Précédent Suivant

Témoignage de Maurice Schumann de l’Académie française dans Le Bulletin de l’amicale des anciens élèves du lycée Henri‑IV (1993)

p. 217-218


Texte intégral

1Pourquoi n’a-t-il été ni ministre, ni professeur au Collège de France, ni membre de l’Institut ?

2Peut-être parce qu’il était le plus lucide, le plus franc, le plus doué des hommes de notre génération et n’avait, par conséquent, besoin d’aucune consécration officielle pour mettre ses vertus intellectuelles en valeur.

3Il avait quinze ans quand les épreuves écrites du concours général de 1927 nous ont rapprochés et ont fait naître une amitié que six décennies n’ont pas affaiblie. En lisant ses mémoires et en lui adressant mes commentaires chaleureux, je revoyais le tout jeune garçon qui fut reçu à l’âge de dix-sept ans au concours d’entrée à l’École normale supérieure, et revenait s’asseoir sur un banc de la khâgne du lycée Henri-IV pour écouter notre maître Alain. Quand le cours portait sur Platon, Pierre me donnait l’impression d’avoir déjà lu le Phédon et Le Banquet dans le texte. Quant au latin, il le parlait – dit-on – à la table familiale avec son père, secrétaire de la faculté des Lettres, sous l’œil bienveillant de sa mère, enseignante rompue aux disciplines scientifiques. Nous savions tous que, le jour lointain où il quitterait la terre, les journaux célébreraient sa mémoire, mais nous étions à mille lieues de nous douter que son nom survivrait grâce à l’économie politique. À vrai dire, le destin de cet agrégé de philosophie est significatif : Pierre Uri n’aurait pas été tout à fait un homme de son temps s’il n’avait pas choisi comme discipline celle qui ferait de lui un homme d’action tout en le contraignant à rester un homme de réflexion.

4Je l’ai vu déposer de ses propres mains, dès le début des années cinquante, les premières pierres de l’édifice européen. Vingt-cinq ans après, j’ai ressenti une douce fierté en l’entendant fasciner le Sénat de la Ve République : rapporteur du Conseil économique et social, il faisait, en parlant d’abondance, un exposé audacieux quant au fond et classique quant à la forme sur un problème fiscal particulièrement ardu. L’écrivain Georges Conchon qui exerçait encore une importante fonction au Palais du Luxembourg, me dit après la séance : « Vous ressembliez, en regardant l’orateur, au père d’un élève exceptionnellement brillant le jour de la distribution des prix. » Aucun jugement ne m’a jamais paru plus juste. C’est encore sous les lambris du Sénat que Pierre m’a parlé et souri pour la dernière fois. Ses mémoires formaient encore le sujet de notre conversation : « Te voilà, lui dis-je, ton propre portraitiste, le premier et le meilleur historien de toi-même ! Quant à moi, ton lecteur, tu m’as rappelé Bergson et son Éloge de la Joie. » Je me croyais revenu au pied de la Tour Clovis. Seul Pierre Uri pouvait me rendre ce bonheur que je ne goûterai plus jamais.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.