Le budget du ministère de la Justice de la Restauration au seuil du xixe siècle
p. 503-533
Texte intégral
1La Justice, dans la notice de présentation qui accompagne les déclarations d’impôts de 2006, est présentée comme l’une des trois priorités budgétaires, conjointement avec la Défense nationale et la Sécurité intérieure. Mais les motivations d’une étude historique consacrée au budget de la Justice sont très différentes de celles que l’on pourrait invoquer à propos du budget de la Défense, demeuré longtemps le plus important budget ministériel. C’est au contraire un décalage permanent entre la modestie des crédits et la prééminence honorifique reconnue au garde des sceaux qui caractérise le budget de la Justice. Sous la Restauration déjà, il se classe à l’avant-dernière position, juste avant le budget des Affaires étrangères, parmi les six ministères qui existent alors, et sa dotation atteint à peine la moitié des dépenses au titre de la liste civile et de la famille royale. Ce ministère régalien par excellence sera ultérieurement distancé tour à tour par la plupart des ministères de création récente, à commencer par l’Instruction publique. Par rapport au budget de la Défense, une disproportion massive (graphique 1) se maintient à travers l’ensemble du xixe et du xxe siècles ; l’écart atteint son point culminant dans les années 1950 (où les dépenses militaires ne sont pas loin d’atteindre le centuple des dépenses consacrées à la Justice), et si, depuis un demi-siècle il se résorbe quelque peu, en revanche l’écart avec les dépenses de Sécurité intérieure (police et gendarmerie) tend à s’accroître au détriment du budget de la Justice. Aujourd’hui, il ne représente que la onzième des « missions » de l’État (selon les nouveaux concepts introduits par la LOLF, loi d’orientation relative aux lois de finances, du 1er août 2001) en termes de dotation budgétaire.
2Faut-il établir dès maintenant un lien direct entre ce constat et le thème de la pauvreté de la Justice, un thème qui revient de manière récurrente dans l’histoire des prisons comme dans l’histoire judiciaire ? Il s’agit en tout cas d’un thème qui intéresse directement ceux qui vivent aujourd’hui du budget de la Justice : entre autres, huit mille magistrats, soixante mille détenus et leurs vingt-trois mille surveillants. Un thème qui intéresse également les justiciables, et qui ressurgit au gré de l’actualité à l’occasion des dysfonctionnements de la justice.
3La recherche1 dont nous présentons ici les premiers éléments a pour objet, ou du moins pour ambition, d’esquisser une Histoire de la Justice « racontée par son budget ». Nous nous intéressons au budget en tant que témoin et révélateur des choix publics. Le budget de la Justice apparaît d’abord comme un témoin des événements historiques majeurs, depuis les révolutions de 1830 et de 1848 jusqu’à la guerre d’Algérie, en passant par la Commune, ou encore Vichy et la Libération, à travers l’accroissement du nombre de procès et d’incarcérations, et les variations de la population carcérale. Mais le budget est surtout un révélateur des choix de l’État et de l’action qu’il exerce : ce qui demande davantage d’explications.
4Les moyens de l’État, bien entendu, ne sont pas seulement d’ordre financier ; mais il est très rare que son action ne comporte pas une dimension financière, de sorte qu’elle laisse presque toujours une empreinte visible sur les chiffres budgétaires. Le budget exprime donc les préférences révélées de l’État, au sens de la théorie des préférences révélées du consommateur : non pas ses préférences affichées, ses préférences absolues dans un monde idéal sans contraintes financières, mais ses priorités effectives dans un monde où ces contraintes existent bel et bien, et où il faut faire des arbitrages. Ce qui ne signifie nullement que toutes les décisions inscrites dans le budget résultent d’une politique consciente et délibérée. La question primordiale qui sera au centre de notre problématique est justement de déterminer dans quelle mesure il a existé, ou non, à différentes périodes, une politique de la Justice, capable de maîtriser ou du moins d’orienter les développements essentiels de l’histoire de la Justice.
5Ainsi, dans cette recherche sur l’histoire du budget de la Justice, le « personnage » principal, c’est la Justice, plutôt que le budget – le sort de la Justice, plutôt que les modalités de la prise de décision budgétaire (et, à plus forte raison, que les modalités comptables de l’exécution du budget). Autrement dit, notre premier centre d’intérêt sera de savoir ce qu’il est advenu de la Justice (quel a été précisément le contenu effectif des choix opérés à son égard ?), avant de passer à la question suivante : comment ces choix ont-ils été effectués ? avec quel degré de transparence ? et peuvent-ils être considérés comme l’expression d’une politique cohérente ?
6Il nous paraît essentiel de ne pas « court-circuiter » la première étape, consistant à caractériser les choix budgétaires en eux-mêmes. Car, si le budget apparaît bien comme un révélateur indispensable, c’est un révélateur incommode, qui ne livre pas directement (ou du moins pas toujours) les réponses aux questions posées.
7La recherche est d’abord confrontée à une première option majeure entre une approche institutionnelle (centrée sur le document qu’on appelle « Budget du ministère de la Justice ») et une approche fonctionnelle (retracer l’ensemble des dépenses qui concourent à la mission : rendre la justice). La LOLF de 2001 tranche expressément en faveur de cette seconde approche, en posant le principe d’un budget par « mission » – la mission de la Justice, en l’occurrence, étant d’assurer le maintien de l’« état de droit », ce qui inclut l’activité judiciaire, l’administration pénitentiaire et l’action préventive exercée par la Protection judiciaire de la Jeunesse (PJJ, ex-Éducation surveillée). La première tâche consiste alors à reconstituer l’évolution historique à l’intérieur du « périmètre » ainsi défini, correspondant aux « frontières » du ministère de la Justice tel qu’il existe au seuil du xxie siècle. La légitimité d’une telle démarche « rétrospective », qui part des réalités et des interrogations du présent pour analyser et comprendre le passé, ne saurait être mise en question dans son principe. Elle est d’ailleurs conforme à la démarche des comparaisons internationales, qui doivent nécessairement se fixer elles aussi un cadre homogène. Il n’y a pareillement rien d’illogique en soi à comparer l’intensité de l’effort consenti à différentes dates (même éloignées dans le temps) pour assurer une mission permanente de l’État ; et la tâche est facilitée, dans le cas présent, par une correspondance relativement simple entre le ministère de la Justice et les principales fonctions qui lui incombent : ce qui contribue aussi à expliquer le rôle pilote que la « mission Justice » semble avoir joué dans la mise en application de la LOLF.
8Mais la primauté que nous donnerons à cette approche « fonctionnelle » n’exclut pas une démarche complémentaire, de type institutionnelle. Car l’explication doit manifestement faire place aux réalités institutionnelles, qui influencent à la fois le montant des crédits accordés à la mission Justice et leur répartition ; et l’approche institutionnelle est essentielle aussi pour comprendre la formation historique de ce nous considérons aujourd’hui en France comme la mission Justice. La décision la plus importante à cet égard est celle qui intervint en mars 1911 : le rattachement – la « translation » – des prisons (qui dépendaient jusqu’alors du ministère de l’Intérieur) au ministère de la Justice. Cette décision est directement à l’origine du « périmètre » actuel du ministère de la Justice en France, par opposition avec des pays comme le Royaume-Uni et l’Espagne. Elle mérite d’autant plus d’être étudiée que les conditions de son adoption, pour des motifs purement circonstanciels, illustrent fort bien les dérives du régime parlementaire sous la IIIe République et – paradoxalement – l’absence d’une véritable politique de la Justice.
9C’est aussi l’approche institutionnelle qui s’impose lorsqu’on s’intéresse aux écarts entre crédits budgétaires et dépenses effectives. La question se pose en effet de savoir quelle est la véritable expression des choix budgétaires ; quelle importance faut-il attribuer aux divergences entre le montant des crédits et les dépenses constatées ? Si des écarts considérables apparaissent de façon récurrente, il en résulte une possibilité de dissimulation susceptible de vider de toute substance, à la limite, le vote du budget par le Parlement. L’analyse budgétaire doit-elle par conséquent s’imposer un double travail, en s’astreignant à suivre à la fois les crédits et les dépenses, pour être en mesure de les confronter systématiquement ?
10La réponse est donnée par le graphique 2 qui retrace l’évolution du budget de la Justice au xixe siècle (dans ses frontières « institutionnelles » de l’époque) en termes de crédits budgétaires et de dépenses effectives. Ce graphique autorise une conclusion évidente : les deux évolutions sont très proches à long terme, et l’on peut donc se fonder sur l’une ou l’autre. Cela ne signifie certes pas que les écarts soient toujours négligeables pour l’interprétation des évolutions à court terme de certains postes (on y reviendra dans la dernière partie à propos des frais de justice) : mais les écarts peuvent et doivent être négligés si l’on veut dégager d’abord les tendances dominantes de l’évolution séculaire.
11Le graphique 2 montre bien aussi que les divergences de court terme entre les deux séries sont sans commune mesure avec les discontinuités qui affectent l’évolution du budget de la Justice au xixe siècle. Ce budget présente alors une évolution par paliers, qui lui donne un profil très caractéristique : il reste stable ou quasi stable durant un temps variable, puis il augmente par sauts. La discontinuité la plus visible est celle qui intervient en 1911, et qui correspond (comme on l’indiquait à l’instant) à un changement de nature purement institutionnelle : le rattachement de l’Administration pénitentiaire au ministère de la Justice. Il en découle que toute comparaison significative avec l’évolution postérieure à 1911 nécessite un lourd travail de reconstitution des données « à périmètre constant » (il faudra, pour le xixe siècle, aller rechercher les dépenses pénitentiaires dans le budget du ministère de l’Intérieur, dans les budgets départementaux, dans le budget du ministère de la Marine pour les bagnes…). Une autre implication, peut-être moins évidente, est que l’on doit s’imposer de travailler sur des séries annuelles (en renonçant à la commodité qui consisterait à sélectionner par exemple un budget tous les dix ans, pour mieux dégager les grandes lignes) parce qu’il est essentiel de repérer les discontinuités, pour les interpréter et, le cas échéant, effectuer les corrections nécessaires. Ainsi, les « marches d’escalier » de 1846 et de 1863 correspondent bien à une augmentation réelle des dépenses de justice (consécutive, comme on le verra, à des majorations du traitement des magistrats) ; d’autres discontinuités en revanche résultent simplement des variations dans le rattachement institutionnel du Conseil d’État et appellent en principe, comme pour 1911, un ajustement en vue de reconstituer une série homogène à travers le temps.
12Insistons enfin sur une dernière implication : il faut renoncer délibérément à toute recherche excessive de précision, qui serait presque toujours une précision illusoire et abusive. Nous nous écarterons sans hésiter de la pratique habituelle des historiens, qui est de citer tels quels des chiffres au franc et au centime près dans un souci d’exactitude comptable. Nous substituerons à ces chiffres bruts le calcul d’indicateurs simples définis selon les besoins de l’analyse (en général sous forme de pourcentage) et leur visualisation par des graphiques : ils ne sont pas seulement moins « indigestes » que les chiffres bruts, eux seuls permettent de faire ressortir l’essentiel. Chaque indicateur appelle en théorie des vérifications, corrections et ajustements presque à l’infini : mais il est impératif de limiter raisonnablement cet effort de correction, en décidant au cas par cas, en fonction de l’incidence sur les résultats. Il s’agit en somme d’un problème d’économie de la recherche, où le temps de travail du chercheur doit être reconnu comme une ressource rare – l’objectif n’étant pas d’atteindre une précision parfaite (illusoire), mais de maîtriser le degré d’incertitude qui affecte les résultats.
13Nous avons retenu pour cette communication quatre grandes directions d’analyse :
- la mesure de l’effort global pour la « mission justice » ;
- les dépenses judiciaires et la rémunération des magistrats ;
- le coût de la politique pénitentiaire, le sort des détenus et la condition des surveillants ;
- les frais de justice et l’accès à la justice et au droit.
I. L’EFFORT GLOBAL POUR LA MISSION JUSTICE
14Peut-on définir, au-delà de la comparaison préliminaire présentée dans l’introduction avec les dépenses au titre de la Défense nationale et de la Sécurité intérieure (graphique 1), des indicateurs plus globaux permettant des comparaisons significatives à des dates éloignées dans le temps ?
15Le graphique 3 propose une double réponse, en exprimant les dépenses budgétaires de Justice (au sens large, dans leur acception actuelle) en proportion : 1° des dépenses totales du budget général de l’État, et 2° du produit intérieur brut (PIB). Relevons au passage – c’est une remarque qui s’appliquerait au même titre à tout autre de budget ministériel – que l’évaluation de la part du budget de la Justice dans le budget de l’État ne soulève pas seulement des difficultés relatives au numérateur (reconstitution des dépenses de Justice à périmètre constant), mais paradoxalement davantage encore de difficultés relatives au dénominateur : car l’établissement d’une série historique homogène des dépenses (nettes) de l’État peut s’effectuer de différentes manières, selon les conventions adoptées pour la prise en compte des budgets extraordinaires, des comptes spéciaux ou encore des « remboursements et restitutions » (qui ne devraient pas figurer sur le même plan que les autres postes de dépenses, et devraient logiquement être pour l’essentiel exclus du total des dépenses nettes).
16Le graphique 3 n’en autorise pas moins des conclusions extraordinairement nettes. La courbe qui retrace la part de la Justice dans les dépenses de l’État (courbe supérieure du graphique 3) présente un profil historique très frappant : à partir d’un niveau initial élevé, la part de la Justice accuse un recul de long terme dans la seconde moitié du xixe siècle et au début du xxe siècle, suivi d’un creux profond des années 1920 aux années 1960 (stagnation à un faible étiage) ; on voit ensuite s’amorcer à partir des années 1970 une remontée rapide, mais qui n’a pas suffi, jusqu’à maintenant, à retrouver les maximums de la première moitié du xixe siècle. La part des dépenses de Justice dans le PIB (courbe inférieure du graphique 3) présente un profil semblable, à deux nuances près : le creux de la première moitié du xxe siècle apparaît un peu moins profond (et cela demeurerait vrai même si on avait choisi une échelle logarithmique) et la remontée ultérieure est plus accentuée (on revient à la fin du xxe siècle assez près des niveaux du milieu du xixe siècle). Sous ces réserves, les deux courbes suggèrent bien la même périodisation, correspondant à des évolutions fortement contrastées au cours de notre période de deux siècles.
17Le recoupement avec l’évolution des effectifs budgétaires (graphique 4) apporte une confirmation supplémentaire. Les effectifs absolus (courbe fine, échelle de gauche) ont connu une stagnation prolongée jusqu’au début du xxe siècle, suivie d’une croissance par paliers encore très médiocre jusqu’aux années 1960 ; à partir de 1970, en revanche, la progression devient régulière et forte. Quant à la part des agents du ministère de la Justice dans le total des effectifs budgétaires des ministères civils (courbe renforcée, échelle de droite), elle subit non pas seulement une stagnation, mais un énorme recul, qui se prolonge jusqu’à la fin des années 1960 ; le redressement ultérieur est néanmoins très net, et se confirme au début du xxie siècle, même en termes relatifs.
18La concordance entre ces diverses approches ne laisse aucun doute sur la robustesse des conclusions quant à l’existence d’une sorte de mouvement ternaire (forte position initiale du ministère de la Justice, déclin relatif prolongé, redressement récent), propre, semble-t-il, au ministère de la Justice et qui n’avait pas été expressément dégagé jusqu’à maintenant.
19Reste alors bien entendu à interpréter la signification de ce mouvement séculaire. En ce qui concerne d’abord la longue phase de déclin, faut-il invoquer un recul de la litigiosité ? Un recul de la délinquance (ce qui irait à contresens des idées reçues) ? Une France devenue moins répressive ? Des juges de plus en plus mal payés (mais alors, comment concilier cette hypothèse avec le lamento sur la pauvreté des juges que l’on entendait déjà fréquemment au xixe siècle ?) ? Ou faut-il plutôt mettre en cause un État qui n’entretient plus ses palais de justice et ses prisons ? Ces divers facteurs, selon toute probabilité, ont cumulé leurs effets, et toute la question est d’apprécier leur influence relative. L’approche économique suggère, pour les classer, une grille d’analyse en termes de « demande » et « offre » de justice, ce qui correspond d’un côté à l’ensemble des comportements sociaux (y compris la délinquance) qui déclenchent l’intervention de la Justice, et de l’autre l’organisation judiciaire et pénitentiaire, et notamment l’évolution de sa « productivité » à travers le temps.
20En ce qui concerne la période récente, depuis 1970 environ, on doit se demander pourquoi la Justice, désormais prioritaire, reste néanmoins à certains égards toujours aussi démunie. Comment concilier le constat d’un indéniable redressement global avec la persistance des plaintes sur le manque de moyens et sur l’état des prisons ? L’approche historique fournit directement, il est vrai, une partie de la réponse : les taux de croissance élevés n’ont qu’une signification limitée lorsque le point de départ est très faible ; et l’on doit aussi invoquer l’importance du retard accumulé, le triste état du parc immobilier vers 1970, les prisons laissées depuis longtemps à l’abandon… Il s’agit là toutefois d’une réponse de plus en plus insuffisante au fur et à mesure que le temps passe et que se confirme la priorité à la Justice. Faut-il donc considérer le budget du ministère de la Justice comme une sorte de tonneau des Danaïdes, et mettre en cause une sous-productivité chronique de l’institution judiciaire dans son ensemble ?
21Pour aborder très simplement cette question, et en guise de transition avec les analyses plus détaillées qui vont suivre (II. Les dépenses judiciaires ; III. Les dépenses pénitentiaires), il y a lieu de comparer (graphique 5) l’évolution très contrastée des effectifs pour les deux catégories les plus emblématiques du ministère de la Justice : magistrats et surveillants de prison. En ce qui concerne les seconds, la croissance a été forte, à partir des effectifs dérisoires du xixe siècle (en termes absolus et relatifs, par rapport au nombre de détenus) ; une croissance cependant très heurtée (notamment au milieu du xxe siècle : maximum de la fin des années 1940 et retombée consécutive), que l’on cherchera dans la troisième section à mettre en relation avec les variations de la population carcérale, les taux d’encadrement, les conditions de travail… Mais le fait le plus saillant mis en évidence par le graphique 5 est le « creux » exceptionnel du nombre de magistrats jusque bien après la réforme de 1958 ; et, même si l’on tient compte du relèvement ultérieur, il n’est pas exagéré de parler d’une stagnation séculaire, en contraste marqué avec pratiquement tous les autres corps d’agents de l’État, puisque c’est seulement vers 1990 que l’on retrouve le nombre de magistrats atteint vers le milieu du xixe siècle, alors que le volume du contentieux, le nombre des affaires et leur complexité ont manifestement augmenté dans l’intervalle. On voit mal dès lors comment on pourrait contester l’existence ici de gains de productivité substantiels, en contradiction flagrante avec le postulat d’une productivité stagnante dans l’ensemble des activités tertiaires.
II. L’ÉVOLUTION DES DÉPENSES PROPREMENT JUDICIAIRES
22Rappelons d’abord que, jusqu’en 1911, le budget de la Justice – au sens institutionnel – ne comprend pas les dépenses pénitentiaires, de sorte que, pour le xixe siècle, l’étude du budget du ministère de la Justice se confond à peu de chose près avec l’analyse des dépenses proprement judiciaires. Le fait le plus remarquable, pour cette période, est la stabilité de la structure de ce budget, qui comporte une douzaine de chapitres seulement, selon une nomenclature quasi invariante à long terme ; et cette invariance est d’autant plus remarquable qu’elle reflète en réalité celle de l’organisation judiciaire elle-même.
23Le graphique 6 schématise la répartition par ordre et niveau de juridiction jusqu’à la Seconde Guerre mondiale (en laissant de côté les tribunaux de commerce et les cours d’assises, qui n’ont pas de postes budgétaires affectés et de ce fait n’interviennent que pour de faibles montants). Ce graphique confirme d’abord l’impression globale de stabilité à travers l’ensemble de la période : mais les positions ne sont pas totalement figées. On observe ainsi des variations particulièrement accentuées pour le Conseil d’État, en fonction de la place qui lui est reconnue dans les équilibres institutionnels des régimes successifs, avec un maximum sous le Second Empire et une nette retombée à l’avènement de la IIIe République. Les dépenses des juridictions judiciaires supérieures – Cour de cassation et cours d’appel – représentent, quant à elles, une part assez régulièrement décroissante du total. Au contraire, la part des tribunaux de première instance tend à augmenter : leur coût total était à peine supérieur à celui des cours d’appel sous la Restauration, tandis qu’au début du XXe siècle, les tribunaux de première instance absorbent à eux seuls près de la moitié du total des dépenses judiciaires. Ce mouvement de bascule est à mettre en relation avec trois types de développements significatifs : la « correctionnalisation » de la justice pénale au xixe siècle (le passage en correctionnelle apparaît comme une forme de répression plus efficace, parce que moins aléatoire que le verdict des assises et mieux dosée) ; l’évolution des traitements des magistrats (dont il va être question dans un instant) ; et enfin, la stabilité du nombre de tribunaux et de leurs effectifs. Car, si le coût élevé des tribunaux de première instance en fait une cible permanente pour la recherche d’économies, et si l’on voit se succéder les projets de suppression de petits tribunaux à faible effectif, la carte judiciaire héritée du Première Empire oppose une résistance victorieuse durant toute la période ; elle survit même à la tentative de réforme radicale par Poincaré dans les années 1920 (jusqu’à la réforme de 1958). Quant aux dépenses pour les justices de paix, elles ont connu une évolution un peu différente. Elles représentent également une part croissante des dépenses judiciaires jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale (dépassant alors les dépenses des cours d’appel, ce qui était loin d’être le cas sous la Restauration), à contresens de l’évolution normale pour un pays qui s’industrialise et s’urbanise. Mais cet anachronisme est déjà en voie de résorption durant l’entre-deux-guerres, avec le développement du « binage » et du « triage » (regroupement de deux ou trois justices de paix confiées à un même titulaire). L’évolution qui conduira à la suppression du juge de paix en 1958 est donc déjà bien amorcée… quitte à ce qu’on retrouve quarante ans plus tard l’intérêt d’une justice de proximité.
24La question des rémunérations mérite une attention spéciale pour au moins deux raisons. La première est que le traitement des magistrats représente l’essentiel des dépenses budgétaires pour la Justice à tous les niveaux de juridiction, et contribue donc très largement à expliquer les variations de la charge globale supportée par l’État. Mais la question des traitements tient aussi une place importante dans l’histoire sociale de la Justice, parce qu’elle met directement en cause le statut du juge en tant que notable. On cite souvent à cet égard des prises de position comme celles de Thiers, à la Chambre des députés, en décembre 1831, qui déclarait trouver excellent un système où la faible rémunération des juges oblige à n’admettre à la magistrature que des jeunes gens pourvus d’une certaine fortune, car « on ne peut donner à la propriété de meilleurs juges que la propriété elle-même ». Le garde des sceaux Barthe, sept ans plus tard, tenait des propos semblables devant la Chambre des pairs :
« Il est vrai que les magistrats des tribunaux inférieurs sont mal rétribués, mais, il faut le dire, ce n’est pas dans les personnes privées de tout moyen de fortune que le choix des magistrats doit être fait. La justice est chargée de protéger la propriété ; elle participe aux intérêts de la propriété et de l’ordre […]. Le devoir du Gouvernement est, autant que possible, de prendre les juges parmi les individus qui ont déjà quelques moyens d’existence. »
25Ces déclarations, emblématiques d’une justice de classe, paraissent presque trop belles pour être vraies. Quand on sait à quel point les préoccupations d’économie budgétaire sont omniprésentes au xixe siècle, on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une attitude tendant à faire de nécessité vertu.
26Il est donc intéressant de confronter cette vision idéologique avec ce que l’on peut savoir objectivement de la rémunération des magistrats. La pauvreté des magistrats, voulue ou non, est-elle une réalité ou une légende, en cette première moitié du xixe siècle, où la faible rémunération du petit juge de province va de pair avec une échelle de traitements très ouverte au sein de la magistrature ? Quelle a été la tendance d’évolution au cours du siècle ? Et comment se fait-il qu’au xxe siècle, on entende souvent les juges se plaindre de leur « prolétarisation », comme si leur condition au siècle précédent était devenue désormais l’objet de toutes leurs nostalgies ?
27Nous nous appuierons d’abord pour le xixe siècle sur le graphique 7, relatif au traitement du juge du bas de l’échelle, le juge situé au premier échelon des tribunaux de première instance. Ce choix est justifié d’abord parce qu’il s’agit là d’un point de repère commode (que l’on complétera en envisageant ensuite l’évolution des écarts de traitement), et aussi parce que c’est le niveau de rémunération à ce stade des carrières qui influence le plus directement les conditions de recrutement.
28Le graphique 7 présente un profil très typé, en « marches d’escalier » séparées par de longs paliers – un profil caractéristique de ce siècle de stabilité monétaire, où le montant nominal des rémunérations pouvait demeurer longtemps inchangé sans conséquences intolérables. Quatre majorations de forte amplitude ont eu lieu cependant au cours du xixe siècle, en 1823, 1846, 1862 et 1883. Comme le pouvoir d’achat de l’unité monétaire reste à peu près stable à long terme jusqu’au seuil du xxe siècle, ces relèvements nominaux correspondent à une progression appréciable même en valeur réelle – l’amélioration la plus appréciable étant celle de 1846, vers la fin de la monarchie de Juillet.
29Il y a lieu cependant de formuler trois réserves.
30La comparaison (graphique 8) avec le sort des officiers, souvent issus eux aussi d’un milieu de notables provinciaux, reste nettement défavorable aux magistrats à travers l’ensemble du xixe siècle. Le juge du dernier échelon se maintient à peu près à égalité avec le lieutenant d’infanterie, le plus mal loti des officiers, généralement considéré comme trop pauvre pour fonder une famille. Quant au conseiller à la Cour d’appel, sa rémunération reste durant toute la période sensiblement inférieure à celle du colonel d’infanterie (lui aussi le dernier des colonels !).
31La comparaison avec le mouvement général des salaires (graphique 7) fait apparaître un retournement au cours du xixe siècle : l’évolution favorable au magistrat débutant durant la première moitié du xixe siècle fait place à une détérioration relative à partir de 1850-1860.
32Enfin, on voit s’amorcer à partir de 1900 environ une baisse absolue de la rémunération en valeur réelle (graphique 7), résultant de la conjonction entre la rigidité des rémunérations nominales (inchangées de 1883 à 1919) et la hausse du coût de la vie qui prend son élan dès avant la Première Guerre mondiale et connaît une première accélération durant les années 1896-1914.
33Pareille conjonction se retrouvera à plusieurs reprises, et de façon plus accentuée, au cours du xxe siècle. Le graphique 9 présente l’évolution de la rémunération du magistrat débutant, directement en valeur réelle (puisque les variations nominales, toujours à la hausse, ne sont le plus souvent que des ajustements à la hausse des prix). Trois phases fortement contrastées se détachent.
34La première est dominée par l’influence très négative des deux guerres mondiales et des grandes inflations. Après un réajustement éphémère vers 1926-1930, la perte de pouvoir d’achat reprend dès 1936-1938 (inflation des années du Front populaire). La Seconde Guerre mondiale provoque une détérioration apparemment moins brutale que celle de 1914-1918 (l’inflation est mieux anticipée et compensée avec moins de retard, par exemple sous forme d’indemnités de résidence), mais le « creux » est tout aussi prolongé que lors du premier après-guerre. Le revenu réel de 1913 est tout juste retrouvé vers le début des années 1950.
351958 marque en revanche le point de départ d’une phase bien plus favorable. Le « rattrapage » spécifique très appréciable réalisé à l’occasion de la réforme de la magistrature est suivi d’une vingtaine d’années de progression assez régulière des traitements (en valeur réelle), dont les magistrats bénéficient comme l’ensemble des fonctionnaires.
36Mais depuis les années 1980, on tend de nouveau vers une stagnation, voire ces dernières années une nouvelle érosion en valeur réelle (à indice constant).
37Reste alors à introduire (graphique 10) l’évolution des écarts hiérarchiques de traitement au sein du ministère de la Justice, en élargissant l’analyse « vers le haut » (conseiller à la Cour d’appel, premier président de la Cour de cassation) et « vers le bas » (surveillant de prison). Le graphique 10 se passe de long commentaire, tant la conclusion est claire : la tendance au resserrement de l’éventail domine toute la période, et cette conclusion a très probablement une validité générale pour l’ensemble de la fonction publique. Parmi les magistrats, les écarts hiérarchiques atteignent leur point culminant vers 1820-1830, puis ils diminuent constamment, avec un « écrasement » particulièrement accentué de la hiérarchie lors des deux guerres mondiales ; les tentatives de remise en ordre avec rétablissement partiel des écarts lors des après-guerres n’interrompent pas durablement la tendance de fond à une égalisation croissante. La prise en compte des primes, qui focalisent souvent l’attention de manière quelque peu excessive, conduirait tout au plus à apporter quelques nuances.
38En ce qui concerne les gardiens de prison, l’évolution est encore plus impressionnante depuis la situation du xixe siècle, où ils percevaient des salaires particulièrement misérables (souvent complétés, il est vrai, par leur retraite d’ancien soldat). Le processus d’égalisation et de resserrement des écarts s’est effectué principalement en deux étapes : 1900-1914 (les personnels de surveillance, bien défendus par leurs associations professionnelles, sont alors mieux protégés que les magistrats contre le premier élan de l’inflation) et depuis 1960, avec toutefois une certaine tendance récente à la stabilisation des écarts. Là encore, on peut se demander si ce constat ne présente pas une portée générale.
III. ANALYSE DES DÉPENSES PÉNITENTIAIRES
39Il s’agit d’une question particulièrement complexe, qui ne sera abordée ici que de manière très partielle.
40Rappelons d’abord que les dépenses pénitentiaires, jusqu’en 1911, ne figurent pas dans le budget du ministère de la Justice. Elles sont dispersées entre différents budgets ministériels : le ministère de l’Intérieur pour l’essentiel (sauf de 1831 à 1834, où la tutelle des prisons passe au ministère du Commerce), avec cependant des modalités variables de partage des charges avec les budgets départementaux, et d’autres ministères sont également impliqués (les bagnes continuent à dépendre du ministère de la Marine même après 1911). Cette dispersion est un facteur d’opacité, et elle impose un travail de reconstitution – assez artificiel d’ailleurs – si l’on veut retracer l’évolution de l’ensemble des dépenses pénitentiaires.
41Une certitude cependant : les dépenses pénitentiaires ont connu des variations bien plus marquées que les dépenses judiciaires, tant du point de vue des nomenclatures que des montants, en fonction notamment des événements historiques qui remplissent, ou qui vident, les prisons. Le graphique 11 représente l’évolution depuis deux siècles de la part des dépenses pénitentiaires dans le total des dépenses de Justice (total reconstitué dans sa définition actuelle). La montée de la part des dépenses pénitentiaires se poursuit durant toute la phase répressive du xixe siècle, jusqu’aux années 1870. Elle est suivie d’un reflux durable, quasi séculaire (si l’on ne tient pas compte du bref ressaut des années 1940), de 1880 à 1970 environ. Depuis trente ans, en revanche, la tendance s’est de nouveau inversée.
42On remarque que ces fluctuations apparaissent synchronisées, du moins dans les grandes lignes, avec celles du budget de la Justice dans son ensemble (variation « procyclique » de la part des dépenses pénitentiaires), et contribuent par conséquent à les amplifier. Ainsi, la hausse des dépenses pénitentiaires contribue plus que proportionnellement, dans la période récente, à la forte croissance du budget de la Justice. Dans la phase antérieure (1880-1970), au contraire, la compression des dépenses pénitentiaires avait été l’un des principaux facteurs de la baisse du poids relatif du budget de la Justice dans les dépenses de l’État (cf. graphique 3) ; et l’on peut juger que les difficultés contemporaines sont en grande partie un héritage de cette période de près d’un siècle, marquée par une quasi-interruption des constructions de prison comme des rénovations de bâtiments existants.
43Comment expliquer ce long passage à vide ?
44D’abord, par une volonté d’économiser les fonds publics, qui s’exerce encore bien plus efficacement au xixe siècle sur les prisons que sur les palais de justice. On se demandait, lors d’un précédent séminaire, si la gestion des finances publiques répondait seulement à une logique juridico-comptable, ou si au contraire on pouvait repérer déjà des préoccupations d’ordre gestionnaire et managérial. En ce qui concerne les prisons, aucun doute n’est permis : dès la monarchie de Juillet, on voit apparaître une approche proprement économique de l’activité pénitentiaire (ce n’est pas un hasard si l’on tente alors de rattacher les prisons au ministère du Commerce). Cette volonté de « rationalisation » s’exerce par exemple à l’égard du coût de transfert descondamnés vers leur lieu de détention (on compare le prix de revient selon le mode de transport et les modalités du transfert), mais surtout sur l’entretien des détenus. L’optimisation tend d’ailleurs à se confondre systématiquement avec l’économie maximum (sous l’hypothèse implicite que les détenus ne sont déjà que trop bien traités !). Cette approche conduit à la généralisation du « système de l’entreprise », qui consiste à privatiser la gestion des prisons. L’« entrepreneur » qui emporte le marché agit à la fois comme industriel et comme prestataire de services. Il prend en charge l’entretien des détenus, et, en contrepartie, il a droit : 1° à l’utilisation de la force de travail des prisonniers ; 2° à la coopération dévouée de l’Administration pénitentiaire (qui concourt à la surveillance du détenu-ouvrier) ; et 3° à un prix de journée négocié avec l’Administration et périodiquement révisé. L’évolution du coût moyen par jour de détention fait l’objet d’un suivi régulier dès la monarchie de Juillet ; on le calcule chaque année au centième de centime près, avec comme objectif inconditionnel la réduction la plus forte possible de la dépense unitaire ainsi calculée. L’Administration cherche à se justifier lorsque le coût moyen augmente, et toute diminution est présentée au contraire comme un bulletin de victoire.
45Pourtant, ce n’est pas ce souci d’économie qui peut expliquer à lui seul le tassement relatif des dépenses pénitentiaires vers la fin du xixe siècle, puisque la volonté d’économiser était déjà au moins aussi forte dès la première moitié du xixe siècle. Le graphique 12 cherche à préciser l’analyse en décomposant la charge réelle de l’incarcération en deux facteurs : le taux de population carcérale (nombre de détenus pour 10 000 habitants) et le coût unitaire par détenu (exprimé en proportion du PIB par tête, pour permettre des comparaisons significatives à long terme).
46Le rapprochement entre les graphiques 11 et 12 suggère nettement que les variations du taux de population carcérale exercent le plus souvent une influence déterminante. Cet indicateur enregistre en effet des mouvements de forte amplitude, à la hausse et à la baisse, avec trois sommets historiques : la décennie 1852-1862, les années 1940, les années 2000. Dans l’intervalle, se situe une longue phase de reflux de la population carcérale sur près d’un siècle (mise à part la flèche temporaire des années 1940), qui correspond – et ce n’est certainement pas un hasard – à la longue phase de diminution relative du budget de la Justice. Resterait alors bien entendu à déterminer s’il faut voir là le signe d’un recul à long terme de la délinquance (à rebours de ce que l’on croit généralement), ou seulement l’effet de comportements moins répressifs.
47Quant à la variable coût unitaire par détenu, calculée ici à partir de données globales, elle demanderait à elle seule une longue analyse. Les dépenses pénitentiaires prises en compte englobent l’entretien des détenus, le coût des personnels de surveillance, les dépenses de construction et d’entretien des bâtiments… Rien ne permet de supposer que ces divers éléments évoluent dans le même sens à court terme ; et leur poids relatif s’est considérablement modifié à long terme.
48Si l’on s’en tient néanmoins à la résultante en termes de dépenses unitaires totales, on constate le plus souvent, pour le xixe siècle, une variation à contresens du coût unitaire et des effectifs carcéraux : la compression du coût d’entretien des détenus atteint son maximum vers le début du Second Empire, ce qui freine la croissance des dépenses carcérales (alors qu’on est en pleine phase d’augmentation du nombre des détenus) ; plus tard, une amélioration relative – toute relative – se dessine au moment où s’amorce le reflux des effectifs, et se confirme vers la fin du xixe siècle, ce qui freine la tendance au recul du budget pénitentiaire.
49Au xxe siècle, au contraire, de façon plus inattendue, il arrive souvent que les deux facteurs cumulent leurs effets au lieu de se compenser. Jusque vers 1970, la tendance dominante semble être au recul de la dépense par détenu (non pas certes en valeur nominale, ni même en valeur réelle, mais en proportion du PIB ou revenu par tête) : ce qui peut expliquer la situation gravement détériorée – du point de vue notamment de l’état des locaux – à la veille des révoltes carcérales des années 1970. Depuis trente ans, en revanche, une forte augmentation (absolue et relative) du coût unitaire se cumule avec la montée du nombre des détenus, surtout à partir des années 1990.
50Si l’on tente de pousser plus loin l’analyse pour la période récente, trois constats significatifs peuvent être dégagés :
- Les dépenses d’entretien courant des détenus représentent une part de plus en plus faible du coût unitaire. Au xixe siècle, l’alimentation, bien que réduite au minimum vital, représentait à elle seule l’essentiel du coût total. Aujourd’hui, au contraire, les dépenses alimentaires tendent à peser moins lourd que les soins médicaux, psychologiques et psychiatriques. Tout se passe comme si les lois d’Engel s’appliquaient aussi pour les détenus…
- Les frais de personnel pèsent également de plus en plus lourd, et jouent un rôle prépondérant dans la forte croissance récente des dépenses pénitentiaires. Le graphique 13 montre sans ambiguïté que les variations du coût unitaire par détenu sont étroitement corrélées depuis un demi-siècle avec l’évolution du taux d’encadrement. L’encadrement ne se réduit plus aux personnels de surveillance (gardiens de prison) ; les personnels de formation, chargés de préparer la réinsertion des détenus, comme les personnels soignants, tiennent une place croissante. La réduction des horaires de travail des surveillants exerce également une influence notable.
- Les dépenses de construction (graphique 14) ont connu des fluctuations particulièrement amples et brutales, qui se traduisent périodiquement par un allongement des délais de construction, et constituent un facteur d’alourdissement des coûts. Elles ont connu à deux reprises une montée en flèche : d’abord vers 1970, quand on prend conscience pour la première fois du retard accumulé, puis de nouveau vers 1990. Mais elles sont retombées aujourd’hui à un niveau relativement faible, bien que l’essentiel des investissements du ministère de la Justice soit réservés aux constructions pénitentiaires. Globalement, les dépenses en capital ne dépassent guère 5 % du budget total de la mission Justice, ce qui traduit bien la pression des besoins les plus immédiats au détriment de toute politique de long terme.
IV. LES FRAIS DE JUSTICE ET LE PROGRAMME ACCÈS À LA JUSTICE ET AU DROIT
51Les frais de justice méritent pour plusieurs raisons une étude spécifique. En raison d’abord de l’importance de ce poste, qui vient en tête des dépenses judiciaires, aussitôt après les dépenses de personnel, mais loin devant les dépenses d’investissement. Les frais de justice se singularisent aussi – jusqu’en 2006 – par le caractère simplement évaluatif des crédits qui leur sont consacrés. Faut-il rappeler enfin que les frais de justice ont été au cœur des controverses sur le budget de la Justice en 2006, en relation précisément avec leur transformation par la LOLF en crédits limitatifs (à l’instar des autres chapitres budgétaires) et avec une tentative particulièrement énergique – ressentie comme un coup de force – de la part de la Chancellerie pour donner un coup d’arrêt à leur forte progression de ces dernières années ?
52Les frais de justice peuvent faire l’objet d’un suivi régulier à très long terme. Le graphique 14 présente leur évolution depuis la Restauration, en proportion du montant total du budget du ministère de la Justice et en proportion (depuis 1911) des crédits des services judiciaires. Leur part, de l’ordre de 15 % des dépenses judiciaires au seuil du xxie siècle comme vers 1820, présente un profil d’évolution à première vue assez serein. Elle évolue dans l’ensemble conformément à la tendance générale (cf. graphique 3), qu’elle contribue à amplifier, avec un recul assez régulier du milieu du xixe siècle jusque vers 1970, suivi d’une croissance rapide et continue jusqu’aux années 2000.
53Mais les apparences sont en partie trompeuses.
54Il faut prendre garde d’abord que le caractère limitatif de ces crédits a donné lieu à des divergences sensibles entre les crédits inscrits en loi de finances initiale et les dépenses effectives, le plus souvent dans le sens d’un dépassement ; l’évolution relativement « lisse » des crédits recouvre des variations à court terme bien plus heurtées des dépenses effectives. Le graphique 15, relatif aux années 1830-1840, montre que ces dépassements ne datent pas d’hier. Dans la période récente, les observations répétées de la Cour des comptes – vers 1984, puis à plusieurs reprises au début des années 1990 – n’ont pas suffi à éviter un nouveau dépassement d’un montant record en 2004 (graphique 16).
55Mais, surtout, la relative permanence des intitulés ne doit pas masquer des changements fondamentaux à long terme dans la nature même de ces frais de justice et dans la répartition ultime de la charge qu’ils représentent.
56Au xixe siècle, le chapitre « Frais de justice criminelle, correctionnelle et de police » regroupe des dépenses assez hétérogènes, liées à l’exercice de la justice pénale et qui incombent directement à l’État, comme par exemple les frais de déplacement des témoins ou encore les frais d’exécution des arrêts criminels. Une partie de ces dépenses reste définitivement à la charge de l’État ; mais la plus grande partie est au contraire en principe récupérable sur les condamnés, sous réserve bien évidemment qu’ils soient solvables. Le taux de recouvrement est souvent inférieur à 50 % ; néanmoins, des sommes considérables se retrouvent à ce titre en recettes du budget général de l’État.
57Par ailleurs, le fonctionnement de la justice fait intervenir un élément totalement distinct : les frais de justice qui incombent aux justiciables, en tant qu’usagers des juridictions civiles. L’existence de ces frais de justice apparaît en contradiction avec le principe de gratuité de la justice, posé en 1789 et confirmé par une loi de 1790. Mais il faut comprendre que seule en réalité l’intervention du juge est gratuite (la Révolution n’a pas mis fin, ou du moins pas durablement, à la patrimonialité des offices des huissiers, avoués, greffiers). Restent donc à la charge des justiciables deux grands types de dépenses. D’une part, les émoluments de ces différents auxiliaires de justice (s’ajoutant aux honoraires des avocats, qui ne sont pas considérés comme partie intégrante des frais de justice stricto sensu, mais qui entrent bel et bien dans le coût total de la justice pour ses usagers). Et d’autre part, les différentes taxes dues à l’État sous le nom de droits de timbre, d’enregistrement et de greffe (ces derniers venant s’ajouter, au profit de l’État, à la rétribution des greffiers). Ces prélèvements, qui n’ont rien à voir avec le chapitre budgétaire « Frais de justice », n’intéressent pas spécifiquement le budget du ministère de la Justice ; mais ils figurent parmi les recettes du budget général de l’État. Leur barème a fait l’objet de relèvements successifs, de 1816 aux années 1870, et l’on a pu calculer2 que, vers 1880, le produit des droits de timbre, d’enregistrement et de greffe couvrait environ 80 % du total des dépenses judiciaires.
58On retiendra donc que la charge nette afférente à la Justice est alors en fin de compte limitée pour l’État (ce qui nuance et même corrige les conclusions que nous avions tirées du graphique 3). Mais cet état de fait, assurément favorable du point de vue des finances publiques, l’est beaucoup moins du point de vue de l’accès des citoyens à la justice et de l’égalité de tous devant la justice. D’où une longue suite de développements destinés à remédier à cette iniquité, qui auront à long terme un impact très significatif sur le budget de la Justice.
59Tel n’est pas encore le cas avec la loi de 1851 sur l’assistance judiciaire. D’abord en raison des conditions tout à fait restrictives prévues par la loi : l’octroi de l’aide est subordonné à des formalités humiliantes pour vérifier l’« état d’indigence ». De plus, le coût de l’assistance incombe aux professions de justice (avoués, greffiers, avocats, astreints à travailler sans rémunération), ou éventuellement à la partie adverse, si elle est condamnée et solvable. Quant à la générosité de l’État, elle se limite au non-remboursement de certains frais avancés par le fisc.
60La réforme de 1892 portant sur les frais de justice dus à l’État est également de portée restreinte. La réforme supprime les droits de greffe (mais non les émoluments dus aux greffiers) et simplifie les droits de timbre et d’enregistrement. Mais il s’agit d’une redistribution (remplacement de droits fixes par des droits proportionnels, ce qui favorise les justiciables engagés dans des litiges à faible enjeu financier) plutôt que d’un allégement de la charge globale. En 1913, les droits perçus par l’État couvrent encore 66 % des dépenses publiques pour la Justice : le chemin parcouru vers davantage d’équité reste modeste.
61Au xxe siècle, en revanche, on voit s’opérer un véritable retournement, mais seulement au cours des quarante dernières années. Une succession de mesures, souvent de grande portée et qui vont toutes dans la même direction, cumulent leurs effets dans le sens d’un vaste transfert de charges des justiciables vers l’État. Dans les années 1960, la fonctionnarisation des greffiers se traduit par une augmentation sensible des effectifs du ministère de la Justice et des dépenses budgétaires correspondantes. En 1972, l’assistance judiciaire devient l’aide juridique, accordée dans des conditions plus larges et comportant désormais une indemnisation par l’État des avocats et des auxiliaires de justice. En 1977, intervient la gratuité des actes de justice civile, étendue en 1982 à la justice pénale. Les lois de 1991 et 1998 élargissent à nouveau les conditions d’octroi de l’aide, relèvent l’indemnisation des professionnels, introduisent des actions nouvelles : effort pour l’indemnisation des victimes, aide aux consultations juridiques, recherche de solutions non juridictionnelles. La résurrection d’une justice de proximité est maintenant à l’ordre du jour. Cette évolution trouve son point d’orgue avec l’introduction en 2006 de la LOLF, qui érige l’accès à la justice et au droit en « programme », formellement placé sur le même plan que l’ensemble des dépenses pour la « justice judiciaire » ou l’administration pénitentiaire : le caractère prioritaire de cette nouvelle mission de l’État – au sein de la mission Justice – est ainsi clairement affirmé.
62L’incidence de ces différentes mesures sur les variables budgétaires s’est exercée sous des formes diverses : prise en charge par l’État de dépenses qui incombaient jusqu’alors aux justiciables ou aux collectivités locales, suppression de recettes, création de dépenses nouvelles. Toutes cependant ont laissé leur empreinte sur le budget de l’État. Un effort a été accompli pour rendre plus lisibles les nouvelles priorités : l’aide juridique, longtemps englobée dans le chapitre des frais de justice, en a été disjointe pour former un chapitre séparé à partir de 1992 ; en 1998, elle se trouve logiquement reclassée dans les « Interventions » de l’État, avant de constituer en 2006 un « programme » distinct.
63Si cette succession de mesures paraît bien a posteriori relever d’une action de l’État cohérente dans ses grandes lignes, l’évolution s’est effectuée de manière souvent heurtée à court terme. L’objectif prioritaire de promouvoir l’accès à la justice se trouve interférer avec une dynamique endogène des frais de justice. Ce poste, qui correspond aujourd’hui en grande partie aux dépenses d’experts et à diverses prestations de services, avec le développement de nouveaux moyens d’investigation efficaces, mais de plus en plus coûteux (analyses génétiques, écoutes téléphoniques), présente tous les signes d’une croissance non maîtrisée. Non seulement les dépenses augmentent très vite, mais leur dynamique spontanée se traduit par des dépassements récurrents, dont l’ampleur a donné lieu à plusieurs reprises à des observations critiques de la Cour des comptes, comme on le signalait en tête de cette section. Plus grave encore : la Cour des comptes dénonce dans les années 1990 des virements de crédits en cours d’exercice budgétaire de l’aide juridique (pourtant prioritaire) vers les frais de justice pour faire face à l’augmentation plus forte que prévu de ces derniers. La croissance rapide des fonds publics destinés à l’indemnisation des avocats n’a pas suffi non plus à éviter des tensions persistantes avec les barreaux ou les caisses de règlement pécuniaire aux avocats (CARPA). Enfin, dans l’actualité la plus récente, une approche résolument volontariste de la LOLF a conduit à donner en 2006 un brusque coup d’arrêt à la progression des frais de justice, dont les crédits – devenus limitatifs – ont été plafonnés d’autorité à un montant sensiblement inférieur aux dépenses effectives de 2004-2005 (370 millions d’euros, contre 426 en 2004). Le but avoué est d’imposer une négociation plus serrée des tarifs avec les prestataires de services privés, pour forcer la voie à des économies. Le poste frais de justice se trouve ainsi appelé à servir de premier test pour l’application de la LOLF, dont chacun est bien conscient qu’elle pourra donner le meilleur ou le pire.
Conclusion
64En conclusion, je voudrais d’abord rappeler cette évidence que la dimension budgétaire n’est qu’une composante parmi d’autres des problèmes de la Justice, et reconnaître aussi que ma communication n’a abordé que quelques-unes des multiples facettes du budget de la Justice. Le manque de temps n’est pas seul en cause : divers aspects demeurent opaques, ou du moins très difficiles à saisir pour l’observateur extérieur, malgré le précieux appui des travaux de la Cour des comptes ; et cette remarque vaut très probablement à l’égard du simple parlementaire comme du simple chercheur. Dans ces limites, j’ai voulu montrer en quel sens le budget de la Justice constitue un témoin et un révélateur des évolutions les plus marquantes. Une partie des enseignements dégagés a sans doute une portée générale – par exemple, la tendance de long terme au resserrement de l’éventail des traitements dans la fonction publique. D’autres concernent plus spécifiquement l’histoire de la justice.
65Sur certains points au moins, l’analyse historique parvient à des conclusions nettes.
66Non, la pauvreté séculaire de la Justice en France n’est pas un mythe. Elle résulte rarement de politiques délibérées, de choix explicites, mais bien davantage d’une absence de politique, ou en tout cas de l’absence d’une volonté politique assez forte pour dégager les moyens nécessaires. La Justice se trouve implicitement sacrifiée à d’autres priorités, et la pression des besoins les plus immédiats se fait alors sentir au point d’exclure toute vision d’avenir, comme en témoigne la faiblesse chronique de la part des investissements dans le budget de la Justice.
67Néanmoins (et c’est ma seconde conclusion), les à-coups et les tensions qui jalonnent la période récente ne doivent pas occulter le chemin considérable parcouru depuis trente ans. En même temps que les transferts de charge opérés des justiciables ou des collectivités locales vers l’État bouleversent les comptes de la Justice, l’apparition de nouveaux objectifs en matière d’accès au droit, d’indemnisation des victimes, de prévention, de réinsertion des détenus s’ajoute aux impératifs de modernisation pour provoquer une diversification sans précédent des dépenses de justice.
68Et du même coup (ce sera ma dernière conclusion), la mise en perspective historique que nous venons d’esquisser explique assez bien le paradoxe actuel d’un manque de moyens toujours aussi fortement ressenti malgré une priorité effective au budget de la Justice, réaffirmée par les lois de programme de 1995 et 2002. Le budget de la Justice n’est pas « un tonneau des Danaïdes », mais l’élargissement des missions de la Justice se traduit par une tension permanente entre ses objectifs et ses ressources.
Notes de bas de page
1 L’argent de la justice. Le budget de la justice en France de la Restauration au seuil du xxie siècle, Presses Universitaires de Bordeaux, Bordeaux, 2009.
2 Bernard Schnapper, « Le coût des procès civils au milieu du xixe siècle », Revue historique de droit français et étranger, vol. 59, octobre-décembre 1981.
Auteur
Jean Charles Asselain est correspondant de l’Institut, normalien, agrégé d’histoire, agrégé de sciences économiques et professeur émérite à l’Université Montesquieu Bordeaux IV. Ses principaux ouvrages sont : Histoire économique de la France, 2 vol., Seuil, 1984 ; Histoire économique du xxe siècle, 2 vol., Presses de Sciences Po et Dalloz. Il a, entre autres, publié : « L’histoire quantitative. Ambitions et résultats », Économies et sociétés, série AF, 2007 ; « L’ouverture internationale en perspective historique », Histoire, économie et société, 2008. Ses travaux relatifs à l’histoire des finances publiques ont surtout porté sur l’histoire de la fiscalité : « Un siècle d’histoire fiscale de la France. Le mirage de l’impôt progressif sur le revenu » et « Transformation fiscale et non governo. Les enseignements de l’expérience italienne », in L’impôt en France aux xixe et xxe siècles, Comité pour l’histoire économique et financière de la France 2006. Dans le domaine de l’histoire budgétaire, il a publié Le budget de l’Education nationale aux PUF en 1969 et en 2009 une Histoire du budget de la Justice (de la Restauration à nos jours) aux Presses universitaires de Bordeaux.
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