti, la consommation affoiblie de moitié, la culture des terres négligée ; les ouvriers passoient chez l’étranger. Enfin, le peuple étoit désolé, le paysan mal nourri et mal habillé10. »
7Compte tenu du lien étroit existant entre « les finances » et l’économie réelle, il me paraît utile de présenter brièvement les principaux aspects du système financier français de l’époque.
II. Les Finances
8Une des clés pour comprendre les raisons de l’ascension puis de la chute de Law réside dans l’analyse du système financier et de la structure du pouvoir politique qui soutenait ce système. Law accéda au pouvoir parce que les finances publiques héritées de Louis XIV étaient au bord de la faillite. Cette situation incita à rechercher une solution novatrice permettant de restaurer « les finances » et de stimuler la croissance de l’économie réelle. Law, esprit fertile et créatif, capable de maîtriser le calcul statistique et désireux de proposer des solutions différentes de celles généralement présentées à l’administration, correspondait exactement au type de personne que le régent, et même avant lui Louis XIV et Desmaretz, étaient susceptibles de consulter au sujet de la situation financière. Lors des premières tentatives du régent pour rétablir un semblant d’équilibre dans les comptes de l’État, les financiers, opposants potentiels aux propositions de Law, furent obligés de garder profil bas. En effet, ils furent accusés d’avoir réalisé des profits excessifs aux dépens du système financier et leurs avoirs furent placés sous surveillance, voire taxés, leurs portefeuilles de créances publiques furent réduits, et eux-mêmes furent, dans certains cas, menacés d’emprisonnement. Cette « chasse aux sorcières » mettant en cause le groupe des financiers fut favorable à Law, qui put ainsi capter l’attention de l’administration.
9Bien que l’attaque visât les financiers, ceux-ci n’étaient en réalité qu’une façade derrière laquelle se cachait l’élite au pouvoir, la noblesse fortunée. L’aristocratie de France était en effet le principal bénéficiaire de ce système financier compliqué, tandis que les financiers agissaient le plus souvent en qualité de simples intermédiaires à son service. C’est donc elle qui forma la base de l’opposition politique aux projets de Law, opposition redoutable car, dès que le système montra des signes de faiblesse, le banquier écossais ne reçut que peu de soutien à la cour. Volontairement ou non, Law n’était pas seulement à l’origine d’une révolution financière, mais aussi d’une révolution politique. Il était suffisamment lucide pour sentir que, dans l’éventualité d’un succès, ses innovations provoqueraient une vigoureuse opposition politique, comme l’indique cette remarque qu’il fit au duc d’Orléans en décembre 1715 : « Plus je sens que je peux être utile, plus je m’attends à rencontrer des résistances11. »
10Pour comprendre les raisons de cette future opposition à Law, il importe de connaître le rôle des financiers, le lien entre ces derniers et l’aristocratie fortunée, et la nature même du système financier. Observant que, dans les dictionnaires du xviiie siècle, le financier était défini comme quelqu’un qui reçoit, détient ou dépense les fonds publics, Bosher explique que cette définition fournit la clé du problème fondamental de l’administration française, à savoir qu’« il n’était fait que peu de distinction entre les fonds privés et publics ou entre les entrepreneurs privés et les agents publics12 ». La mainmise durable du secteur privé sur la collecte des fonds publics par le biais du système des fermes générales et des facilités d’emprunt spécifiques, telles que les anticipations, signifiait que le système fiscal était très largement privatisé. Ainsi, bien que le terme « finance » se référât à l’administration financière publique, il recouvrait une situation étrangement déséquilibrée. Le monarque et son ministre des Finances contrôlaient les dépenses mais c’étaient les financiers, c’est-à-dire une entité du secteur privé, qui détenaient le contrôle sur les recettes. Si le terme « finance » se référait bien au secteur public, le terme « financier » désignait un individu appartenant au secteur privé qui, dans l’accomplissement de sa mission de collecte des impôts, était mû par l’appât du gain.
11Une complication supplémentaire intervient ici qui oblige à distinguer entre financiers apparents et financiers réels. Dans la représentation populaire, les financiers étaient des individus qui réalisaient des profits en collectant les impôts et en administrant les finances publiques. En réalité, comme le montrent les travaux de Daniel Dessert, ils n’étaient pour la plupart que les agents, et non les commettants, du système fiscal et financier de l’Ancien Régime. Dissimulée derrière les financiers, on trouvait la vieille noblesse. Par l’intermédiaire des financiers, celle-ci répondait aux besoins de financement croissants de la couronne. Comme le souligne Dessert, aucune loi n’interdisait la participation de l’aristocratie aux finances13. En réalité, les différents baux des fermes générales spécifiaient même que l’aristocratie pouvait y participer. Toutefois, en raison de l’hostilité du public à l’égard de toute affaire concernant les finances de l’État, la prudence voulait que l’aristocratie n’y révélât pas son implication. Mais l’appât du gain était pour elle un motif d’implication. Ce désir de réaliser des profits, combiné à la nécessité de faire preuve de discrétion, conduisit l’aristocratie à recourir aux financiers comme intermédiaires, comme prête-noms, afin d’acquérir des charges fiscales et de prêter de l’argent à la couronne en gardant l’anonymat.
12L’ensemble du système fiscal et financier reposait donc sur trois piliers : le ministre, l’aristocrate et le financier. Les ministres recevaient des pots-de-vin pour attribuer les baux des fermes générales ou les charges à certains individus, nommément désignés, qui servaient de prête-noms à l’aristocratie. La haute noblesse d’épée et de robe, les membres du haut clergé et les femmes de l’aristocratie, en particulier les veuves souhaitant préserver leur patrimoine familial, étaient impliqués dans cette accumulation de profits aux dépens des finances publiques. Cette vision de la répartition du pouvoir financier remet en question l’idée que l’on se fait habituellement de la monarchie absolue. La monarchie n’était pas indépendante du point de vue financier. Elle avait besoin d’argent, argent que lui prêtait la noblesse fortunée par l’intermédiaire des financiers. Bien qu’elle semblât faire preuve d’indépendance politique de temps à autre, elle était en fait constamment sous la dépendance financière de ce groupe puissant.
13Au début du xviiie siècle, la monarchie disposait de quatre grands moyens pour financer ses dépenses : 1. l’impôt direct, 2. l’impôt indirect, 3. la vénalité des charges et 4. l’emprunt. Le premier moyen se nommait impositions, un terme général qui recouvrait tous les types d’impôts directs sur les personnes. Les impositions étaient administrées par des agents connus sous le nom de receveurs généraux et prélevées sous forme de taille, de capitation, de dixième ou de vingtième. La taille, instaurée en 1429, constituait la principale forme d’impôt direct. Il s’agissait d’un impôt totalement régressif, en ce que les paysans étaient obligés de le payer, tandis que le clergé et la noblesse en étaient exemptés. La capitation était un impôt progressif, introduit pour la première fois en 1699, lorsque tous les citoyens furent rangés dans l’une des vingt-deux classes socio-économiques. Cet impôt variait en fonction de la classe à laquelle appartenait le contribuable, ce qui en faisait un impôt davantage progressif. La troisième forme d’impôt direct, le dixième (impôt équivalant à 10 % du revenu) ou le vingtième (impôt équivalant à 5 % du revenu), était un impôt extraordinaire généralement prélevé pendant les guerres lorsque les finances publiques étaient au plus bas.
14Les impôts indirects, nommés perceptions, constituaient le second moyen de financement de l’État. Les perceptions étaient administrées par les fermes générales et prélevées sous forme de traites (droits de douane), d’aides (taxe sur les ventes, concernant l’alcool essentiellement) et de gabelles (impôt sur le sel). Si la monarchie était parvenue à maintenir ses dépenses dans la limite des recettes provenant de ces impôts directs et indirects, l’équilibrage du budget aurait été possible sans recourir à d’autres moyens de financement. Sous Louis XIV, l’équilibre entre recettes fiscales et dépenses publiques fut rompu, rendant obligatoire le recours aux autres moyens de financement : la vénalité des charges (la vente de charges publiques) et l’emprunt.
15La vénalité des charges était caractéristique de la vie publique française aux xviie et xviiie siècles. D’une certaine façon, ce système pourrait être interprété comme une privatisation temporaire de certains droits, tels que la collecte des impôts, normalement considérés comme relevant du domaine public. Théoriquement, la couronne pouvait re-nationaliser ces droits une fois qu’elle disposait des sommes nécessaires au remboursement du capital versé par le détenteur de la charge ou par ses prédécesseurs. Compte tenu du déficit chronique des finances publiques, ces remboursements étaient impossibles et la détention de charges vénales devint un trait permanent du paysage juridique et financier de l’Ancien Régime. À un autre niveau, le système de la vénalité des charges entraînait une diminution des recettes engrangées par la couronne, les détenteurs de charges contribuant à éloigner encore davantage la monarchie de ses sources de revenu. La rémunération perçue par le détenteur d’une charge venait en déduction des impôts ou autres revenus perçus au titre de la charge, ce qui réduisait d’autant le produit total reversé à la couronne. De plus, le caractère fortement décentralisé du système entraînait des retards considérables dans la collecte de ces contributions fiscales. Selon Marion, ils pouvaient atteindre deux à trois ans et dans certains cas, en Auvergne par exemple, cinq à six ans. La couronne, devant soutenir un flot de dépenses continu, se voyait contrainte d’emprunter. Ces emprunts étaient souscrits auprès des financiers et de leurs commanditaires, ce qui augmentait la dépendance du secteur public à l’égard de cette entité du secteur privé. Ces prêts alloués à la couronne étaient assortis de clauses prévoyant le règlement des intérêts par le biais d’assignations sur certains impôts ou sur d’autres sources de revenus de la couronne.
16La charge de receveur général, qui contrôlait la gestion des impôts directs, et la multitude de charges qui en dépendait rapportaient tant d’argent à la couronne que cette dernière les vendait non pas une, mais deux fois ! Ainsi, il y avait deux receveurs généraux, deux financiers généraux, etc., qui assuraient leurs fonctions en alternance d’une année sur l’autre. Les retards dans la collecte des impôts directs furent à l’origine de l’évolution de l’activité des financiers, qui passèrent de la gestion des impôts à l’intermédiation financière (prêts à la couronne de leurs propres capitaux ou de capitaux privés placés sous leur contrôle). George Matthews a expliqué les raisons de ces retards14. Dans le cas de la taille, le contribuable, après avoir été informé du montant de son imposition, disposait d’un délai de dix-huit à vingt-quatre mois pour verser son dû à l’État. La perception de la taille au titre d’un seul exercice fiscal durait ainsi jusqu’à deux ans, voire plus, comme l’observe Matthews qui note que « trois ou quatre années civiles étaient souvent nécessaires avant que toutes les paroisses aient pu s’acquitter des sommes correspondant à un seul exercice fiscal ». Pour pallier ces retards, la couronne s’appuyait sur les avances faites par les receveurs généraux.
17Les droits de perception des impôts indirects étaient également détenus par le secteur privé. Des compagnies de financiers désignés sous le nom de fermiers généraux prenaient en adjudication les droits de perception des impôts indirects par l’intermédiaire du système des fermes unies. Tandis que les receveurs généraux percevaient un montant fixe sur chaque livre d’impôt collectée (de 1,7 % à 2,5 % du produit de l’impôt), les fermiers généraux prenaient en adjudication le bail des fermes générales cédé par la couronne. Le montant du bail annuel était fixé selon l’estimation du rendement escompté. Si le rendement réel excédait l’estimation prévue, l’excédent revenait aux fermiers généraux dans son intégralité. En revanche, si celui-ci était inférieur à l’estimation, les fermiers généraux enregistraient une perte sèche. Du point de vue de la couronne, l’affermage des impôts indirects présentait l’avantage de garantir un revenu constant. Tout comme les receveurs généraux, les fermiers généraux s’occupaient également de transfert financier et d’intermédiation financière. Afin d’éviter les opérations coûteuses et redondantes qu’impliquait le transfert des recettes fiscales des provinces vers Paris, dont la partie correspondant aux dépenses de la couronne devait ensuite être réexpédiée vers les provinces, les fermes générales servaient d’établissements de compensation pour les rentrées et les sorties de fonds publics. Les fermes générales assumèrent ainsi le rôle d’intermédiaires financiers lorsque la couronne se trouva à court d’argent. En ces temps de crise financière, les besoins de la couronne en liquidités dépas-sèrent très largement le montant du bail convenu avec les fermes générales. Celles-ci octroyèrent donc à la couronne des prêts portant intérêt en contrepartie d’une garantie sur le prix des futurs baux. Les instruments de crédit utilisés dans le cadre de ces opérations se nommaient assignations, le prêt donnant droit à une assignation tirée sur les revenus futurs d’une ferme générale donnée. Périodiquement, les fermiers généraux avaient également besoin d’argent, que ce soit pour le règlement du bail annuel, le paiement des salaires et des frais de fonctionnement des fermes générales, ou pour prêter à la couronne par le biais des assignations. Ils souscrivaient alors un emprunt auprès du public en émettant des billets des fermes, des titres négociables portant intérêt.
18Comme l’observe Matthews, « le système des fermes générales était en lui-même une méthode d’anticipation fiscale ». Il comprenait deux volets : premièrement, le versement des baux annuels à l’État en contrepartie des droits de perception des impôts correspondants. En tant que tels, les baux constituaient une avance sur les recettes fiscales ; deuxièmement, le prêt de liquidités en contrepartie de la valeur des futurs baux annuels. Dans ce cas, le prêt constituait une créance sur les recettes fiscales des années suivantes. Les fermiers généraux se rémunéraient donc de deux manières : d’abord, en optimisant les recettes des fermes générales pour que celles-ci excèdent le montant du bail annuel versé à l’État et, ensuite, en jouant le rôle d’intermédiaire financier. Cette dernière activité consistait pour les fermiers généraux à emprunter auprès du public pour ensuite prêter à l’État. Le public acceptait de prêter de l’argent aux fermiers généraux en raison des bénéfices associés à la gestion des fermes générales. De temps à autre, la Compagnie des fermiers généraux n’obtenait pas le bail des fermes générales, laissant une régie désignée par l’État s’en charger. Dans ce cas, l’État rencontrait plus de difficultés pour emprunter.
19En raison de l’augmentation des besoins financiers de l’État, les receveurs généraux et les fermiers généraux s’occupèrent de plus en plus d’intermédiation financière. Les « financiers » (également appelés « gens de finance » et « gens d’affaires ») devinrent indispensables à la couronne qui n’empruntait plus seulement contre les recettes fiscales de l’exercice, mais également contre celles des exercices suivants. Le duc de Noailles, nommé contrôleur général des Finances à la place de Nicolas Desmaretz, décrivit en ces termes la situation en 1715 : « Les caisses sont totalement vides et les prêts consentis par les receveurs généraux sont si élevés que le Trésor royal leur appartient presque intégralement jusqu’en 171815. » Cela confirme l’opinion de Du Tot selon laquelle, à la mort de Louis XIV, l’ensemble du système fiscal français était hypothéqué au profit des financiers pour une durée de trois à quatre ans.
III. Les solutions proposées en 1715-1716
20Trois solutions visant à surmonter la situation financière catastrophique de la couronne furent présentées au régent. La première, qui préconisait de déclarer la faillite générale et de décharger la couronne de l’intégralité de sa dette, prévoyait une répudiation totale de la dette publique. La seconde, qui proposait de recourir à des mécanismes tels que le Visa, envisageait une répudiation partielle de la dette. La troisième recommandait l’instauration d’une chambre de justice destinée à juger les financiers ayant réalisé des profits excessifs aux dépens du système financier et à leur infliger des pénalités.
21Les partisans de la répudiation totale firent valoir que les détenteurs des créances publiques ne représentaient qu’une infime partie de la population, de sorte que la répudiation totale de la dette publique bénéficierait à la grande majorité des citoyens. Le régent rejeta cette solution en arguant du fait que l’État et le roi seraient déshonorés pour toujours. Comme le suggère Dessert, il est plus vraisemblable que le pouvoir des financiers l’ait empêché de prendre une telle mesure. Déjà suspecté par la rumeur d’avoir empoisonné certains des héritiers du trône de Louis XIV, Philippe, duc d’Orléans, n’était pas assez fort politiquement pour s’attaquer aux fondements du pouvoir de la classe nobiliaire et financière au début de sa période de régence.
22Les deux autres solutions envisagées, à savoir le système du Visa et la chambre de justice, avaient déjà été utilisées au cours des règnes précédents. Ces solutions partielles donnèrent à la population le sentiment que des mesures étaient prises contre les financiers et que le niveau de la dette diminuait. En réalité, ces mesures ne furent que pure rhétorique puisque, dans le cas du Visa notamment, la valeur vénale de la dette publique avait déjà subi une décote importante, de sorte que sa réduction officielle ne fit qu’entériner une situation prévalant de fait sur le marché. La chambre de justice, qui semblait disposer de pouvoirs discrétionnaires, en usa surtout contre les plus petits et non contre les financiers importants ou, a fortiori, contre leurs commanditaires issus de la noblesse.
23Ces deux solutions eurent des conséquences importantes pour l’évolution ultérieure du système de Law. Si le problème de la dette resta largement irrésolu, le climat hostile aux financiers qui régna pendant cette période charnière des années 1716-1717 permit à Law d’imposer ses idées au régent tandis que les financiers étaient obligés de garder profil bas. Par ailleurs, les nouveaux instruments de la dette publique, à savoir les billets d’état, créés dans le cadre du Visa, allaient devenir le principal type d’effets publics convertis en actions de la banque et de la compagnie fondées par Law.
24Sous le règne du régent, le duc de Noailles, président du Conseil des finances, reçut pour mission de réduire la dette publique. Il imposa une diminution sensible du taux d’intérêt de tous les instruments de la dette publique à long terme, dont la plus grosse part était détenue sous forme de rentes sur l’Hôtel de Ville, celui-ci passant à 4 %. Les rentes, qui pouvaient être viagères (à vie) ou perpétuelles (pour une durée illimitée), portaient un certain taux d’intérêt et étaient tirées sur une source prédéfinie de revenus de l’État. Elles représentaient la principale source de financement à long terme pour le gouvernement. La dette flottante, c’est-à-dire la dette dont le remboursement n’était pas directement lié à une source de revenu de l’État et qui était, en théorie du moins, payable à vue, fut restructurée. Celle-ci était composée d’une multitude d’obligations et de billets à court terme, notamment les billets de monnaie, les billets de la Caisse de Legendre, les billets de la Caisse des emprunts, et les billets des receveurs et des fermiers généraux. Ces obligations et billets furent soumis au Visa, instauré par la « déclaration » du 7 décembre 1715, dans le cadre duquel les 597 millions de livres de l’ancienne dette flottante furent ramenés à 198 millions de livres. La dette flottante fut donc allégée puis convertie en un nouvel instrument uniforme, connu sous le nom de billets d’état. Saisissant cette occasion de lever de nouveaux fonds, le gouvernement émit quelque 52 millions de livres de billets d’état pour son propre compte, élevant ainsi le montant total de l’encours de la dette à 250 millions de livres – Du Tot commet une erreur à ce propos en considérant qu’il s’agissait d’une réduction du montant de la dette flottante à 250 millions de livres16. Le régent utilisera plus tard les avoirs du gouvernement en billets d’état pour acquérir des actions de la Compagnie du Mississippi.
25La valeur des 597 millions de dette flottante enregistrait sur le marché une décote de 50 pour cent, de sorte que la valeur réelle s’établissait aux environs de 300 millions de livres. La création des nouveaux billets d’état n’empêcha pas le marché de maintenir cette décote de 50 %.
26Le processus exact de conversion de cet ensemble hétérogène d’anciens instruments de la dette flottante en nouveaux billets d’état fut fonction du type de conversion effectuée, du fait que le porteur avait été ou non l’acheteur original, que le titre avait été payé en espèces ou avec des effets financiers, etc. La complexité des opérations menées dans le cadre du Visa fut très souvent simplifiée par les décisions arbitraires des inspecteurs qui en avaient la charge, et les principes d’équité souvent abandonnés devant l’ampleur des pots-de-vin ou des privilèges offerts par les porteurs d’anciens instruments de la dette flottante. Luthy suggère que l’immense fortune des frères Pâris, administrateurs en chef du Visa et, plus tard, opposants de Law, remonte à ces années 1715-1716 où ils supervisèrent les opérations du Visa17.
27Les attaques contre les financiers, qui débutèrent avec le renvoi de Desmaretz et la mise en œuvre des mesures prévues par le Visa, s’intensifièrent à partir du 14 mars 1716 avec l’instauration de la chambre de justice. Constituée par l’adversaire de Law, Rouillé du Coudray, cette chambre était une commission extraordinaire mise en place pour juger les financiers et autres profiteurs soupçonnés d’avoir amassé leur fortune de façon malhonnête aux dépens de la couronne. Il ne s’agissait pas d’une nouveauté – le xviie siècle en a connu quatre, en 1601, 1607, 1625 et 1651. La chambre de justice de 1716-1717 enquêta sur 8 000 individus, mais seulement un peu plus de la moitié, soit 4 410 personnes, fut condamnée à verser un total de 220 millions de livres. Ceux qui eurent le moins de chance furent envoyés aux galères, emprisonnés ou condamnés au pilori. Contrairement aux chambres de justice précédentes, cette dernière ne condamna personne à la peine capitale. En revanche, comme pour les chambres de justice précédentes, il existait de nombreuses solutions pour échapper aux peines prononcées. Un marché non officiel proposant dérogations et dispenses spéciales s’instaura entre les membres privilégiés de la nouvelle administration du régent, qui pouvaient plaider la clémence et l’indulgence, et les financiers, qui étaient prêts à monnayer de telles faveurs. Par conséquent, les riches financiers échappèrent pour la plupart à la condamnation ou furent traités avec indulgence, tandis que les classes moins fortunées et dénuées de protection écopèrent de peines maximales. Ce traitement inéquitable déchaîna la colère de l’opinion publique contre la chambre. Sur les 220 millions de pénalités infligés par la chambre, seuls 95 millions furent effectivement versés, dont une grande partie en titres dépréciés. Noailles estima en avril 1717 que le montant effectif des sommes collectées dans le cadre des activités de la chambre de justice ne représentait que 510 millions de livres. Par ailleurs, les bénéfices de cette contribution forcée aux finances publiques furent plus qu’annulés par les conséquences néfastes de la stagnation des activités commerciales et financières que celle-ci entraîna. Cette « chasse aux sorcières » financière favorisa la fuite des capitaux à l’étranger et dans l’économie souterraine. Pour des raisons évidentes, la classe possédante s’efforça de ne pas dépenser trop ostensiblement. Le crédit se resserra et le nombre de faillites augmenta. Les dommages causés à la circulation monétaire par la chambre de justice furent tardivement reconnus dans l’édit de mars 1717, qui mit fin à ses activités : « Il est impossible de punir un si grand nombre de contrevenants sans provoquer une sorte de trouble généralisé dans l’État, […] sans interrompre les flux commerciaux et suspendre la circulation monétaire18 ».
IV. Le nouveau système financier de Law
28Plutôt que de s’appuyer sur les techniques traditionnelles d’allégement de la dette, Law proposa un système financier d’un genre nouveau. Afin de mettre en évidence les caractéristiques essentielles de ce nouveau système, le schéma 1 présente un système fiscal traditionnel et le schéma 2 le système fiscal de l’Ancien Régime. Sur le schéma 1, nous voyons que les recettes de l’État destinées à financer les dépenses proviennent de deux sources, l’impôt et l’emprunt. Plus le revenu national est élevé, plus la possibilité de générer des recettes fiscales est élevée, et moins il est nécessaire d’avoir recours à l’emprunt. Dans un système fiscal traditionnel, le niveau du revenu national est bien supérieur à celui de la dette publique, empêchant ainsi cette dernière de devenir un fardeau du fait du coût élevé de son service.
29Le schéma 2 propose une représentation simplifiée du système fiscal français au xviiie siècle. Les contributions fiscales, au lieu de parvenir directement à la couronne, passaient d’abord entre les mains des financiers, ce qui réduisait considérablement la somme effectivement arrivée dans les caisses de la couronne. Cette réduction des rentrées fiscales entraînait une dépendance accrue du roi à l’égard de l’emprunt. Ici encore, les financiers jouaient un rôle de premier plan en raison de leur capacité à prêter à la couronne les sommes excédentaires qu’ils avaient perçues grâce à l’exploitation des fermes générales. Ce recours massif à l’emprunt accrut le niveau de la dette publique, qui dépassa le revenu national. Le paiement des intérêts contribuait, lui aussi, à accroître le revenu et la fortune des financiers et des rentiers.
30Le nouveau système financier de Law comportait plusieurs aspects, notamment la rationalisation du système fiscal et la conversion des effets publics (billets d’état, rentes, etc.) – contrepartie de la dette publique – en actions de la Compagnie du Mississippi. Une partie de cette opération de conversion impliquait la prise en compte d’un nouvel élément, le revenu potentiel des compagnies de commerce international, plus particulièrement celle connue d’abord sous le nom de Compagnie d’Occident. Cette compagnie détenait les droits commerciaux sur une immense étendue géographique de l’Amérique du Nord, s’étirant du Canada au golfe d’Orléans. L’attrait des revenus qui pourraient être tirés de ce territoire, ainsi que des autres compagnies de commerce international, incita les détenteurs d’effets publics à les convertir en actions de la très populaire Compagnie du Mississippi. Dans le cadre de cette opération de conversion de sa dette, la couronne garantit un taux d’intérêt fixe, mais plus faible, sur la part de la dette publique reprise par la Compagnie du Mississippi, ce qui permit d’offrir une base minimum de rémunération de la dette de la compagnie. La perspective d’une baisse de la rémunération de la dette ne provoqua pas l’enthousiasme des investisseurs. Leur motivation réelle provint donc des revenus potentiels qu’était censée générer la compagnie en Amérique. Ainsi, c’est en offrant ces nouvelles perspectives de revenu que Law permit à la couronne de réduire le coût du service de la dette publique et de dissiper l’incertitude qui s’attachait à l’offre excédentaire d’effets publics à court et à long terme. Comme l’indique le schéma 3, les billets d’état, rentes, etc., de la dette publique devaient être remplacés par des actions.
31Lorsque Law créa la Compagnie d’Occident, en 1717, la question de la gestion de la dette faisait partie intégrante du projet, les acheteurs ayant payé les actions, non pas en espèces, mais avec des titres de créance à court terme, les billets d’état. Au début, l’intérêt suscité par les actions fut relativement faible et il fallut presque deux ans à Law pour convaincre le public des avantages que présentait l’acquisition de ces nouvelles actions. En raison de ce délai, le grand dessein qu’il nourrissait en matière de gestion de la dette ne put être mis en œuvre qu’à partir de l’été 1719.
32Vers le mois de mai 1719, Law ressentit le besoin d’impulser un nouvel élan à la Compagnie d’Occident dont les actions stagnaient encore à un prix bien inférieur à leur valeur nominale (500 livres par action). La première mesure qu’il prit fut de fusionner deux compagnies de commerce, la Compagnie des Indes orientales et la Compagnie de la Chine, avec la Compagnie d’Occident. Ce nouveau groupe fut rebaptisé Compagnie des Indes. Une autre compagnie de commerce international, la Compagnie d’Afrique, fut également absorbée le 4 juin 1719. Ces opérations nécessitaient des fonds car la Compagnie des Indes orientales et la Compagnie de la Chine étaient toutes deux lourdement endettées. De plus, de nouveaux financements étaient également nécessaires pour ré-équiper les navires existants et construire une nouvelle flotte d’exploitation du commerce colonial qui, à la suite de ces fusions, se trouvait presque entièrement sous le contrôle de la Compagnie des Indes. Afin de financer ces entreprises, la compagnie proposa le 15 mai une seconde émission d’actions consistant en 50 000 actions, vendues au prix de 550 livres chacune, leur valeur nominale demeurant égale à 500 livres. Il s’agissait d’une émission de droits, puisque les acheteurs des nouvelles actions devaient posséder quatre anciennes actions (actions mères) pour acheter une nouvelle action (action fille). Il convient de remarquer que cette seconde émission d’actions, contrairement à la première qui avait été intégralement souscrite en billets d’état, devait impérativement être payée en espèces.
33Au mois d’août 1719, Law avait effectué quatre émissions d’actions. La première concernait la Banque générale, dont les parts avaient été rachetées aux actionnaires d’origine avant sa transformation en Banque royale en décembre 1718. Les trois autres émissions concernaient la Compagnie d’Occident, devenue par la suite la Compagnie des Indes, et que l’on nommera désormais Compagnie du Mississippi. En tout, Law avait émis 200 000 actions mères, 50 000 actions filles et 50 000 actions petites-filles, soit un total de 300 000 actions. Ces émissions avaient servi à financer 100 millions de livres de billets d’état, à acquérir des immobilisations pour les compagnies de commerce et à acheter les droits sur la monnaie. Ainsi Law put se prévaloir d’avoir liquidé une grande partie de la dette flottante et, dans le même temps, d’avoir ramené les billets d’état restants à leur valeur nominale, apporté aux compagnies de commerce les fonds dont elles avaient cruellement besoin et doté la compagnie d’une importante source de revenu supplémentaire, l’Hôtel des monnaies.
34Malgré ces progrès notables, Law est conscient du chemin qui reste à parcourir : « mais les plus profonds playes de l’État n’étoient pas encore guéries et il falloit y appliquer de plus puissans remèdes. Ce que nous avons vus jusqu’icy étoit plutôt une préparation à la guérison, qu’une guérison radicale19 ». D’après lui, ce fut la situation d’endettement de la France qui le força à s’aventurer au-delà des activités de la Banque et de la compagnie :
« Si le Roy eu une recette égale à sa dépense et que les autres parties de l’État eussent esté dans l’ordre, je me serois contenté d’avoir étably la Banque générale et la Compagnie des Indes, et je les aurois soutenu. Mais dans l’état où le Royaume estoit, il l’auroit esté impossible de les soutenir car le Ministre n’ayant pas de fonds pour les dépenses les plus nécessaires, auroit fait manquer la banque après en avoir tiré quelques secours. Il auroit fait de mesme de la Compagnie des Indes en saisissant les fonds qui luy avoient esté assignés comme le fit M. de Noailles la première année que cette compagnie fut établie et comme les ministres qui l’avoient précédé avoient fait20 ».
35Ce commentaire montre à quel point Law jugeait nécessaire de résoudre la crise financière, et pas simplement la crise monétaire. Law a été critiqué pour n’avoir pas limité son action au règlement de la crise monétaire. Il l’aurait certainement fait si le système fiscal avait été équilibré. Toutefois, la crise financière était bien réelle et elle réclamait de « puissants remèdes ». À quoi le terme « puissants remèdes » faisait-il allusion ? Probablement à la tentative de Law, à compter du mois d’août, de régler le problème de la dette publique à long terme en France.
36Au cours des deux dernières semaines d’août 1719, Law dévoila son nouveau plan de gestion de la dette publique. Il persuada le régent et le Conseil de finance d’autoriser la compagnie à prendre à sa charge l’intégralité de la dette publique française. C’est cette innovation magistrale du système de Law que les Britanniques s’empressèrent d’imiter en 1720, en autorisant la South Sea Company à reprendre la plus grande partie de la dette publique britannique, décision qui fut à l’origine de la formation d’une bulle spéculative autour de la South Sea cette même année.
37Le samedi 26 août 1719, Law présenta son plan directeur devant quelques membres du cabinet restreint du régent, dont les ducs de Bourbon, d’Argenson, de la Force et d’Antin, au Palais Royal en présence du régent. Law proposa que la compagnie prête au roi la somme de 1,2 milliard de livres au taux de 3 %. Cette somme devait servir à rembourser la dette publique à long terme sur l’Hôtel de Ville (les rentes), les billets d’État restants, les charges publiques qui devaient être supprimées – sauf celles du Parlement – et les titres des fermes générales. La proposition de Law comportait deux grandes étapes. D’abord, la compagnie était autorisée à emprunter 1,2 milliard de livres en émettant des « actions rentières » ou « contrats de constitution de rentes » au taux de 3 %. Ensuite, le bail des fermes générales, attribué le 29 août 1718 à Aymard Lambert pour une durée de six ans, était annulé puis cédé à la compagnie de Law pour une période de neuf ans. Law privait ainsi les financiers de leur droits sur le bail des fermes unies et, dans le même temps, prenait le contrôle de la compagnie que ces derniers avaient créée pour gérer les fermes générales. Par cette opération, Law ôtait aux financiers leur raison de profiter et s’assurait que leur compagnie ne pourrait plus être utilisée pour gêner le développement de la Compagnie du Mississippi.
38Par ces deux mesures, Law se proposait d’administrer les « puissants remèdes » promis à l’économie française, en impliquant davantage la compagnie dans les finances de l’État, notamment en matière de collecte des impôts et de gestion de la dette publique. Du Tot écrivit au sujet de ces mesures :
« Ce projet etoit grant, beau, et avantageux au Roy et aux peuples : mais ces principes etoient diametralement opposez a l’ancienne administration des finances, ainsi son execution a du rencontrer bien des oppositions, il est rare et presqu’impossible de trouver des hommes qui ayent assés d’esprit et de bonne foy, pour se rendre a des veritez contraires a leurs interets, et pour reconnoitre l’erreur et renoncer a leurs prejugez21. »
39Cette évolution de la politique de Law était prévisible car, dès ses premiers écrits, il critiquait les « financiers » et les « traitans » et mettait en doute la viabilité d’un système économique si unilatéralement favorable aux « rentiers ». Ses écrits de 1716-1717 faisaient déjà des allusions au système qu’il pourrait créer en convertissant les billets d’état en actions de la Banque générale et, plus tard, à une échelle bien plus grande, en actions de la Compagnie d’Occident. En juin 1719, dans son ouvrage intitulé Mémoire sur le denier royal, il avait comparé les 40 000 individus travaillant aux « finances » à des rats dans un grenier à blé. Il les considérait comme des parasites accrochés au système22. Law envisageait le démantèlement du système financier de l’Ancien Régime et son remplacement par son propre système qui, croyait-il, serait plus efficient et équitable. Les mesures d’août 1719 furent donc à l’origine de bouleversements radicaux dans le système financier français et entraînèrent Law dans une confrontation directe avec les bénéficiaires de l’ancien système. Les mesures que Law recommanda au régent et à son conseil étaient à la fois novatrices et révolutionnaires. Il voulait prouver que sa compagnie pouvait contribuer à rationaliser le système de perception des impôts et, dans le même temps, débarrasser la France de la présence des financiers. Il souhaitait par ailleurs montrer que la dette pouvait être concentrée entre les mains de la compagnie et que le taux d’intérêt qui s’y attachait en serait réduit.
40La proposition fut acceptée par un arrêt du 27 août 1719 qui indiquait la mise en œuvre de quatre grands changements : l’annulation, à compter du 1er octobre, des cinq années restantes sur le bail des fermes générales attribué à Aymard Lambert ; l’attribution de ce bail des fermes générales à la Compagnie des Indes pour neuf ans ; la prorogation des privilèges de la compagnie jusqu’en 1770 ; le prêt par la compagnie d’une somme de 1,2 milliard de livres à la couronne afin d’éponger l’intégralité de la dette publique.
41Edgar Faure a qualifié l’arrêt du 27 août de « plan sage » ou de système I. Celui-ci prévoyait que la compagnie émettrait des titres (soit des « actions rentières », soit des « rentes perpétuelles ») portant un taux d’intérêt de 3 %, qui seraient utilisés pour payer les détenteurs de rentes dont les titres portaient un taux d’intérêt de 4 %. En tant que tel, il s’agissait donc d’une opération de conversion limitée de la dette qui bénéficiait à l’État par la réduction du coût du service de la dette d’au moins 1 % (certaines créances portaient un taux d’intérêt supérieur à 4 %). Selon Edgar Faure, ce plan ne fut pourtant jamais mis en œuvre. À la place, les détenteurs de titres de créance se virent offrir la possibilité, peu de temps après, d’acquérir des actions de la compagnie à un prix de 5 000 livres – ce qu’il qualifie de « plan fou ». Il ajoute : « Dans l’inventeur du système II, nous retrouvons l’aventurier, le casse-cou, et sinon l’immoraliste, du moins l’amoraliste, un homme qui prend un risque insensé (et humainement déplaisant) pour un bénéfice qui ne peut être que dérisoire ou scandaleux23 ». Edgar Faure adopte ainsi sans le savoir la même approche que l’ennemi de Law, Pâris-Duverney, qui estima rétrospectivement que Law avait provoqué une surchauffe de l’économie en émettant des actions pour un montant total de 6,24 milliards de livres afin de refinancer une dette publique s’élevant à seulement 1,5 milliard. Pour obtenir ce chiffre de 6,24 milliards, Pâris-Duverney attribua à chacune des 624 000 actions émises une valeur de 10 000 livres. Pourtant, au moment où la reprise de la dette publique avait été planifiée, la valeur des actions sur le marché n’était que de 5 000 livres.
42L’intention première de Law n’était-elle que de remplacer la dette existante par un autre type de dette à long terme (l’action rentière ou la rente perpétuelle) ? En d’autres termes, se contentait-il de proposer la substitution d’un type de rente par un autre, moins rémunérateur ? D’après Edgar Faure, c’est ce que proposait le Système I. Ou bien la référence aux rentes n’était-elle qu’une ruse visant à dissimuler son intention réelle, qui était de convertir la dette publique en actions de la compagnie ?
43Il ne faut pas oublier que Law considérait les actions comme une forme de monnaie ni que sa politique monétaire visait à augmenter la masse monétaire globale et, en même temps, à réduire les taux d’intérêt jusqu’au chiffre magique de 2 %. Du Tot, le plus proche collaborateur de Law, explicita en ces termes la différence existant entre convertir les rentes en actions ou en rentes porteuses d’intérêts plus faibles :
44« Les rentes fixes et oisives, laissoient le bien fonds dans l’oisiveté, et entretenoient les hommes dans la paresse et dans la langueur. Il etoit donc du bien de l’État et des peuples d’abaisser l’interêt de l’argent, et de convertir les contrats de rentes, dans des effets qui pussent servir a tous les besoins du commerce et concourir avec la monnoye de credit et l’espece, a faire multiplier la culture des terres, l’industrie et le commerce interieur et exterieur.
45Les actions de la Compagnie des Indes, sont d’une communication aussi facile que l’argent, elles peuvent servir dans tous les besoins journaliers, aussi ont-elles eté faites pour etre substituées a la place des rentes qui n’etoient d’aucun secours au commerce, ne pouvant se convertir aisêment en argent, et a la place des autres effets Royaux qui etoient dans un discredit presque total24 ».
46Law était fermement opposé aux rentes pour les raisons mentionnées ci-dessus par Du Tot. Il n’aurait donc pas été naturel qu’il limitât son action à une simple opération de conversion de la dette.
47Edgar Faure aurait dû examiner plus attentivement les deux arrêts concernés, à savoir l’« Arrest du Conseil d’Estat du Roy » du 27 août par lequel « Sa Majesté casse et annulle, à commencer au premier Octobre prochain, le bail des Fermes Générales », et l’« Arrest du Conseil d’Estat du Roy » du 31 août, qui ordonne le remboursement de toutes les rentes perpétuelles de tous les billets de l’État. L’article IV du premier arrêt stipulait que la compagnie pouvait souscrire un emprunt de 1,2 milliard en émettant des « actions rentières » ou des rentes portant un taux d’intérêt de 3 %. Toutefois, quatre jours plus tard, l’arrêt du 31 août semblait contenir une subtile modification de langage. L’article XI stipulait que « Conformément à l’article IV de l’arrêt du 27 août, tout individu peut acquérir, au choix, soit des actions soit des contrats de constitution de rente de la Compagnie des Indes ». L’utilisation du terme « actions » à la place de celui d’« actions rentières » est révélatrice, même si l’article XIII de l’arrêt du 31 août sème la confusion en utilisant à nouveau le terme d’« actions rentières » au lieu de celui d’« actions ». Comme le terme « actions rentières » n’est jamais défini, l’utilisation indistincte des termes « actions » ou « actions rentières » dans l’arrêt du 31 août semble indiquer que ces derniers sont considérés comme des synonymes, ce qui laisse penser que ce terme était utilisé par Law simplement dans le sens d’« actions pour les rentiers ». Le fait que le terme « actions rentières » ne soit jamais défini et que celui-ci et le terme « actions » soient utilisés indistinctement dans l’arrêt du 31 août signifie que, même le 27 août, Law proposait déjà aux détenteurs d’instruments de la dette publique à long terme de choisir entre des actions et des rentes porteuses d’intérêts plus faibles. De plus, la préférence marquée de Law pour les actions par rapport aux rentes laisse penser qu’il envisageait que la majeure partie de la dette serait convertie en actions plutôt qu’en rentes. Selon moi, Edgar Faure se trompe lorsqu’il suggère que l’arrêt du 27 août correspondait au Système I et représentait le plan sage, prévoyant de convertir des rentes porteuses d’intérêts élevés en rentes porteuses d’intérêts plus faibles, plan qui fut abandonné au bout de quelques jours au profit du Système II, le « plan fou », c’est-à-dire celui prévoyant de convertir la dette publique en actions de la compagnie. Une telle dichotomie n’a jamais existé dans l’approche de Law, qui n’avait qu’un seul plan : la conversion de la dette publique en actions de la Compagnie du Mississippi. La solution consistant à convertir la dette en rentes était destinée à laisser le choix aux détenteurs des instruments de la dette publique. Or il était évident que l’augmentation rapide du prix des actions de la Compagnie du Mississippi offrait aux détenteurs de titres de la dette publique des perspectives bien plus alléchantes s’ils décidaient d’échanger leurs créances contre des actions plutôt que des rentes.
V. Les premières étapes de la révolution financière
48En se référant à Du Tot et à Giraudeau, nous pouvons observer la montée spectaculaire du prix des actions qui eut lieu au cours du mois d’août. Le 1er août, les actions d’origine, les actions mères, valaient 2 750 livres. Au 30 août, elles étaient passées à 4 100 livres et au 4 septembre, à 5 000 livres, avec les filles et les petites-filles augmentant de pair. Les détenteurs de titres publics, conscients de pouvoir réaliser des plus-values, furent plutôt satisfaits de pouvoir convertir leurs titres en actions plutôt qu’en rentes. Après tout, il leur fallait une compensation à la baisse de rémunération de leurs titres, celle-ci passant de 4 % à 3 %. En fait, la seule difficulté qu’ils rencontrèrent fut de parvenir à convertir leurs titres suffisamment rapidement, le prix des actions ayant grimpé à une vitesse vertigineuse au cours du mois de septembre. Le 13 septembre, la compagnie annonça une quatrième émission d’actions prévoyant la création de 100 000 actions, d’une valeur nominale de 500 livres chacune, vendues au prix de 5 000 livres, qui devait être réglé en dix versements mensuels de 500 livres. Cette émission permettait à la compagnie de lever 500 millions de livres auprès du public. Deux autres émissions d’un même montant furent réalisées les 28 septembre et 2 octobre. Une autre plus modeste de 24 000 actions eut lieu le 4 octobre, mais elle ne fut jamais souscrite par le public. Ainsi, en trois semaines, la compagnie émit 324 000 actions au prix de 5 000 livres par action. Une fois intégralement souscrites, les trois émissions du 13 septembre, du 28 septembre et du 2 octobre allaient permettre de lever 1,5 milliard de livres !
49La compagnie opérait à présent à un niveau différent de celui de la période entre août 1717 et août 1719, lorsqu’elle n’avait récolté que 105,5 millions (les actions acquises contre des billets d’état lors de la première émission étant alors évaluées à 140 livres chacune). Les quatre émissions effectuées entre septembre et octobre 1719 représentaient une somme dix-sept fois plus importante que les trois premières émissions réunies. Toutefois, cette somme ne fut jamais totalement encaissée. Les acquéreurs des actions émises entre septembre et octobre n’eurent à verser que 500 livres pour acquérir les droits sur ces actions, et devaient s’acquitter du reste en neuf versements mensuels.
50Devant les succès de Law, Lord Stair, l’ambassadeur britannique à Paris, commença à croire que celui-ci avait découvert le secret de la pierre philosophale et qu’il allait propulser la France vers un niveau de prospérité inattendu, susceptible de rompre le délicat équilibre politique maintenu avec la Grande-Bretagne et la Hollande. Jusqu’en août 1719, Law s’était inspiré du modèle britannique pour créer sa banque et sa compagnie, mais à présent, avec son plan de conversion de la dette, il s’attelait à quelque chose de bien plus gigantesque. Les Britanniques, encouragés par son succès, décidèrent de suivre son exemple et, en 1720, ils acceptèrent que la South Sea Company prenne en charge la dette britannique.
51Stair fut comme beaucoup d’autres impressionné par la rapidité avec laquelle le paiement échelonné de la première émission de 100 000 actions au prix de 5 000 livres par action avait été adopté par le public en septembre, et plus particulièrement par la manière dont Law avait apparemment résolu le problème de la gestion de la dette. Il pressa le gouvernement britannique d’entamer une action décisive concernant le règlement de la dette publique, sous peine de voir la France devenir la puissance dominante en Europe :
52« L’affaire du Mississippi se poursuit toujours avec la même frénésie. Ils ont lancé une nouvelle souscription pour un montant de 50 millions au prix de 1 000 livres par action, qui doit permettre de récolter 500 millions et être payée en dix mois. Le public s’est rué sur cette nouvelle émission avec une ardeur telle qu’elle a été souscrite au double ou presque… M. Law garde sa porte close, et tous les gens de qualité de France font la queue par centaines devant sa porte, place Vendôme.
53J’espère que nos succès dans le Nord faciliteront nos affaires au Parlement ; nous devons, le cas échéant, nous appliquer à mener une action décisive en matière de règlement de la dette publique, si nous ne voulons pas nous retrouver dans la position dans laquelle M. Law prétend placer toute l’Europe. Il soutient qu’il fera de la France un pays si puissant que toutes les nations d’Europe enverront des ambassadeurs à Paris, tandis que le roi n’enverra que des messagers25 ».
54L’appel pressant de Stair au gouvernement britannique pour inciter celui-ci à résoudre la question de la gestion de la dette montre à quel point de nombreux contemporains considéraient que Law avait réussi un coup magistral dans la maîtrise de la dette publique de la France.
55La détermination de Law à vouloir résoudre le problème de la dette était perceptible dans le plan de gestion de la Compagnie du Mississippi qu’il présenta début octobre. Tel un gestionnaire moderne, il divisa la compagnie en différents départements, dotés chacun d’un directeur, et établit ensuite un calendrier des réunions hebdomadaires pour chaque département. Les deux principaux départements étaient celui « pour le commerce » et celui « pour les fermes ». Le premier était subdivisé en sept sous-départements – la Monnaie, la Louisiane, les Indes, le Sénégal, la Compagnie d’Afrique, le commerce des fourrures de castor, la Guinée, ainsi que les agences d’achat et de vente des marchandises. Le second était subdivisé en treize sous-départements. Les directeurs responsables de chacun de ces vingt sous-départements à Paris, de même que leurs correspondants dans les provinces, étaient répertoriés dans un document intitulé « Départements de Messieurs les Directeurs de la Compagnie des Indes ». Un second document, intitulé « Journal du travail de Messieurs les Directeurs de la Compagnie des Indes pour l’année qui commencera le premier octobre 1719 », fournissait un rapport détaillé des activités quotidiennes de chaque directeur. Celui-ci montre l’importance que Law attachait à la gestion des finances et de la dette. Les réunions par département commençaient à 9 heures chaque matin. À midi se tenait une réunion générale de tous les directeurs, suivie par de nouvelles réunions par département qui duraient tout l’après-midi. D’autres réunions étaient prévues à 6 heures du soir. Si l’on en croit ce plan de gestion, les directeurs de la compagnie étaient extrêmement occupés, moins toutefois que Law dont le nom figure en bonne place dans toutes les réunions importantes26.
56Le prix des actions augmenta au cours des trois derniers mois de 1719 :
Cours plafond | Cours plancher | |
Octobre | 6 500 | 4 600 |
Novembre | 6 738 | 9 825 |
Décembre | 10 025 | 7 633 |
57Ayant analysé la situation économique pendant les derniers mois de 1719, Du Tot eut l’impression que le système avait été très bénéfique pour la France car il avait rendu aux débiteurs leur honneur et leur liberté, rapporté maintes richesses des pays étrangers, enrichi les villes et les campagnes, délivré les peuples de l’oppression et éliminé l’usure27. Du Tot élabora également un schéma montrant l’expansion de la masse monétaire au sens large, à savoir le papier-monnaie plus les actions. D’après ce schéma, la valeur totale sur le marché des 600 000 actions ayant été émises, bien qu’elles n’aient pas encore été payées dans leur intégralité, s’élevait à 4,8 milliards de livres. Le coût pour les actionnaires à la date de ces émissions étant de 221,5 millions, cela portait l’augmentation nette de la valeur sur le marché à 4,6 milliards de livres. En y ajoutant les 640 millions émis en papier-monnaie, Du Tot atteignit un total de 5,2 milliards de livres représentant, selon lui, l’accroissement de la richesse de l’État et des actionnaires. Cette création de monnaie était-elle excessive ? Law avait-il provoqué une surchauffe du système ?
58Les nouvelles actions, les cinq cents, avaient été créées afin de convertir les effets publics porteurs d’intérêts relativement élevés en actions moins rémunératrices, mais le prix élevé et en constante augmentation de ces titres contribua à faire monter le prix des anciennes actions, de sorte que, le 29 novembre 1719, 300 000 anciennes actions valaient 2 656 250 000,00 livres ; 300 000 nouvelles actions valaient 2 125 500 000 livres.
59Les anciennes actions, notamment les 200 000 actions mères, étaient très surévaluées par rapport à leur objectif initial. Comment ces 200 000 actions mères qui, rappelons-le, avaient été émises pour convertir 100 millions de livres de billets d’état dont la valeur sur le marché s’élevait à seulement 34 millions de livres, pouvaient-elles être évaluées à parité avec les cinq cents, émises pour convertir 1,5 milliard de livres de la dette publique, soit quinze fois le montant de la dette nominale ou quarante fois la valeur sur le marché des billets d’état convertis en 1717-1718 ? Law avait-il perdu tout sens de la mesure ? Ou bien le système était-il simplement un ingénieux montage financier destiné à rapporter aux actionnaires d’origine des profits exorbitants ? Dans ces deux suppositions, le lecteur percevra le peu de crédibilité accordé à Law, le créateur du « système du Mississippi », par rapport à celle dont bénéficiait l’autre Law, celui des Considérations sur le numéraire et le commerce.
60Un arrêt du 1er décembre laissa entrevoir une intensification des efforts pour obliger les gens à utiliser le papier-monnaie à la place des pièces métalliques. Pour la première fois depuis sa création, le papier-monnaie fut considéré comme une forme généralisée de monnaie légale puisque, à compter de cette date, les créanciers purent demander à leurs débiteurs d’être payés en papier-monnaie plutôt qu’en espèces. Du Tot écrivit à ce propos : « Cet arrêt oblige en quelque sorte les individus à demander le paiement en papier--monnaie, ce qui revient à dire que le papier-monnaie prend la place de la monnaie d’argent28 ». Du Tot rappela également que Law pensait que la France était capable de maintenir une circulation monétaire de 3 milliards de livres, en se fondant sur la circulation monétaire de l’Angleterre qui était de 1 milliard, et aussi que le potentiel de la France en matière de commerce était trois fois supérieur à celui de l’Angleterre29. Si l’objectif de Law en matière de circulation monétaire de la France était de 3 milliards de livres, en comptant à la fois le papier-monnaie et les actions, alors la circulation monétaire de plus de 5 milliards de livres qui avait été créée en décembre 1719 était excessive.
61Law était sans doute conscient de l’excès de liquidités dans le système, et il prit les premières mesures pour obliger le public à utiliser le nouveau papier-monnaie au lieu de la monnaie métallique. C’est ce qui ressort de l’arrêt du 21 décembre 1719 qui, tout en continuant de prévoir une prime de 5 % pour tout paiement en papier-monnaie dans les bureaux des contributions, disposait que les transactions d’un montant supérieur à 10 livres ne pourraient plus être payées en monnaie d’argent et celles d’un montant supérieur à 300 livres en monnaie d’or. L’article IV stipulait que le paiement des lettres de crédits étrangères devrait s’effectuer en papier-monnaie. Cet article était pourtant moins strict que l’article II, car il ne prévoyait aucune sanction ou amende pour ceux qui ne respectaient pas ses dispositions.
62Le nouvel édifice financier qu’était en train de construire Law commençait à se fissurer. Le public serait désormais obligé d’utiliser le papier-monnaie à la place des pièces d’or et d’argent. L’arrêt du 21 décembre fut le premier d’une série qui rendrait progressivement de plus en plus difficile le paiement en espèces. Si l’on se souvient que Law, dans ses premiers traités d’économie, s’était toujours montré hostile à toute idée de légiférer dans le domaine de la monnaie, l’introduction de mesures contraignantes était le signe qu’il croyait de moins en moins en l’acceptation et l’utilisation volontaires du papier--monnaie par le public.
Conclusion
63La révolution financière de Law se solda finalement par un échec, contrairement à ce qui se passa en Angleterre où celle-ci alla de pair avec la révolution politique. La Glorieuse Révolution de 1688 avait vu la victoire du protestant Guillaume d’Orange sur le catholique Jacques II mais, malgré la victoire des armées de Guillaume d’Orange en Écosse et en Irlande en 1690-1691, Louis XIV avait continué de s’opposer à Guillaume et à la succession protestante. À court d’argent en 1694, Guillaume avait accepté de fonder la Banque d’Angleterre qui permit au gouvernement de souscrire auprès des actionnaires un emprunt de 1,2 million de livres sterling à un taux d’intérêt de 8 %. La Banque d’Angleterre était étroitement liée au gouvernement whig de Guillaume d’Orange. Il était important pour ce gouvernement de veiller à ce que les intérêts sur les sommes qu’il avait empruntées soient versés rapidement, et la banque avait intérêt à accorder de nouveaux crédits au gouvernement lorsque celui-ci en avait besoin. Le système politique soutenait la banque et la banque soutenait le système politique. Macaulay écrivit à ce propos dans History of England : « Leurs intérêts étaient si étroitement liés à ceux du gouvernement que plus la sécurité publique était menacée, plus ils s’empressaient de voler à son secours30 ». Ce ne fut pas le cas en France. Si le système de Law avait fonctionné, la noblesse fortunée et une multitude de financiers et d’agents auraient été privés de la source de revenus qu’ils avaient exploitée avec tant de succès pendant plusieurs générations. Sans cet argent, leur pouvoir et leur richesse se seraient progressivement effondrés. Ils en avaient pris conscience alors que Law allait de succès en succès et ils firent le nécessaire en 1720 pour le priver du soutien populaire dès que les choses commencèrent à mal tourner.
Notes de bas de page
1 Œuvres, ii, 300.
2 P. Harsin, « L’argent est-il le nerf de la guerre ? », Revue des Sciences politiques, lviii, 1935, p. 232.
3 Paris, A.N., K 886, Rapport du duc de Noailles au Conseil de régence du 19 juin 1717.
4 Du Tot, Réflexions politiques sur les finances et le commerce, édité par Paul Harsin, Paris, 1935, vol. i, p. 40-41.
5 Œuvres, ii, 51.
6 Boisguilbert, Supplément au détail de la France, 1707.
7 J.-C. Toutain, « Le Produit de l’agriculture française de 1700 à 1958 », Cahiers de l’Institut de Science Economique Appliquée, n° 115, juillet 1961, p. 202.
8 Fernand Braudel, L’Identité de la France, vol. ii, p. 160.
9 Du Tot, Réflexions politiques, ii, p. 171.
10 Du Tot, Histoire du système de John Law 1716-1720, éd. Antoin E. Murphy, Paris, 2000, f. 47-48 ; également aux éditions Harsin, Réflexions politiques, ii, p. 28-29.
11 Œuvres, ii, p. 268.
12 J.F. Bosher, French Finances 1770-1795, From Business to Bureaucracy, Cambridge, 1970, xi-xii.
13 Daniel Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Paris, 1984, p. 342.
14 George Matthews, The Royal General Farms in Eighteenth Century France, Columbia, 1958.
15 H. Luthy, La Banque protestante en France, Paris, 1959, i, p. 278.
16 Réflexions politiques, i, p. 31-32.
17 Herbert Luthy, La Banque protestante…, op. cit., i, p. 281.
18 Marcel Marion, Dictionnaire des institutions de la France aux xviiie et xviiie siècles, Paris, 1923, réédité en 1979, p. 80.
19 Œuvres, iii, p. 343-344.
20 Ibid., iii, p. 188.
21 Du Tot, Histoire du système…, op. cit., f. 199.
22 Œuvres, iii, p. 53.
23 E. Faure, La Banqueroute de Law, « 30 journées qui ont fait la France », Gallimard, 1977, p. 231.
24 Du Tot, Histoire du système…, op. cit., f. 228.
25 Ibid., ii, p. 597.
26 Journal du travail de Messieurs les Directeurs de la Compagnie des Indes pour l’année qui commencera le premier Octobre 1719… Fait & arresté en l’Hostel de la Compagnie des Indes ce treize Octobre mil sept cent dix neuf ; voir aussi Departements de Messieurs les Directeurs de la Compagnie des Indes en consequence de leur Déliberation du 2 Octobre 1719… Fait et arrêté en l’Hôtel de la Compagnie des Indes le treize Octobre 1719 (collection privée de l’auteur).
27 Ibid., f. 253.
28 Du Tot, Histoire du système…, op. cit., f. 254.
29 Ibid., ff. 252-253.
30 Macaulay, History of England, 1914, p. 2438-2 439.
Auteur
Antoin E. Murphy est professeur associé en économie et chercheur au Trinity College de l’Université de Dublin. Il a été chercheur invité au Centre des affaires internationales de Harvard, à l’Institut national d’études démographiques de Paris, à l’Institution Hoover et au département d’économie de l’Université de Stanford. Il est l’un des rédacteurs en chef associés de la revue The European Journal of the History of Economic Thought et est notamment l’auteur des ouvrages suivants : Richard Cantillon : Entrepreneur and Eco-nomist (Oxford University Press, 1986) ; John Law’s Essay on a Land Bank (Aeon Publishing, Dublin, 1994) ; Monetary Theory 1601-1758, publié sous la direction de l’auteur (Routledge, Londres et New York, 1997, 6 volumes) ; John Law : Economic Theorist and Policymaker (Oxford University Press, 1997).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances, 1918-1946
Les hommes, le métier, les carrières
Nathalie Carré de Malberg
2011
Le choix de la CEE par la France
L’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle (1955-1969)
Laurent Warlouzet
2011
L’historien, l’archiviste et le magnétophone
De la constitution de la source orale à son exploitation
Florence Descamps
2005
Les routes de l’argent
Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815)
Matthieu de Oliveira
2011
La France et l'Égypte de 1882 à 1914
Intérêts économiques et implications politiques
Samir Saul
1997
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (I)
Dictionnaire biographique 1790-1814
Guy Antonetti
2007
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (II)
Dictionnaire biographique 1814-1848
Guy Antonetti
2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006