Préface
p. VII-XII
Texte intégral
1Dans les années qui ont suivi la seconde guerre mondiale, de grandes voix se sont élevées en France pour dénoncer vigoureusement le manque de logements et appeler les pouvoirs publics à chercher plus énergiquement à y porter remède. Ainsi en 1946 le démographe Alfred Sauvy s’indigne que « la crise du logement soit aussi vivement dénoncée que faiblement combattue ». En 1949, le ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme Eugène Claudius-Petit proclame que pour se loger, « Construire 20 000 logements par mois est, pour la France, une question de vie ou de mort ». Et le 1er février 1954, c’est l’abbé Pierre qui, dénonçant les drames des bidonvilles de Nanterre et de Saint-Denis, invite l’opinion et les pouvoirs publics à se mobiliser contre une pénurie de logements dont il met en lumière les tragiques conséquences.
2En fait, ces difficultés de logement qui prennent des aspects dramatiques en des moments critiques, durant la terrible année 1947 ou au cœur du rude hiver 1954, ont constitué un problème lancinant pour beaucoup de Français pendant plusieurs décennies : elles sont les manifestations d’une crise très profonde, produite par une accumulation de causes, dont le livre de Sabine Effosse dissèque tous les mécanismes. Cette crise, apparue à la fin du xixe siècle, s’est considérablement accentuée à partir de la Grande Guerre, avec le blocage des loyers et l’inflation qui ont provoqué un véritable effondrement de l’offre de logements ; la grande crise des années 1930 et la seconde guerre mondiale, qui a détruit ou endommagé deux millions de logements, ont considérablement aggravé la situation. Puisque depuis 1914 l’investissement locatif n’est plus rentable, le parc immobilier dont disposent les Français est devenu très insuffisant, de plus en plus vétuste et surpeuplé, ce qui a évidemment de graves répercussions sociales, mais aussi de lourdes conséquences économiques, démographiques, ou politiques. Il fallait donc pour satisfaire ce grand besoin de logements nouveaux que l’État intervienne.
3Les politiques du logement destinées à combattre cette longue crise sont évoquées dans les ouvrages d’histoire portant sur la France du xxe siècle, mais de manière rapide et sommaire. Le mot de logement n’a même pas été retenu en 1982 dans l’index thématique de L’Histoire économique et sociale de la France dirigée par Fernand Braudel et Ernest Labrousse. C’est que toutes les questions, qui tournent autour de ce problème du logement, pourtant ressenti comme crucial par la plupart des Français ayant vécu au siècle dernier, ont finalement peu attiré les historiens : elles n’avaient pas fait jusqu’à présent l’objet d’une recherche historique approfondie, sans doute parce qu’elles constituaient un sujet vaste, très complexe, et difficile à appréhender.
4Sabine Effosse s’est attachée à suivre la politique du logement menée en France pendant trois décennies, en centrant plus particulièrement sa recherche sur le secteur aidé par les pouvoirs publics, et elle a été ainsi conduite à privilégier l’analyse de son financement. Ces choix, qui font l’originalité de sa démarche, se sont avérés pertinents et féconds.
5En effet, elle établit d’entrée de jeu que, c’est le secteur aidé, jusqu’ici négligé par les historiens, qui a représenté la part la plus importante des logements lancés de 1950 à 1967, atteignant et même dépassant souvent 40 % de ceux-ci (et sensiblement plus si on y ajoute les logements ayant bénéficié de primes, mais non de prêts) : c’est bien plus que celle revenant au logement social, qui a jusqu’ici surtout attiré l’attention, bien plus aussi que celle du logement libre ou privé, trop peu rentable pour intéresser largement des entrepreneurs et des capitalistes. La mise en œuvre d’une aide de l’État au logement a des origines anciennes, qui remontent aux années 1860, avec déjà le concours du Crédit foncier et du Sous-Comptoir des entrepreneurs. En 1937 on a institué un système de prêts à taux bonifiés, distribués par le Crédit foncier aux personnes contractant un emprunt en vue de la construction d’habitations, auxquels s’ajoute l’année suivante une première version des primes à la construction. Mais c’est de la loi du 21 juillet 1950 qu’on peut dater « l’invention » d’un secteur du logement aidé, mêlant étroitement capitaux publics et capitaux privés : il acquiert alors ses traits distinctifs, qui associent l’octroi de prêts spéciaux à la construction, garantis par l’État et provenant du Crédit foncier, au bénéfice de primes à la construction. En définitive, ce secteur se définit moins par l’origine publique de son financement que par les modalités publiques de ce financement d’un logement privé. Dès lors, Sabine Effosse a logiquement privilégié dans sa recherche l’analyse de ces modalités et de leur évolution...
6C’était faire le choix d’une voie pleine d’obstacles. Tout d’abord, en raison de la multiplicité des intervenants dans l’élaboration et l’application des montages financiers successifs, l’auteur n’a pas disposé d’une source majeure pour la guider, il lui a donc fallu recourir à des sources multiples et croiser systématiquement les renseignements qu’elle y a puisés. Ensuite et surtout, ces informations sont très techniques, faites de multiples données financières ou comptables et de références à des conditions d’ordre juridique précises qui permettent à l’aide de l’État de jouer. Il est délicat de suivre les méandres des discussions « laborieuses » précédant les décisions ou de pénétrer un maquis « opaque » de stipulations « complexes », de l’aveu même de Sabine Effosse. Mais, grâce à une réflexion rigoureuse et à une utilisation judicieuse des travaux d’économistes, de juristes, de sociologues, d’urbanistes et de géographes, elle a réussi à dégager clairement le sens de toutes les mesures importantes.
7Une fois surmontées ces difficultés, l’approche de la politique du logement par le financement du secteur aidé, qui pourrait paraître au premier abord étroite, s’avère étonnamment fructueuse : elle sert de fil conducteur pour saisir l’évolution d’une politique, qui résulte tout à la fois des influences déterminantes provenant de l’environnement et des interventions de multiples acteurs.
8Parmi les facteurs, qui sont à l’origine de la naissance de ce secteur aidé et qui ont tour à tour soutenu ou limité sa croissance et conduit à réformer son organisation, il y a avant tout des contraintes budgétaires et monétaires. La dramatique crise du logement qui sévissait en France provenait du manque de rentabilité du placement immobilier, dû lui-même à la taxation des loyers imposée depuis 1914 et au refus des Français de consacrer au logement une part substantielle de leurs revenus. Il fallait donc que l’État intervienne, mais les moyens financiers qu’il pouvait consacrer à la construction étaient insuffisants pour qu’il construise directement un grand nombre de logements sociaux. « L’invention » du secteur aidé apporte une solution : avec la même somme l’État suscite la construction d’un nombre de logements très supérieur à celui qu’il pourrait financer directement. Mais en raison même de son succès, cette formule finit par constituer pour les finances publiques une charge perçue comme excessive...
9De même l’inflation a eu sur le secteur aidé des effets contradictoires. Elle a également contribué à rendre nécessaire l’intervention de l’État, puisqu’elle a entraîné une dépréciation de l’épargne qui a contribué à tarir les sources « normales » de l’investissement immobilier. Et elle a grandement favorisé le succès de ce système de financement mixte, qui a permis à un grand nombre de Français de devenir propriétaires de leurs logements. Mais le financement monétaire du secteur aidé (au moyen de crédits à moyen terme réescomptables auprès de la Banque de France) nourrit à son tour l’inflation. Aussi, chaque fois qu’il a fallu lutter contre ce fléau, les aides à la construction ont été l’objet de critiques ou de remises en cause.
10En définitive, c’est la conjoncture financière, monétaire, et aussi économique, qui commande largement les fluctuations de l’aide au logement, dont l’histoire se découpe en trois phases.
11C’est d’abord la création tardive du secteur aidé, puisqu’au lendemain de la Libération, les pouvoirs publics concentrent leurs efforts sur l’investissement productif, leur objectif prioritaire étant de promouvoir une modernisation considérée comme vitale, qui exclut de son champ d’intervention le logement. C’est seulement quand les contraintes se relâchent, grâce en particulier aux effets du Plan Marshall, qu’il devient possible d’étendre à la construction le crédit à moyen terme mobilisable et de lancer le secteur aidé.
12Ensuite ce secteur connaît son « âge d’or », qui se divise en fait en deux périodes d’essor distinctes. La première correspond aux années 1953-1956, pendant lesquelles la conjoncture s’améliore : l’expansion sans inflation permet une croissance vive de la construction aidée, principalement sous la forme des Logécos. Le retournement de la conjoncture en l’été 1956 et la grave crise financière et monétaire de l’année 1957 et de la fin de la IVe République suscitent des critiques contre ce système, et entraînent une restriction des facilités de crédit accordées aux constructeurs : pendant près de trois ans le nombre de logements aidés fléchit, ainsi que leur part dans l’ensemble des logements nouveaux. Ce n’est qu’après l’application du plan Pinay-Rueff et une fois les grands équilibres retrouvés que l’investissement dans le logement repart : de nouvelles modalités de financement permettent une relance du secteur aidé qui de 1959 à 1962 représente à nouveau 40 % des logements neufs.
13Une troisième phase débute en 1963 quand une nouvelle dégradation des finances publiques impose un plan de stabilisation qui remet en cause les conditions de financement des prêts spéciaux, dont se dégage le Trésor ; de là un plafonnement puis un déclin du secteur aidé, qui perd sa primauté, puisque le nombre de nouveaux logements aidés est dépassé désormais par celui des HLM. En 1967 les principes d’une véritable réforme du secteur aidé sont posés, mais son application est différée en raison de la crise monétaire de 1968, et elle sera menée à son terme au début de l’année 1972 seulement.
14Toute cette histoire est faite par des hommes, qui ont présidé à l’élaboration et à la mise en œuvre de la politique du logement : à travers cette recherche on découvre le jeu de ces acteurs, qui, si dures qu’aient été les contraintes du temps, conservent toujours une certaine marge de manœuvre, et qui ont donc pesé sur les choix effectués. Ces hommes d’influence, ce sont de hauts fonctionnaires issus de l’Inspection des finances, comme ceux qui sont à la tête des grandes directions du ministère des Finances, et notamment du Trésor, les hommes du Plan, les dirigeants des organismes de crédit du secteur public ou semi-public, et les responsables politiques, parmi lesquels évidemment les ministres de la Reconstruction et de l’Urbanisme, et aussi ceux des Finances, les chefs de gouvernement appelés à arbitrer les conflits... Leurs prises de position résultent de leurs fonctions propres au sein de l’appareil de l’État, et aussi de leurs motivations personnelles. Il apparaît que la conception du secteur aidé est politiquement marquée : elle surgit après la rupture du tripartisme, c’est un projet politique des gouvernements de Troisième force, qui voient là un moyen de lutter contre l’influence du communisme ; ils sont encouragés d’ailleurs à entrer dans cette voie par les suggestions appuyées des responsables américains du Plan Marshall en France. Si le PCF qui était pour la nationalisation du logement est désormais hors du gouvernement, la SFIO se soucie avant tout des HLM, et l’aide au logement au sein du gouvernement, c’est surtout l’affaire du MRP et de petits partis du centre et de la droite. Le christianisme social a largement inspiré l’action des principaux artisans de cette aide, comme Eugène Claudius-Petit ou le gouverneur du Crédit foncier Henri Deroy.
15Le livre de Sabine Effosse apporte des éclairages nouveaux sur les modes d’intervention de l’Etat dans toute la construction de logements, où son action s’entremêle avec le jeu des marchés durant la IVe et la Ve République. L’Etat y apparaît comme un ensemble complexe composé de plusieurs centres de décision, et utilisant l’ensemble des organismes de crédit relevant du secteur public ou semi-public (Caisse des Dépôts et Consignations et Caisses d’épargne, Crédit foncier et Sous-Comptoir des entrepreneurs, Banque de France, etc.) : le rôle de ces derniers a été décisif, puisqu’en 1963 encore leur contribution totale représentait 41 % du financement de la construction de l’ensemble des logements neufs, et plus de 45 % si on y ajoute les primes et bonifications attachées aux prêts spéciaux ; de plus, ce sont les aides de l’État et les concours de ces institutions de crédit qui suscitent dans une large mesure les apports personnels des ménages qui constituent leur autofinancement (28,4 % de l’ensemble du financement de la construction en 1963), auxquels s’ajoute la contribution des employeurs par le biais du « 1 % patronal » institué en 1953 (6,2 %)...
16Par contre la contribution du marché financier au financement des logements neufs construits n’est, toujours en 1963, que de 6,2 %, ce qui confirme qu’à cette date la construction de logements n’attire toujours guère les capitaux privés. Quant aux banques, le montant de leurs crédits représente une part du financement des logements neufs non négligeable (18 %), mais c’est trois fois moins que dans d’autres pays européens comme l’Allemagne fédérale et la Grande-Bretagne. L’État n’a pas inséré les banques commerciales, même les grandes banques nationalisées, dans son dispositif d’aide au logement. Sans doute parce qu’elles manquent alors de ressources, et qu’elles les consacrent essentiellement à d’autres emplois, plus traditionnels (l’escompte de bons du Trésor ou d’effets de commerce à court terme), leurs crédits à moyen terme étant réservés aux investissements productifs. Il faut attendre le rapport Sadrin en 1964 pour que soit préconisée une réelle participation des banques de dépôt au crédit immobilier, et les conditions effectives de leur entrée dans le financement du logement ne sont réunies qu’avec la création du marché hypothécaire en 1966 par le ministre des Finances Michel Debré, qui en cette même année lance une large réforme destinée à dynamiser l’ensemble du système bancaire.
17En définitive, quelle qu’ait été l’importance de l’aide au logement et son essor spectaculaire en France pendant une dizaine d’années, le logement n’a jamais été reconnu pleinement comme une priorité ! Après avoir été sacrifié à d’autres impératifs jusqu’au début des années 1950, il est devenu tout au plus, en 1954-1956 puis en 1959-1962 une priorité subordonnée à la satisfaction d’exigences jugées plus essentielles. L’efficacité d’un mode de financement alliant fonds publics, concours de la Banque de France et fonds privés a permis au logement aidé de tenir une place primordiale au sein de l’effort constructeur de la France, mais notre pays n’a pas pour autant comblé le retard qu’il avait sur les pays voisins : le nombre de logements construits en France n’a rattrapé qu’en 1958 celui atteint par la Grande-Bretagne, et il est resté constamment très inférieur à celui de la RFA.
18En procédant à une reconstitution impeccable de l’histoire du secteur aidé, le beau livre de Sabine Effosse parvient donc à suivre et à éclairer toute la politique du logement en France de la fin de la IIIe République jusqu’à la fin de la république gaullienne et ajoute ainsi à l’histoire économique et sociale de cette période une dimension précieuse qui jusqu’ici était par trop demeurée dans l’ombre.
Auteur
Professeur émérite à l’Université de Paris X-Nanterre
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