Le moment savonarolien
Sur le rôle et l’importance de la dette publique dans les difficultés de la république florentine du Grand Conseil (1494-1512)1
p. 68-84
Texte intégral
1Le drame de la République florentine, après la réforme institutionnelle établissant le Grand Conseil, le 23 décembre 1494, est d’avoir été une république dans une certaine mesure « populaire », qui restait sous la dépendance financière d’une institution reposant sur le principe d’une dette publique2. Cette institution, dont le contrôle par l’aristocratie avait été instauré par le régime précédent, mettait la république sous la tutelle financière d’un groupe social dont les intérêts et les ambitions pouvaient entrer en contradiction avec les siens. Si, dès lors, la république de Florence pouvait apparaître à Machiavel comme un État mal ordonné, c’est parce que le mécanisme de ses institutions était tel qu’il soutenait une république pauvre et la richesse de quelques particuliers3.
2De l’histoire dramatique de la République florentine du Grand Conseil (1494-1512), Machiavel définit les deux phases4. L’une est représentée par la figure du frère Savonarole et a pour signification historique l’impuissance d’une certaine posture apparemment républicaine, populaire et sociale à réaliser le projet républicain5. L’autre est représentée par la figure du gonfalonier à vie Soderini et a pour signification, devant le tribunal de l’histoire, la condamnation de celui qui ayant eu le pouvoir de prendre les mesures nécessaires ne les a pas prises, laissant se perdre la possibilité même d’une institution républicaine6.
3En prenant pour point de vue « le squelette de l’État, une fois qu’on le dépouille des idéologies trompeuses »7, tel qu’il est dessiné par son institution financière, en particulier par l’épine dorsale qu’était, à Florence, la dette publique, je propose ici, par le biais d’une analyse d’un texte de Guichardin sur l’impôt progressif8, une synthèse concernant la première phase. C’est le moment où se mettent en place les relations entre Grand Conseil et dette publique. Celles-ci permettent de définir le « moment savonarolien »9. Cette première phase indique, lègue et, dans une certaine mesure, détermine le problème qu’historiquement Soderini et Machiavel avaient ensemble à résoudre et que Machiavel affrontera théoriquement, nous laissant ainsi une œuvre et un outillage libérés de ses déterminations historiques.
I. La dette publique, un instrument aux mains de l’aristocratie financière
4Sous le titre Le moment savonarolien : dette publique et Grand Conseil, ce texte présuppose celui d’Anthony Molho. Il le présuppose non seulement parce qu’Anthony Molho a traité de la situation florentine pour une période antérieure en faisant paraître l’effet de structure de la dette publique pour la vie de la société toscane et florentine, mais encore parce qu’il s’insère dans le cadre d’une recherche qui, dans son ensemble, est fortement débitrice de ses travaux. La proposition de Machiavel selon laquelle « l’argent n’est pas le nerf de la guerre10 » a été globalement traitée avec le plus extraordinaire mépris par la critique la plus autorisée. Quel problème était, là, soulevé par Machiavel ? C’est la question que la critique s’est attachée à ne surtout pas poser, n’ayant jamais rien eu d’autre à opposer à Machiavel que la vérité dogmatique de l’adage commun : l’argent est le nerf de la guerre11. Anthony Molho, en revanche, a remarqué la force et la pertinence de la proposition de Machiavel en mettant au jour, en celle-ci, l’identité de l’argent et de l’institution financière12.
5Dans les assemblées consultatives, l’adage « l’argent est le nerf de la guerre » était prononcé lorsqu’il s’agissait de voter les crédits nécessaires au financement des guerres13. Les préambules des textes de lois concernant les matières financières contiennent aussi des formulations de l’adage, identiques ou simplement voisines, qui associent la liberté et l’autorité de la république à sa capacité financière14. Puisque les finances de la république reposaient sur le principe d’une dette publique, en réfutant cet adage Machiavel touchait nécessairement au problème brûlant de cette dette publique. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si, dans le chapitre des Discours sur Tite-Live le plus directement lié à la réfutation de l’adage15, et où sont énoncées les raisons de l’apparition et du développement des armées de mercenaires, Machiavel reprend, sans la nommer, les termes de l’importante provision de 1470 réformant le Monte : elle précisait que le Monte est « le cœur de notre corps qui s’appelle cité », que toute mesure financière « doit avoir pour origine et fondement le Monte », et ajoute que « chaque membre, petit ou gros, doit contribuer, autant que chacun peut commodément le faire, à la conservation de tout le corps ; tel le gardien d’une forteresse immuable assurant la solidité du salut de tout le corps et du gouvernement de notre État16 ». Cette provision, qui a redéfini durablement la volonté de garantir les créditeurs du retour de l’intérêt et d’assurer la solvabilité de l’État, peut apparaître comme le résultat de plus d’un demi-siècle de travail de juristes et de théologiens, pour présenter un monde dans lequel l’économie politique serait impensable sans les opérations du Monte, les emprunts forcés, la hausse des impôts nécessaire au remboursement de leurs intérêts17. En reprenant cette si lourde, et pour cela si remarquable, métaphore organique, Machiavel n’en renverse pas moins les termes : « Le cœur et les parties d’un corps », écrit-il, « doivent être tenus armés et non pas seulement ses extrémités ; parce que sans celles-ci on vit, mais une offensive contre le cœur et c’est la mort ; et ces États [qui maintiennent le peuple désarmé] tiennent les pieds et les mains armés et le cœur sans arme18 ». La négation par Machiavel de l’adage commun apparaît, dès lors, comme une mise en question fondamentale de la représentation, de la signification et du fonctionnement de finances publiques qui reposent sur le principe d’une dette publique et d’un État dont la force résiderait dans ses finances. L’indigence florentine, durant les guerres d’Italie, devait révéler combien les avantages que quelques particuliers tiraient du système avaient pour prix un affaiblissement croissant de la cité dans son ensemble19. La question que Machiavel posait était donc celle de la possibilité même d’une république, dès lors que les institutions qui la composent sont dirigées vers l’enrichissement de quelques-uns20.
6La dette s’était accrue, a-t-on vu21, pour répondre aux nécessités de la guerre et aux besoins financiers créés par l’usage des armées de mercenaires. Mais les nécessités de la guerre répondaient elles-mêmes aux nécessités, pour l’aristocratie marchande, de l’expansion du commerce : ouvrir de plus larges marchés, assurer la liberté de transit22. L’usage des armées mercenaires était lui-même marqué par la volonté des classes dirigeantes de désarmer le peuple afin, comme dit Machiavel, de jouir de l’utilité présente de pouvoir mieux le piller23. Un tel pillage, a-t-on vu24, avait trouvé sa forme légale dans la différence des régimes fiscaux et administratifs, de la città, du contado et du distretto. À ce point, semble-t-il, on touche, en son nœud synthétique, au principe de la dette publique telle qu’elle fonctionna notamment à Florence : la dette publique est une forme historique de l’externalisation des coûts.
7Les aristocraties marchandes, parce qu’elles étaient seules en mesure de brasser d’importantes quantités de numéraire, allaient devenir des aristocraties financières, avant de se transformer en aristocraties foncières ; elles faisaient, au moyen de la dette, reporter sur la république le coût de leurs entreprises. Pour le dire brutalement, la dette publique devenait le moyen par lequel les entreprises qui devaient rapporter beaucoup à quelques particuliers coûtaient cher à l’État, tout en rendant l’État dépendant de ces quelques particuliers pour lesquels il devenait lui-même une entreprise rentable, quelque chose qu’il fallait acquérir et conserver. Ainsi, la négation de l’adage commun par Machiavel, négation brutale elle-même, ou plutôt audacieuse, sans fard et sans nuance, en dépit de la faiblesse apparente du raisonnement qui l’accompagne25, peut-elle apparaître comme la désignation de l’extraordinaire tricherie politique qui met en cause les intérêts de la cité en son ensemble et fait passer pour évidente, naturelle et nécessaire une construction sociale et politique26 ; elle apparaît comme une mise en cause frontale du groupe social qui utilisait ce mécanisme institutionnel à des fins particularistes, pour asseoir, maintenir et accroître une position dominante dans la société.
8De cela, permettent de prendre la mesure, d’une part, la perception et l’analyse de l’identité de l’argent et du Monte dans la réfutation, par Machiavel, de l’adage commun et, d’autre part, la prise en considération de l’importance structurelle de la dette publique depuis un siècle et demi quand Machiavel, portant le poids de la tradition de toutes les générations mortes, intervient sur la scène dans un moment de crise générale.
II. Les enjeux
autour de la progressivité de l’impôt
9Pour présenter les caractères et la nature de cette crise, il a paru utile de passer par le détour d’une analyse d’un texte de François Guichardin sur l’impôt progressif (decima scalata), et cela surtout au moment où l’hostilité à la progressivité de l’impôt semble gonfler ses forces27. Ce texte, inédit du vivant de son auteur, est parfois mentionné comme un écrit célèbre, ce qui ne veut pas dire bien connu : son interprétation a été, me semble-t-il, assez largement déterminée par le contexte de sa publication, au milieu du xixe siècle28, un contexte marqué en particulier par l’opposition au système de la progressivité telle qu’il avait été défendu en 179329, puis par les révolutionnaires du xixe siècle, en France comme en Italie30. C’est le caractère odieux de la progressivité qu’on voulait alors souligner en convoquant ce texte et en déclarant, par exemple, « l’impôt progressif est une contribution de guerre levée par une classe victorieuse sur une classe vaincue31 ». Avec plus de nuances, l’auteur de l’étude pionnière qui constitue le point de référence fondamental concernant « la crise financière à Florence de 1494 à 1502 » voit aussi « renforcée l’impression que la decima scalata [l’impôt du dixième échelonné sur les revenus des biens immeubles] fut dirigée contre une classe sociale et non pas simplement contre une forme particulière de richesse […] Sa dure gradation […] frappait durement les grands propriétaires32 ». Il est vrai que d’autres textes de Guichardin lui-même peuvent venir à l’appui d’une telle impression. Pourtant, il est douteux que ce texte sur la decima scalata, en lui-même, permette de la renforcer. Il semble soulever un problème plus complexe. Il est possible de montrer ici que la progressivité de l’impôt en question n’était pas l’arme d’une classe contre une autre, éventuellement du peuple contre l’aristocratie, mais la feinte concession visant à garantir la conservation de l’institution de la dette publique dont la logique avait, une nouvelle fois, atteint son point critique.
10Le texte sur la decima scalata est divisé en deux parties : l’une présente les arguments d’un orateur favorable à la progressivité, l’autre les arguments d’un orateur qui lui est hostile. Or, force est de constater que Guichardin n’apporte, en ce texte, aucune conclusion. Il laisse dans la balance les arguments en équilibre. Cette absence de conclusion de la part d’un aristocrate et grand propriétaire foncier, qu’un tel impôt aurait frappé durement et qui se montre ailleurs critique sur les conséquences économiques d’une fiscalité d’orientation populaire33, ne devrait pas laisser de surprendre si cet impôt progressif avait bien les caractères que lui ont généralement prêtés les historiens, suivant en cela le point du vue du second orateur, qui fut aussi celui du jeune auteur des Storie Fiorentine34.
11La provision en faveur de l’impôt progressif sur les revenus des biens dont il est question a été votée, avec un ensemble de mesures fiscales, le 21 janvier 1500 (1499 style florentin). Dans le texte que nous livre Guichardin, les deux orateurs qui sont mis en scène s’expriment avant que cette loi ne soit amendée et entérinée, mais après qu’elle a été d’abord désapprouvée par le Grand Conseil35. Quelles sont les raisons de cette désapprobation ? Le refus du Grand Conseil à majorité « populaire » d’entériner cette loi devrait lui aussi, a priori, surprendre si cette mesure avait précisément l’orientation populaire dénoncée pour son caractère odieux. Si on prend au sérieux l’absence de conclusion de la part de Guichardin et le refus initial du Grand Conseil36, ce que ce texte semble avant tout révéler et que j’espère mettre en évidence c’est d’abord une situation d’extrême animosité sociale liée au fonctionnement d’une institution financière et ensuite les limites de la solution financière pour la résoudre.
12Le premier orateur impute la désapprobation de ce texte de loi d’abord à la crainte qu’éprouve le peuple à l’égard de ceux qui se sont exprimés contre la mesure, tous gens puissants, et finalement à la bonté naïve du peuple prêt à se rendre aux vaines et fallacieuses raisons des grands et à l’aspect superficiel des choses37. Il s’engage ici à convaincre du bien-fondé de cette loi, de la nécessité d’en obtenir le vote pour répondre aux besoins financiers qu’implique la reprise de Pise. Ce texte de Guichardin, dont la datation est incertaine et dont le statut n’est pas clair, n’indique pas qui le prononce, qui il cherche à convaincre et en quel lieu38. En retraçant son cheminement logique et rhétorique, on peut néanmoins déduire un certain nombre d’éléments.
13L’orateur commence à s’exprimer en termes généraux sur les notions de justice et d’égalité dans leurs liens au système de la progressivité lui-même abstraitement compris. Ces termes généraux visent à répondre aux raisons générales invoquées par les adversaires de la progressivité. Ces arguments sont les suivants : la progressivité bouleverserait l’ordre des choses en rendant les riches pauvres ; si les riches deviennent pauvres, ils ne peuvent plus, par leur bienfaisance et leur libéralité, maintenir les pauvres dans une pauvreté acceptable, sous leur dépendance, et leur donner du travail ; la progressivité serait donc inégale puisqu’elle grèverait progressivement le riche, et injuste puisqu’elle risquerait de mettre en cause la hiérarchie sociale qui a pour vertu de permettre à la charité chrétienne de s’exprimer et qu’un bon gouvernement doit maintenir39. Le second orateur ajoutera essentiellement à ses objections la menace : une telle mesure fiscale pourrait allier les riches à un tyran contre la république, ou bien les pousser à délocaliser leurs avoirs et favoriser l’évasion fiscale40.
14Pour réfuter l’objection théologico-politique sur la nécessité de maintenir les ordres et hiérarchies, le premier orateur adopte d’abord un discours plébéien : la vraie justice et la vraie égalité seraient que tous, dans un même État, soient réduits à un même mode de vie. La vraie justice impliquerait donc de toucher le riche dans le vif. Mais que fait la progressivité ? La progressivité n’atteint le riche que dans le superflu, tandis que le pauvre fiscalisé est déjà atteint dans ses nécessités. Si donc la progressivité est injuste, c’est encore, dit le premier orateur, envers le pauvre41. Ces indications sont déjà suffisantes pour déterminer à qui peut s’adresser un tel discours et de qui il émane : il s’agit de convaincre, non pas directement le peuple, mais ceux parmi les riches qui se sont opposés à la loi en n’en comprenant pas, pour eux-mêmes, l’utilité, et qui auraient réussi, par de fausses raisons et les autres moyens que leur confère leur puissance, à convaincre le peuple. La stratégie discursive adoptée par le premier orateur consiste à commencer par effrayer le riche par ce que commande la rationalité et sur ce que pourrait revendiquer le peuple s’il en avait les moyens, une plus ou moins stricte égalité. Dans un tel cadre, la progressivité devient un élément rassurant, une concession minimale que les grands devraient favoriser et dont l’incompréhension, de la part de certains d’entre eux, accentue les procédures obstructionnistes déployées contre eux au Grand Conseil.
15Nous touchons là au principe de la tension institutionnelle sous la République du Grand Conseil42 : le pouvoir du Grand Conseil en matière financière, d’ordre législatif, était essentiellement négatif – celui de dire non aux propositions financières émanant des organes volitifs et exécutifs contrôlés par des aristocrates et conseillés par des assemblées informelles de citoyens puissants. Si le Grand Conseil se trouvait donc sous la dépendance financière d’une aristocratie qui était la seule capable de répondre, par ses prêts, aux urgences financières de la République, dans le même temps, le Grand Conseil avait le pouvoir de refuser d’entériner des mesures fiscales proposées par l’aristocratie. De telles mesures consistaient en général à assurer des entrées fiscales suffisantes en remboursement des prêts qu’elle consentait elle-même, à assumer en somme sa propre confiance en la république populaire43. Le refus d’entériner ces mesures entraînait aussi un refus de prêter. Cette tension était ainsi dans une large mesure définie par la différence des intérêts du peuple du Grand Conseil et de l’aristocratie.
16Une telle contradiction d’intérêts ne se trouvait pas assumée par les institutions puisque le maintien d’une opposition de l’un à l’autre des organes entraînait la plus dangereuse paralysie pour la République. Elle recoupait en somme une contradiction institutionnelle.
17Pour la résoudre et dégager la république de cette paralysie institutionnelle, des aristocrates cherchaient les moyens d’enlever au Grand Conseil son pouvoir législatif en matière financière et de se les approprier au sein d’un conseil de type sénatorial. Ils voulaient en somme rétablir le Conseil des cents, institution médicéenne abolie en 149444. Ils pouvaient pour cela jouer de cette paralysie et fort bien proposer des mesures financières inacceptables au Grand Conseil.
18Dans un contexte de guerre où, « pour conserver la liberté et l’Empire », il fallait payer des tributs à des puissances extérieures45 et armer des mercenaires pour assurer la police territoriale, le peuple ne parvenait pas à se soustraire à cette dépendance financière à l’égard de l’aristocratie qui, depuis les réformes consolidées au début des années 1480, répétées en 149046, assurait le fonctionnement du Monte. On soupçonnait les aristocrates, non seulement de favoriser la crise économique, mais aussi de mêler au fonctionnement ordinaire de l’institution financière des pratiques de détournement des fonds destinés à payer les armées stipendiées ou de corruption des mercenaires afin de continuer une guerre qui leur rapportait en même temps qu’elle affaiblissait le gouvernement populaire47. Après la mort, sur le bûcher, de Savonarole dont le mouvement avait réussi, un temps, à donner l’illusion de la conciliation d’intérêts divergents, cette contradiction entraîna un blocage du fonctionnement des institutions qui aboutit à une crise financière, politique et sociale dont le conflit autour de la decima scalata est un bon symptôme. La solution politique, sur laquelle s’accordèrent avec des ambitions différentes et le peuple et les aristocrates, fut envisagée par la réforme constitutionnelle qui conduisit Soderini à la charge de gonfalonier à vie, en 1502.
19Mais revenons-en au discours du premier orateur. Celui-ci fait paraître que la progressivité de l’impôt en question n’était pas, en elle-même, la mesure plébéienne, « nivellatrice », que devaient redouter les riches. Il indique que cette progressivité était extrêmement limitée puisqu’elle ne concernait pas même l’ensemble des revenus, mais seulement les rentes foncières48. Or, selon lui, le revenu des biens immeubles, à partir d’une certaine limite, est le moins légitime : d’une part, à réfléchir sur la nature de l’accumulation foncière, on ne peut invoquer la justice qu’il y aurait à conserver les hiérarchies existantes en oubliant le lien entre accumulation et spoliation frauduleuse ou expropriation ; d’autre part, la possession excessive de quelques particuliers empêche d’autres de posséder, développe chez ceux qui possèdent une mentalité de rentier et d’accapareur, ne favorise pas l’activité productrice dans la cité et ralentit la croissance49.
20Taxer les revenus du commerce et de l’industrie, argumente l’orateur favorable à la progressivité, restant en cela fidèle à l’esprit de la provision fondant la decima50, serait en revanche dommageable à la République puisque cela freinerait l’économie de la production et des échanges51. Taxer les revenus issus des intérêts des capitaux investis dans le Monte mettrait en cause la confiance des créditeurs de la République52 et le système par lequel les plus puissants d’entre ces créditeurs se trouvaient dans l’obligation de prêter à l’État, quoique avantageusement à court terme et à des taux élevés53. Or, me semble-t-il, avec cet impôt comme avec d’autres impôts de cette période, c’est cette confiance qu’on voulait maintenir, ce système qu’on s’efforçait encore de préserver.
21Ainsi, il s’agit, d’une part, de limiter les bénéfices d’une accumulation foncière, qui à un certain niveau de son développement devient superflue et dangereuse pour la société. On y parviendrait en prenant la mesure douce d’un impôt sur les revenus des biens avec une forte progressivité sur les dernières tranches qui pourrait pousser à vendre l’excessif des possessions54. Il s’agit, d’autre part, conformément aux principes établis entre décembre et février 1494, de taxer des revenus qui ne sont pas ceux qui font l’activité économique, ni ceux qui assurent à l’État les crédits en cas de nécessité.
22La question initiale que nous posions au texte de Guichardin concernait les raisons de la désapprobation de cette loi par le Grand Conseil. Le premier orateur, avons-nous vu, donne une réponse. Toutefois, à considérer ce texte, on se rend compte, malgré les objections qui sont apportées, que cette mesure n’avait pas la dimension populaire qu’on lui prête si l’on suit bien l’orateur qui s’exprime à son encontre. Il nous apprend non seulement que cet impôt restait un impôt extraordinaire, mais encore que son rapport était insuffisant. La crainte majeure qu’il s’efforce de faire partager est qu’il faille répéter cette mesure et qu’elle soit institutionnalisée pour un fonctionnement ordinaire55. On apprend du chroniqueur Piero Parenti que, si cet impôt passa finalement devant le Grand Conseil, c’est dans l’espoir que les grands mettraient fin au conflit pisan, précisément pour que la mesure d’un impôt progressif extraordinaire ne soit pas répétée56. Si cet impôt, toutefois, était insuffisant pour pallier les besoins financiers du conflit, en revanche, il pouvait fort bien permettre le paiement des intérêts de la dette. Or c’est là-dessus que le silence est finalement maintenu dans le texte de Guichardin : quelle était la fonction effective de cet impôt ?
23Connaissant l’histoire générale du fonctionnement du Monte et attendu qu’il absorbait la plus grande partie des revenus57, on pourrait soupçonner qu’elle était de permettre l’attribution de nouveaux crédits. Pourtant, la provision du 21 janvier 1500 définit des procédures de contrôle spécifiant strictement son usage en vue du paiement des condottieres afin d’éviter les détournements de fonds. La situation était telle qu’il ne pouvait plus s’agir, selon l’expression consacrée, de donner « quelques commodités aux citoyens » ; cette taxation extraordinaire était même accompagnée de la suspension d’une taxation ordinaire (quintina) normalement affectée à la rétribution des ufficiali del Monte. Devant le refus des ufficiali del Monte de répondre à leurs obligations de prêter, soit par incapacité réelle, soit par manque de garantie, une fois accepté le bien-fondé du principe de la decima, cet impôt progressif extraordinaire était, pour répondre « aux besoins occurrents », d’un meilleur rapport qu’un impôt proportionnel du même type. Si donc les recettes tirées de cet impôt ne devaient pas être affectées, directement, au fonctionnement du Monte, néanmoins il restait la meilleure solution à court terme pour sauver le « cœur de la cité » : ne taxant pas nécessairement moins fortement les plus pauvres d’entre les solvables, il devait par contre toucher davantage les plus riches d’entre eux. Le salut du Monte passait par une suspension de son fonctionnement, comme en 1470 il était passé par l’application d’un impôt « a perdere ».
24Comme doivent en être conscients les deux orateurs, ce sont les quelques mêmes familles qui possèdent à la fois les revenus des biens, du grand commerce, et du Monte. Un impôt sur les biens opérait en ce sens un transfert de la richesse de la main gauche du riche à sa main droite : abaisser ses revenus des biens immeubles pouvait lui permettre d’augmenter ceux du Monte en y investissant une partie des capitaux dégagés de la vente de biens fonciers, sans toucher à ceux du commerce ni de l’industrie. En outre, cela permettait d’éviter la banqueroute de l’État ou sa soumission à une force extérieure : la diminution des revenus des biens-fonds devait garantir au minimum le maintien de ceux du Monte et permettait de gagner du temps. Pour le peuple, en revanche, il s’agissait tout de même d’accepter un nouvel impôt, et non pas un transfert de richesses. En définitive, il était peut-être plus urgent que soit voté cet impôt pour les grands que pour le peuple. La mise en relation des blocages politiques avec la permanence du contrôle du Monte par l’aristocratie reste l’élément fondamental.
25Bien qu’il révèle la présence d’antagonismes au sein des classes possédantes dans la République du Grand Conseil, le résultat de la discussion au sujet de cet impôt, à ce moment-là, n’est pas d’abord, en lui-même, comme il fut dit, marqué par le triomphe d’une classe sociale sur une autre. S’il n’y avait pas, ou plus, à ce moment-là, à Florence, un antagonisme entre propriétaires fonciers et propriétaires du capital (commercial, industriel, financier), cette discussion exprime une opposition au sein d’une même aristocratie. Elle met aux prises, d’une part, une frange apparemment progressiste, qui semble prête à faire le jeu des institutions, en remaniant afin de conserver, et qui cherche à remédier à l’obstruction du Grand Conseil en exagérant la signification et les implications d’une concession minimale sinon feinte, et, d’autre part, une autre frange, intransigeante, qui voudrait soustraire au peuple son pouvoir législatif en matière fiscale, quitte, face à la résistance populaire, à préférer voir plonger Florence sous la domination d’une puissance étrangère. Du reste, l’impôt progressif offrait la possibilité de tirer vers le haut une partie de la classe moyenne supérieure et donc, sans véritablement élargir le groupe des riches, de diviser les milieux populaires en accroissant l’écart entre leur fraction la plus riche et leur fraction la plus pauvre.
26Bien que la richesse de ce groupe social se soit davantage apparentée par sa nature à celle de la classe dont il était issu, il aurait pu par ce biais avoir l’illusion de faire partie du monde de la grande propriété et devenir pour les aristocrates un allié, élargissant le soutien possible au sein même du Grand Conseil. En outre, c’était un bon moyen d’améliorer le rapport de la decima, l’impôt du dixième sur les revenus des biens immobiliers, ordinaire et proportionnel, non pas extraordinaire et progressif celui-là, en élargissant le nombre de foyers sur lequel il devait porter58. Ainsi, l’impôt progressif pouvait entraîner une redistribution favorable, à moyen terme, au fonctionnement de l’institution financière. Encore la progressivité de l’impôt pouvait-elle se révéler être, pour les plus riches, un moyen de réduire leur participation à l’impôt proportionnel en soustrayant les capitaux qui lui auraient été soumis pour les investir dans la dette. La mesure extraordinaire de la progressivité, quelles que furent les inquiétudes de ceux qui s’y opposèrent, n’entraîna – et d’ailleurs, par elle-même, elle ne le pouvait pas – aucune transformation sociale substantielle.
27C’est là un des traits tout à fait remarquables de ce texte du début du xvie siècle que de poser la question, sans la trancher, du danger de l’excès de la propriété foncière et de la capacité de la progressivité de l’impôt à stimuler le développement économique, et de poser cette question d’un point de vue strictement économique. L’erreur d’interprétation opérée à propos de ce texte, dont rend peut-être raison l’esprit de l’époque où il fut mis au jour, a consisté à prendre la mesure de la progressivité dont il y était question pour du socialisme ; mais, dans la Florence de Machiavel et Guichardin, ce n’était que de l’économie politique. Ce que permit, en fin de compte, le discours d’hostilité à la progressivité fut de masquer par son intransigeance la raison pour laquelle le peuple du Grand Conseil pouvait faire obstruction à cette loi, à savoir le fait qu’en fin de compte l’enjeu de cet impôt pour l’aristocratie était, à court terme, le maintien du fonctionnement et du contrôle du Monte tel qu’il avait été défini avant la mise en place du Grand Conseil.
⁂
28Au moment de conclure, je voudrais faire un retour sur la figure de Savonarole, et par là justifier le titre que j’ai proposé pour cet article. Il y a trois cents ans, Pierre Bayle, dans l’article du Dictionnaire relatif au dominicain, définissait la façon dont on s’était rapporté à la figure du frère qui est, somme toute, la façon dont on s’y rapporte encore aujourd’hui : il notait caustiquement que les tartufes les plus scélérats trouvent des apologistes, tandis que les zélateurs les plus sincères trouvent des accusateurs59. Sur la question du rôle politique de Savonarole au moment de l’établissement de la République, on peut soit lui reconnaître une influence réelle concernant et l’initiative et la réalisation des réformes en cours, soit considérer qu’il en était davantage le miroir que l’instigateur. Si on lui reconnaît cette influence, on peut soit lui faire gloire de cette institution et, à condition de ne pas avoir peur des grands mots, en faire le thuriféraire des idées républicaines, démocratiques et libérales, soit juger qu’il cherchait à mettre en place, à travers le Grand Conseil, un instrument au service de son ambition et de sa démagogie. Si l’on juge qu’il était plutôt le miroir que l’instigateur des réformes, on peut s’étonner qu’un doctrinaire thomiste si prompt à défendre l’aumône comme forme de redistribution sociale ait une pensée républicaine, démocratique et libérale, et penser qu’il fut lui-même l’instrument d’une force politique qui n’était pas exactement inspirée par son message moral ; en identifiant dans sa lutte à mort contre la dépravation des mœurs l’étroite limitation de sa conception de la vertu, on peut aussi reconnaître que sa mission, mêlée à celle de la dénonciation des péchés et de la désignation de boucs émissaires, était une mission de réconciliation et de pacification sociale marquée par la volonté de transformer l’antagonisme en harmonie au sein d’une république théocratique et aristocratique.
29Il suffit ici de constater que le message délivré par Savonarole dans le sermon du 14 décembre 1494 représente la direction prise dans la loi fondamentale du 23 décembre 1494. Appelant somme toute de manière générique à tempérer et à rationaliser les impôts aussi bien que les dots du Monte, Savonarole réaffirme en ce sermon les principes traditionnels, notamment ceux exprimés dans la provision de 1470 : « personne ne doit toucher aux dots du Monte, qui sont un bien commun, puisque chacun y a part60 ». Si l’on peut dire que les dots du Monte avait la précellence sur tous les investissements ordinaires dans le Monte61, alors, au moment où Savonarole soutient l’idée d’un Grand Conseil, qui restera le symbole de la liberté et de l’égalité républicaine, il défend aussi fondamentalement l’ancien système financier62, et par suite l’ancienne aristocratie63. Pourtant, les dots n’étaient pas un bien commun ; une réforme profonde de l’institution financière pouvait être nécessaire au bien commun sauf à nommer commun le bien particulier des aristocrates ; mais pour instruire une telle réforme une autorité s’élevant en puissance au-dessus de l’aristocratie était peut-être requise. Savonarole, cependant, immédiatement poursuit : « Vous devez par-dessus tout veiller à ce que personne ne se place à la tête de la cité, ni ne veuille être supérieur aux autres et les dominer. »
30Une telle injonction de Savonarole contient en germe l’accusation d’aspirer à la tyrannie portée plus tard à l’encontre de Soderini alors que celui-ci, s’étant appliqué à assainir la dette publique et à redresser les finances en se heurtant à l’hostilité croissante des aristocrates, soutenait le projet machiavélien d’une réforme des institutions militaires. Par suite, une telle injonction contient en germe l’accusation portée contre Machiavel d’aspirer à servir le tyran. C’est peut-être par-là que Savonarole fut, en quelque façon, un prophète. Du moins peut-on identifier en Savonarole la monade où se cristallise l’ensemble des tensions qui définiront le caractère dramatique de l’histoire de la République du Grand Conseil. Dépassant sans doute le rôle particulier de Savonarole, bien qu’en son œuvre ces tensions s’expriment, se jouerait ainsi dans le « moment savonarolien » la mise en place de cette contradiction institutionnelle qui, soutenant le principe d’une dette publique, contribuera à la faiblesse, à l’impuissance et à l’échec des institutions républicaines.
Notes de bas de page
1 À l’exception des notes et d’un court passage, cette étude reproduit le texte de la conférence prononcée le 26 octobre 2001. Elle présente certains aspects généraux d’une recherche en cours, dont l’évolution pourrait amener certaines révisions. J’ai préféré que ce texte garde sa forme première, qui fut celle de l’exposition orale.
2 En guise de repères historiographiques : A. Anzilotti, La crisi costituzionale della repubblica fiorentina, Firenze, 1912 ; L. F. Marks, « La crisi finanziaria a Firenze dal 1494 al 1502 », Archivio Storico Italiano, 112, 1954, p. 40-72, et N. Rubinstein, « I primmi anni del Consiglio Maggiore di Firenze (1494-1499) », Archivio Storico Italiano, 112, 1954, p. 151-194 et p. 321-347. Pour une vue synthétique en langue française, voir les premiers chapitres de la traduction de l’ouvrage de F. Gilbert, Machiavel et Guichardin, politique et histoire à Florence au xvie siècle (1965), Seuil, Paris, 1996. Une précision s’impose immédiatement concernant le caractère « populaire » du républicanisme florentin et des cités-États depuis le xiiie siècle jusqu’au début du xvie siècle. Mon témoin, maintes fois appelé à la barre, sera Donato Gianotti, qui écrit après la chute définitive de la République florentine en 1530 : « Tutti gli abitatori della città di Firenze sono di due sorte : perché alcuni sono a gravezza come noi diciamo, cioè pagano l’imposizioni ordinarie ed estraordinarie che si pongono a’cittadini per li pubblici bisogni ; altri non sono a gravezza, perché essendo tutti persone povere, che non hanno beni stabili di sorte alcuna e vivono delle fatiche loro, non pagano le sopradette imposizioni e nella Città non hanno grado alcuno né sono chiamati cittadini ; e sono quelli che fanno l’aggregato della fiorentina plebe. E di questi, mancando eglino d’ogni grado cittadinesco, non è necessario dire altro ». D. Gianotti, « Discorso intorno alla forma della Repubblica di Firenze », in Opere collazionate da F.L. Polidori, Le Monnier, Firenze, 1850, p. 17. Voir la récente synthèse de N. Rubinstein : « Le origini medievali del pensiero repubblicano del secolo XV », in S. Adorni Braccesi et M. Ascheri (a cura di), Politica e cultura nelle Repubbliche italiane dal medioevo all’età moderna, ISIEMC, Roma, 2001, p. 1-20. Le peuple correspond traditionnellement à l’ensemble des citoyens, non pas des habitants de la città et encore moins du contado, bénéficiant ou susceptibles de bénéficier, principalement sur critères fiscaux, de l’accès aux conseils et par là aux charges publiques. De là une polémique sur la nature du governo popolare d’après la réforme de 1494 et la valeur du changement institutionnel introduisant le Grand Conseil. .../...
3 Machiavelli, Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, a cura di G. Inglese, Rizzoli, Milan (1984), 1996, Livre I, chapitre 37, phrase 8, désormais D.I.37 [8] : « le republiche bene ordinate hanno a tenere ricco il publico e gli loro cittadini poveri… » (à propos des lex agraria à Rome) ; ou D.II.2 [12] : « non il bene particulare ma il bene commune è quello che fa grandi le città ». Il existe différentes traductions françaises des Discours et du Prince, auxquelles le lecteur se reportera selon sa commodité.
4 D.III.30 [17-21] : Sous le titre « Qu’un citoyen qui veut dans sa république faire de son autorité quelque bonne action, il est nécessaire d’abord d’éteindre l’envie. Comment, voyant l’ennemi, il faut pourvoir à la défense de la cité », Machiavel écrit : « Et qui lit la Bible sensément verra Moïse avoir été forcé, afin que ses lois et ses institutions soient suivies, de tuer une infinité d’hommes, lesquels, poussés seulement par l’envie, s’opposaient à ses desseins. Le frère Jérôme Savonarole connaissait fort bien cette nécessité, et le gonfalonier à vie Pierre Soderini la connaissait encore. L’un ne put la vaincre, pour n’avoir pas eu l’autorité permettant de le faire et pour n’avoir pas été bien compris de ceux qui le suivaient qui en auraient eu l’autorité. […] Cet autre croyait éteindre cette envie avec le temps, la bonté, sa fortune, en favorisant certains. Se voyant jeune et avec tant de faveurs nouvelles que lui apportaient sa façon de procéder, il croyait pouvoir dépasser, sans scandale, violence et tumulte, tous ceux qui par envie s’opposaient à lui : et il ne savait pas que le temps ne se peut attendre, que la bonté ne suffit pas, que la fortune change et la malignité ne trouve aucun don qui lui plaise. Si tant est que l’un et l’autre de ces deux-là tombèrent, et leur chute eut pour cause qu’ils ne surent ou ne purent pas vaincre cette envie. »
5 J’emploie le terme de « figure » selon l’usage machiavélien : cf. Principe, a cura di G. Inglese, Einaudi, Torino, 1995, 13 [15], p. 93. Concernant Savonarole, voir Principe, 6 [21-23], sur le prophète désarmé, et 12 [9], sur les limites de sa vision du monde. Dans les Discorsi, voir D.I.11 [24-25] dont l’ambiguïté, « un tel homme », se lève en partie à considérer l’influence des savonaroliens sous le régime de Soderini (cf. L. Polizzotto, The Elect Nation, the Savonarolian Movement in Florence 1494-1545, Clarendon, Oxford, 1994, p. 217 sq.), en partie à considérer le mouvement général de la critique de la religion, d’essence lucrétienne, par Machiavel. Cf. C. Lefort, Machiavel, le travail de l’œuvre, Gallimard, Paris, 1972, p. 493 ; mais le fait que Machiavel ait copié le De Natura Rerum de Lucrèce a échappé à Lefort ; d’ailleurs, le rôle de ce travail dans la formation intellectuelle de Machiavel reste encore aujourd’hui sous-évalué ; voir encore D.I.45. [9-12], sur le rôle de Savonarole dans la réforme de 1494, la différence entre ses écrits qui expriment la vertu de son esprit et ses actions qui en rendirent manifeste le caractère ambitieux et opportuniste. Pour tout cela, sans parler plus précisément du soutien qu’il apporte, suivant les prières de certains membres de l’aristocratie, à un modèle de Constitution à la vénitienne, le discours de Savonarole ne peut être républicain, d’un point de vue machiavélien, qu’« apparemment ». Voir, en outre, les lettres à R. Becchi du 8 mars 1498 et à F. Guicciardini du 17 mai 1521, et la première Décennale, vv.154-165. Pour le cadre polémique et pour une réévaluation positive de la figure de Savonarole dans les textes de Machiavel, M. Martelli, « Machiavelli et Savonarola », in G.C. Garfagnini (a cura di), Savonarola, democrazia, tirannide, profezia, Galluzzo, Firenze, 1998, p. 67-89.
6 Concernant Soderini dont Machiavel fut le proche collaborateur, on peut lire aussi le Principe, où l’on ne trouve pas de mention explicite du gonfalonier à vie, comme une critique de sa politique, un miroir renversé de la politique qu’il eût dû mettre en œuvre pour le salut de la république. Cf. R. Pesman Cooper, « Pier Soderini, Aspiring Prince or Civic Leader ? », Studies in Medieval and Renaissance History, 13, 1979, p. 71-126, et, en outre, P. Larivaille, « Amo la patria mia più dell’anima », in J.-J. Marchand (éd.), Machiavelli, politico, storico, letterato, Salerno, Roma, 1996, p. 97-114. Voir les mentions explicites en D.III.6 [3] et 9 [13-14], sur la patience néfaste de Soderini en D.I.52 [6-10], sur la difficulté de prendre les mesures nécessaires, et aussi l’épigramme satirique à Soderini. Sur cet épigramme, S. Carrai, I precetti di Parnasso, Bulzoni, Roma, 1999, p. 155-166.
7 Pour le dire selon une proposition fameuse de R. Goldscheid (1917), reprise ici après J. Schumpeter, « La crise de l’État fiscal » (1918), Impérialisme et classes sociales (1972), Flammarion, Paris, 1984, p. 230-282, chap. II, « Vers une sociologie des finances », selon qui « l’histoire des institutions financières revêt en fin de compte plus d’importance pour sa valeur d’indicateur que par son rôle directement causal », mais « procure un excellent point de départ pour l’analyse des mécanismes sociaux et en particulier, mais non exclusivement, de la politique. Ce point de vue se révèle particulièrement fécond pour l’analyse des tournants de l’histoire, c’est-à-dire de ces moments où l’on voit ce qui existait en train de se décomposer pour se transformer en quelque chose de nouveau : ces changements de configuration impliquent toujours, lorsqu’on les saisit sous leur aspect financier, la faillite des méthodes jusqu’alors en vigueur ».
8 Francesco Guicciardini, « La decima scalata », in R. Palmarocchi (a cura di), Opere, vol. II, Laterza, Bari, 1932, p. 196-217.
9 À ma connaissance, le titre de « moment savonarolien », par référence à l’ouvrage de Pocock, a déjà été donné deux fois : la première par B. Pinchard, « Le conflit du christianisme et du paganisme. Sens et portée du moment savonarolien », G. C. Garfagnini (a cura di), in Studi Savonaroliani, verso il V centenario, Galluzzo, Firenze, 1996, et après lui par D. Quaglioni, « Tirannide e democrazia. Il « momento savonaroliano » nel pensiero giuridico e politico del Quatrocento », in G. C. Garfagnini (a cura di), Savonarola, democrazia, tirannide, profezia, Galluzzo, Firenze, 1998. Ne sont pas ici abordés le contenu philosophique, théologique ou juridico-politique de la doctrine de Savonarole, ni sa participation au développement de structure d’assistance (Monte di Piétà), même si le discours de la charité entre de plein droit dans la problématique traitée, au minimum comme aspect idéologique du mécanisme institutionnel, celui du Monte, auquel j’ai limité ici plus strictement l’attention.
10 D.II.10 : « I danari non sono il nervo della guerra, secondo che è la comune opinione ».
11 Exemplaire, F. Chabod, « Del Principe di Machiavelli » (1925), Scritti su Machiavelli, Einaudi, Torino, 1964, p. 77, note 2 : « Il est superflu de mettre en relief à quel point est fausse l’affirmation de Machiavel selon laquelle l’argent n’est pas le nerf de la guerre, l’expérience de ces années démontre proprement le contraire. ». La source intellectuelle de Chabod, sur ce point, est sans doute Guicciardini dans ses Considerazioni intorno ai Discorsi del Machiavelli. Cf. par exemple ce texte dans l’édition de G. F. Berardi, Guicciardini AntiMachiavelli, Riuniti, Rome, 1984 ; une traduction française est disponible chez L’Harmattan, Paris, 1997.
12 A. Molho, dans « Lo stato e la finanza pubblica. Un’ipotesi basata sulla storia tardomedio-evale di Firenze », G. Chittolini et A. Molho (a cura di), Origine dello Stato, Processi di formazione statale in Italia fra medioevo ed età moderna, Il Mulino, Bologne, 1994, p. 225-280, semble avoir été le premier à comprendre l’identité essentielle de l’argent et du Monte (dette publique) dans la proposition de Machiavel ; il a, en particulier, valorisé cette identification dans le cadre d’une critique de la chronologie de l’axiologique « modernisante », wéberienne, post et anti-machiavélienne, de l’État moderne au sein de laquelle s’est exprimé notamment Chabod.
13 F. Gilbert, valorisant l’utilité d’une étude des comptes rendus des discussions tenues dans les assemblées informelles des membres les plus influents de la république (Consulte e Pratiche) de la période de 1494-1512 pour prendre la mesure de « la révolution opérée par Machiavel dans la pensée politique », avait relevé la récurrence de la proposition « l’argent est le nerf de la guerre » dans « Le idee politiche a Firenze al tempo di Savonarola e Soderini » (1957), Machiavelli e il suo tempo, Il Mulino, Bologna, 1977, p. 67-114. Les procès-verbaux des Consulte e Pratiche della Republicca Fiorentina sont lisibles en caractères d’imprimerie grâce au travail patient de D. Fachard, Droz, Genève (4 volumes, imprimés entre 1988 et 2003, couvrent la période 1494-1512).
14 « Et sachant le nerf de la guerre et le maintien de la liberté de toute république être l’argent… » (ASF, Prov. Reg, 189, 10 déc. 1498) ; ou encore, pour ne citer que le préambule de la provision en question dans le texte de Guicciardini étudié ci-après : « désirant par-dessus toute chose conserver notre liberté et un si digne empire et connaissant qu’une telle chose consiste principalement dans l’argent que l’on peut dépenser selon les besoins occurrents » (ASF, Prov. Reg., 190, 21 janv. 1500). À quoi fait écho Guicciardini : « per conservazione della libertà e vostro dominio, è necessario provvedere a questa quantità di danari in modo che é superfluo affaticarsi più in questo proposito » (Decima scalata, op. cit., p. 196).
15 Le lien entre D.II.30 et D.II.10 est rendu explicite dès l’intitulé de ces deux chapitres. Pas plus que l’argent n’est le nerf de la guerre, les vraies puissances n’acquièrent l’amitié avec de l’argent. Guicciardini, eût-il voulu se dégager de sa subjectivité et ne pas simplement faire œuvre de contradicteur dans l’élément de l’idéologie qui est le sien, s’éloignait de toute possibilité de comprendre la signification du chapitre 10 en atomisant ce texte et en n’établissant pas les liens nécessaires. Cf. M. Gagneux, « Une tentative de démythification de l’idéologie républicaine : les Considérations sur les Discours de Machiavel de François Guichardin », in Culture et société en Italie du Moyen Âge à la Renaissance, CIRRI, Paris, 1985, p. 199-217.
16 ASF, Prov. Reg., 161, 12 nov. 1470, devant le Conseil des Cents. L.F. Marks, « The financial oligarchy in Florence under Lorenzo », in E.F. Jacob (éd.), Italian Renaissance Studies, Londres, 1960, p. 123-147, p. 127 ; M.B. Becker, « Problemi della finanza pubblica fiorentina nella seconda metà del Trecento e dei primi del Quattrocento », Archivio Storico Italiano, 123, 1965, p. 433-466, in fine ; E. Conti, L’imposta diretta a Firenze nel Quattrocento, ISIME, Roma, 1984, p. 275 ; A. Molho, « L’amministrazione del debito pubblico a Firenze nel quindicesimo secolo », I ceti dirigenti nella toscana del Quattrocento, Papafava, Firenze, 1987, p. 191-207, in fine.
17 Sur ce travail des juristes et des théologiens, cf. en particulier J. Kirshner, « Reading Bernardino’s sermon on the public debt », in D. Maffei (a cura di), Atti del simposio internazionale cateriniano-bernardiniano, Siena, 1982, p. 547-622.
18 D.II.30 [21].
19 D.II.30 [12] : « Un tel désordre, s’il accouche quelques temps d’une certaine quiétude, est cause avec les temps de nécessité des désastres et ruines irrémédiables ». Voir les dernières pages de l’Arte della Guerra, VII : « Au reste les peuples n’en sont pas coupables [de la ruine], mais bien leurs dirigeants » et, dans le Principe, les chapitres 24 – « ...qu’ils [nos dirigeants] n’accusent pas la fortune mais leur mollesse : car pour n’avoir jamais par les temps calmes (quieti) pensé qu’ils pussent changer… quand ensuite vinrent les temps contraires, ils pensèrent à s’enfuir… » – et 12, sur le danger des mercenaires, cause de la ruine de l’Italie. Il est clair que le motif de la critique des mercenaires doit être lié de façon systématique à celui de la critique de la classe dirigeante et comme tel il paraît bien court d’écrire, comme Chabod et ses épigones, que la critique des mercenaires repose sur une erreur d’évaluation historique.
20 D.I.18 [20-21].
21 Je réfère ici au texte d’Anthony Molho paru dans le présent volume. Dans le texte de la provision de novembre 1470, ce phénomène apparaît bien sûr très clairement. Voyez néanmoins ce passage de Leonardo Bruni : « Autrefois, le popolo prenait généralement les armes et menait lui-même la guerre. Comme la ville était fort peuplée, elle réduisit presque tous ses voisins. Aussi, le pouvoir dans la cité reposait-il d’abord sur le nombre et, pour la même raison, le popolo réussit-il à exclure presque tous les nobles du gouvernement. Avec le temps, cependant, la conduite des opérations militaires passa plus souvent à des soldats mercenaires. Alors, le pouvoir dans la cité parut reposer non plus sur la foule, mais sur les patriciens et sur les riches qui pouvaient apporter de l’argent au gouvernement et dont les conseils le servaient mieux que les armes. C’est ainsi que le pouvoir populaire s’effrita peu à peu et que le gouvernement prit la forme que nous lui connaissons. » Cité ici d’après C. Klapisch-Zuber et D. Herlihy, Les Toscans et leurs familles, une étude du catasto de 1427, EHESS, Paris, 1978, p. 25. Une telle vision de l’histoire communale est en partie réfutée par Machiavel en D.II.30 [8], par où notamment il est difficile de représenter Machiavel comme un nostalgique de l’ancienne milice communale.
22 A. Gramsci, Quaderni del Carcere, Einaudi, Torino, 1977, VI.viii.13, relevait l’intérêt du livre de B. Barbadoro, Le finanze della Repubblica fiorentina, Olschki, Firenze, 1929, qui couvre la période jusqu’à 1345 et la consolidation de la dette publique, « pour étudier l’importance politique de la dette publique qui se développa pour les guerres d’expansion, c’est-à-dire pour assurer à la bourgeoisie un plus ample marché et la liberté de transit ».
23 D.II.30 [11-12] : « il che tutto nasce dallo avere disarmati i popoli suoi, et avere più tosto voluto quel re, e gli altri prenominati godersi un presente utile di potere saccheggiare i popoli e fuggire uno immaginato più tosto che vero pericolo, che fare cose che gli assicurino e faccino i loro stati felici in perpetuo. Il quale disordine, se partorisce qualche quiete, è cagione col tempo di necessità di danni e rovine irrimediabile ». « Gli altri prenominati » renvoie aux Florentins et aux Vénitiens. Inglese, in Machiavelli, Discorsi…, op. cit., p. 450, note fort justement que si l’attribution à Venise d’une identité politique « aristocratique » (« piller les peuples ») n’est pas nouvelle, on observe ici l’application à Florence de cette même caractéristique : ainsi Machiavel, républicain, en vient à attaquer l’idéologie républicaine (égalitaire et inclusive là où il y avait effectivement hiérarchie et exclusion) et sa structure séculaire en proposant d’armer un peuple qui n’est pas le popolo des citoyens, mais les habitants du contado.
24 Je me réfère à nouveau au texte d’Anthony Molho. Une mention toutefois pour un volume récent de W. J. Connell and A. Zorzi, Lo stato territoriale fiorentino, secoli XIV-XV, ricerche, linguaggi, confronti, Pisa, 2001, qui permet de faire le point sur les études concernant la construction de l’État territorial florentin depuis les travaux de M.B. Becker dans les années 1960. Reste, si l’évocation de la féodalité des temps modernes n’est pas illicite, à prendre la mesure des persistances « féodales » dans la construction de cet État territorial aux caractéristiques, dans une certaine mesure, « modernes ».
25 Comme le remarque, attentif à l’art d’écrire des philosophes, Léo Strauss, Pensées sur Machiavel (1958), Payot, Paris, 1984, p. 60 sq.
26 J. Kirshner, art. cit., p. 555 : « La nécessité servait à ces théologiens et ces juristes, à la fois comme cause et comme justification des emprunts forcés » ; et p. 590 : « il faut insister, ces juristes avaient élaboré leurs textes sur la conviction politique et culturelle selon laquelle la dette publique était nécessaire, naturelle et un aliment du bien-être matériel et spirituel de la civitas ».
27 Voir Th. Piketty, Les Hauts Revenus en France au xxe siècle. Inégalités et redistributions, 1901-1998, Grasset, Paris, 2001.
28 Ce texte est sorti du fond des archives de la famille Guicciardini pour paraître de manière anonyme en 1847, avant d’être édité par G. Canestrini dans le dixième volume de son édition des Opere inedite di Guicciardini, Barberà, Firenze, 1867. Il connut, comme le remarque Canestrini, une rapide fortune en France : voir, en particulier, Esquirou de Parieu, « Les impôts généraux sur la propriété et le revenu dans les républiques italiennes ; étude d’histoire financière », Journal des économistes, I, 1854. Esquiriou de Parieu fonde son étude sur les manuscrits que Canestrini faisait parvenir à Thiers, pour une histoire de Florence jamais écrite, et dont les matières financières formeront sans doute cet étrange volume, encore utile, composé par Canestrini, La scienza et l’arte di stato desunta dagli atti officiali della repubblica fiorentina e dei Medici ; parte 1 : L’imposta sulla richezza mobile e immobile, Le Monnier, Firenze, 1862. Élément dans l’histoire de l’antimachiavélisme, la valorisation récente de Guicciardini n’est pas le phénomène le moins singulier quand on songe aux liens qui unissent la redécouverte de Guicciardini à l’activité de Thiers.
29 Pour le projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen, imprimé par ordre de la Convention le 24 avril 1793, M. Robespierre s’exprimait ainsi : « Vous parlez aussi de l’impôt pour établir le principe incontestable qu’il ne peut émaner que de la volonté du peuple ou de ses représentants ; mais vous oubliez une disposition que l’intérêt de l’humanité réclame : vous oubliez de consacrer la base de l’impôt progressif. Or, en matière de contributions publiques, est-il un principe plus évidemment puisé dans la nature des choses et dans l’éternelle justice que celui qui impose aux citoyens l’obligation de contribuer aux dépenses progressivement, selon l’étendue de leur fortune, c’est-à-dire selon les avantages qu’ils retirent de la société » ; Robespierre, Textes choisis II, Éditions sociales, Paris, 1973, p. 135.
30 Voir A. Gallante-Garone, Philippe Buonarotti et les révolutionnaires du xixe siècle (1951), Champ libre, Paris, 1975, p. 187-196.
31 H. Barboux, « De l’impôt sur le revenu à Florence au xve siècle », Revue politique et parlementaire, 54, 1898, p. 517-547, in fine, après avoir évoqué les principes de 1789 contre ceux de 1793. Au lendemain de la Commune de Paris, le texte de Guicciardini avait déjà été utilisé dans le même sens. Esquirou de Parieu reste, quant à lui, plus mesuré.
32 L. F. Marks, « La crisi finanziaria », art. cit., p. 54. Se fondant sur les analyses de Marks, R. Von Albertini, Firenze dalla repubblica al principato, storia e conscienza politica (1955), Einaudi, Torino, 1995, p. 18, résume : « Le problème de la façon de se procurer les grosses sommes d’argent qu’exigeaient les traités avec la France et la guerre contre Pise accrut la tension entre la petite et moyenne bourgeoisie représentée au Grand Conseil et les grandi encore nombreux à la seigneurie et chez les Dix de la guerre. Un tel contraste atteint son point critique dans la discussion sur la decima scalata, un impôt progressif sur les revenus fonciers clairement dirigé contre l’aristocratie florentine. » En note, l’historien suisse renvoie aux arguments « fameux » de Guicciardini et à l’article d’A. Renaudet, « Guichardin économiste », Éventail d’histoire vivante en hommage à L. Febvre, A. Colin, Paris, 1953, vol. II, p. 207-219, lequel se compose principalement d’une traduction partielle du texte de Guicciardini.
33 Par exemple, dans le « Discorso di Logroño » (1512) in Guicciardini, Dialogo e discorsi del reggimento di Firenze, Laterza, Bari, 1932, Guicciardini écrit : « Il faut ajouter que si le peuple doit en délibérer [des impôts et des discussions pécuniaires], il se précipite ut plurinum vers des mesures injustes et pernicieuses qui pèsent lourd et rapportent peu ; et comme au Conseil il y a plus de pauvres que de riches, la distribution n’est pas proportionnelle car ils voudraient faire tout payer aux riches et n’en rien ressentir eux-mêmes, ce qui est injuste et dommageable : en effet, bien que les riches doivent aider la cité, il convient de les préserver parce qu’il lui font honneur et en sont l’ornement et pour qu’ils puissent l’aider encore en d’autres temps » (trad. de J.-C. Zancarini et J.-L. Fournel, in Guicciardini, Écrits politiques, PUF, Paris, 1997, p. 70). Dans le Dialogue sur la façon de régir Florence (1521), Guicciardini paraît plus réservé sur ce chapitre, s’attachant surtout à critiquer l’usage que firent de l’impôt les Médicis, celui d’un « poignard » pour s’assurer de leurs ennemis. Réserve d’ailleurs logique puisque le dialogue est situé en 1494.
34 G. Canestrini, La scienza e l’arte di Stato…, op. cit., p. 264, associait déjà le texte sur la decima scalata à un passage des Storie Fiorentine : « ... après de nombreuses disputes il fut finalement proposé un impôt injuste et malhonnête, au grand dommage de ceux qui avaient des revenus fonciers […] Ce mode [de taxation] ainsi proposé, bien qu’étant très injuste et nuisible pour le public, car il est de l’utilité de la cité de maintenir les richesses, reçut cependant une certaine faveur, chacun pensant à ses propres commodités… » (A. Montevecchi (a cura di), Rizzoli, Milano, 1998, p. 320 sq.). Si, comme le pense le principal biographe de Guicciardini, le texte sur la decima scalata a été écrit vers 1521, alors que les Storie Fiorentine ont été interrompues en 1509, il paraît difficile de rassembler ces deux textes sans les rattacher aux problèmes liés à l’évolution de la pensée de Guicciardini. Cf. R. Ridolfi, Vita di Guicciardini, Rusconi, Milano, 1982, p. 377, note 8.
35 F. Guicciardini, « La decima… », op. cit., in principio : « A tempo delle guerre di Pisa fu proposta in Firenze una imposizione, che si chiamò la decima scalata, la quale era che chi aveva cinque ducati o manco di decima, pagassi una decima ; chi aveva dieci ducati di decima, pagassi una decima ed uno quarto ; chi n’aveva quindici, pagassi una decima e mezzo ; e cosi successivamente, per ogni cinque ducati che l’uomo aveva di decima, si multiplicava uno quarto più, non potendo però passare, per uno, tre decime. Ed essendo venuta questa provisione in consiglio grande e non si vincendo, chi la favoriva parlò cosi : […] ».
36 Si notre étonnement peut naître de ces deux faits, il convient de donner surtout du poids au refus du Grand Conseil, le statut du texte de Guicciardini restant obscur : par exemple, on n’attendra pas d’un simple exercice d’écriture de l’avocat Guicciardini ou du sceptique Francesco une conclusion que celui qui fut ufficiale del Monte, un temps après le retour des Médicis, pourrait fort bien avoir du mal à tirer et soutenir drastiquement. En dépit de l’échec de son effort pour construire une théorie aristocratique, il n’en reste pas moins vrai que Guicciardini, même désabusé, reste un aristocrate défendant sa position et théorisant ses opinions. Cf. le bref volume de G. Cadoni, Un governo immaginato, l’universo politico di Francesco Guicciardini, Jouvence, Rome, 2000.
37 F. Guicciardini, « La decima… », art. cit., p. 197 : « non hanno voluto offendere quegli che esclamano contro a questa provisione, che sono persone potenti e de’principali della città […] Queste ragione paiono prima facie vere e belle, ma chi le considera più a dentro e non si lascia ingannare dalla superficie delle cose, la troverrà fallace e piene di vanità ».
38 Quelques informations factuelles supplémentaires dans le passage évoqué des Storie Fiorentine, ou dans l’extrait de l’Istoria Fiorentina de Piero Parenti rapporté par L.F. Marks, « La crisi finanziaria… », art. cit., p. 58.
39 F. Guicciardini, « La decima… », art. cit., p. 197 : « questa provisione… è dannosa… perchè fa e’ricchi poveri, che é detrimento della città, perché sono quelli che l’onorano, e ne’ bisogni la aiutano, etiam suvvengono con diversi modi alle necessità de’ poveri ; ed ogni governo bene ordinato ricerca che non si alterino le condizione di persona, ma si conservi ciascuno nel suo grado ».
40 Ibid., p. 211 : « Non e questo fare la via alle discordie, non è questo dare fomento a chi desidera la mutazione del governo, non è questo aprire una porta a Piero de’ Medici ? » ; et p. 215 : « penseranno più tosto andare a abitare altrove ».
41 Ibid., p. 198 : « anzi el povero può dolersi e chiamare questa gravezza ingiusta ed inequale perchè la non sconcia nelle cose necessarie e’ricchi parimente come lui, ed ha causa di querelarsi di chi la propone, poi che al ricco s’ha rispetto ed a lui non s’ha compassione » ; p. 199 : « Questa sarebbe la giustizia e la equalità delle gravezze, se le fussino di sorte, che cosi come noi siamo cittadini di une medessima città e tutti oggi di pari l’uno all’altro, le ci riducessino anche tutti in uno medesimo modo di viver ; […] Se ci cognoscessino uomini di quella sorte che noi doverremo essere, e che considerassino che noi siamo sanza comparazione più di loro, e che oggidi la fava di ognuno di noi vale tanto quanto la sua, sono certo farebbono manco romore, perché dibiterebbono che noi non aprissimo gli occhi e ponessimo una gravezza che fussi giusta ed equale, cioè che gli toccassi in sul vivo e non gli solleticassi come fa questa, la quale è ingiusta, perché grava sanza comparazione più el povero che el ricco ».
42 Voyez les indications bibliographiques, note 1.
43 Par exemple, dans la seconde provision enregistrée le 7 juin 1498, afin d’assigner quelques formes de revenu à ceux qui ont prêté à l’État, afin de pourvoir aux besoins occurrents et pour payer les soldats, pour ne pas, enfin, « fatiguer les bourses » des citoyens par un impôt direct, est ordonnée l’augmentation des droits de passage des portes de la cité et l’augmentation des impôts indirects sur le sel. La plus grande partie de ces taxes (les 3/4) devait être assignée aux frais d’un emprunt forcé de 50 000 florins pour lequel les citoyens-créditeurs recevraient un intérêt de 12 %. ASF. Prov. Reg., 189, 7 juin 1498.
44 Sur l’importance du Conseil del Cento dans le dispositif institutionnel des Médicis, d’abord N. Rubinstein, The Governement of Florence under the Medici, 1434-1494 (1966), Clarendon, Oxford, 1997.
45 Encore en novembre 1499 : « per mantenere la fede data… con la Christiani Majesta del Re di Francia… bisogna provedere a qualche somma di danari… se ne debbi pagare prima e inavanzi a ogni altra cosa almeno 10 000 fiorini d’oro in oro ». ASF. Prov. Reg., 189, 15 nov. 1999.
46 ASF, Cento, 2, 4 août 1481 ; Cento 3, 15 juillet 1490. Voir L.F. Marks « The financial oligarchy… », op. cit. ; N. Rubinstein, The Government of Florence…, op. cit., en particulier p. 232-238 : « The Cento represented, more than the ancient councils, the views and interests of the ottimati ». Cf. aussi G. Ciappelli e A. Molho, « Lorenzo de’Medici and the Monte. A note on sources », Rinacimento, 37, 1997, p. 243-282.
47 Le 25 septembre 99 (ASF. Prov. Reg., 190), on nomma une commission d’enquête ayant pleine autorité pour examiner les comptes de ceux qui avaient été liés aux matières financières dans la gestion de la guerre. Sur cet épisode très important, il n’existe pas encore une étude systématique. Voir la phase ultérieure avec la provision du 18 sept. 1500 in Provvisioni, op. cit., vol. 2, p. 140-147 ; et G. Cadoni, « La crisi istituzionale degli anni 1499-1502 », in Lotte politiche e Reforme, op. cit., p. 101-175.
48 F. Guicciardini, « La decima… », art. cit., p. 204 : « E si mi fussi detto, che poi che la ricchezze superflue sono nocive, si doverrebbe pensare a un modo di gravezza che battessi non solo chi ha troppe possessione, ma ancora questi mercatanti ricchi ed uomini danarosi, e chi ha entrate grosse di monte, io rispondo […] »
49 F. Guicciardini, ibid., p. 201 : « la città non ha e’più inutili ed e’ più perniziosi cittadini, che questi che vivono in sulle entrate grosse delle possessione » ; p. 200 : « che uno abbia troppe possessione, non può essere sanza detrimento degli altri, perché se uno n’ha più che el bisogno, é necessario che gli altri n’abbino manco che el bisogno […] cosi questa ricchezza di possessione eccessiva è con danno degli altri, perché toglie agli altri la parte loro » ; p. 201 : « Donde nascono le carestie, se non in gran parte da costoro, che non pensono mai a altro se non che el grano vaglia, e di serbarlo a’tempi che loro lo possino vendere uno occhio di uomo ? Costoro sono corrutori delle città, perché per lo ordinario sono gente nate ed allevate in sulle ricchezze, ed in una spezie di ricchezze come sono le possessione, che si può dire che si mantenga sanza fatica e sanza industria […] nuocono a tutti gli altri con lo esemplo, perché… vergognandosi non potere comparire onorevole comme loro… e per mantenersi pari a loro… tengono più conto de’danari che della anima, diventano fraudulenti, venali, usurpatori di vicini, di chiese, di spedali e di communità ; e dove vegghino potere guadagnare, o per dire meglio rubare, fanno uno piano della virtù, dell’onore, della patria e di Dio ».
50 ASF. Prov. Reg., 185, 5 février 1495 : « seguitando etiam dio quello che del mese di dicembre proximo passato fu prudentemente ordinato cioe che tale distributione [delle gravezze] si dovessi fare in su e beni immobili, per non alterare gli exercitii et traffichi della città, de ‘quali tanto fiorito e si gram popolo per la maggior parte si pasce et nutricha… » (Cf. E. Conti, L’imposta diretta…, op. cit., p. 297.)
51 F. Guicciardini, « La decima… », art. cit., p. 204-205 : « la riccheza di questi tali non è con danno degli altri, perché non ristrigne la roba a nessuno, ed e’danari che uno nostro cittadino guadagna, o andando di fuora, o mandando mercatantie in vari luoghi, se non li guadagnassi lui, non sarebbono nella nostra città né in borsa degli altri cittadini aquali non solo non toglie, faccendosi ricco, ma ancora fa beneficio conducendo danari in Firenze […] la roba fondata in sulle mercatantie ha bisogno continuo di industria e diligenzia, non si danno allo ozio… e danari che guadagnano con fatica non gli spendono si largamente come chi è avezzo in su la entrata delle possessione ».
52 Ibid., p. 204 : « quanto al monte, io direi el medesimo che delle possessione, perché ci sono le ragione medesime, se non ci fussi el rispetto della fede publica sotto la quale loro hanno creduto e comperato, che sarebbe troppo grande diffeto a macularla ».
53 On peut lire, par exemple, quelques mois avant le vote de la decima scalata, la réaffirmation des principes d’une telle obligation et des taux d’intérêt afférents (discretioni) dans la provision du 20 septembre 1499, ASF. Prov. Reg., 191.
54 F. Guicciardini, « La decima… », art. cit., p. 201 : « el vivere nostro… non patisce tagli o rimedi caldi… Non si tolghino a nessuno le possessione che ha, non si spogli o condanni chi n’ha più che el debito, ma vi si sponga su una gravezza discreta, di sorte che par sgravarsi sia sforzato a vendere ; o se pure vuole tenere questa boria… sia costretto dare el superfluo a’bisogni della patria ».
55 Ibid., p. 215 : « Massime che questo delle possessioni sarà giuoco di poche tavole, perché, come io ho detto, la decima scalata grava assai e riscuote poco, e chi vuole andare conquesta gravezza, bisogna vi torni presto ». Et, en effet, Pise n’étant pas reprise, on voit que, dans les mois qui suivent, la decima scalata de janvier 1999 servit de modèle et de base ordinaire des taxations extraordinaires. Par exemple, ASF. Prov. Reg., 192, 26 avril 1501.
56 Cf. L.F. Marks, « La crisi finanziaria… », art. cit., p. 58.
57 « Les entrées publiques, dont une large part est confisquée par le Monte, ne sont pas suffisantes », note par exemple Guicciardini dans le Discours de Logroño (trad. cit., p. 54).
58 Tels furent les résultats de l’établissement du cadastre, commandé en 1495 et terminé, pour les habitants de la ville, en 1498, de faire paraître une telle concentration de la richesse immobilière que le rapport de la decima, ainsi qu’elle avait été initialement négociée et ordonnée, s’en trouvait trop limité. Afin de rendre « plus vive une telle distribution » et pour que « la decima sur les citadins apporte la plus grande somme possible », on légiféra : la decima serait appliquée non pas en fonction de la nature des foyers définis par le cadastre mais en fonction « de la qualité des personnes », l’arbitraire de l’estimation « par tête » étant limité par la définition d’un maximum et d’un minimum ; ASF. Prov. Reg., 189, 12 juin 1498. E. Conti, L’imposta diretta…, op. cit…, p. 298. F. Martelli, « Alcune considerazioni sull’introduzione della « decima » a Firenze in epoca savonaroliana », in G.C. Garfagnini (a cura di), Savonarola e la politica, Galluzzo, Firenze, 1997, p. 131-148, p. 139, relève justement que le minimum qui fut appliqué ne pouvait réduire l’évidente « disparité de traitement entre les citoyens ». Mais ne sachant pas « si et comment fut résolu un tel problème », il me semble s’égarer en émettant l’hypothèse d’un lien entre l’estimation par tête et le phénomène d’évasion fiscale.
59 P. Bayle, Dictionnaire historique et critique, Rotterdam, 1702, art. « Savonarola, Jérôme ». À l’occasion de la commémoration de sa mort (certains volumes produits à cette occasion ont été mentionnés au cours de cette étude), Savonarole semble avoir trouvé plus de zélateurs que d’accusateurs. Dans le concert des approbations, une voix discordante : G. Cadoni, « Tale stato non può stare così… », in Savonarola e la politica…, op. cit., p. 93-110 (rééd. in Lotte politiche e Riforme, op. cit., p. 213-236) ; voir aussi les doutes lucides et les justes interrogations de N. Rubinstein, Indirizzo di saluto…, ibid., p. XVII-XVIII. En traduction française, reste un classique : D. Weinstein, Savonarole et Florence (1970), Calmann-Lévy, Paris, 1973.
60 G. Savonarola, Prediche sopra Aggeo, a cura di L. Firpo, Belardetti, predica 13, Roma, p. 224 (trad. fr. par J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, in Savonarole, Sermons, écrits politiques et pièces du procès, Seuil, Paris, 1993, p. 99-100).
61 L.F. Marks, « The Financial oligarchy », art. cit., p. 130: « In that year the Monte Comune was still suffering from a deficit due to continued military expenditure. But in allocating revenues, the Monte delle doti was given clear precedence over all other ordinary investments ». Sur la question des dots comme pièce centrale du dispositif général de l’institution financière, l’exposé d’A. Molho en ce volume et la bibliographie afférente, en particulier, A. Molho, Marriage Alliance in Late Medieval Florence, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1994 : par les dots, une grande partie de la société se trouvait impliquée dans le fonctionnement de la dette publique, autrement que pour en payer le service par l’impôt ; mais le dispositif, dans son effectivité, ne bénéficiait qu’à un groupe social extrêmement restreint, celui qui prêtait à court terme et à des taux particulièrement élevés.
62 La continuité du fonctionnement du Monte par-delà la discontinuité qu’introduisit l’institution du Grand Conseil s’observe, par exemple, avec la provision du 27 mars 1495 qui réforme le Monte en se fondant explicitement sur la provision de janvier 1492.
63 Voyez le parallèle que Machiavel établit entre l’usage de la religion par l’aristocratie romaine et Savonarola en D.I.11 ; sans oublier cette précision concernant la réforme constitutionnelle : « Et ainsi, la religion bien utilisée permit […] la restitution du tribunat à la noblesse ; ce qui sans ce moyen aurait été conduit difficilement » (D.I.13.[5]).
Auteur
Jérémie Barthas soutiendra en mai 2006 une thèse de doctorat portant sur Machiavel et les finances publiques florentines. Il est actuellement ATER, près le Centre de Recherche Historique de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et membre du groupe de recherches « Dons, monnaies, prélèvements ».
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