Précédent Suivant

Introduction. Dettes d’État, dette publique

p. 1-19


Texte intégral

1L’endettement de l’État a incontestablement joué un rôle très important dans l’histoire. Tout le monde a bien sûr en tête la crise financière, provoquée par un endettement colossal, de la monarchie française à la veille de la Révolution. On pourrait citer d’autres exemples bien connus, comme l’accumulation des dettes dans les monarchies européennes en guerre à la fin du xviie siècle, ou l’énorme déficit que les États-Unis creusent depuis une vingtaine d’années. Le colloque organisé par le Centre de Recherches Historiques de l’École des Hautes études en Sciences Sociales (UMR 8558 du CNRS), qui est à l’origine de cet ouvrage, avait pour ambition de penser historiquement la dette publique sans se limiter à ces cas de figure classiques. Il s’agissait au contraire d’élargir la perspective à des contextes très variés, n’hésitant pas à juxtaposer des exemples aussi différents que la Rome ancienne et le Japon de l’ère Meiji, la Chine des Song et les États-Unis du xixe siècle. L’objectif était de décrire et de comprendre la multiplicité des formes prises par l’endettement de l’État et les différentes conditions nécessaires pour que cet endettement devienne une dette publique. Car l’État, sous ses différentes formes plus ou moins primitives, a, de tout temps, ou presque cherché à emprunter sans que l’on puisse pour autant parler de dette publique ou même de crédit d’État qui, comme le rappelle Herbert Lüthy, diffère de « la simple possibilité pour l’État de trouver des prêteurs ou des fournisseurs qui lui font crédit1 ».

2Pour débuter une telle enquête, il serait certes possible de s’appuyer sur les définitions usuelles de la dette publique, comme celle donnée par The New Palgrave (1987) (« Public debt is a legal obligation on the part of a government to make interest and/or amortization payments to holders of designated claims in accordance with a defined temporal schedule »), ou celle, plus ancienne, proposée par le Dictionnaire des finances (1899) (« La dette publique est l’ensemble des obligations que l’État a contractées envers ses créanciers »), mais elles sont à la fois trop générales et, d’une certaine manière, trop exigeantes. Proposons, en guise d’introduction, deux grilles d’analyse – l’une centrée sur les caractéristiques historiques de la dette publique, l’autre sur les analyses qu’en a faites l’économie politique –, qui n’ont d’autre objectif que de proposer quelques pistes de lecture aux contributions réunies dans ce volume.

Trois caractéristiques de la dette publique

31. La première caractéristique, c’est un truisme, est que la dette doit être publique. Elle ne doit pas apparaître comme personnelle, c’est-à-dire comme l’engagement d’une personne, fût-elle prince ou roi, mais de la collectivité dans son ensemble, que ce soit une cité ou un État. La qualification de la dette royale en dette publique revêt un aspect politique car elle participe à la relation que le roi entretient avec les propriétés de ses sujets. Cette dimension publique explique sans doute pourquoi l’idée de « dette publique », au moins sous sa forme rudimentaire, apparaît plus précocement dans certaines cités de la Renaissance italienne, comme Florence ou Venise. Or, pendant longtemps, comme l’explique Philippe Hamon à propos de la France, le crédit royal est demeuré associé au crédit personnel. C’est également le cas pour les très rares exemples d’emprunts souscrits par les empereurs romains : ainsi, celui réalisé par Auguste pour ses grands travaux est à la limite de l’emprunt privé et de l’emprunt par l’État (Jean Andreau). Le cas anglais est probablement assez différent après 1688, et très tôt les commentateurs insistent sur le fait qu’une dette nationale ne peut pas être la dette personnelle d’un souverain. Daniel Defoe l’explique dans son Essay upon Publick Credit publié à Londres en 1710: « As the public credit is national, not personal, so it depends upon no thing or person, no man or body of men, but upon the government, that is the Queen and parliament »2.

4Une conséquence importante est que, bien souvent, le prêteur doute de la capacité ou de la volonté de l’emprunteur de servir les intérêts de sa dette ou de la rembourser. Une solution à ce problème de confiance a été trouvée, vite devenue classique : solliciter les corps intermédiaires, qui jouissaient bien souvent auprès du public de la réputation justifiée d’être plus solvables que le roi. La monarchie française usa largement de ce détour, avec par exemple les rentes sur l’Hôtel de Ville à partir de 1522 ou, comme l’a fort bien montré David Bien dans plusieurs études devenues classiques3, le crédit des corporations en échange de l’octroi ou de la confirmation de privilèges. Cette procédure n’est d’ailleurs pas réservée aux monarques dépensiers ou peu crédibles : elle peut aussi concerner des États solides, même contemporains, placés dans une conjoncture difficile. Ce fut le cas de la France après la Première Guerre mondiale, qui créa une Caisse autonome d’amortissement en 1926 afin de servir de « paravent » à l’État pour rassurer les souscripteurs de la dette publique et maintenir son crédit (Laure Quennouëlle).

5Soulignons également que l’explication proposée par Léopold Migeotte quant à l’absence de dette publique dans les cités de la Grèce ancienne – pourtant très familières de l’emprunt – résida également dans le caractère personnel des engagements auxquels elles ont souscrit. La grande différence est que, ce qui manque aux cités par rapport aux appareils étatiques plus développés, c’est une certaine forme d’abstraction, nécessaire pour que ses membres ne traitent pas les dettes de la cité comme leurs propres dettes.

62. La seconde caractéristique, liée par bien des aspects à la précédente, est la continuité. La dette publique n’existe qu’à partir du moment où les engagements pris par un monarque ou un gouvernement sont par principe respectés par leur successeur. Cette continuité ne va pas de soi, pour deux raisons.

7La première est qu’elle soulève la question de la pérennité « morale » de l’organisme emprunteur, qui est une conquête historique lente et souvent remise en cause, ce que prouvent plusieurs des contributions réunies dans ce volume. C’est sans doute pourquoi les premières apparitions de ce principe de continuité ne sont pas à chercher du côté des monarchies ou des États, mais plutôt d’organismes plus réduits et dotés d’une personnalité inscrite dans la longue durée. C’est le cas d’un monastère, comme le montre Alain Boureau à propos du monastère anglais d’Evesham dont l’un des moines réussit, au début du xiiie siècle, à contracter une grosse dette en arguant de ce bel et fort argument que « le couvent est comme immortel », à la différence de l’évêché qui souffre de la forte confusion existant entre les dettes personnelles de l’évêque et celles qui résultent de la gestion de l’évêché.

8La seconde raison, comme l’explique Joseph Garnier dans son Traité de finances (1872), est qu’il existe une tension entre, d’un côté, l’intérêt des gouvernements qui « les porte à tenir les engagements de leurs prédécesseurs alors même qu’ils les ont renversés », certains qu’ils sont que le crédit est une chose qui ne peut pas s’obtenir par la force, et, d’un autre côté, la capacité qu’ils ont, à la différence de tous les autres emprunteurs, de ne respecter que partiellement leur parole et d’imposer des conditions rétroactives4. De ce fait, l’histoire financière des monarchies européennes est pleine de ce que l’on pourrait pudiquement appeler des discontinuités, les banqueroutes plus ou moins déguisées succédant aux tentatives des monarques de gagner non sans mal la confiance du public. La même tension est à l’œuvre dans l’histoire de l’office dans la France moderne. Robert Descimon montre que l’on peut l’interpréter comme le cheminement difficile entre le xvie et le xviiie siècle vers la consolidation de ce qui s’apparente à une dette publique, mais cette consolidation est toujours minée par « une certaine insécurité juridique », le roi pouvant réduire de diverses manières les retours financiers attendus et surtout suspendre l’hérédité des offices. Le paradoxe est que la Révolution, régime nouveau s’il en est, par respect de la propriété, reconnut la continuité des engagements de l’État en reprenant les dettes des compagnies d’officiers et en remboursant les emplois vénaux avec la création des assignats5. Certaines similitudes se retrouvent avec le Japon de Meiji dont les premiers dirigeants assumèrent l’héritage des créances massives accumulées par le régime des Tokugawa en les transformant en dette publique (Guillaume Carré).

9En ce sens, on peut considérer le xixe siècle européen comme le siècle du rentier public : en plus de la baisse des prix qui valorise d’autant le capital investi, se développe alors la croyance en la force et la perpétuité de l’État, et donc en son souci de respecter la parole donnée. Dans son Traité de la science des finances, Paul Leroy-Beaulieu explique ainsi que le crédit public se distingue du crédit privé car un État « peut être considéré comme un être éternel ». De son côté, Léon Say, à l’extrême fin du siècle, évoque le caractère sacré de la dette publique :

« Mais, quelles que soient en théorie les divergences d’opinion sur les avantages ou les désavantages d’une Dette, il est un point que, dans la pratique, notre pays a mis depuis quatre-vingts ans en dehors et au-dessus de toute discussion, c’est que la Dette, une fois créée, constitue un engagement sacré et que les dépenses qui s’y rapportent ont un caractère obligatoire et en quelque sorte privilégié6. »

10Il existe cependant de multiples situations historiques où cette continuité n’apparaît pas. Il en est ainsi de Rome (Jean Andreau), ou même des cités grecques (Léopold Migeotte), deux cas où l’emprunt public est toujours resté une exception temporaire dans le but de répondre à des besoins précis et immédiats, sans entraîner la constitution d’une dette pérenne. Il en est également ainsi des empires qui sont soumis à une contrainte financière moins temporelle que spatiale puisqu’il s’agit, par l’emprunt public, d’obtenir de l’argent là où il s’avère nécessaire, en l’occurrence les marges où se conduisent les opérations militaires. C’est le cas de l’empire espagnol au xvie siècle, soucieux de financer les guerres dans les Pays-Bas, mais aussi de la Chine des Song confrontée au problème de l’approvisionnement des armées faisant face aux populations Tangut dans le Shaanxi, sur la frontière du Nord-Ouest (Christian Lamouroux).

113. La troisième caractéristique concerne la connaissance de la dette. La notion de dette publique ne trouve en effet un certain achèvement que dans la mesure où elle acquiert une relative stabilité et unité. Cela suppose qu’elle soit bien identifiée. Il faut distinguer entre la connaissance de l’état des finances par l’administration elle-même et l’information dont dispose le public sur l’endettement de l’État. Le premier aspect est mal connu, malgré certains travaux importants7. Contentons-nous ici d’un simple indice qui n’a qu’une valeur limitée : d’origine anglaise, le mot « budget » n’apparaît en France que vers 1764, remplaçant progressivement le mot « finances » en usage depuis le Moyen Âge. Cela suppose une volonté nouvelle de connaissance, de contrôle et de prévision, même si, comme l’a montré Alain Guery, une partie de ce qui nous semble être de la confusion dans la documentation sur les finances de l’Ancien Régime provient de la technique financière assez particulière alors en usage8.

12Concernant l’information dont disposent les prêteurs sur les finances publiques, à la nécessité du secret pour ne pas effrayer le public s’oppose l’exigence contraire de publicité pour en obtenir la confiance. Le secret des finances est chose essentielle, ce sont les arcana imperii qui relèvent de la raison d’État9. C’est ainsi que s’explique l’importance du célèbre Compte Rendu au roi, rédigé et surtout rendu public par Necker en janvier 1781. Dans son préambule, Necker regrettait qu’en France on fasse « constamment un mystère de l’état des finances », ce qui conduit à mettre en doute la parole de l’État à laquelle « les hommes d’expérience » ne croient plus que « sous la caution, pour ainsi dire, du caractère moral du ministre des finances ». La confiance publique, indispensable aux finances d’un État moderne, ne peut être gagnée qu’au travers de comptes rendus de ce type, une institution (le mot est de Necker) qui devrait même devenir permanente. Les finances de l’État, et en particulier les dettes, ne sauraient donc échapper à la discussion ouverte que la nouvelle société d’opinion publique, lentement affirmée après 1750, cherche à imposer au monarque. L’argumentation de Necker mobilise bien sûr la comparaison avec l’Angleterre, dont l’immense crédit n’est pas seulement dû à la nature de son gouvernement mais aussi à « la notoriété publique à laquelle est soumis l’état de ses finances. Chaque année, cet état est présenté au Parlement, on l’imprime ensuite ; et tous les prêteurs connaissent ainsi régulièrement la proportion qu’on maintient entre les revenus et les dépenses, ils ne sont point troublés par ces soupçons et ces craintes chimériques, compagnes inséparables de l’obscurité10 ». Soulignons pourtant que le secret des finances s’observe encore en plein xxe siècle, comme le rappelle Laure Quennouëlle. La Grande Dépression a été l’occasion de recourir à des moyens peu orthodoxes pour financer le déficit budgétaire, sur lesquels l’État est resté discret afin de préserver son crédit.

13Ces trois caractéristiques constituent autant d’interrogations à adresser aux divers cas de figure historiques étudiés dans cet ouvrage. Bien sûr, leur complète réalisation est rare et dépend pour une bonne part du degré d’affirmation de l’État. En ce sens, la dette publique n’a eu pendant longtemps qu’une existence partielle, tronquée, à l’achèvement souvent remis en cause par les aléas politiques. Les contributions réunies dans ce volume en sont une illustration puisque, si certaines évoquent des dettes publiques au sens précis de l’expression, beaucoup analysent des dettes de collectivités, d’empires ou de monarchies qui ne sont que partiellement, à des degrés variables, des dettes publiques, voire qui n’en sont pas.

14L’Europe fournit les meilleures illustrations de cette lente émergence, toujours conditionnelle, mais en fin de compte toujours décisive, au sein de laquelle la guerre eut un rôle essentiel, presque permanent, comme facteur d’un endettement cumulatif qui doit être consolidé avec les moyens du bord en période de paix. C’est ce qu’a bien compris Necker, suivi par plusieurs auteurs du xixe siècle, lorsqu’il montre que l’argent levé grâce au crédit public a fortement accru les capacités guerrières des États, et donc les destructions que seules de nouvelles dettes, et un nouvel appel au crédit, pourront réparer. Cette dynamique de la guerre et de l’endettement est au cœur de l’histoire européenne.

Économie politique et dette publique

15Très tôt, dès la fin du Moyen Âge, les réflexions se multiplient autour de la question des emprunts publics, de leur licéité, de leur utilité ou de leur nocivité.

16Les auteurs scolastiques ne se sont guère intéressés au gouvernement économique des cités ou des États, hormis la question des finances publiques qui devint centrale à la fin du Moyen Âge. À partir de la fin du xiiie siècle, juristes et théologiens italiens débattirent du caractère moral ou non du financement par l’emprunt des dettes des cités, en particulier pour les plus importantes d’entre elles : Venise, Gênes et Florence. L’emprunt public souleva deux débats différents. Le premier concerne l’interdit porté par l’Église contre l’usure, rappelé avec force par les scolastiques depuis Thomas d’Aquin. Cette question généra de nombreuses discussions jusqu’à la fin du xviiie siècle – on se souvient que la grande encyclique Vix pervenit de Benoît XIV (1745), réaffirmant le caractère illicite de l’usure, fut provoquée par les écrits de Scipione Maffei défendant le recours à l’intérêt pour les emprunts publics émis par la ville de Vérone –, mais, en pratique, elle n’a nullement empêché l’essor du crédit public11. Le second concerne la légitimité des emprunts effectués par une cité-État. Julius Kirschner a montré que le rôle des théologiens et des canonistes, comme le Florentin Lorenzo Ridolfi ou le Vénitien Pietro d’Ancarano, fut essentiel pour faire admettre l’autorité morale et légale des cités à procéder à des emprunts (volontaires ou forcés) dans un certain nombre de cas (la défense de la communauté, par exemple)12.

17Les xvie et xviie siècles furent une période de développement très intense du crédit public en Europe, comme le montrent plusieurs des contributions de ce volume. Elle s’accompagna de la rédaction de nombreux projets concernant les finances publiques, l’emprunt, mais surtout la fiscalité, et les façons pour l’État d’augmenter ses ressources financières et de réduire ses dettes13. Il fallut cependant attendre le début du xviiie siècle pour qu’apparaisse une réflexion autonome sur la dette publique. Deux facteurs y ont contribué : l’essor de l’économie politique depuis la fin du xviie siècle et la répétition de guerres de plus en plus coûteuses dans l’Europe de Louis XIV. L’argumentation économique – à dire vrai d’un niveau plutôt faible, comme le souligne Schumpeter, car « le jugement et le plaidoyer l’emportaient largement sur l’analyse14 » – se focalisa sur deux thèmes privilégiés par l’analyse économique des Lumières : la circulation monétaire et l’utilisation de l’épargne disponible.

18Un premier courant défendait le recours à la dette publique comme moyen pour augmenter la quantité de monnaie en circulation. L’auteur de référence est John Law pour lequel, comme le souligne Antoin E. Murphy dans sa contribution, il existait un lien étroit entre la crise monétaire dont souffrait la France de la Régence et le niveau très élevé de sa dette publique. Son idée était que la consolidation à long terme de cette dernière par le biais de la Compagnie des Indes conduirait à une circulation monétaire accrue, puisqu’il considérait ses actions, à l’instar des précédents billets d’État, comme une quasi-monnaie. L’argument selon lequel la dette publique ne serait pas nocive mais bénéfique car elle stimulerait la circulation monétaire est de grande portée au xviiie siècle, car nombreux sont ceux, comme Boisguilbert, qui voient dans la thésaurisation et la pénurie monétaire qu’elle induit un problème économique majeur. Ce thème fut souvent repris par la suite. Ainsi Melon, disciple de Law, négligea dans son Essai politique sur le commerce les effets néfastes de la dette publique, ce qu’il exprima dans un jugement lapidaire qui lui sera souvent reproché par la suite, en particulier par Smith : « Les dettes d’un État sont des dettes de la main droite à la main gauche15 ». Il prenait soin cependant de préciser que le niveau de l’endettement ne devait pas être illimité et que le corps économique « ne se trouvera point affaibli s’il a la quantité d’aliments nécessaire et s’il sait les distribuer ». Ce courant, mieux représenté en France que dans le reste de l’Europe, trouva un écrivain de référence dans la seconde moitié du xviiie siècle en la personne d’Isaac de Pinto, auteur du Traité de la circulation et du crédit (1771), encore très souvent cité par les puritains de la finance publique au xixe siècle comme le symbole de l’erreur dans l’analyse du crédit public. Pinto considérait en effet que la « Dette nationale » enrichit la nation en augmentant son numéraire. « Sans la circulation factice [de papiers royaux] que les emprunts publics ont causée », estimait-il, la France ne se serait pas remise des dévastations de la guerre et elle ne connaîtrait pas la même prospérité16.

19Un second courant, très méfiant voire hostile à la dette publique, insistait sur les dangers que représente la mobilisation de l’épargne pour financer les dépenses improductives de l’État. Outre qu’elle tend à faire grimper les taux d’intérêt, elle prive l’économie d’une partie de ses ressources en capital. C’était la position exposée par Montesquieu dans un court chapitre de L’esprit des lois intitulé « Des dettes publiques » : « Quelques gens ont cru qu’il était bon qu’un État dût à lui-même : ils ont pensé que cela multipliait les richesses, en augmentant la circulation », position erronée car ce papier ne sera jamais autre chose que le gage d’une dette possédé par un particulier. Par contre, la dette publique a ce gros défaut qu’elle « ôte les revenus véritables de l’État à ceux qui ont de l’activité et de l’industrie, pour les transporter aux gens oisifs ; c’est-à-dire qu’on donne des commodités pour travailler à ceux qui ne travaillent point, et des difficultés pour travailler à ceux qui travaillent17 ».

20Ce souci du juste usage de l’épargne était largement répandu dans la seconde moitié du xviiie siècle, surtout en Angleterre, et Adam Smith ne fit que reprendre une idée commune quand il insista sur l’inutilité des dépenses de l’État, pour l’essentiel liées à la guerre18. Derrière ce discours, qui se voulait sage et prudent, se cachait en fait une peur assez partagée envers le caractère incontrôlable de ce gouffre financier qu’est l’État, appréhension qui explique pourquoi la dette publique – en forte croissance en Angleterre au xviiie siècle – apparut comme un motif prioritaire de réflexion outre-Manche tout au long du siècle des Lumières. Adam Smith, par exemple, était persuadé du manque de fiabilité de la parole de l’État, qui confinait souvent, selon lui, à la mauvaise foi. « À un certain niveau d’accumulation des dettes nationales, il n’y a guère d’exemple, je crois, qu’elles aient été loyalement et complètement payées. Le revenu public a toujours été libéré, si tant est qu’il l’ait jamais été, par une faillite, quelques fois par une faillite avouée, mais toujours par une faillite réelle, quoique souvent par un prétendu payement19 ». Cet aspect est fondamental car, outre que cette gestion de la dette publique constitue une atteinte au droit de propriété, elle est aussi une intrusion dans la vie économique inadmissible pour un libéral. Hume est sans doute celui qui a le mieux exprimé cette inquiétude britannique devant les effets destructeurs de la dette publique dont la constitution par l’État s’apparente plus à une recette mercantiliste qu’à une politique raisonnée20. S’il admettait que les valeurs d’État constituent un instrument de circulation, il insistait sur les effets en termes de désintégration du corps social, une trop grande partie de la richesse produite étant confisquée par les stock-holders, classe d’individus oisifs, détachés de l’État et de la nation21. En poussant son analyse jusqu’à ses limites, Hume montra que la dette publique constituait un péril majeur pour la société dans son ensemble.

21En France, à la fin du xviiie siècle, les impératifs de gestion d’une dette publique de plus en plus lourde, auxquels succéderont les problèmes liés à l’émission des assignats, suscitèrent un renouvellement de la réflexion sur la dette publique, devenue par bien des aspects – à l’instar de la fiscalité – un problème politique, en particulier lors de la création en 1776 de la Caisse d’amortissement et des polémiques qu’elle suscita22. Le paradoxe est que ce débat eut pour référence implicite la Grande-Bretagne et son contrôle de l’action gouvernementale, alors même que les économistes anglais s’inquiétaient du manque de contrôle de cette dernière. Turgot accepta le projet de la Caisse d’amortissement imaginée par le banquier suisse Isaac Panchaud, car il y vit une occasion de consolider le crédit public en instaurant un lien plus direct entre l’intérêt collectif incarné par le souverain et l’intérêt des particuliers. Necker reprit à son tour ce projet. Bien conscient de la différence constitutionnelle entre les deux pays, il espérait précisément que la Caisse serait un moyen d’assurer, dans un régime absolutiste comme la France, la continuité et la publicité de la dette, tout en contournant les intermédiaires, financiers et traitants, très coûteux pour les finances royales. L’idée forte sous-jacente à cette consolidation était que l’inflation, la croissance démographique et l’essor économique affaibliraient progressivement le poids de la dette. Cette vision optimiste n’était pas isolée dans le contexte d’une France marquée par le contraste entre une vraie croissance et un endettement colossal. Ainsi, peu après, en 1803, Canard, prenant une fois encore appui sur l’Angleterre dont l’enrichissement fut contemporain de l’accumulation d’une énorme dette, défendit l’idée que les emprunts publics sont une bonne chose à condition que l’économie soit en essor23.

22La consolidation des structures et de l’administration de l’État au cours du xixe siècle et la meilleure gestion de la dette publique eurent pour effet de banaliser, voire de naturaliser cette dernière. L’évolution fut très sensible dans le cas français, où les livres et articles la concernant se multiplièrent après 1815, non pas pour la mettre en question, mais pour réformer sa gestion. De même, il est significatif que Jean-Baptiste Say, l’héritier français d’Adam Smith, se distingue de son maître à propos des finances publiques. S’il dénonce les erreurs d’analyse du xviiie siècle (sur l’enrichissement ou l’augmentation de la circulation monétaire qu’entraînerait la dette publique), il défend l’utilité des « emprunts publics modérés », profitables si le gouvernement les emploie en « établissements utiles » car ils offrent « un emploi à de petits capitaux situés entre des mains peu industrieuses24 ». Cette approche modérée domina le xixe siècle, rassuré à la fois par la perpétuité de l’État, désormais inscrite dans les esprits, et par ce que le Dictionnaire de l’économie politique de Coquelin et Guillaumin (1853) appelle l’autonomie du capital (« on ne commande jamais aux capitaux »). L’auteur de la notice « Crédit public » peut ainsi expliquer que la grande différence entre le crédit public dans les sociétés modernes par rapport aux anciennes est que l’on chercherait vainement dans les premières « quelque trace où l’on ne rencontre ni ordre, ni sécurité ». On retrouve le même genre d’idées chez les auteurs de référence de la seconde moitié du siècle, qui défendent autant une morale économique bourgeoise dont l’État doit s’inspirer qu’ils exposent un argument technique. Le point commun est toujours que l’État doit faire preuve de modération et de prudence, et veiller au bon usage des fonds ainsi levés. Joseph Garnier explique ainsi que, si les gouvernements sont suffisamment « honnêtes, éclairés et prudents, on doit reconnaître que le crédit moderne porte le caractère d’un grand progrès dans le mécanisme social », mais il y faut de « sévères limites », que l’auteur illustre en multipliant les citations d’Adam Smith25. Point de vue similaire chez Paul Leroy-Beaulieu, qui conclut, après avoir abondamment présenté les arguments opposés au crédit public, que « les emprunts publics ne sont ni un bien, ni un mal : ou plutôt, disons-le nettement, la faculté pour un État de contracter des emprunts est un bien, un bien incontestable26 ». À la condition, bien sûr, qu’ils soient bien employés, c’est-à-dire pour des travaux qui, s’ils ne donnent pas un profit direct à l’entrepreneur, contribuent à sa formation, les chemins de fer étant l’exemple canonique souvent évoqué au xixe siècle. L’avantage évident est qu’ils dispensent l’État d’avoir une réserve métallique ou mobilière immédiatement réalisable27.

23Certains économistes, moins nombreux, défendirent des positions différentes. Quelques-uns, reprenant des thèmes déjà présents chez Hume, persistèrent à voir les dettes publiques comme un danger. T. N. Benard estimait ainsi qu’elles avaient atteint un niveau tel, dans les nations modernes, qu’elles menaçaient « d’ébranler sérieusement la stabilité des sociétés », car les intérêts des riches, nouvelle « classe d’opulents oisifs », étaient ainsi trop favorisés par rapport à ceux des travailleurs28. D’autres – économistes, publicistes ou hommes d’affaires –, en particulier sous l’Empire et au début de la IIIe République, recomman-dèrent au contraire fortement l’emprunt pour financer les travaux publics et permettre à l’État d’assumer ses missions. Isaac Péreire fut l’un d’eux. À l’occasion d’un commentaire sur le budget de 1877, il livra une réflexion politique sur la place que tiennent les emprunts productifs. Ils doivent financer le développement économique et social de la nation (amélioration des conditions de travail, élévation matérielle et intellectuelle des populations…). Dès lors, loin d’aiguiser une opposition entre les classes, le crédit public ouvre sur une collaboration entre ces dernières, indispensable pour asseoir la démocratie et une République encore contestée.

« Ce serait la pacification profonde du pays parce que, sous ce nouveau régime financier, la démocratie comprendrait qu’elle a la faculté de -conquérir régulièrement, dans la société, la place que lui promettent les droits politiques dont elle est investie, et qu’elle peut l’obtenir sans effort violent et sans nouvelles luttes entre le capital et le travail. Ce serait la véritable réalisation de l’égalité inscrite comme un droit dans nos Constitutions, de cette égalité appelée à passer de la théorie dans la pratique et qui doit, selon le mot de Condorcet, devenir un fait29. »

24Une telle utopie égalitaire par le biais de l’emprunt public n’était pas, on s’en doute, chose commune, mais elle eut une dimension prophétique car le siècle suivant, chargeant l’État de nouvelles responsabilités, élargira ses missions vers la réduction des inégalités et vers les transferts sociaux, pour le financement desquels la dette publique aura un rôle important.

25Une conception « classique » de la dette s’établit donc dans la seconde moitié du xixe siècle, perdurant jusqu’à la Première Guerre mondiale, avec quelques ouvrages de référence comme le Traité de la science des finances de Paul Leroy-Beaulieu, qui en était à sa huitième (et dernière) édition en 1912. Outre la prudence par rapport à une dette publique que l’on cherchait à diminuer, elle se caractérisait par une approche qui ne différenciait guère les dettes de l’État de celles des particuliers. La guerre de 1914-1918 constitua une rupture d’envergure car elle conduisit à la fois à une intervention massive de l’État dans le domaine économique et à une augmentation considérable de la dette publique. Par ailleurs, la crise de 1929 mit à mal une vision économiquement « neutre » de l’État, comme celle qui sous-tendait l’approche classique, que ce soit du point de vue d’une pragmatique économique, comme le New Deal, ou de la théorie, ainsi que l’illustra l’œuvre de Keynes. Avec la Théorie générale, ce dernier opéra une rupture avec l’approche classique dans le traitement de la dette publique à un double point de vue : il rejeta l’analogie entre dettes de l’État et dettes des particuliers ; surtout, il fut le premier à insérer le déficit budgétaire, et donc la dette publique, dans une analyse macro-économique.

26L’idée centrale est que, en période de dépression, la dépense publique est une arme efficace pour obtenir un équilibre de plein emploi, donc pour accroître l’activité, ce qui à terme permettra de financer la dette publique de telle sorte qu’elle ne pèsera pas sur les générations futures. Les politiques keynésiennes furent mises en œuvre par les gouvernements avec un décalage de deux décennies, dans les années 1960, comme arme anti-cyclique et soutien à la croissance. Les pays industrialisés rentrèrent par-là même dans un régime permanent de dette dans les années 1970 et 1980, car « pour la première fois dans l’histoire fiscale moderne, les gouvernements usèrent explicitement la dette pour financer les dépenses publiques courantes, incluant les transferts sociaux30 ». Gary Anderson fait ainsi observer que si, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les déficits importants des États-Unis étaient toujours liés à la guerre, cela changea ensuite, surtout après la fin des années 196031. Dès cette période, mais surtout dans les années 1980, certains économistes américains mirent en doute le bien-fondé des politiques keynésiennes. Robert J. Barro, dans un article fondateur, s’oppose à la vision keynésienne classique avec un argument assez simple reposant sur les anticipations des agents : ces derniers, sachant que les dépenses publiques seront nécessairement financées par des impôts, consi-dèrent le déficit public comme un impôt de demain. Ils diminuent donc leur consommation, ce qui compense l’augmentation de la consommation publique, et en conséquence annule les effets attendus d’une politique keynésienne. La dette publique ne permet donc pas un accroissement de la richesse privée32.

27Le débat s’amplifia par la suite, stimulé par les déficits publics records des deux côtés de l’Atlantique. L’accent est mis aujourd’hui sur les effets de seuil et les retournements d’anticipations dont la conséquence est que, selon les contextes, un déficit budgétaire peut avoir un effet keynésien (expansionniste), neutre ou anti-keynésien (récessif). D’autres auteurs enfin, plus franchement libéraux, considèrent que le statut quasi permanent de la dette publique est toujours plus destructeur que créateur de richesses. Or, pour des raisons politiques évidentes (il est une réponse aux pressions exercées par les électeurs et les groupes d’intérêt), le déficit est très difficile à réduire. James Buchanan est l’économiste qui s’est le plus investi dans ce combat : ses accents prophétiques, chargés de méfiance vis-à-vis de l’État, ne sont pas sans évoquer certains auteurs écossais des Lumières. Pour Buchanan, la propension déficitaire des gouvernements contemporains est « le plus important problème économique auquel doivent faire face les démocraties occidentales ». Le prix Nobel américain explique la pérennité de la dette publique par trois raisons qui relèvent autant de l’analyse économique que de l’affirmation d’une certaine vision du monde : l’héritage du New Deal, le legs de Keynes et de son concept de « burdenless debt », et l’oubli de certaines valeurs morales victoriennes qui protégeaient les générations futures de la propension de la génération actuelle à accumuler les dettes33. Par bien des aspects, la politique monétaire de l’Union européenne s’est inspirée de cette méfiance libérale envers les déficits. Elle a ainsi mis la défense de la monnaie et de l’inflation, au détriment des politiques de soutien conjoncturel, au cœur du dispositif de la Banque centrale européenne et contraint fortement les déficits, au point de rendre peu envisageable une politique budgétaire et donc le recours à la dette publique comme instrument d’une politique macro-économique.

28Ce survol des représentations de la dette publique par l’économie politique montre qu’il s’agit d’une question qui déborde le cadre économique pour prendre en compte des aspects sociaux et politiques. Il aide également à désigner certains des enjeux majeurs de l’analyse historique de la dette publique proposée dans les textes réunis dans ce volume. On peut distinguer sommairement quatre types d’interrogation.

A. Les effets économiques des emprunts publics

29D’abord, quel lien existe-t-il entre la constitution des emprunts publics et la circulation monétaire ? Dans la tradition de l’économie politique, ce lien est incontestable. Plusieurs contributions de ce volume le soulignent également, mais en montrant qu’il prend des formes très variées, du classique financement monétaire de la dette publique jusqu’à la circulation des crédits du Monte de Florence à la fin du Moyen Âge, dont la qualité monétaire n’était pas dépourvue d’une puissance symbolique et sociale. Les effets économiques, mais aussi sociaux et politiques, dessinent dès lors un très large spectre. On peut également s’interroger sur les autres usages, très variables, des titres de la dette publique : hypothèques (les offices vénaux en France après 1683), paiement des dots (Florence), etc.

30Ensuite, comment s’effectue le partage entre les deux principales ressources financières de l’État, l’emprunt et l’impôt ? Cette question est un enjeu important pour l’économie politique, car toutes les collectivités, monarchies ou républiques, ont dû y répondre. L’emprunt apparaît comme un complément de l’impôt, quand celui-ci ne suffit plus ou bien que les gouvernants répugnent à l’accroître et ne veulent pas en élargir l’assiette. Preuve en est que, lorsqu’il est facilement prélevé, comme le tributum à Rome, il n’y a pas de dette publique. L’affaire est cependant plus compliquée, on le sait, car la tolérance des populations à l’imposition est assez vite atteinte. L’histoire est riche de représentations idéologiques qui contribuent puissamment à disqualifier la fiscalité, que ce soit la tradition, héritée du Moyen Âge, que le roi doit vivre de son domaine34, le refus de l’inquisition fiscale au nom de la défense de la sphère privée mis en avant par les parlementaires du xviiie siècle, mais aussi par la riche bourgeoisie de la fin du xixe siècle refusant l’impôt sur le revenu, ou plus récemment les économistes libéraux considérant les prélèvements de l’État comme une insupportable ponction sur les fruits du travail de chacun. Autant d’arguments qui ont rendu indispensable un financement alternatif par le crédit public.

31Enfin, il faut s’intéresser aux effets macro-économiques de la dette publique. Est-il, par exemple, sans conséquence d’observer le contraste entre, d’un côté, les Etats européens qui se sont construits dès le Moyen Âge avec de lourdes dettes publiques et des prélèvements importants sur la richesse nationale, et, d’un autre côté, l’Etat chinois qui, d’après Kenneth Pommerantz, a peu emprunté et dont les prélèvements sur la richesse produite au milieu du xviiisiècle, estime Wang Yeh-chien, était certainement bien moindres que ce que l’on observe en Europe35 ?

B. Les conséquences sociales des transferts de richesse opérés par la dette publique

32L’enrichissement des prêteurs conduit-il à la formation d’une classe parasitaire, détachée des intérêts de la collectivité, selon le modèle exposé par David Hume ? L’histoire propose, ici encore, des réponses multiples et plus compliquées que l’idéal type du philosophe écossais. Le lien est souvent étroit entre les rentiers et l’État, comme le suggère Robert Descimon à propos des officiers : « L’État monarchique était devenu une sorte de compagnies par actions où les Français, bien au-delà des élites du pouvoir, étaient financièrement intéressés. » Cas limite, la France officière d’Ancien Régime ? Sans doute, car le cercle des créanciers définit un espace très variable qui peut se restreindre à des milieux étroits comme celui des traitants, financiers et banquiers, ou l’aristocratie comme à Florence à la fin du Moyen Âge. Il n’en reste pas moins que la convergence au moins partielle des intérêts crée une solidarité entre les créanciers et le débiteur, ce qui confère un peu de stabilité à la dette publique, avec des conséquences sociales et politiques importantes. Montesquieu l’a bien senti. Malgré son hostilité à la dette publique, il affirme en effet qu’il faut que « la partie débitrice n’ait jamais le moindre avantage sur celle qui est créancière », même si la classe des rentiers de l’État « semblerait devoir être la moins ménagée car c’est une classe entièrement passive36 ».

C. La dimension politique de la dette publique

33L’économie politique (surtout française), on l’a vu, a fait un large usage de l’opposition entre la France et l’Angleterre, l’une incarnant l’absolutisme, l’autre le système représentatif après la glorieuse révolution de 1688, pour réfléchir sur la dimension politique de la dette publique. Depuis, l’historiographie (surtout anglo-saxonne) a beaucoup médité sur cette comparaison, en particulier Douglass North et Barry Weingast qui, dans un article célèbre, attribuent le grand essor du crédit public en Angleterre au xviiie siècle à l’établissement d’une monarchie de type parlementaire, les droits de propriété des créanciers se voyant enfin défendus contre l’arbitraire de l’État37. Un autre exemple du début du xixe siècle, toujours anglo-saxon, peut aider à comprendre l’importance du rapport politique entre le gouvernement et les différents intérêts de ses administrés, et de son incidence sur la gestion de la dette publique38. Après les guerres napoléoniennes, l’Angleterre paie ses dettes ; au contraire, en 1837, neuf États américains (Arkansas, Illinois, Indiana, Louisiane, Maryland, Michigan, Mississippi, Pennsylvanie et Floride) décident de faire banqueroute. Pourquoi cette différence ? Pour ces États, la banqueroute était préférable à une augmentation des impôts, très impopulaire, car la plupart des imposables pouvaient voter et, de surcroît, la dette publique était détenue par des étrangers à ces États. L’Angleterre, au contraire, était suffisamment riche pour accumuler une énorme dette publique au cours des guerres de la Révolution et de l’Empire. Par contre, le droit de vote étant beaucoup plus restreint que dans les neuf États américains, il lui était possible de se retourner contre ceux qui ne votaient pas et de les imposer afin de verser leur rente aux créanciers de l’État. Pour ces derniers, une banqueroute aurait été une confiscation inacceptable, suscitée seulement par le refus démagogique d’imposer à tous l’effort fiscal nécessaire.

34Ces exemples anglo-saxons soulignent, une fois encore, la question centrale de la construction politique de la confiance, abordée de diverses manières par la plupart des contributions de cet ouvrage, mais aussi celle de la gestion de la dette publique qui se modifie selon que le pouvoir fort se trouve du côté de l’électeur, du rentier ou du financier.

D. Dette publique et construction de l’État

35Anthony Molho le souligne dans sa contribution : la vision wéberienne ou tocquevilienne de la création d’un État moderne par le biais d’une bureaucratie chargée de gérer les finances publiques, l’impôt bien sûr mais aussi l’emprunt, est aujourd’hui dépassée. Si la guerre, surtout en Europe, a incontestablement obligé les États à améliorer leur administration financière, il n’en est pas pour autant résulté un État central, impersonnel, tel qu’il se développe à partir du xixe siècle. L’historiographie de ces dernières années a fait litière de cette approche téléologique, insistant au contraire sur l’importance des réseaux personnels, des clientèles et des multiples négociations locales dans le fonctionnement de l’État39. Comment, dès lors, insérer les finances publiques dans cette nouvelle problématique qui, en réaction à la précédente, ne s’est guère intéressée à cet aspect autrefois si crucial ?

36Le comparatisme permet d’esquisser une piste de recherche. Jean Andreau estime ainsi probable que l’absence d’emprunts publics a nui au développement d’un milieu financier de haut niveau, et plus généralement à un système de crédit efficace, comme c’est le cas en Europe à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne dans des places comme Gênes, Venise, Amsterdam ou Londres, autant de capitales de l’« économie-monde ». Une autre piste consiste à concevoir la dette publique comme un système financier dont la gestion est négociée entre l’État, les corps intermédiaires, les financiers et les groupes sociaux les plus influents. Les résultats de ce compromis dépendent du rapport de force du moment. C’est ce que montre David Bien : dans la France d’Ancien Régime, les instances politiques qui contrôlaient l’équilibre entre recettes et dépenses du crédit public, autorisant ainsi le développement d’une politique d’emprunt, ont été mises en place non pas au niveau de l’État central ou du Parlement, mais localement, à l’échelle des municipalités et plus particulièrement des corps (corps d’officiers, corporations…)40.

Notes de bas de page

1 Herbert Lüthy, La Banque protestante en France de la révocation de l’édit de Nantes à la Révolution, Paris, Sevpen 1959 (réimpression Éditions de l’EHESS, 1998), t. I, p. 104.

2 Daniel Defoe, An Essay upon Publick Credit, Londres, 1710, p. 22-23 (les italiques sont de Defoe).

3 David D. Bien, « Offices, Corps and a System of State Credit: the Uses of Privilege under the Ancien Regime », in The Political Culture of the Old Regime, Keith Michel Baker (dir.), Oxford, Pergamon Press, 1987, p. 89-114, et id., « Les offices, les corps et le crédit d’État: l’utilisation des privilèges sous l’Ancien Régime », Annales ESC, 1988, 3, p. 379-404.

4 Joseph Garnier, Traité de finances, Paris, Guillaumin, 1872, p. 193.

5 Pierre-François Pinaud, « La direction de la liquidation de la dette publique, 1790-1793 », in État, finances et économie pendant la Révolution française, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1991, p. 145-158.

6 Léon Say, Dictionnaire des finances, Paris, 1899, p. 1419-1420.

7 Voir, par exemple, pour la France : Philippe Hamon, L’Argent du roi. Les finances sous François Ier, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1994.

8 Alain Guery, « Les finances de la monarchie française sous l’Ancien Régime », Annales ESC, 1978, p. 216-239.

9 Voir les remarques de Michel Foucault, qui montre comment le secret sur le savoir de l’État, sur ses ressources réelles et sur ce qui peut ou non être publié relève de la politique de la vérité dans la raison d’État (Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, « Hautes Études », Gallimard-Le Seuil, 2004, p. 281).

10 Jacques Necker, Compte Rendu au roi, dans Œuvres complètes, Paris, Treuttel et Wurtz, 1820-1821, t. 2, p. 2-3. Cette argumentation de Necker est dans l’air du temps. Ainsi, peu de temps auparavant, en 1771, dans son célèbre Traité de la circulation et du crédit, Isaac de Pinto posait comme condition, pour fonder le crédit public, « que tous les objets soient publics et qu’on bannisse tout mystère pour gagner la confiance ».

11 Voir Marcel Courdurié, La Dette des collectivités publiques de Marseille au xviiie siècle. Du débat sur le prêt à intérêt au financement par l’emprunt, Marseille, Institut historique de Provence, 1974.

12 Julius Kirschner, « Reading Bernardino’s Sermon on the Public Debt », Atti del simposio internazionale cateriniano-bernardiniano, Sienne, 1982, p. 549 sq.

13 Voir, par exemple, Paul Harsin, Crédit public et banque d’État, du xvie au xviiie siècle, Louvain-Paris, 1933, p. 32-33.

14 Joseph A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, Paris, Gallimard, 1983, t. I, p. 454.

15 Jean-François Melon, Essai politique sur le commerce, E. Daire (éd.), Paris, Guillaumin, Collection des principaux économistes, 1843, p. 802.

16 Isaac de Pinto, Traité de la circulation et du crédit, Amsterdam, Rey, 1771, p. 188.

17 Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XXII, chapitre 17.

18 Dans la Richesse des nations, Adam Smith aborde à de nombreuses reprises la question des finances et de la dette publique, à laquelle il consacre l’intégralité du chapitre 3 du livre V.

19 Adam Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, traduction Paulette Taieb, Paris, PUF, 1995, Livre V, p. 1059.

20 David Hume, « Of Public Credit », in Writings on Economics, édité par Eugene Rotwein, Madison, University of Wisconsin Press, 1970, pp. 90-107. Voir les fines analyses de Didier Deleule, Hume et la naissance du libéralisme économique, Paris, Aubier, 1979, p. 290-297.

21 « These are men who have no connexions with the state, who can enjoy their revenue in any part of the globe in which they chuse to reside, who will naturally bury themselves in the capital or in great cities, and who will sinkin to the lethargy of a stupid and pampered luxury, without spirit, ambition, or enjoyment. Adieu to all ideas of nobility, gentry and family. The stocks can be transferred in an instant, and being in such a fluctuating state, will seldom be transmitted during three generations from father to son », op. cit., p. 98.

22 Voir à ce sujet Manuela Albertone, Moneta e politica in Francia. Dalla Cassa di sconto agli assegnati (1776-1792), Bologna, Il Mulino, 1992.

23 Canard, Principes d’économie politique, 1801, chap. IX : « Des emprunts », p. 221.

24 Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, Paris, Guillaumin, Collection des principaux économistes, 1841, p. 546.

25 Joseph Garnier, Traité des finances, Paris, Guillaumin, 1872, p. 194.

26 Paul Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, Paris, Alcan, p. 130.

27 Canard développait un argument identique. Constatant qu’il arrive ordinairement à tous les pays une nouvelle guerre à peu près tous les vingt ans, la question du financement se pose : est-il préférable de percevoir en temps de paix un impôt supérieur au besoin présent et de le thésauriser, ou, à l’inverse, d’emprunter au moment de la guerre ? Pour Canard, comme pour la plupart des économistes du xixe siècle, la réponse est évidente : il est préférable d’emprunter, car sinon le gouvernement mobilise en pure perte des épargnes utiles à l’économie (op. cit., p. 204).

28 T. N. Benard, De l’influence des lois sur la répartition des richesses, Paris, Guillaumin, 1874, p. 118 sq.

29 Isaac Péreire, Budget de 1877. Questions financières, Paris, Motteroz, 1876, p. 55.

30 The New Palgrave. A Dictionnary of Economics, « Public Debt », p. 1046.

31 Gary M. Anderson, « The U.S. Federal Deficit and national Debt: a Political and Economic History », in James M. Buchanan, Charles K Rowley et Robert D. Tollison (éds), Deficits, Oxford, Basil Blackwell, 1986, p. 9-46.

32 Robert J. Barro, « Are government bonds net wealth? », Journal of Political Economy, 1974, vol. 82, p. 1095-1 117.

33 James Buchanan, « Introduction », in Deficits, op. cit.

34 Jean Meuvret, « Comment les Français du xviie siècle voyaient l’impôt ? », in Études d’histoire économique, Paris, « Cahiers des Annales », Armand Colin, 1971, p. 295-308.

35 Kenneth Pommeranz, The Great Divergence. China, Europe and the Making of the Modern World Economy, Princeton University Press, 2000, p. 173, et Wang Yeh-chien cité dans Dwight H. Perkins, Agricultural Development in China, 1368-1968, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1969, p. 176.

36 Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XXII, chapitre 18.

37 Douglass North et Barry Weingast, « Constitutions and Commitment: the Evolution of Institutions Governing Public Choice in Seventeenth Century England », Journal of Economic History, vol. 49, 1989, p. 803-832. Pour un aperçu récent sur cette problématique et sa bibliographie, voir David Stasavage, Public Debt and the Birth of Democratic State, France and Great-Britain, 1688-1789, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

38 Exemple donné dans l’ouvrage à paraître de Philip Hoffman, Gilles Postel-Vinay et Jean-Laurent Rosenthal.

39 Voir le dossier « La construction de l’État, xive-xviiie siècles », publié dans les Annales, HSS, 1997, 2.

40 David Bien, « Les offices, les corps et le crédit d’État… », art. cit.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.