Marine et comptabilité ; une incompatibilité ?
p. 453-488
Texte intégral
1Le présent exposé prolonge l’article paru en 1994 dans Études et documents du Comité pour l’histoire économique et financière de la France sous le titre ; « Les comptes fantastiques de la Marine (1844-1889) ». Cet article, tiré de notre mémoire de maîtrise, était lui-même le texte d’un exposé présenté en 1991 au groupe d’histoire de la comptabilité de l’Ordre des experts-comptables et des comptables agréés, groupe alors fort actif. Les études auxquelles nous nous sommes livré pour le doctorat, toujours sur l’organisation de la Marine, nous ont permis de mieux connaître les principes de la comptabilité dans cette administration, sinon de faire une étude générale de celle-ci1.
2Disons un mot du titre ; « Marine et comptabilité ; une incompatibilité ? » La comptabilité est l’art de mesurer et d’enregistrer dans des comptes l’activité économique d’une personne physique ou morale ; c’est la tenue des comptes. Dans l’Administration, l’on insiste sur leur reddition par des comptables publics, et c’est le deuxième sens du terme. Nous allons essayer de montrer quel genre d’incompatibilité il y a eu entre la comptabilité et la mission, à la fois militaire et industrielle, de l’organisme étudié et surtout la mentalité de ses agents principaux.
3Après une rapide évocation de l’Ancien Régime, nous aborderons la réforme de 1808 qui oblige les comptables du Trésor à tenir leurs écritures en partie double, puis la mise en place dans la Marine d’une comptabilité des matières en valeur. Nous insisterons sur la dernière question, d’abord parce que cette comptabilité singularise par son ampleur les deux départements militaires, ensuite parce qu’elle occupe les esprits dans la Marine et au Parlement à partir de 1871, et qu’elle nous permet de présenter le premier calcul des frais généraux des ports et établissements hors des ports qui ait été publié (c’était en 1882). Le plan comporte donc trois parties ; 1. Colbert, Louis XVI et Mollien ; 2. L’introduction d’une comptabilité des matières en valeur ; 3. Un calcul des frais généraux de la Marine en 1882.
I. COLBERT, LOUIS XVI ET MOLLIEN
4Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), chargé de la Marine à partir de 1661, distingue bien deux services dans le port. Le service militaire, confié à un officier général, le commandant de la Marine, comprend les officiers de marine présents, et d’abord ceux qui ne sont pas « armés », la majorité, les troupes, la compagnie d’élèves-officiers. Il est organisé comme le ferait un armateur ; le ministre a pensé à l’organisation militaire, avec affectation des officiers aux vaisseaux et donc hiérarchie permanente comme dans les Galères, mais elle ne se réalise qu’à la fin du xixe siècle. Le service sédentaire ou économique, confié à une administration civile dirigée par un intendant, est chargé de construire et de réparer l’instrument de combat et de ravitailler les escadres. Les deux services coopèrent dans les opérations d’armement et de désarmement. Alors le service de l’arsenal peut être dérangé par des travaux imprévus.
5La frontière des deux services laisse trop de place au service civil mais, sauf en ce qui concerne la levée des marins des Classes (l’Inscription maritime), cela n’a guère de conséquence dans la mesure où, les vaisseaux à voiles étant soit armés soit entièrement désarmés, ils sont réduits dans cette deuxième position à l’état de pièces détachées, coque comprise, dont le service sédentaire peut s’occuper seul. Tout à la fin de l’Ancien Régime, il a été projeté de doter les escadres permanentes, formées en 1786 afin d’imposer une hiérarchie permanente aux officiers de marine, de moyens propres pour l’entretien courant et donc de donner un début de consistance au service militaire de la flotte. Sous l’empire de l’ordonnance de 1776 sur le service des ports, la confusion s’aggrave en effet entre les deux services, qui ne sont à nouveau séparés qu’à partir des dernières années du siècle suivant.
6Sous les ordres de l’intendant, des officiers civils ou militaires sont chargés de la partie technique des travaux ; d’autres officiers civils, formés en corps (la Plume) comme les officiers de marine (l’Épée), prennent aussi part à la direction et sont chargés des écritures et des comptes, c’est-à-dire de l’administration au sens étroit. Cette organisation dualiste sous l’intendant, puis sous le préfet maritime, subsiste jusqu’en 1900 en dépit de la gêne réciproque et de l’irresponsabilité qu’elle entraîne. Du temps de Colbert, il n’était pas pensable de confier aux maîtres d’ouvrages la direction entière des travaux, et la ligne hiérarchique des commissaires permettait au ministre de diriger effectivement le service sédentaire, le service militaire étant supervisé par le roi, chef des armées, qui déléguait à son ministre la gestion du corps militaire. Un siècle plus tard, il était temps de confier aux techniciens, organisés à leur tour en corps d’officiers, la responsabilité technique et administrative de leurs travaux.
7La guerre de Sept Ans (1756-1763) met au jour, avec une acuité nouvelle, la querelle d’attributions à laquelle se livrent les officiers des deux corps principaux et qui se termine en 1776 par la victoire de l’Épée. La Plume, diminuée d’un tiers, ne forme plus corps, ses fonctions sont réduites, davantage du reste dans les faits que dans l’ordonnance, qui affaiblit surtout l’intendant en lui enlevant la direction des travaux. Ceux-ci sont organisés en trois directions, Constructions, Port et Artillerie, et confiés à des officiers de marine sous l’autorité supérieure du commandant de la Marine. Dix ans plus tard, les officiers de marine cèdent la place aux hommes techniques qu’ils ont un temps subjugués (les officiers d’artillerie, les officiers de port et les ingénieurs constructeurs). L’esprit des deux réformes est militaire, les ingénieurs étant eux-mêmes militarisés en 1800 ; l’arsenal n’est plus un service économique autonome, il devient progressivement une annexe du port de guerre.
8Les ordonnateurs de la Marine, qui sont les intendants et les commissaires ordonnateurs, tous officiers à commission, sont distincts depuis 1519 au moins des comptables, qui sont eux des officiers titulaires. Les comptables, dits trésoriers généraux de la Marine, exercent leurs fonctions par intervalles d’une année, dits « exercices » ; ils sont pratiquement subordonnés au secrétaire d’État, et leur rémunération leur permet de salarier leurs commis dans les ports.
9Le budget de la Marine, associée aux Galères (jusqu’en 1748) et aux Colonies, se compose ; 1° d’un état général des fonds annuel préparé par le secrétaire d’État dont le montant total est fixé par le roi et qui est subdivisé en chapitres ou articles ; 2° d’états de distribution mensuels qui peuvent s’écarter du douzième de la somme prévue pour l’année. L’état général des fonds est établi d’après les projets de constructions et d’armements et les demandes des ordonnateurs.
10En 1723, un compte des dépenses est ajouté au budget dans le Livre du roi. Le modèle à suivre pour les dépenses de la Marine comprend huit chapitres subdivisés en articles ; l’ordonnateur peut y ajouter un article pour inscrire une dépense dont la nature n’entre dans aucun article mentionné, mais il ne peut changer l’intitulé des chapitres ni des articles mentionnés. Il n’est pas sûr que la nomenclature des dépenses coïncide avec la nomenclature budgétaire. Le ministre se soucie de perfectionner la régularité des paiements, afin d’éviter les difficultés lors de la reddition des comptes à la Chambre des comptes de Paris, juge des comptes des trésoriers des départements ministériels. À la fin de l’Ancien Régime, la présentation du budget est modifiée, afin notamment de donner aux armements la place qui doit leur revenir et qu’ils n’ont pas eue depuis la Régence. La présentation du budget de l’an VI est semblable à celle de 1787.
11L’arsenal ayant d’abord été considéré comme service économique, il était naturel de le doter de la comptabilité en partie double, une invention déjà ancienne et qui est connue et pratiquée en France. Colbert a pensé à cette méthode pour les matières comme pour les deniers de la Marine et, plus généralement, pour toutes les affaires du roi, mais il a dû y renoncer, alors qu’il réussissait à l’imposer aux deux compagnies des Indes créées en 1664. Les raisons de cet échec mériteraient d’être mieux éclaircies.
12La comptabilité des matières reste donc tenue en partie simple et en quantités par le garde-magasin du port et par le contrôleur, qui tient les écritures en double. Le grand-livre comporte environ 700 comptes correspondant à autant d’articles (nous ignorons s’il y a déjà des unités de regroupement dites unités collectives). Le magasin général alimente les chantiers et ateliers (d’après les ordres de l’intendant) et les bords (d’après les ordres du même, qui doit suivre le règlement d’armement). De retour de campagne, le matériel de bon service, que le garde-magasin a toujours en charge – il en est provisoirement déchargé pendant la campagne, et c’est l’écrivain du bord qui s’en charge alors –, est entreposé au magasin particulier du vaisseau. Le ministre peut engager la responsabilité pécuniaire du garde-magasin en cas de déficit.
13Colbert a prescrit aux intendants de faire calculer le coût de revient de chaque bâtiment pour la construction de sa coque, puis pour ses réparations et son entretien, ainsi que de certains autres ouvrages destinés à l’armement des bâtiments. Il cherche à connaître les coûts et à aiguillonner les ordonnateurs, qui sont ainsi appelés au respect des devis, à la recherche des économies dans l’exécution des travaux et à l’amélioration de leur qualité.
14Le coût de revient dont il s’agit comprend la main-d’œuvre directement appliquée à l’ouvrage et les matières comptées au coût standard. Un écrivain de la Plume suit les dépenses en main-d’œuvre sur des casernets et un maître d’ouvrages les matières sur d’autres casernets. Le calcul du coût de revient est mené contradictoirement dans les directions et par les commissaires dans le système de 1776.
15Colbert voyait ou voulait voir dans l’arsenal un ensemble de manufactures privées travaillant à façon avec des matières et des locaux fournis par l’État. Le travail à l’entreprise n’a jamais pris une telle extension, surtout dans les constructions neuves et, à partir de 1750, le travail en régie et à la journée devient général ; certaines fournitures, parmi les plus importantes, continuent d’être confiées à des entrepreneurs de l’intérieur, et, à la fin, l’État rachète plusieurs établissements (Guérigny, Ruelle et Saint-Gervais).
16En 1787 la publicité des comptes financiers de l’État, en commençant par ceux de la Guerre et de la Marine, est décidée. Le pouvoir des deux ministres est amputé d’une partie du pouvoir législatif au profit de conseils placés près d’eux. Ces conseils discutent du budget, préparent le projet à soumettre au roi et sont chargés d’établir les comptes définitifs.
17L’année suivante, les offices de trésorier des départements sont supprimés et les caisses particulières de ces officiers réunies au Trésor. L’administrateur chargé de la caisse générale doit présenter au Conseil du roi, en avril de chaque année, l’état au vrai des recettes et des dépenses qu’il a faites l’année précédente et en rend compte ensuite à la Chambre des comptes ; les autres administrateurs en font autant pour leurs dépenses respectives.
18Ces réformes ont été réalisées mais, pour qu’elles portent tous leurs fruits, il aurait d’abord fallu remettre de l’ordre dans l’assiette et la perception des impôts, réduire les dettes devenues immenses et dont chaque ministère dépensier supportait une partie, payer les fournitures en retard afin de rendre confiance aux fournisseurs, respecter les fonds alloués, rendre les comptes aux époques prescrites. Nous dirons seulement qu’en 1790, le port de Brest n’a pu présenter le compte de ses dépenses de 1779 et que la Chambre des comptes de Paris a terminé en mars 1789 l’examen du compte général de la Marine pour l’exercice 1774.
19François-Nicolas Mollien (1752-1850), fils d’un manufacturier devenu commerçant à Rouen, a occupé trois emplois dans l’Administration des Finances, si l’on excepte l’année où il a été directeur de l’Enregistrement à Évreux. De 1775 à 1791, il est commis puis premier commis des finances, chargé des impôts indirects ; de 1800 à 1806, il est directeur de la Caisse d’amortissement et enfin, de 1806 à 1814, ministre du Trésor. À trois reprises dans ses mémoires revient la question du changement de méthode dans la comptabilité des finances publiques.
20Mollien note d’abord que le caractère incomplet, sur lequel il ne s’étend pas, de la comptabilité de la Ferme générale était compensé, autant que possible, par la moralité des comptables et par la multiplicité des vérifications et des contrôles. Ceux-ci retardaient de deux à trois ans la reddition des comptes des produits de chaque impôt.
21La Caisse d’amortissement doit compter sur un mode d’exploitation qui empêche ses agents de travailler pour eux plutôt que pour l’État. La partie double permet de saisir chaque opération à sa naissance, de la définir immédiatement dans ses résultats, de garantir l’exactitude des dates par la nécessité de tout écrire « sous la dictée même du fait », de prendre l’analogie des actes pour règle de la division des comptes et maintenir tous ces comptes dans un ordre tel qu’ils puissent être comparés, soldés et balancés chaque jour, et de placer à côté de l’action administrative un contrôleur incorruptible auquel rien ne peut échapper et qui ne peut « rien exprimer que de vrai, soit pour accuser, soit pour défendre ».
22Ainsi la partie double permet de mieux contrôler les comptables, le parfait équilibre des soldes des comptes débiteurs et des comptes créditeurs étant la meilleure garantie de l’exactitude des divers éléments de chaque compte. Mollien peut appliquer avec la nouvelle méthode le principe de méfiance que traduit la partie simple, et cela alors que la partie double est la méthode des marchands et que le commerce repose sur la confiance. Il a rendu l’usage de la partie double obligatoire dans son petit domaine sans demander de permission.
23Le ministre du Trésor ne pouvait naturellement agir de même. Il s’est appuyé sur un certain nombre de comptables qui avaient recours à titre auxiliaire à la partie double afin de connaître leur situation réelle. Plusieurs affaires ont également servi son projet. La comptabilité en finance n’a pas permis de s’apercevoir que les « faiseurs d’affaires », ainsi qu’on a désigné les successeurs des banquiers de la cour appelés par son prédécesseur, devaient 142 millions au Trésor. Elle n’a pas permis non plus de constater que plusieurs receveurs étaient en débet. Cette méthode conduit à ranger les faits de toute nature en recettes et dépenses, et seulement lorsque la somme à inscrire est prouvée par les pièces justificatives exigées ; aussi des sommes considérables peuvent être provisoirement inscrites dans une classe dite neutre et échapper aux regards. Pour vaincre ce qu’il appelle l’ignorance en fonctions et les résistances de ceux qui ne veulent rien changer à leurs habitudes, Mollien doit encore montrer que la partie double fournit les résultats généraux sous la forme habituelle et qu’elle peut être mise en œuvre par tous les comptables à la fois sans interrompre ni troubler le service. Le décret du 4 janvier 1808, abrogé seulement en 1962, consacre sa réussite.
24En définitive, le principal reproche adressé à la comptabilité en partie simple est paradoxalement son insuffisante sûreté et pour le comptable et surtout pour le ministre. La surveillance nouvelle permet à ce dernier de connaître « en temps réel » les opérations des comptables et conduit à une diminution des infidélités. La méthode réduit le délai de la reddition des comptes et donc de l’examen par des Chambres législatives, au point qu’elles peuvent se servir des lois des comptes ou lois de règlement pour juger des projets de budget présentés par le gouvernement. La partie double est étendue par l’ordonnance du 14 septembre 1822 aux comptes en deniers des ministères, mais non à ceux des services extérieurs ni aux comptes-matières.
II. L’INTRODUCTION D’UNE COMPTABILITÉ DES MATIÈRES EN VALEUR
25Depuis 1828, l’unité du magasin général dans l’arsenal de marine est rompue. Sa division provient de l’impossibilité pour le Commissariat (nouveau nom du corps de la Plume) de rendre compte seul de l’ensemble des opérations. Le garde-magasin particulier, dans chaque direction de travaux, tient les comptes des matières brutes et ouvrées, outils et ustensiles reçus du magasin général en vue d’une utilisation prochaine, et ceux des objets confectionnés ou réparés dans la direction. Le magasin de la direction dessert les ateliers et la flotte. Au compte par bâtiment de tout le matériel d’armement des bâtiments désarmés se substitue un compte de magasin par espèce d’objets. On passe ainsi de l’ancienne à la nouvelle conception du magasin particulier. Les directions de travaux reçoivent des attributions administratives qui appartenaient à la Plume dans le domaine de la main-d’œuvre, et du personnel administratif.
26Aux termes de l’ordonnance sur le service des arsenaux du 14 juin 1844, qui repose sur le même principe que celle du 27 septembre 1776, les directeurs sont responsables de l’emploi des matières par les ouvriers, de la conformité des travaux aux plans et devis et des justifications à produire, « tant pour le bon emploi des ouvriers et des matières que pour l’économie apportée dans toutes les opérations ». La régularité de la dépense passe bien avant l’économie, ce que les faits confirment suffisamment. Le directeur de l’établissement d’Indret l’exprime ainsi en 1894 ; pourvu qu’on dépense suivant certaines formules les crédits dont on dispose, on est à l’abri des critiques.
27Le commandant Gougeard (1827-1886) considère que cette ordonnance n’établit aucune responsabilité véritable. Les directeurs ne sont pas des administrateurs, le bureau des travaux du Commissariat ne l’est pas non plus. Donc personne ne l’est et personne n’est responsable. Or, administration et responsabilité sont deux idées semblables, l’une est le corollaire de l’autre. En effet, la justification de l’efficacité d’une dépense engage la responsabilité administrative. La connaissance des véritables coûts de revient, que Gougeard ramène à celle des frais généraux, permet aussi de faire faire les travaux là où ils reviennent le moins cher (y compris dans l’industrie) et d’améliorer à bon escient l’outillage des ports, ce qui conduit à spécialiser dans une certaine mesure les ports de guerre. Il faut aussi connaître ces coûts afin de désarmer la critique extérieure qui ne voit que gabegie et voudrait donner le plus possible de travaux à l’industrie.
28La loi du 6 juin 1843, portant règlement définitif du budget de 1840, dispose (art. 14) que les comptes-matières de l’État seront désormais soumis au contrôle de la Cour des comptes. L’ordonnance du 26 août 1844 détermine ce contrôle et règle les formes de la comptabilité des matières. Elle a été transcrite dans les derniers articles du décret du 31 mai 1862 sur la comptabilité publique ; ces articles ont été abrogés par le décret de 1962, mais l’art. 14 de la loi subsiste aujourd’hui. Le contrôle se limite aux objets emmagasinés, il exclut le matériel en service (sur les bords par exemple), les meubles, les outillages. Dans la Marine, les matières visées par la loi sont définies comme les matières, denrées et objets d’approvisionnement destinés soit à la consommation (par la flotte), soit à des transformations (dans les chantiers et ateliers). Les comptables répondent des quantités de matières que leurs magasins renferment, suivant l’unité applicable à chacune d’elles. La réunion d’objets par collections est permise si leur nature ou leur peu de valeur s’y prête ; la Marine a abusé de cet article.
29Aux époques fixées par les règlements ministériels, chaque comptable forme d’après ses livres et en observant l’ordre des nomenclatures adoptées pour chaque service, des relevés résumant « par nature d’entrée et de sortie et pour chaque espèce de matière distincte et collective », toutes ses opérations à charge et à décharge. Dans les trois premiers mois de l’année, il établit en outre le compte général de sa gestion de l’année précédente. Toute opération à charge ou à décharge doit être appuyée des pièces justificatives prévues dans les règlements ministériels. Chaque ministère tient une comptabilité centrale des matières où sont reproduits, après vérification, tous les faits contenus dans les documents fournis par les comptables. Elle sert de base aux comptes généraux du matériel publiés chaque année. Le ministre transmet les comptes de ses comptables et les arrête définitivement au vu de la déclaration et des observations de la Cour des comptes portant sur chacun d’eux.
30Dans la Marine, les règles suivantes ont été posées dans le règlement du 13 décembre 1845. Les livres élémentaires sont tenus par unités simples dans les magasins, les documents de centralisation le sont par unités collectives. Le garde-magasin général reçoit toutes les matières et tous les objets provenant de l’extérieur. Il centralise dans le port la comptabilité de presque tous les services au sens budgétaire et comptable de ce terme, et notamment les deux principaux, approvisionnements généraux de la flotte, travaux hydrauliques et bâtiments civils. Il surveille la comptabilité des gardes-magasins particuliers, qui tiennent comme lui une comptabilité par unités collectives qu’il centralise et sont soumis au cautionnement, mais ne sont pas responsables devant la Cour des comptes (ils le sont devant le ministre). Les directeurs font sortir du magasin particulier les objets dont ils ont besoin sous leur responsabilité ; ils rendent compte administrativement. C’est ainsi que l’on assure la séparation de l’atelier et du magasin. Le Commissariat surveille la comptabilité des matières et sert d’appui aux comptables contre les services consommateurs, ce qui est le vestige d’une fonction aussi ancienne que la Plume elle-même.
31L’élément valeur est ajouté aux comptes-matières de la Marine par le décret du 22 septembre 1854. Le ministre Ducos (1801-1855) écrit que le nombre d’unités collectives (1 100 pour 23 000 unités simples dans la nomenclature des matières du service des approvisionnements généraux de la flotte annexée au règlement de 1845) affaiblit le contrôle par la Cour des comptes, alors que la Marine n’a pu regrouper par unités collectives tous les articles qu’il était le plus intéressant de réunir sous un même mot. L’obligation de compter en valeur comme en quantités remédie à cet inconvénient ; le compte par unités collectives offre ainsi autant de sécurité que s’il était rendu par unités simples, et l’on peut même poursuivre les regroupements sans nuire à l’exactitude des comptes (la nomenclature du 25 septembre 1857 ne comporte que 177 unités collectives au lieu de 1 100). De plus la comptabilité en valeur permet seule de corréler les deux comptes généraux du ministère, le compte financier et le compte du matériel. Il est entendu que chaque unité simple a son prix officiel, qui permet par addition de connaître le prix officiel de chaque unité collective.
32Il est curieux qu’un ancien armateur ne se soit pas rendu compte de la difficulté, en termes d’effectifs, de tenir en partie simple cette double comptabilité. Son successeur, l’amiral Hamelin (1796-1864), ne veut pas augmenter l’effectif du personnel chargé de tenir les comptes, et peut-être s’agit-il d’une position de principe. Par deux fois, en 1857 et 1859, il modifie l’instruction générale du 1er octobre 1854 sur la comptabilité des matières, afin de la mettre aussi en vigueur dans les deux services principaux auxquels l’instruction se rapporte, et avec deux ans de retard à cause des nomenclatures. On y a d’abord simplifié la comptabilité des matières, puis celle des travaux. Ainsi la reddition des comptes-matières en quantités est supprimée. La comptabilité en valeur par unités collectives n’est faite que pour la justification du comptable. Les écritures intérieures restent tenues en quantités seulement et par unités simples, lesquelles ne sont souvent elles-mêmes que des collections (il y aurait eu environ une de ces unités pour deux références réelles). Les articles réels sont suivis sur des livres auxiliaires. Les billets de demande au magasin comportent l’indication des articles réels avec les quantités, une première addition par unité simple pour la quantité et le prix, une deuxième par unité collective.
33En 1873, sinon dès 1859, les comptables ne tiennent plus de journal en valeur, mais seulement le grand-livre. Adolphe Guilbault (1819-1896), agent supérieur des Forges et Chantiers de la Méditerranée, entreprise qui fait référence dans quelques cercles de la Marine, et lui-même spécialiste reconnu de la comptabilité industrielle, constate que les écritures qui se font au jour le jour pendant le trimestre sont libellées en quantités et ne peuvent être considérées que comme provisoires, ce sont des écritures d’ordre. Le garde-magasin général prend en charge les matières à mesure de leur entrée dans l’arsenal et de leur réception quantitative et qualitative, mais il ignore jusqu’à la fin du trimestre la valeur des sorties qui doivent le décharger. On attend en effet la fin du trimestre pour recomposer en valeur toutes les opérations en appliquant aux quantités les prix officiels portés dans les nomenclatures pour chaque unité simple. Guilbault conclut que la Marine devrait faire tenir partout la comptabilité en quantités et en valeur et indiquer chaque jour les mouvements de même. Les écritures d’ordre deviendraient des écritures comptables véritables, afin qu’elles aient, par des calculs journaliers, un rapport avec le magasin et avec les écritures des directions de travaux.
34L’instruction générale de 1854 « prescrit la formation d’un compte de prix de revient […] qui permettra d’apprécier désormais les fabrications au point de vue économique ». C’est dire si ce point de vue avait été perdu de vue… En réalité Ducos exagère, mais la nécessité de cette appréciation résulte à présent du recours de plus en plus important à l’industrie nationale, que cela plaise ou non aux fonctionnaires de la Marine. Ce recours est lui-même la conséquence d’un changement technique sans précédent et de la révolution industrielle qui atteint la France vers 1840.
35En 1838, la Marine compte cinq ports de guerre (Cherbourg, Brest, Lorient, Rochefort et Toulon), cinq établissements de l’intérieur dits hors des ports (Indret, Guérigny et les trois fonderies de canons de Saint-Gervais, Ruelle et Nevers, ce dernier établissement ayant rouvert ses portes en 1859) et de petits établissements dans six ports de commerce. Elle emploie alors environ 15 000 ouvriers, la plupart de façon permanente, et donc davantage qu’en 1789. La tendance à l’autarcie s’est renforcée depuis le règne de Louis XVI et surtout la méfiance vis-à-vis de l’industrie. Le refus d’envisager comme elle les frais généraux et la méthode de comptabilité n’a rien d’objectif, ni même de rationnel ; les fonctionnaires de la Marine n’aiment pas les comparaisons.
36Ils ne craignent pas d’affirmer après le ministre que les établissements d’Indret puis aussi de Guérigny doivent servir ou servent effectivement de régulateurs des prix de l’industrie, alors qu’on ne connaît leurs coûts que par approximation et que ceux qu’ils avancent n’inspirent guère de confiance à l’extérieur, notamment à des parlementaires qui n’ont pas partie liée avec l’industrie métallurgique.
37Le calcul des coûts de revient dans les arsenaux et, dans une moindre mesure dans les établissements, est presque aussi rudimentaire qu’en 1776 ou sous Colbert. Les travaux de chaque service ont leur nomenclature eux aussi ; les ouvrages exécutés sont présentés dans les comptes des directions selon la classification des travaux qu’ils comportent. Le maître chargé de l’ouvrage indique sur la feuille d’ouvrage trimestrielle et au fur et à mesure de l’emploi, les matières tirées du magasin particulier et la valeur de la main-d’œuvre d’après le nombre de journées au prix moyen de la journée ou, dans les ateliers où les ouvriers sont payés à la tâche, d’après les prix des tarifs. Cette opération, surveillée par la hiérarchie de la direction et par le Commissariat, suscite parfois le doute quant à la sincérité du coût direct établi ensuite sur ces bases. Le garde-magasin particulier vérifie la concordance des feuilles récapitulées avec les bons de délivrance et n’en passe qu’à ce moment écriture sur son journal et son grand-livre. Une série d’écritures par trimestre pour l’ensemble des travaux du port !
38Une feuille d’ouvrage spéciale est ouverte chaque trimestre dans chaque atelier afin d’enregistrer les frais indivis, dits frais accessoires de fabrication en matières (consommables tels les combustibles, etc.) et en main-d’œuvre (paie des contremaîtres, des journaliers affectés aux transports, etc.). Ces frais sont ensuite répartis entre les feuilles d’ouvrage du trimestre par la direction. Les directions établissent à la fin de chaque année les coûts de revient à partir des seules feuilles d’ouvrage. Dans tous les cas une partie de la main-d’œuvre et même des matières échappe à tout enregistrement sur une feuille d’ouvrage. Cet inconvénient aggrave les imperfections de la nomenclature des travaux, qui laisse échapper une partie des dépenses, notamment en ce qui concerne la construction des navires (de l’ordre de 15 % du coût direct).
39La masse des frais généraux est volontairement ignorée, pour de bonnes et surtout de mauvaises raisons. La dépense du personnel entretenu, c’est-à-dire tout le personnel moins les ouvriers ou environ le quart de la dépense de la main-d’œuvre totale, est négligée. Les édifices à terre et les bâtiments de mer sont portés dans les inventaires à la valeur du neuf ; seuls des travaux ou la démolition peuvent ensuite la modifier. Il en est de même de l’outillage ; on ne tient compte ni de l’usure ni de l’obsolescence, laquelle prend pourtant de l’importance. Il en est encore de même du matériel en magasin, seuls les objets prêtés ou cédés étant au préalable expertisés. Un barème d’amortissement, d’ailleurs fautif, est prescrit à la fin du siècle ; il ne s’applique que lorsque l’on veut procéder à une comparaison ponctuelle avec l’industrie, et il n’entre pas en ligne de compte dans la détermination des prix officiels des nomenclatures des matières, ni dans celle des prix dits réels qui vont leur succéder à la fin du siècle. Rappelons que le matériel de la Marine est, jusqu’en 1914, le plus important de toutes les administrations de l’État, y compris l’Armée.
40En 1849 et à partir de 1871, la représentation nationale s’intéresse, au-delà des dépenses du département, à son fonctionnement économique. Dans le domaine de la comptabilité, les commissions parlementaires ou mixtes (composées de parlementaires et de fonctionnaires), qui n’ont qu’un pouvoir consultatif, ont demandé l’adoption de la partie double et, pour le reste, des améliorations de détail que l’administration aurait dû réaliser sans y être invitée. La Marine a d’abord refusé d’adopter la partie double, dont elle ne voyait pas l’utilité (en 1876), puis elle l’a adoptée dans les écritures de l’administration centrale, alors que c’est dans les ports qu’il fallait l’introduire (Guilbault a établi un projet détaillé en 1874). Dans l’ensemble et au moins jusqu’en 1914, l’administration essaie d’améliorer un système condamné partout dans la grande industrie, celle avec laquelle elle est en rapport, et ce même si la comptabilité analytique est loin d’y être aussi perfectionnée qu’elle ne l’a été par la suite.
41C’est à l’occasion des travaux de la commission mixte de 1878 dont il a fait partie que le capitaine de vaisseau, devenu conseiller d’État, Gougeard a complété les informations qu’il détenait et qui allaient lui permettre de composer ses Arsenaux de la Marine dont les deux volumes ont paru en 1882, pendant et après son court passage au ministère. Cet ouvrage vraiment remarquable contient un calcul de frais généraux que nous allons maintenant exposer.
III. UN CALCUL DES FRAIS GÉNÉRAUX DE LA MARINE EN 1882
A. CONSIDÉRATIONS D’ORDRE GÉOGRAPHIQUE SUR LES PORTS DE GUERRE
42Gougeard présente et commente à la fois les tableaux résultant des calculs qu’il est parvenu à faire grâce à la comptabilité des établissements de la Marine et à des évaluations ou extrapolations, et qui donnent une idée de leurs frais généraux de 1874 à 1878.
43Il part du principe que l’on fait la guerre sur mer avec le matériel disponible au début du conflit et que les ports servent alors surtout au ravitaillement et à la réparation de ce matériel. C’est en temps de paix qu’ils produisent l’instrument de combat.
44Le caractère distinctif d’un port de guerre, c’est la rade qui le précède. Dans la rade, l’armée se prépare, elle se réfugie et panse ses plaies légères, elle se ravitaille. La rade doit offrir une sécurité absolue contre les entreprises de l’ennemi et une protection suffisante contre la tempête.
45Il n’y a que trois rades véritables en France, à Cherbourg, Brest et Toulon. Le plan d’eau de Toulon est à peu près constant, et la rade est la meilleure. Ensuite vient celle de Cherbourg, due à la main de l’homme ; son plan d’eau est cependant variable. La rade de Brest n’est pas adaptée à la vapeur. Celle de Lorient est trop petite et ne donne pas accès aux plus grands navires, sauf à la pleine mer, mais elle est sûre. Rochefort n’a qu’une apparence de rade car elle est plus dangereuse qu’utile.
46Les ports de commerce, tout dépourvus qu’ils sont de rades, peuvent néanmoins aider la Marine par des constructions neuves, le ravitaillement et les réparations en temps de guerre grâce à leurs entreprises et aux bassins de radoub construits par l’État. Gougeard n’imagine pas, au contraire de certains esprits attardés, de les fortifier par terre ni par mer.
47Les meilleurs ports, du point de vue de la rapidité des opérations et de l’économie, sont les ports à bassin et à plan d’eau constant. La nature a mis Toulon dans ce cas ; les ports anglais ont un niveau constant obtenu de manière artificielle. Cherbourg n’est qu’un port à bassin à plan d’eau variable. Les trois autres ports de guerre français sont des ports de rivière, bien inférieurs aux autres du point de vue considéré.
48Cherbourg est de loin le port le mieux aménagé, alors qu’il y aurait beaucoup d’améliorations à faire à Toulon pour y diminuer le coût des travaux. De plus Toulon est outillé pour recevoir toute la flotte en temps de guerre. La nature a bien favorisé ce port, puisque le calcul de ses frais généraux complets donne le chiffre le moins élevé, avec Lorient et Cherbourg. Lorient est déjà largement spécialisé dans les constructions neuves, et cette orientation diminue les inconvénients de ce port et accentue, par comparaison, ceux de Brest, encaissé entre les rives escarpées de la Penfeld, ce qui oblige les bâtiments à mouiller au milieu de la rivière, loin des rives et des ateliers et magasins.
B. DE L’UTILITÉ DU CALCUL DES FRAIS GÉNÉRAUX DANS LA MARINE
49Le commandant Gougeard sait que la portée de son calcul de frais généraux, le premier à être publié en France, est limitée. Aucun calcul ne peut en effet représenter la sûreté, la précision, la rapidité des opérations militaires. Il admet que le coût de revient des travaux de la Marine passe après leur perfection. En conséquence l’on peut et l’on doit seulement veiller à ce que, premièrement les crédits soient bien employés, « qu’il ne s’en échappe aucune partie, ni par les fissures, ni par le coulage, ni par les frais généraux non justifiés », et que, deuxièmement les administrateurs rendent des comptes clairs.
50Gougeard pose en principe que « l’étude du mode de fonctionnement industriel de nos ports n’est en réalité et ne peut être que la recherche aussi exacte que possible et la détermination précise des frais généraux auxquels le système actuel les oblige ». Elle démontre la nécessité de changer de système, ou au moins d’améliorer celui qui subsiste. Il suppose donc que seul un taux de frais généraux distingue un port d’un autre port, ce qui est une simplification du problème de leur rendement économique ; on ne peut l’admettre qu’en première approximation. Gougeard pense aussi que la Marine doit établir et publier ses frais généraux, de façon que l’opinion publique l’aide à « briser les résistances intéressées, vaincre la routine et mettre à néant les arguments sans aucune valeur, tirés du respect que l’on doit à des intérêts locaux qui, du reste, ne sont nullement menacés ». Necker (1732-1804) tenait à peu près le même langage dans son Compte rendu au roi de 1781 (celui du moins qui a été publié), lorsqu’il parlait du budget de l’État.
51L’auteur combat ceux qui pensent que « la marine de guerre ne poursuit aucun but industriel, son organisation n’est ni ne peut être comparable à ce qui se fait ailleurs et en dehors d’elle. Dès lors tous ses frais généraux sont des frais généraux d’État et comme, par leur nature même, ces derniers ne sont pas répartissables, il est bien indifférent et bien inutile de les connaître. »
52En Angleterre on ne nie pas le but industriel des ports de guerre et, depuis les réformes Childers de 1868-1870, les budgets publiés sont répartis par localités selon les travaux qui doivent y être exécutés. L’administration britannique doit au Parlement des comptes précis de l’usage des crédits et du résultat obtenu afin de permettre de mesurer l’utilisation qu’elle fait de son budget. Ces comptes font ressortir les frais généraux de chaque arsenal ou établissement des subsistances ; ils ont tendance à diminuer, et c’est ce à quoi les administrateurs locaux doivent veiller.
53Enfin Gougeard ne professe pas la théorie de l’infériorité de l’État, son inaptitude à produire bien et à bon marché. Il ne voit pas non plus pourquoi l’État ne confierait pas à l’industrie tout ce qu’elle peut faire bien, notamment ce qu’elle produit moins cher que lui et avec des garanties suffisantes de qualité.
C. LE CALCUL DES FRAIS GÉNÉRAUX DES CINQ PORTS DE GUERRE
54Pour « la poursuite du but industriel, qui est la raison d’être d’un port comple2 », il faut « produire le navire avec toutes les installations matérielles, le réparer, l’armer, l’approvisionner ». C’est l’objet des trois directions de travaux instituées en 1776, Constructions navales, Port et Artillerie, ainsi que du magasin général dont tout le personnel pointe ou devrait pointer aux frais généraux. Si l’on met à part les subsistances, considérées comme de petites usines séparées, et le service des travaux hydrauliques et des bâtiments civils, la main-d’œuvre et donc la main-d’œuvre directe (directement productive, en termes plus modernes) est entièrement concentrée dans ces trois directions.
55Les frais généraux sont la différence entre les dépenses totales du port, sauf les matières directement appliquées aux travaux, et l'« effet utile », c’est-à-dire le montant de la main-d’œuvre directement appliquée à ces mêmes travaux. Les frais généraux se répartissent proportionnellement à cette main-d’œuvre, dans l’industrie « comme partout où l’on a des frais généraux une conception exacte ». L’on sait que la façon de voir les choses a changé depuis 1882. Aujourd’hui les frais généraux, rebaptisés frais hors production et débarrassés de la fraction que Gougeard ne sait affecter à aucune espèce de travaux ni répartir entre ses deux catégories de frais généraux, frappent aussi les matières utilisées dans les ouvrages ; le calcul des « taux d’unité d’œuvre » (en général des taux horaires) des sections de production (ateliers ou fractions d’atelier) tient compte de tous les frais répartissables par sections, alors que le calcul de Gougeard est forcément global, puisque la comptabilité de la Marine n’a pas été conçue dans ce but. Du reste, les frais généraux n’étaient pas toujours assis de la façon qu’il indique mais, à cette époque, l’élément matières est prépondérant, au point qu’Adolphe Guilbault a avancé, pour les coûts de revient ordinaires de l’industrie (ou au moins de la métallurgie), les chiffres suivants ; matières, 62 %, main-d’œuvre, 22 %, et frais généraux, 16 %. Asseoir les frais sur le coût direct (matières et main-d’œuvre directe) pouvait conduire à fausser les résultats ; c’est du moins ce que nous avons lu plus d’une fois.
56Notre auteur distingue quatre catégories de frais généraux ; les frais d’atelier, de direction, de port et d’État. Elles se réduisent en fait à deux, les frais de port et les frais d’État. Il considère d’abord les dépenses de main-d’œuvre, afin de constater ce qu’il appelle l’effet utile en pourcentage, c’est-à-dire l’usage plus ou moins intensif de la main-d’œuvre que fait chaque direction de chaque port ou établissement hors des ports. Il ajoute ensuite les soldes du personnel entretenu des directions, puis, dans une dernière étape, les matières consommées à titre de frais généraux (elles figurent dans les comptes de travaux pour ce qui est des services b, c et d, et sont évaluées pour la fraction appelée e, cf. ci-après), l’amortissement (appelé dépérissement et évalué par l’auteur, les comptes n’accusant que des achats), le service des travaux hydrauliques et des bâtiments civils avec toutes ses dépenses, et enfin le personnel entretenu de ce qui peut être vu comme le service général, dont une partie seulement doit abonder les frais généraux du port considéré comme une usine.
57Les tableaux annexes, qui résument ceux du livre de Gougeard, ont été présentés de façon à bien faire voir cette progression, les résultats partiels ou intermédiaires et le résultat global.
58Le calcul de l’utilisation de la main-d’œuvre ouvrière (tableaux 1 et 2) est tiré des comptes de travaux de la Marine (états 121bis). Les écritures élémentaires, qui sont contenues dans les feuilles d’ouvrage, inspirent à notre auteur une confiance suffisante et égale à celle des documents montrés par les chantiers privés qu’il a visités. Il ajoute seulement qu’il faudrait les contrôler rigoureusement et les sanctionner grâce à la responsabilité des administrateurs qu’il appelle de ses vœux.
59On emploie dans la Marine la journée moyenne, ce qui peut fausser le coût de revient d’un objet particulier, mais non l’ensemble des résultats. La dépense de main-d’œuvre est divisée en cinq classes, conformément à la nomenclature des travaux en usage jusqu’en 1881 ;
Dépense directement appliquée aux travaux ;
Service général des ports et rades et dépenses diverses ;
Service des magasins ;
Service des chantiers et ateliers (l’auteur ajoute ici des amortissements) ;
Frais accessoires de fabrication défalqués des autres classes.
60Ces derniers sont les frais généraux d’atelier définis dans l’instruction générale du 1er octobre 1854 sur la comptabilité des matières de la Marine, à l’article 546 :
« Au commencement de chaque mois, il est ouvert dans chaque atelier ou chantier, une feuille spéciale destinée à suivre les dépenses en matières et en main-d’œuvre qui sont communes à l’ensemble des travaux exécutés et ne peuvent s’appliquer directement à aucun de ces travaux.
En ce qui concerne la main-d’œuvre, les dépenses de cette nature classées sous le titre frais accessoires de fabrication comprennent notamment :
la solde des contremaîtres et aides-contremaîtres affectés à la surveillance de plusieurs travaux de nature différente ;
celle des journaliers, apprentis, employés à la propreté, aux transports de matières.
En fin de mois, elles sont réparties entre les divers ouvrages auxquels elles s’appliquent, etc. »
61Cet article étant diversement interprété, Gougeard a calculé des chiffres moyens pour chaque port de ces frais accessoires de fabrication en main-d’œuvre, qu’il ne répartit pas entre les ouvrages. Nous nous étonnerons ici qu’il ne se serve pas de la version modifiée en 1859 de l’instruction générale.
62Le résultat de ce premier calcul, en moyenne pendant les trois exercices étudiés (1874, 1877 et 1878), est le suivant ; Lorient applique 57,1 % de la valeur de la main-d’œuvre aux dépenses directes, Cherbourg, 56,9 %, Toulon 56 %, Brest 52 % et Rochefort, 48,3 % seulement (tableau 2.2).
63Le calcul par directions (la main-d’œuvre b du service général doit alors être ajoutée au total a comme partie de l’effet utile de chaque direction prise isolément3) montre, lorsqu’on leur applique les frais généraux, dans quelles conditions déplorables certaines d’entre elles fonctionnent, surtout celles qui produisent peu comme les directions d’artillerie.
64Si les ports de Brest, Rochefort et Toulon avaient fonctionné dans les conditions de Lorient et de Cherbourg, l’économie aurait été, d’après un calcul approché, d’un peu plus de 2 millions de frais généraux de main-d’œuvre et de matières sur les 20 millions de dépenses annuelles de main-d’œuvre totale ; cette économie représente le maximum dans l’état de l’organisation et de la répartition des travaux qui prévaut pendant la période étudiée. Il faudrait pour cela investir (40 millions rien qu’au port de Brest, pour un gain d’un million par an).
65Parmi le personnel entretenu, il convient de distinguer celui qui répond à l’objet militaire des ports (compte de dépenses militaires ou compte d’armateur, ici ce sont les frais généraux d’État) de celui qui dirige l’usine, à temps complet ou à temps partiel. La dépense de la deuxième fraction de ce personnel est répartie en bloc dans les services b à e et, pour une petite partie, dans les frais généraux de port, mais elle devrait être sous-répartie. Le personnel entretenu de l’usine (assimilé ici à celui des directions de travaux) représente à lui seul et en moyenne, une dépense de 5 099 000 F par an (24 894 000 – 19 795 000), soit 26 % de la main-d’œuvre totale des trois directions dans les cinq ports (tableaux 2.1, 3 et 4).
66La comptabilité de la Marine ne permet pas de distinguer, dans les dépenses du service des travaux hydrauliques et des bâtiments civils, ce qui revient à l’usine de ce qui est dépense militaire ou d’État. Gougeard a rangé toute la dépense dans les frais généraux d’État (dans les frais généraux dits de port, donc les frais répartissables, pour les établissements hors des ports, puisque, dans ce cas, il n’y a pas de frais généraux d’État).
67Comme nous l’avons dit, une petite partie de la dépense du personnel entretenu du service général des ports et rades est comptabilisée directement parmi les frais généraux de port, et l’essentiel des dépenses de ce service (b), beaucoup plus fortes que dans un port de commerce4, y est compris finalement par Gougeard pour la moitié de la valeur seulement, l’autre moitié étant rejetée dans les frais généraux d’État.
68Dans le calcul des frais généraux complets des ports (tableaux 5.1 à 5.5), il introduit le service des subsistances, pour la main-d’œuvre directe et de frais généraux, la solde des entretenus et les matières de frais généraux. Les dépenses du port considérées dans le calcul comprennent à présent la main-d’œuvre directement appliquée aux ouvrages (mais non les matières ni les objets ouvrés entrant dans la fabrication des ouvrages, puisqu’ils ne sont pas compris dans l’assiette des frais généraux), les frais généraux de port qui comprennent maintenant les frais d’atelier et de direction et, pour information, les frais généraux dits d’État. Le taux unique de frais généraux de chaque port s’obtient en divisant les frais généraux de port par la main-d’œuvre directement appliquée.
69Le résultat final donne trois ports ex aequo, Toulon (140 %), Cherbourg et Lorient (142 %), puis viennent Brest (158 %) et Rochefort (200 %) (tableaux 5.6 et 5.7). Comme le taux diminue logiquement avec l’augmentation de l’activité du port considéré, l’ancien ministre fait sentir de quels progrès Toulon est susceptible, même sans se spécialiser. Quant à Rochefort, qui doit dépenser trois francs pour obtenir un franc d’effet utile, il ne trouvera son salut que « dans une transformation complète, transformation qui sera aussi favorable aux intérêts de la Marine qu’à ceux de la cité. » Les intérêts locaux et les autres sont parvenus à maintenir l’existence de l’arsenal de Rochefort jusqu’en 1924.
70Les frais généraux des meilleurs ports français restent très élevés, ainsi que le souligne l’auteur. Les comparaisons qu’il fournit manquent hélas de netteté.
71À La Ciotat, établissement qui ne travaille que pour lui-même (les Messageries nationales) et qui ressemble par là davantage aux arsenaux de la Marine que les autres chantiers navals privés, les frais généraux ont varié de 59 % en 1859 (année faste, 3 000 ouvriers) à 96 % en 1878 (année médiocre, 1 700 ouvriers)5.
72En Angleterre, Portsmouth emploie utilement 66,9 % de la main-d’œuvre totale (exercice 1878-1879), et aucun port ne descend au-dessous de 64 %, alors que le premier port français est à 57,1 %. Seulement une partie des frais accessoires de fabrication est comprise dans l’effet utile en Angleterre, et il faudrait, selon Gougeard, diminuer de 7 points environ le résultat de ses ports.
73Les frais généraux complets figurent dans le Dockyard Expense Accounts, Shipbuilding distribué aux Chambres. Une soixantaine d’objets de dépense sont classés parmi les frais généraux, et l’état mentionne le pourcentage à porter aux frais généraux de port et le complément aux frais généraux d’État. Une partie des frais généraux de port est répartie sur les travaux proportionnellement à la main-d’œuvre dite directe (les confections pour le magasin sont exclues). Les dépenses se rapportant aux matières (frais de visite, recettes, délivrances, épreuves, transport et mouvements de matières et objets en magasin, frais de recensement, fret, etc.) sont réparties sur les navires construits ou réparés, en proportion de la somme des délivrances et des remises en magasin.
74Si l’on additionne la main-d’œuvre dite directe et celle de la confection pour le magasin, d’une part, les frais généraux de port ainsi désignés en Angleterre et les frais du service général, on trouve un taux de frais généraux moyen de 80,5 % et variant de 57 % à 100 % (tableau n° 6). Ces taux, peut-être aussi imprécis que ceux que Gougeard a calculés pour les ports de France, leur sont nettement inférieurs et ils le sont sûrement dans la réalité. Au total, l’Angleterre dépense quelque 42 millions dans ses arsenaux, dont 17 millions de frais généraux (usine et État) sans la main-d’œuvre de frais généraux, la France 40 millions dans les siens, dont près de 20 millions pour le même objet. Si l’on ajoute les 9 millions de main-d’œuvre de frais généraux dans les ports français, il n’y a qu’un peu plus de 11 millions de dépenses directes de main-d’œuvre pour absorber presque 29 millions de frais généraux de port et d’État (tableau n° 5.6). Comme le dit l’ancien ministre, « jusqu’à présent du moins, on avait plutôt le sentiment d’un mal profond que la connaissance exacte de son étendue ».
D. VERS LA SPÉCIALISATION DES PORTS
75On imagine bien que l’activité militaire des ports de guerre gêne leur activité industrielle. La spécialisation d’un port dans les constructions neuves doit entraîner une meilleure utilisation de la main-d’œuvre et la réduction de ses frais généraux. Lorient est déjà partiellement spécialisé ; c’est le port que Gougeard choisit en exemple car la diminution escomptée doit y être moins forte que dans les ports non spécialisés. Le port ne s’occuperait plus que des constructions neuves et des armements relatifs ; il resterait, en tant que port de refuge, capable de réparer et de ravitailler en temps de guerre, et ses moyens seraient pour cette raison maintenus. Pour mieux comprendre cette spéculation de l’ancien ministre, il convient de se reporter aux tableaux annexes n° 5.3 et 7.
76Par hypothèse, la main-d’œuvre moyenne observée à Lorient pendant les trois exercices (3 282 000 F) est inchangée. Il ne reste plus de la direction de l’Artillerie que les travaux de mise en place du matériel à bord, s’ils ne sont pas exécutés par des agents détachés de l’usine qui le produit. La direction du Port est fondue dans la direction des Constructions et le port reçoit de ses voisins les gréements prêts à être mis en place (il y en a de moins en moins…).
77Dans ces conditions, Gougeard estime que la dépense du service des ports et rades en main-d’œuvre peut être diminuée des deux tiers (b), celle du service des magasins de moitié (c), celle des chantiers et ateliers serait inchangée (d ; en réalité, les fusions d’ateliers qui suivraient celle des directions feraient faire des économies) et enfin les frais accessoires de fabrication, toujours en main-d’œuvre, peuvent être réduits d’un quart (e). En somme, l’effet utile est augmenté de 513 000 F (27,6 %) et les frais généraux de main-d’œuvre ne sont plus que de 911 000 F ; le taux d’utilisation de la main-d’œuvre aux travaux passe de 57,1 % à 72 2 % (1 858 000 + 513 000/3 282 000).
78De même les matières consommées par les services b, c et d sont réduites dans les mêmes proportions que la main-d’œuvre de ces services de frais généraux. Les frais accessoires de matières consommées par la main-d’œuvre directe (e) sont augmentés à proportion de celle-ci (de 120 000 à 150 000 F). La dépense du service des travaux hydrauliques et de la préfecture maritime n’est pas modifiée, il en va naturellement de même de l’amortissement. La dépense de la direction des Constructions est augmentée, mais il ne reste à y ajouter que les pompiers et les mouvements de bâtiments (78 000 F) et la dépense de gardiennage des issues. La gendarmerie maritime n’a plus à s’occuper de la police hors de l’enceinte du port, et c’est une charge d’État.
79En résumé, la dépense totale du port est diminuée de 628 000 F (5 844 000– 5 216 000), et cette économie s’ajoute aux 513 000 F de la main-d’œuvre devenue productive. Les frais généraux du port passent de 142 % à 89,5 % ; cette fois Lorient peut se comparer avantageusement aux ports anglais.
80La spécialisation des ports conduit à dire un mot des quatre établissements hors des ports que sont Indret, Guérigny, Nevers et Ruelle. Les aciéries et ateliers d’artillerie Krupp à Essen font alors l’admiration générale, et Gougeard estime qu’ils pourraient être imités au Creusot, si l’État y avait l’influence dominante, « le mettant seulement à l’abri des exigences d’un établissement industriel qui, pour certaines productions indispensables, n’a et ne peut avoir de concurrents ». L’arsenal d’artillerie de Woolwich, qui travaille pour la Navy et pour l’Armée, est très bon aussi. Dans les ports anglais une section d’effectif variable met en place l’artillerie à bord ; personne n’y participe à la fabrication du matériel.
81La France entretient, rien que pour la Marine, cinq directions d’artillerie très coûteuses et deux établissements insuffisants et mal placés, Nevers et Ruelle. Celui de Nevers a été supprimé en 1880 sur la recommandation de la Commission mixte. Les deux usines, que le service militaire ne gêne pas, fonctionnaient dans de si mauvaises conditions qu’elles égalaient les ports en moyenne (46,1 % d’effet utile de la main-d’œuvre à Nevers, 41,5 % en moyenne dans les directions d’artillerie des ports et 36,1 % à Ruelle). L’artillerie de la Marine, au lieu de fixer ses regards vers l’avenir, les porte « plus volontiers vers le passé, et ce par cette espèce d’instinct de conservation qui est commun aux corporations comme aux individus ».
82L’auteur note à propos des fonderies que, non seulement leur effet utile est faible, mais qu’il est peu efficace. Cette notation reste isolée dans les Arsenaux de la Marine, alors que l’efficacité intrinsèque de la main-d’œuvre est l’une des variables à considérer, avec les frais généraux et le coût même de cette main-d’œuvre directe, lequel varie assez fortement d’un port à l’autre comme le montre d’ailleurs l’auteur.
83Il voit bien qu’il faut concentrer la production du matériel d’artillerie dans une seule usine au lieu de sept. La Marine emploie 2 700 ouvriers civils et militaires à l’artillerie, l’on serait donc forcé de reconstruire entièrement l’usine de Ruelle, si elle devait être retenue définitivement comme centre unique. Le recrutement des ouvriers n’y étant pas facile, il faudrait recourir aux ouvriers militaires et donc les loger ; les communications ne sont pas bonnes non plus. Rochefort est beaucoup mieux placé pour devenir le Woolwich français ; il resterait le chef-lieu d’un arrondissement maritime et un port de refuge et de réparation de la flotte en temps de guerre.
84Les ébauchés seraient fournis par l’industrie, les éléments terminés et même les pièces pouvant l’être avec avantage. Gougeard ne fait d’exception que pour la grosse artillerie. Si l’État abandonne cette fabrication, il devra s’adresser au seul industriel qui s’équipera d’un outillage spécial et très onéreux. Ce sont donc les dangers du monopole qui conduisent l’ancien ministre à confier à l’usine de l’État l’assemblage, la rayure et le finissage des plus grosses pièces.
85Un raisonnement analogue le conduit à préconiser la fermeture d’Indret et de Guérigny et le transfert de leurs productions à l’industrie, qui peut désormais remplacer les deux établissements sans inconvénient.
Conclusion.
86L’ancien ministre sait que son travail n’est pas à l’abri de la critique, mais il a cherché, par un raisonnement acceptable, à « sortir enfin, en serrant d’aussi près que possible la question, des généralités qui ne pouvaient conduire à aucune conclusion sérieuse6 ».
87Après de longs développements, il conclut que la France n’a besoin que de trois ports complets ou de plein exercice ; Cherbourg, Toulon et Brest. L’activité industrielle de Lorient serait limitée à la construction navale et celle de Rochefort à l’artillerie. En temps de paix, ces deux ports n’armeraient ni ne répareraient la flotte construite, qui serait concentrée dans les trois grands ports. En temps de guerre, ils joueraient le rôle de ports de refuge et leur outillage leur permettrait de réparer et de ravitailler la flotte dans une certaine mesure et selon leurs possibilités.
88Les intérêts locaux bien entendus n’ont rien à craindre, assure l’ancien ministre ; au lieu d’être basée sur des « productions artificiellement obtenues, précaires et toujours contestées », la prospérité de chaque port sera le résultat d’une mission solide et durable, adaptée à ses véritables possibilités ; il ajoute que seule l’action du Parlement permettra à l’administration de spécialiser les ports7. Le discours de Gougeard comporte néanmoins une condamnation implicite de Rochefort, dont l’activité de remplacement, surtout réduite aux proportions qu’il indique, ne saurait compenser les constructions et réparations navales à retrancher.
***
89Il est facile de refaire l’histoire après coup, mais l’obstination des marins dans l’erreur nous y conduit invinciblement. Que des amiraux écrivent à tort et à travers sur les questions industrielles dans la Marine ne doit pas étonner. Il est plus inquiétant de constater que des ingénieurs, jusqu’à une époque très récente, ont fait trop souvent comme eux. L’ordonnance de 1776, un moment effacée par la Révolution pour un retour aux vrais principes, ceux de Colbert, a été rétablie en 1800 et confirmée en 1816 et 1844. Cette ordonnance est le point de départ de la militarisation des arsenaux ou du service civil, alors que le service militaire reste et pour longtemps encore organisé comme le service d’une compagnie de navigation. Cette militarisation s’est faite insidieusement et elle a frappé aussi les ingénieurs du Génie maritime, qui ont montré en corps et à plusieurs reprises qu’ils se sentaient aussi militaires que les officiers de marine et que leur attitude en fonction devait en porter la marque.
90Si nous nous mettons maintenant à la place d’un parlementaire de la IIIe République d’avant 1914, nous distinguerons au moins deux voies de la réforme de la comptabilité et plus généralement des arsenaux.
91La réforme qui paraît la plus facile à réaliser, et aussi la plus conforme aux prérogatives du Parlement et à l’intérêt même du travail en commission (commission du budget surtout), c’est l’abolition de la comptabilité en partie simple dans les ministères militaires, qui étaient chargés des plus grosses et des plus importantes comptabilités des matières. Les parlementaires intéressés par cette question pouvaient se convaincre aisément que la Marine ne tenait de comptes qu’en quantités et que la comptabilité en valeur n’était en fait qu’une suite de statistiques établies pour les besoins de la Cour des comptes et du Parlement et non pour permettre aux directeurs locaux de tirer des enseignements économiques de leur gestion ni pour juger de leurs progrès dans ce domaine. La comptabilité existante était lacunaire par sa nature et par la volonté des chefs, et elle manquait de sûreté. L’industrie navale du pays avait adopté la partie double ou allait le faire, argument en soi, et il était à prévoir que l’abandon général de la partie simple conduirait à appliquer à la partie double tous les progrès à venir. Devant la résistance de la Marine, le recours à la loi était nécessaire ; son domaine était illimité et le travail commencé par une dictature, poursuivi par le gouvernement royal, pouvait être achevé en 1878. Afin de ménager les susceptibilités, le Parlement aurait réalisé ce changement par étapes et commencé par les travaux des arsenaux, puisque c’est dans ce secteur qu’il était vraiment nécessaire ; il ne devait pas, pour y parvenir, lésiner sur le nombre d’agents supplémentaires à employer aux écritures dans les ports et établissements hors des ports.
92Cette loi n’a jamais vu le jour et, si le décret de 1962 dispose que la comptabilité en deniers doit être tenue partout en partie double, il ne dit rien à ce sujet de la comptabilité des matières. Les comptes-matières des bords viennent seulement d’être soumis à la méthode de la partie double, et il reste des comptes tenus en partie simple au ministère de la Défense. En encourageant, notamment grâce à la contexture du budget, la Marine à séparer à nouveau, comme elle avait commencé à le faire, le service sédentaire du service militaire, le Parlement pouvait doter le premier de ces services d’un budget annexe, comme le décret de 1862 le permettait, puis, dès que cette notion aurait été dégagée, d’un compte de commerce.
93Ces deux changements auraient fourni progressivement et beaucoup plus tôt aux ingénieurs une partie très importante des outils nécessaires à la gestion industrielle des arsenaux. Nous les avons entendus bien des fois mettre en avant d’autres obstacles au changement, et en premier lieu la rigidité du statut des personnels. Que penser de cet argument lorsqu’on lit le référé de la Cour des comptes du 17 octobre 1990 sur les comptes de commerce du ministère de la Défense ? La Cour reconnaît certes que les arsenaux ne peuvent rester des services de l’État, parce qu’ils doivent avoir accès au marché financier, gérer leurs personnels de manière plus souple et nouer des alliances avec d’autres industriels. Mais elle doit faire remarquer une nouvelle fois à ce ministre que les résultats du compte de commerce des constructions navales de la marine militaire n’ont pas de valeur économique, parce que les commandes de la Marine lui sont facturées au coût de revient constaté et non d’après un prix négocié avant la passation de la commande, comme le faisait le GIAT au moyen de ses prix standard annuels. Le résultat d’exploitation est donc nul par construction et, quand il ne l’est pas dans les faits, la différence est résorbée en quelques exercices. Ainsi, conclut la Cour, « même les fluctuations de ce résultat ne constituent pas des indicateurs de gestion ». Cette façon de faire est contraire à l’esprit de l’ordonnance de 1959 sur les lois de finances car un compte de commerce correspond à une gestion industrielle avec utilisation des résultats de la comptabilité générale ; les ingénieurs de l’armement se comportent en 1990 comme leurs prédécesseurs du xixe siècle.
Notes de bas de page
1 Un ouvrage sous le même titre que l’exposé a été déposé à la Bibliothèque nationale de France en juillet 2007. L’auteur y expose le plus complètement possible le problème indiqué dans le titre et les solutions qu’on a cru lui donner jusqu’en 1914.
2 Lorient ne l’est plus tout à fait, d’après ce qui précède.
3 Il s’agit de la réparation et de l’entretien des bâtiments de servitude pour la direction des Constructions navales, du service général des ports et rades pour la direction des Mouvements du port, et de l’entretien et de la réparation des armes en service pour la direction de l’Artillerie.
4 Une simple usine portuaire n’a ni chenaux à baliser, ni fonds de rade à entretenir, ni torpilles à poser, ni magasins et casernes flottantes à réparer, et peu ou pas de remorqueurs. Dans les ports de commerce, les dépenses de construction et d’entretien du port reviennent à un autre ministère.
5 L’auteur décrit ainsi la manière ordinaire de passer les marchés de coques à l’industrie. « On demande à l’industrie le nombre de journées qu’elle compte employer pour faire un travail ; on le compare avec celui qu’elle a déjà mis pour exécuter une construction identique ou qui s’en rapproche, on fait aussi intervenir et la main-d’œuvre et le temps que la Marine a employés elle-même. Puis on abonde de 100 % pour frais généraux, de 10 % pour le gain auquel l’industrie doit légitimement prétendre [ce pourcentage doit être assis sur le coût du devis et donc comprendre les matières, dont Gougeard ne parle pas] ; on ajoute encore 5 % de l’ensemble, dont 3 % sont consacrés à composer la retenue faite au profit de la Caisse des invalides et 2 % pour les frais divers. Enfin on conclut à peu près sur ces bases ou sur des données qui s’en rapprochent et qui peuvent varier dans une certaine mesure. » Le cœfficient de frais généraux est surévalué, il s’agit d’une prime à l’industrie nationale que l’État doit accorder consciemment et de façon à ne pas retirer l’aiguillon de la concurrence. Les arsenaux de la Marine, t. II, p. 233, 240-241 et 259.
6 A. Gougeard, Les arsenaux de la Marine, op. cit., t. II, p. 261.
7 A. Gougeard, Les arsenaux de la Marine, op. cit., t. I, p. 133.
Auteur
Ingénieur militaire depuis 1979, Bernard Lutun a été affecté à sa sortie d’école dans un arsenal de la délégation générale pour l’Armement (DGA). Cette première expérience l’a conduit à s’intéresser à l’histoire de ces établissements hors du temps et finalement supprimés. Il a étendu ses recherches à l’ensemble du service militaire et du service sédentaire de la Marine, aux agents publics de l’État (statuts et formation), à la comptabilité publique. Il a soutenu en 2005 une thèse de doctorat à l’EHESS ayant pour titre : Une autre Marine (1756-1789). Réforme d’une institution. Une petite partie de sa production a été publiée.
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