Les dettes du roi de France (fin du Moyen Âge-xvie siècle) : une dette « publique » ?
p. 85-97
Texte intégral
1S’il faut en croire Jacques Le Goff, le temps des dettes royales commence, en France, au xiiie siècle : « D’une façon évidente, Saint Louis a été le premier roi de l’endettement1. » Il n’est certainement pas le premier à solliciter ponctuellement une aide financière de ce type, mais désormais le recours à l’emprunt s’impose définitivement à la monarchie. Pratique d’abord fréquente, puis récurrente, et enfin permanente, en ce sens que le roi est toujours endetté sous une forme ou sous une autre.
2Pour mieux cerner ce processus, il paraît d’abord nécessaire de tenter une synthèse, en trois phases, de la mise en place de la dette royale, ce qui permet de dégager au passage quelques idées-forces sur les conditions pratiques dans lesquelles les emprunts sont réalisés. Dans un second temps, je me propose de réfléchir sur la notion même de dette publique et sur la pertinence de son emploi pour les dettes du roi de France entre le xive et le xvie siècle, ainsi que sur les enjeux politiques et théoriques liés à celles-ci.
I. Les trois phases de la dette royale
A. Au temps de la guerre de Cent Ans
3Le premier acquis durable de cette phase initiale est l’implication régulière, dans le système de crédit, des gens de conseil, ainsi que du haut personnel financier. Certains des conseillers les plus influents sont en même temps ceux qui prêtent le plus à leur maître (Hugues Aubriot sous Charles V, Jean Le Mercier sous Charles VI, La Trémoille sous Charles VII…). Ces hommes ne se contentent pas de fournir des fonds : ils sont aussi sollicités pour servir de cautions et de garants à d’autres emprunts royaux. Engagement politique et financier au service du roi sont désormais étroitement liés, et ce jusqu’au xviie siècle au moins mais, on le verra, suivant des modalités qui évoluent. Pendant cette première phase, en revanche, les souverains français ne parviennent pas à établir des relations stables avec le monde des grands marchands-banquiers étrangers, c’est-à-dire alors avant tout italiens. Les tentatives ne manquent pas, mais les mauvaises manières infligées à ces hommes d’argent (saisies, amendes, exactions diverses) se répètent régulièrement et interdisent un fonctionnement un tant soit peu harmonieux des relations avec la monarchie2.
4Les régnicoles ne sont pas à l’abri des sollicitations royales, individuellement ou en corps : officiers, aisés des villes, cités et clercs, les principales catégories concernées, sont soumis avant tout à des emprunts forcés. Cette notion véhicule tout un arrière-plan de spoliation et d’arbitraire : il faut y regarder de plus près. Tout d’abord ces « extorsions » ont, pour les sujets d’un prince légitime, une évidente dimension de service. De plus, il est rare qu’il s’agisse d’opérations à fonds perdus, même si certains auteurs croient bon d’insister sur le fait que les emprunts forcés, sans intérêts et non remboursés, correspondent en définitive à une « fiscalité des riches ». S’il est vrai que les intérêts sont absents en général, il est tout aussi clair que des remboursements ont lieu, dans des proportions difficiles à évaluer mais significatives, non sans lien avec l’essor contemporain de la fiscalité3. La taille ou la gabelle, elles, ne sont jamais remboursées… Et les créanciers savent souvent comment obtenir des garanties utiles.
5C’est que ces emprunts imposés sont aussi des emprunts… négociés. Leur fourniture n’est pas sans contreparties, en particulier en termes d’exemptions fiscales, pour les corps d’officiers par exemple4. Pour les villes qui prêtent souvent des fonds, il faut attendre le règne de Louis XI pour que les exemptions de taille soient massives. Mais, dans la période antérieure, elles ont su souvent obtenir d’importantes concessions d’impositions indirectes. Le service du crédit apparaît en effet comme un service utile pour la monarchie : ne peut-on le mettre en parallèle avec le service d’ost, qui entraîne pour la noblesse servant en armes des compensations plus importantes encore ? Quoi qu’il en soit, la situation de créancier, parmi les régnicoles, malgré une conjoncture parfois difficile, ne saurait être assimilée à celle de contribuable, ce que certains des créanciers sont encore parfois, parallèlement. Mais le fonctionnement semi-forcé et semi-négocié des opérations d’emprunt n’offre rien qui puisse être considéré comme l’amorce d’un véritable marché du crédit.
B. Les transformations de la Renaissance
6Une fois surmontée l’épreuve de la guerre de Cent Ans, épreuve d’ailleurs précieuse pour le roi de France puisqu’elle lui lègue l’armée et l’impôt direct permanents, le système de contribution des proches du roi, hommes du pouvoir et réseaux de la haute finance, se maintient, voire prend une place plus importante encore. Les déboires de Jacques Cœur dans les derniers temps de la reconquête du royaume n’ont pas découragé les aspirants au rôle de bailleurs de fonds. Les grands marchands ligériens s’établissent aux plus hauts postes des finances pour deux générations. Leur représentant le plus en vue, Jacques de Beaune, devenu baron de Semblançay, connaît la disgrâce, avec le clan qui l’épaule, précisément parce qu’il n’arrive plus en 1522-1523 à financer par le crédit l’effort de guerre de François Ier. Parallèlement, les emprunts forcés n’ont pas disparu. Mais leur place est désormais plus limitée et les conditions qui sont offertes sont de plus en plus avantageuses : à la fin du xve siècle, il n’est pas rare de se voir proposer un intérêt de 10 %. Le contexte de croissance économique et démographique, même s’il est alors peu perçu des contemporains, assure il est vrai de meilleures rentrées fiscales, alors que les besoins des souverains demeurent encore limités. Leur élévation sensible, dans les années 1522-1523 précisément, en pleine crise militaire, provoque, outre de sérieuses difficultés financières et la chute de Semblançay, l’apparition de nouvelles formes de crédit dans le royaume.
7Les rentes sur l’hôtel de ville apparaissent en 1522. Elles sont écoulées par des municipalités (surtout Paris), qui reversent le capital récolté aux caisses royales. Les quartiers de rentes sont assis sur les rentrées d’impositions royales bien précises. Au départ, cette « nouveauté » n’en est guère une. Elle se situe dans la continuité de l’utilisation des villes comme « banques du roi » au cours de la période précédente5. Elles servent ici d’intermédiaires, de garants et éventuellement de porte-parole des crédirentiers. En outre, les rentes des premières émissions ne sont guère qu’une modalité nouvelle des emprunts forcés6. La situation semble cependant évoluer sur ce plan dans les années 1540-1560. L’impression prévaut, qu’il faudrait étayer par des travaux précis, que l’achat de ces rentes est plus largement volontaire, alors même que les montants placés s’élèvent fortement à partir de Henri II. De plus, l’établissement durable de cette pratique constitue le début d’une véritable dette à long terme de la monarchie7. Et, en même temps, il entraîne un élargissement social très sensible du monde des créanciers du roi. À côté de ces rentes, la vénalité des offices est en voie d’élaboration8. Le trésorier des parties casuelles, chargé de centraliser, entre autres, les fonds qui proviennent de cette source, apparaît en 1524. Sous François Ier, l’entrée en charge des officiers de justice passe par un prêt au roi, qui est généralement remboursé9. Les officiers « vénaux » viennent s’ajouter aux rentiers pour constituer un groupe important d’« actionnaires de la monarchie ». Les capitaux investis proviennent en bonne part du monde marchand régnicole, mais en ce domaine se développe progressivement un phénomène de capitalisation interne au monde des officiers urbains.
8Les monarques de la Renaissance font également appel de façon croissante au crédit des grands marchands-banquiers étrangers, spécialement sur la place financière lyonnaise, centrale dans l’Europe du temps. Après les déboires antérieurs, le contact est solidement renoué à partir de la fin du xve siècle. C’est en lien avec ces capitalistes que travaillent les grands officiers de finance ligériens, pendant la première phase des guerres d’Italie. Après une période plus délicate, du début des années 1520 au milieu des années 1530, la politique royale d’emprunt à Lyon prend un essor considérable. Sa plus spectaculaire réalisation est le Grand Parti de Lyon, conclu en 1555. Les dettes flottantes contractées envers les grands marchands-banquiers italiens et germaniques depuis une dizaine d’années sont intégrées dans ce « parti ». Les intérêts élevés (16 % par an), qui étaient déjà de rigueur, sont maintenus, et, surtout, pour la première fois, un plan d’amortissement est mis en place : il prévoit un progressif remboursement du capital, par des versements qui viennent s’ajouter à chaque échéance des intérêts. La totalité des crédits doit alors être remboursée en dix ans.
9Au bout du compte, les crédits « volontaires » prennent dans cette deuxième phase une importance nouvelle, en liaison sûrement avec un accroissement des capitaux disponibles dans les villes, et en particulier sur les places financières. Il faut cependant raison garder et ne pas trop vite parler, au vu de ces évolutions, de transactions de crédit sur un véritable marché financier, ni considérer désormais, de façon hâtive, ces opérations comme de simples placements financiers. Pour les rentiers, la contrainte, on l’a vu, n’a pas totalement disparu. Les officiers, quant à eux, prêtent pour accéder à leur office. Enfin, les crédits accordés par bien des marchands-banquiers, toscans par exemple, ont un lien étroit avec la politique française dans la péninsule, dans laquelle ces hommes sont eux-mêmes impliqués. Les crédits sont alors autant des « placements » politiques que des opérations financières. Pour autant, jamais sans doute le monde marchand et urbain, sous toutes ses formes, n’a joué un rôle aussi important dans les dettes royales qu’à la Renaissance. L’implication des « dominants » terriens traditionnels est alors très réduite et ne concerne pratiquement, héritage de la période antérieure, que les hommes au pouvoir, à l’image du connétable de Montmorency.
C. Crise et recomposition : aux origines du « système fisco-financier »
10À partir du règne de Henri II commence une période de très forte hausse des dépenses monarchiques : l’« État léger » de la Renaissance cède alors, assez brutalement, sa place à une monarchie beaucoup plus gourmande de deniers, dans un contexte d’explosion des dépenses militaires. Les recettes peinent à suivre et le déficit se creuse de façon vertigineuse. Devant les états généraux d’Orléans, en janvier 1561, le chancelier Michel de L’Hospital avance la somme considérable de 43,5 millions de livres tournois de dettes. Elle provoque un véritable choc dans les rangs de l’assemblée : la pratique déjà bien établie du secret financier ne les avait nullement préparés à l’annonce d’un tel montant. Or la conjoncture économique d’ensemble est devenue moins favorable, et la crise militaro-politique qui s’enracine dans le règne de Henri II commence à faire sentir ses effets. De façon significative, l’impression prévaut que les emprunts forcés font alors un retour en force, et ce sujet mériterait de plus amples investigations. Bientôt (autour de 1570 environ), les rentes sur l’hôtel de ville connaissent une évolution sensible : leurs quartiers sont de moins en moins régulièrement payés et les milieux qui ont fait le succès de ces rentes au cours des décennies précédentes perdent confiance dans cet investissement. Dorénavant, ce sont avant tout des spéculateurs qui s’y intéressent et beaucoup moins les divers secteurs de la bourgeoisie urbaine, sinon pour tenter de préserver le capital et les intérêts de ce qui leur vient de la période antérieure. Le monde des « actionnaires de la monarchie » se transforme et se ferme alors, d’autant plus qu’un phénomène parallèle de fermeture de l’accès aux offices se produit à partir du milieu du siècle.
11L’évolution est plus brutale encore pour les grands opérateurs étrangers. La fin des années 1550 est marquée par la faillite du Grand Parti : le beau plan d’amortissement ne résiste pas à la conjoncture critique des années 1556-1559, marquée, entre autres, par le désastre de Saint-Quentin. L’argent disponible est mobilisé pour les dépenses immédiates, voire pour servir les intérêts de nouveaux emprunts, plutôt que pour amortir les dettes plus anciennes. Et bientôt les intérêts eux-mêmes ne sont plus régulièrement servis. La monarchie aux abois suspend ses paiements. Les créances sont alors renégociées et la consolidation passe, comme en Espagne au même moment, par une amputation partielle des sommes en jeu. Mais alors que la grande finance internationale poursuit sa collaboration difficile avec les Habsbourg, dans un contexte géopolitique il est vrai radicalement différent, en France les grands marchands-banquiers internationaux se retirent durablement des circuits du crédit monarchique.
12Et pourtant l’argent continue de circuler. C’est que de nouveaux réseaux de drainage sont en train de se mettre en place, au cœur même de la « crise » des guerres de Religion. Le moment décisif est, selon toute vraisemblance, le milieu des années 1570. Tout un monde de grands fermiers, de traitants et de partisans, au sein desquels, pour une génération, des Italiens vont jouer un rôle non négligeable, émerge et se structure pour prendre en charge la gestion des recettes fiscales et les opérations de crédit. Rien de tel n’existait auparavant. Mais ces hommes ne sont pas seuls. La démonstration précise n’en a pas encore été faite, pourtant il est pratiquement certain que c’est alors, et alors seulement, que les détenteurs de capitaux issus avant tout des élites de la terre s’investissent dans les circuits du crédit monarchique. Même l’engagement, traditionnel, des hommes du pouvoir se réoriente et passe progressivement du prêt direct au roi, comme sous François Ier, à diverses formes d’intéressement aux « affaires du roi ». Cet essor de l’État de finances débouche sur la situation qui prévaut lorsqu’Henri IV s’impose définitivement sur le trône : le « système fisco-financier » est désormais en place, qui a fait l’objet des travaux aujourd’hui classiques de F. Bayard et de D. Dessert10. Cette chronologie en trois phases n’est probablement pas, on l’a vu, sans lien avec les évolutions des grands équilibres (ou déséquilibres) économiques et démographiques. Le retour de la finance internationale dans les circuits du crédit monarchique, au cours du xviiie siècle, pourrait, par hypothèse, donner lieu à une semblable tentative de rapprochement.
II. Dette royale, dette publique : éléments de réflexion
13Une première évidence s’impose ici : la notion même de dette publique n’existe pas à l’époque. Et ce n’est pas qu’une question de refus ou d’incapacité à concevoir : rien, dans les pratiques, ne prédispose pour l’heure à la naissance d’une telle notion. Sur le plan juridique, les emprunts royaux n’offrent rien de particulier. Même les rentes sur l’hôtel de ville, relativement originales dans leur mise en œuvre, sont traitées « comme des rentes constituées ordinaires11 ». Il n’existe d’ailleurs aucun service de la dette au sein des institutions financières monarchiques. On pourrait sans doute aller beaucoup plus loin en affirmant qu’il n’y a pas de dette publique, parce qu’il n’y a pas encore, tout simplement, de finances publiques. Et pourtant ces deux notions sont largement et spontanément utilisées par de nombreux historiens pour décrire les réalités de la période… Ce qui pose, comme si souvent, le problème du recours au vocabulaire étatique et au terme même d’État pour analyser les pratiques et les institutions des xive-xvie siècles12. Sur ce terrain piégé, on se contentera d’observer les « dettes du roi » dans ce qui fait malgré tout leur spécificité, laquelle peut – ou non – les rapprocher de la dette publique telle qu’entendue de nos jours.
14L’observation des processus à l’œuvre au moment des successions monarchiques est instructive. Dans un univers du crédit à court terme et à engagement personnel, le principe de pérennité n’est pas clairement établi : en ce domaine, certaines collectivités, comme des abbayes ou des villes, ont une incontestable avance. Quelques éléments permettent de voir comment, au cours du xvie siècle, se construit empiriquement une forme de permanence. Dans certains cas, il s’agit d’une simple reprise coutumière du passif. En 1515, François Ier succède à Louis XII, son cousin et beau-père. Ce dernier lui laisse un passif dont la transmission ne donne lieu à aucune formalisation particulière, à ma connaissance du moins : il n’y a pas de trace de lettre de confirmation. C’est au détour d’une lettre de commission pour la tenue des états de Languedoc, en 1518, qu’on apprend qu’à la mort de Louis XII « nous trouvasmes [c’est le roi qui s’exprime] le faict et estat de ses finances chargé d’environ quatorze cens mil livres tournois, pour les affaires des guerres qu’il avoit eues au precedent13 ». Mais ces dettes ne semblent pas avoir un statut différent de celui des quelque 150 000 livres de dettes que François, duc d’Angoulême, avait déjà accumulées, en tant que personne privée, en 1515.
15Trente ans plus tard, la santé du roi-chevalier apparaît fragile, alors même qu’il multiplie les emprunts sur la place lyonnaise. Les marchands-banquiers ne rechignent pas à prêter, mais ils souhaitent obtenir un engagement de la part de l’héritier du trône. Aussi, en 1546, le pouvoir adressé par le roi à ceux qui sont chargés de négocier en son nom les emprunts est-il doublé par un pouvoir identique du dauphin Henri, et surtout par une lettre où ce dernier ratifie les opérations de crédit au nom du roi et en son nom propre, ce qui semble garantir le respect des engagements même si François Ier disparaît14. Ces progrès dans la mise sur pied de garanties contractuelles tiennent peut-être à l’implication d’hommes des finances internationales dans ces opérations. Et pourtant… Quelques mois après la mort de François Ier, s’il faut en croire le témoignage de l’ambassadeur impérial à la cour de France, « on doit toujours de l’argent aux marchands de Lyon […] ; sur leur requête, le roi actuel a reconnu la dette de son prédécesseur15 ». Les garanties antérieures étaient-elles insuffisantes politiquement, juridiquement ou les deux à la fois ?
16Au début de son règne, Henri IV, pour des raisons politiques aisées à comprendre, insiste pour reprendre à son compte des obligations contractées sous Henri III, son prédécesseur, sans édits ou ordonnances les concernant explicitement. La chambre des comptes de Paris ne l’entend pas de cette oreille et croit de son devoir de rappeler au Béarnais, dans un arrêt du 4 février 1592, que « les promesses et obligations privées des feuz rois ne peuvent obliger Leurs Magestez ou leurs successeurs16 ». Malgré l’élaboration partielle d’une structure pérenne, dans un cadre juridique précis, avec le système des rentes créées par des édits ou des ordonnances, il reste donc beaucoup d’incertitudes. D’ailleurs, les arguments royaux qui servent à écarter l’opposition de la chambre des comptes ne sont nullement juridiques, mais bien politiques et religieux : Henri IV veut s’engager à rembourser car il y va de sa réputation et « de l’acquit de la conscience dudict seigneur roy ».
17Il est vrai que même l’existence de dettes à long terme n’a pas encore fait émerger dans les faits la notion de dette consolidée, qui implique une fusion d’ensemble des créances dans une « dette publique » homogénéisée. Comme on l’a vu avec la faillite du Grand Parti, seules des « consolidations » partielles, et de nature bien particulière, peuvent se produire. De ce fait, en dehors même des changements de monarque, le monde du crédit royal demeure un monde de la garantie personnelle. Or il est rare que celle du roi soit jugée suffisante. Dans les opérations de crédit sous Henri III, auxquelles il vient d’être fait allusion, les fonds sont mobilisés pour le roi par ses proches, sans que celui-ci apparaisse directement. De même, lors des emprunts de François Ier, c’est tout au long du règne que des officiers de finances et des gens de conseil doivent fournir cautions et garanties personnelles aux fournisseurs de crédits, parfois avec un système à plusieurs étages17.
18Mais il y a un autre niveau encore : à son tour, en effet, le roi doit venir donner sa garantie à ceux-là mêmes qui sont exigés par les créanciers comme sécurités supplémentaires. Ces cautions, en effet, sont celles des hommes du roi et, s’ils disposent d’une fortune personnelle non négligeable, c’est parce qu’ils ont la confiance du souverain que leur intervention est jugée pertinente. La garantie monarchique sert alors tout simplement à exprimer cette confiance, sans laquelle leur propre crédit s’effondrerait. On ne s’attardera pas ici sur la volatilité de la confiance du prince, qui met de temps à autre en difficulté aussi bien les gens du conseil et de finances disgraciés que les prêteurs qui ont eu la malchance de se reposer sur leur fortune politique du moment. Mais, à supposer que la confiance demeure aux divers échelons de cette pyramide, sur quoi repose, au bout du compte, la garantie fournie par le roi ? Est-il besoin de rappeler qu’il est structurellement endetté, et que ses problèmes de trésorerie sont constants ? C’est en fait l’existence de rentrées fiscales régulières – et croissantes – qui permet le fonctionnement du système de crédit, malgré d’incontestables ratés conjoncturels. D’où la progression parallèle des deux réalités : plus le roi prélève, plus il peut emprunter, et réciproquement, est-on tenté de conclure.
19Ce lien, bien connu, entre fiscalité et emprunt peut prendre parfois une forme plus paradoxale, qui s’observe dans le discours financier monarchique. En 1488, le jeune roi Charles VIII et son conseil doivent faire face à des besoins accrus en raison des opérations militaires contre le duc de Bretagne. Plutôt que de lever une crue de taille, le conseil s’accorde à préférer un emprunt forcé, réparti par généralité, et ouvrant droit à un intérêt18. Ce choix n’est pas fait ici pour une question de facilité : techniquement, un emprunt taxé, à répartir dans toutes les provinces, n’est pas un instrument bien plus rapide ou plus souple qu’une hausse du brevet de la taille. Il est vrai que le contexte, quatre ans seulement après les états généraux de 1484, incite le pouvoir à une grande prudence en matière de taille. Mais les promesses faites aux députés ont déjà été largement remises en cause, aussi ce motif paraît-il insuffisant. Trente ans plus tard, dans le cadre bien différent des débuts du règne de François Ier, les mêmes propos se retrouvent : « Nous fauldra […] aider par emprunpt d’aucuns noz bons serviteurs et officiers, […] ce que nous aymons mieux faire que d’en charger nostredict peuple et subjectz19. » Mieux vaut emprunter qu’imposer : dans le contexte de l’urgente nécessité, de la necessaria utilitas, avant tout militaire dans le cas des rois de France, il semble bien que c’est le recours à l’emprunt qui est le plus juste aux yeux de nombre de penseurs du politique. En cas d’urgence financière, prône déjà Nicole Oresme sous Charles V, ni mutation monétaire, ni impôt compensatoire à l’absence de mutation, mais « un emprunt dont il faut faire par la suite le remboursement20 ». C’est que le fait même d’imposer ses sujets, problématique sous Saint Louis21, n’est toujours pas évident au temps de François Ier22.
20Dans cette logique, même si le mode de raisonnement « financier » peut nous paraître étrange (le crédit offert ne crée pas de nouvelle recette), il est normal de repenser la relation créée par le prêt, spécialement entre le roi et ses sujets. Tout d’abord, s’il est vrai que l’emprunt est moralement préférable, il n’y a guère de sens à juger, comme le font encore certains historiens, qu’il représente une humiliation pour le monarque qui y a recours. Il a toutes les raisons de considérer, et ses sujets avec lui, qu’il agit alors au mieux, moralement. Pour le sujet – notion, elle aussi, en voie d’élaboration au cours de la période –, l’emprunt, même forcé, est également un service rendu au roi, lequel sert à la fois Dieu, le royaume et le bien public. L’emprunt royal peut alors constituer une modalité de la relation d’amour mutuel qui, dans l’idéal, unit le prince et ses sujets. D’ailleurs, lors d’une demande d’emprunt précisément, le roi Louis XI ne fait-il pas appel aux Lyonnais « sur tout l’amour que vous nous devez »23 ? Même l’intérêt consenti parfois par le monarque peut trouver sens dans cette relation : il a sa place dans la « grâce du don » chère à B. Clavero. Cependant, les perspectives politiques sont compliquées, ou du moins infléchies, par la question de la souveraineté. Accéder à la demande royale, c’est aussi obéir à son souverain légitime. Il est vrai que l’on peut obéir par amour : c’est même la plus haute forme d’obéissance. Mais que se passe-t-il si la relation d’amour n’est pas réciproque et si le souverain manque à ses engagements ? À quelle contrainte envers son roi un sujet peut-il bien avoir recours ? La question peut se poser brutalement : dans le cadre de son propre royaume, un roi qui devient « absolu » peut-il devoir quelque chose ? Si la contrainte de paiement est contradictoire avec le principe de souveraineté, les recours légaux sont donc absents et il faut se tourner vers d’autres horizons, éthiques et religieux. Rappelons ce qu’affirmait plus haut Henri IV : un roi qui ne rembourse pas, quand bien même l’engagement vient de son prédécesseur, charge sa conscience. Rembourser, c’est donc faire régner la justice de Dieu, dont le roi est le lieutenant sur terre. La construction d’une éventuelle notion de dette publique passe donc aussi par les valeurs que la charge, comme l’éventuel remboursement, de la dette royale, mobilise.
21Revenons alors à la situation critique des finances royales de 1561, qui croulent sous un fardeau de plus de 43 millions de livres de déficit. Si la notion de dette publique n’est pas employée, les députés aux états d’Orléans sont du moins conscients que la dette du roi est « publique » par destination, dans la mesure où elle n’a de sens et de légitimité que parce que le souverain est censé n’avoir agi (même s’il a pu faire des erreurs) qu’au service de la respublica et du bien public. La question se pose de savoir si des biens « publics » ne pourraient pas être mis à contribution pour le remboursement de cette dette. S’enflamme alors un débat, à la fois théorique et très concret, sur l’utilisation possible des biens du clergé, au-delà de la contribution, déjà ancienne, du premier ordre aux finances du roi, en particulier via les décimes. Un tel enjeu pourrait faire songer aux débats de 1789 si le contexte historique n’était si radicalement différent24. En 1561, le clergé est obligé, dans le cadre d’un affrontement politique et religieux de grande ampleur, de s’investir directement dans l’amortissement de la dette. À côté de ventes pures et simples de biens du clergé, un système complexe de rentes sur le clergé et de rentes du clergé commence alors à se mettre en place. Mais le premier ordre a su obtenir de conserver pour une bonne part le contrôle des opérations25.
22La mobilisation du clergé nous met sur la voie d’un aspect fondamental de la « dette publique » sous l’Ancien Régime. Si la notion a une certaine pertinence, elle la trouve dans une articulation entre la dette du roi et celle des corps et communautés de la « République ». C’est précisément le partage du gouvernement, au sens traditionnel du terme, y compris dans le domaine du crédit (rentes de l’hôtel de ville, rentes des provinces, rentes du clergé, engagements des corps d’officiers…), entre le roi et de nombreux corps et communautés qui explique l’absence de distinction radicale entre État et société sous l’Ancien Régime.
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23Reste enfin que la définition même de ce qu’est la dette royale, de son éventuel caractère « public » et des modalités de son fonctionnement (types d’emprunts, remboursements, intérêts éventuels) constitue, tout au long de la période, un enjeu récurrent de lutte politique, avec souvent un fort contenu théologique et juridique. C’est que la notion même de dette « publique » est aussi une construction idéologique. Celle-ci joue son rôle dans le fonctionnement plus ou moins conflictuel de la société politique, dont les membres sont directement impliqués dans la dette royale comme créanciers, garants, cautions, emprunteurs ou intermédiaires, et elle trouve des échos dans une large part de la société, en particulier via les rentes et la vénalité. La dette du prince structure alors les relations socio-politiques.
24Ce n’est probablement pas par hasard que la monarchie « forte », voulue par les Bourbons, s’est construite sur un système de crédit qui associe aux finances royales tout ce que le royaume compte de grandes fortunes terriennes. La collaboration financière des dominants joue ici un rôle central : le système fisco-financier du xviie siècle est entre leurs mains autant qu’entre celles du prince. Après bien des vicissitudes, c’est l’un des secrets de la réussite politique de Louis XIV que d’avoir bâti son pouvoir sur cette fructueuse collaboration. On l’oublie parfois : « Le propre de l’État moderne est que […] l’idéologie a pour objet de justifier le prélèvement et de masquer les processus de la redistribution en développant les théories de l’intérêt et du bien commun26. » Ce qui vaut dans cette citation pour l’impôt vaut, autant et plus, pour la dette du prince.
Notes de bas de page
1 Jacques Le Goff, Saint Louis, Gallimard, Paris, 1996, p. 381.
2 Voir, pour la première moitié du xive siècle, Richard Kaeuper, Guerre, justice et ordre public. La France et l’Angleterre à la fin du Moyen Âge, Aubier, Paris, 1994, p. 78-85.
3 Des exemples de remboursements pour des membres du parlement de Paris dans Françoise Autrand, Naissance d’un grand corps de l’État. Les gens du parlement de Paris 1345-1454, Publications de la Sorbonne, Paris, 1981, p. 226, 229 et 233-234.
4 Ibid., p. 229, 234, 236 et 239.
5 Bernard Chevalier, Les Bonnes Villes de France du xive au xvie siècle, Aubier, Paris, 1982, p. 103.
6 Philippe Hamon, L’Argent du roi. Les finances sous François Ier, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 1994, p. 191-195.
7 Un détail, peut-être significatif : la mention dans un inventaire, dès 1532, de 1 000 livres « de la debte du roy » : ibid., p. 194, note 363. S’agit-il de titres de ces rentes ?
8 Voir la contribution de R. Descimon dans ce volume.
9 Sur ce mécanisme, P. Hamon, L’Argent du roi…, op. cit., p. 181-183.
10 Françoise Bayard, Le Monde des financiers au xviie siècle, Flammarion, Paris, 1988 ; Daniel Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Fayard, Paris, 1984.
11 Bernard Schnapper, Les Rentes au xvie siècle. Histoire d’un instrument de crédit, SEVPEN, Paris, 1957, p. 280.
12 Voir les positions radicales de Bartolomé Clavero, La Grâce du don, Albin Michel, Paris, 1996, p. 172 : pour le monde catholique des xvie-xviie siècles, « Marché et État, avec la singularité que confère la majuscule, sont absents de l’horizon de cette société-là. Ce sont les historiens qui les y introduiront plus tard ».
13 Ordonnances des rois de France. Règne de François Ier, Imprimerie nationale, Paris, 1909, t. II, p. 248.
14 Catalogue des actes de François Ier, Imprimerie nationale, Paris, t. IV, n° 15466, 15470 et 15472.
15 Richard Ehrenberg, Le Siècle des Fugger, SEVPEN, Paris, 1955, p. 251.
16 Olivier Poncet, « Une utilisation nouvelle de la rente constituée au xvie siècle : les membres du conseil au secours des finances d’Henri III », Bibliothèque de l’École des chartes, t. CLI, 1993, p. 341-342.
17 P. Hamon, L’Argent du roi…, op. cit., p. 138-139.
18 Jean-François Lassalmonie, « Les finances de la monarchie française sous le gouvernement des Beaujeu 1483-1491 », Études et documents VI, 1994, p. 58.
19 Ordonnances…, op. cit., t. I, p. 193.
20 Claude Dupuy (éd.), Traité des monnaies de Nicole Oresme et autres écrits monétaires du xive siècle, La Manufacture, Lyon, 1989, p. 83. Même approche en Italie où Bernardin de Sienne et Antonin de Florence jugent que c’est au système des emprunts publics que s’applique le mieux la justification scolastique par la nécessaire utilité.
21 J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., p. 660-661.
22 Ph. Hamon, L’Argent du roi…, op. cit., p. 517-522.
23 Je remercie le professeur Henri Dubois pour cette référence.
24 Encore que… Parmi ceux qui poussent à la mise à la disposition des biens du clergé catholique figurent, à côté des sympathisants de la Réforme, des gallicans dont la postérité janséniste n’est pas sans écho jusqu’à la Révolution.
25 Claude Michaud, L’Église et l’Argent sous l’Ancien Régime. Les receveurs généraux du clergé de France aux xvie-xviie siècles, Fayard, Paris, 1991.
26 Jean-Philippe Genet, « L’État moderne : un modèle opératoire ? » dans L’État moderne : genèse. Bilans et perspectives, Éditions du CNRS, Paris, 1990.
Auteur
Philippe Hamon, ancien élève de l’ENS (Saint-Cloud), est professeur d’histoire moderne à l’université de Rennes-2 Haute-Bretagne. Il est membre du Centre de Recherches Historiques de l’Ouest (Cerhio-CNRS). Il a publié au Comité pour l’histoire économique et financière de la France, L’argent du roi. Les finances sous François Ier, en 1994 et « Messieurs des finances ». Les grands officiers de finance dans la France de la Renaissance, en 1999, ainsi que le Dictionnaire des surintendants et contrôleurs généraux des finances, xvie-xviie-xviiie siècles (avec Françoise Bayard et Joël Felix), en 2000. Il a collaboré à La monarchie entre Renaissance et Révolution, 1515-1792 (sous la direction de J. Cornette), Le Seuil, 2000 et à La France de la Renaissance. Histoire et dictionnaire (avec A. Jouanna, D. Biloghi et G. Le Thiec), R. Laffont, 2001. Il poursuit actuellement des recherches sur le rapport à l’argent dans les sociétés de la première modernité et sur la période de la Ligue dans l’Ouest de la France.
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