L’invention d’outils « gestionnaires » dans le système financier de la Restauration
p. 409-423
Texte intégral
1Administrer, au sens matériel, implique deux éléments forts : il s’agit autant de gérer la fortune ou le bien d’autrui que de bien gérer cette fortune ou ce bien. Décliné dans la sphère publique, ce concept d’ » administration publique » implique le fait pour des « agents du pouvoir » de gérer autant que de bien gérer les « biens publics ». Les deux aspects du phénomène sont très étroitement liés dans la pensée des agents de l’administration royale et praticiens des finances de la Restauration. En 1822, Lafontaine (sous-directeur des Finances), expose la finalité de l’ordonnateur : « C’est d’employer avec discernement et économie les revenus de l’État à tout ce qui est nécessaire pour son maintien, sa prospérité et sa gloire, et de prouver au peuple dans la personne de ses représentants ad hoc, qu’en effet, les revenus de l’État n’ont été dépensés que pour cette destination1 ». Quelques années plus tard, en 1828, on retrouve cette idée chez d’Hauterive au ministère des Affaires étrangères. « Quel est le grand devoir de l’administration si ce n’est de gérer au mieux la fortune publique. C’est comme cela qu’il faut entendre l’ordre juridique sous la Charte2 ».
2Alors que se formalise le droit des finances publiques, ses acteurs montrent une conscience forte de la complémentarité des concepts de régularité et de bonne gestion de la dépense publique. Comment cette complémentarité est-elle conçue ? Comment est-elle intégrée par la doctrine financière à l’ordre juridique ? Le concept de « système financier3 », cher à d’Audiffret, permet-il la cohabitation au sein du système juridique d’une recherche de régularité et d’une recherche de saine gestion des finances publiques ?
3De nombreux écrits attestent de la prise en compte de la gestion de l’administration dans la pensée financière. Des auteurs, plus rares, proposent même l’élaboration d’outils comptables au service de la systématisation de cette analyse gestionnaire de l’administration.
I. DÉPENSER MOINS : L’ÉCONOMIE COMME STANDARD DE GESTION DE LA RESTAURATION
4La Restauration est marquée par une conceptualisation doctrinale très poussée des finances publiques. Les conditions nécessaires à l’émancipation d’une pensée financière sont réunies. Le pouvoir politique entend la nécessité d’opérer une gestion rigoureuse de ses deniers et de son administration. Les administrateurs de la Restauration reçoivent et approfondissent cette préoccupation. Ils y sont fortement incités par les mécanismes très directs de mise en œuvre de leur responsabilité devant le roi qui, selon l’article 14 de la Charte du 4 juin 1814, « est le chef suprême de l’État, […] nomme à tous les emplois d’administration publique… ».
A. UN IMPÉRATIF POLITIQUE : RÉORIENTER LA DÉPENSE PUBLIQUE
1. La dépense comme variable d’ajustement.
5La Restauration de la monarchie consécutive à l’écroulement de l’empire napoléonien est une période de fortes tensions financières. Louis XVIII a intégré cette contrainte dès le début de son règne. « Bien loin de n’avoir rien appris ni rien oublié, les derniers Bourbons étaient obsédés par l’une des leçons de 1787-1789, à savoir qu’un déficit budgétaire peut être fatal à l’autorité royale4. » La formalisation du concept d’équilibre budgétaire et sa mise en œuvre au début de la Restauration en sont autant de manifestations. L’ancrage du consentement parlementaire de l’impôt par la formalisation d’une « loi de l’impôt » conjugué à la contrainte politique sur le montant de l’emprunt ne laisse qu’une variable d’ajustement : la dépense. « Dès la première réunion du Conseil, le 5 mai, Louis affirma sa résolution de diminuer les dépenses, en particulier celles de l’armée, qui, en 1814, représentaient presque 55 % du total5. » parlementaires zélés Certains relaient cette revendication. L’écrit anonyme d’un « serviteur du roi » propose un plan drastique d’économies budgétaires, hors liste civile6.
« Il ne peut s’opérer de changement au projet de budget, que par la diminution de certaines dépenses ou par l’adoption de ressources différentes : l’une et l’autre de ces voies mènent au même résultat, de procurer un fonds disponible dans le bilan de l’État. […] Le mode des économies se présente en première ligne. Il n’est pas meilleur moyen pour conquérir l’amour des peuples et le respect de l’Europe, pour garantir les recettes et les paiements du Trésor royal7. »
2. La réallocation des marges de manœuvre.
6Au-delà de la simple contraction de la dépense publique, on note un objectif : « procurer un fonds disponible dans le bilan de l’État ». La monarchie doit générer des marges de manœuvre financière pour financer ses priorités.
7Les termes du second traité de Paris du 20 novembre 1815 prévoient que la France doit s’acquitter de réparations de guerre et subvenir aux frais d’entretien des troupes occupantes8. Les réparations sont fixées à 700 millions de francs. Les frais occasionnés par les troupes d’occupation se montent à 160 millions de francs la première année. Le projet de budget de 1816 propose un équilibre des recettes et des dépenses à hauteur de 800 millions de francs. Il n’intègre pas le montant des « subventions de guerre », c’est-à-dire l’indemnisation des troupes occupantes qui figure dans un budget « extraordinaire ». La libération du territoire national devient un objectif politique et financier. Goussard, conseiller maître des comptes et chevalier de l’ordre royal de la Légion d’honneur, préconise de « trouver des moyens convenables, justes et efficaces, pour assurer, dès 1817, la libération totale de l’État envers les Puissances étrangères, en ce qui concerne la contribution de guerre de 700 millions ; et par suite de cette première mesure, obtenir […] l’évacuation entière du territoire français par les troupes étrangères, à l’expiration des trois premières années d’occupation, c’est-à-dire, à l’époque du 1er janvier 1819, au plus tard9 ». Il s’agit bien de s’affranchir des frais d’entretien des troupes coalisées pour les années 1819 et 1820, soit 260 millions de francs. La libération physique et financière de la monarchie permettra d’assumer financièrement un des objectifs politiques majeurs des « ultras » très présents à la Chambre : l’indemnisation des émigrés. C’est avec l’avènement de Charles X et la loi du 21 avril 1825, dite du « Milliard des émigrés », qu’elle se concrétise.
B. RATIONALISER LES DÉPENSES DES ADMINISTRATIONS
1. Repenser l’organisation administrative.
8L’administration doit dégager des marges de manœuvre financières. La plus simple des solutions consiste en une contraction des dépenses. Dans le prolongement de l’ordonnance du 12 mai 1814 qui supprime une centaine de régiments, les premiers budgets de la Restauration opèrent une large coupe du budget des armées. Au-delà de cette adaptation de l’organisation administrative aux nouvelles circonstances, Joseph-Mathieu d’Agoult, évêque de Pamiers et économiste, évoque la rationalisation de l’organisation administrative10. Son étude insiste sur la gabegie administrative qui constitue une des sources des difficultés de la monarchie. « Ce qu’il y a de plus déplorable dans les dépenses qui tiennent aux vices de l’administration, c’est qu’elles ruinent l’État sourdement et sans gloire, c’est que les abus, une fois établis, deviennent presque irrémédiables11. » L’auteur fustige l’irresponsabilité des « ministres », incapables de rappeler « l’administration à sa première simplicité », « de réformer cette foule plus qu’inutile d’agents secondaires de l’administration, qui couvrait le sol de la France, de rétablir les autorités locales supprimées, en se réservant sur elles un simple droit de contrôle et de surveillance12 ». D’Agoult mêle les thèmes du retour à la grandeur de la monarchie, de l’économie budgétaire et de la réorganisation administrative synonymes de contraction des dépenses.
9Après les coupes claires au sein du ministère de la Guerre, qui vont créer de nombreux « demi-soldes », l’administration des Finances est une cible idéale. Tentaculaire et compliquée pour des raisons historiques, elle focalise l’attention. Villèle critique assez violemment cette administration avant d’en prendre la tête. Il vilipende « ces petits ministères qui ont leur directeur général, leurs administrateurs, leurs bureaux, leurs traitements temporaires de réforme, leurs indemnités et gratifications et les fournitures et menues dépenses13 ». Un écrit anonyme de 1822 sur la comptabilité des dépenses de l’État abonde en ce sens. La simplification des procédures comptables permettrait un accroissement de l’efficacité de l’État et des économies. « On a accumulé entre l’ordonnancement et le paiement une telle multitude de formalités paperassières […]. Dégagez le service de cette superfétation dispendieuse et funeste au crédit ; […] vous obtiendrez les améliorations suivantes. Le Gouvernement épargnera la stagnation habituelle des fonds qui maintenant séjournent chez les payeurs, agents désormais superflus, […]. On épargnera encore à peu près un million et demi par année ; car c’est au moins là ce que coûtent les rouages que l’on peut supprimer14. » Ce mouvement reçoit un écho favorable jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir comme en témoignent les exposés des motifs des ordonnances royales de Louis XVIII15. D’Audiffret confirme a posteriori que l’objectif poursuivi par la réorganisation de l’administration des finances royales réside en partie en la recherche d’économies mais en partie aussi sur un gain d’efficacité corollaire.
« À l’époque de la Restauration, un seul ministre fut chargé de réunir ces différentes parties, de les rattacher à sa direction personnelle, et de répondre au roi et à la France de tous les actes relatifs au maniement des deniers publics, […] ces utiles changements ont réduit de moitié le nombre des emplois et la dépense de bureaux du ministère, et ont épargné chaque année plus de 20 millions sur les frais intérieurs et extérieurs du Trésor. Le travail a pris une marche plus simple et plus rapide16. »
2. Repenser les modalités de l’action administrative.
10Pour dynamiser les ressources de la monarchie, une partie de la doctrine financière envisage de redéfinir les modalités de la mise en œuvre de l’action publique. Dès 1817, Goussard propose de réintroduire les compagnies financières. Il s’agit de pouvoir bénéficier des fonds d’avance versés en échange de l’affermage d’une partie des recettes publiques.
« Si l’on avait la pensée de rétablir aujourd’hui des compagnies financières à l’instar de celles qui existaient en 1789 […]. Si l’on pouvait trouver des compagnies qui voulussent traiter aux mêmes conditions que les anciennes, on se procurerait une bien grande ressource, puisque les fonds d’avance des nouvelles compagnies calculés dans la même proportion que ceux des anciennes, produiraient au moins 150 millions17. »
11La restauration de l’affermage de l’impôt ne fait pas l’unanimité. D’Audiffret s’y oppose. Il s’agit de conserver la mainmise sur l’organisation financière autant que d’optimiser le rendement des recettes fiscales.
« On a cru longtemps devoir céder à forfait à des compagnies particulières la plupart des opérations relatives à l’assiette, à la perception et à l’emploi des revenus publics. Cet ancien système, qui livrait aux spéculations de l’intérêt privé l’exécution des lois de finances, l’application des tarifs et les ressources du crédit, était aussi préjudiciable aux contribuables que ruineux pour le Trésor de l’État. L’expérience a démontré au Gouvernement qu’il devait prendre une part plus directe à l’administration des intérêts généraux qui lui étaient confiés, et il a fait succéder le mode plus régulier des régies intéressées à celui des fermes générales18. »
12Les auteurs portent incontestablement une réelle attention au phénomène financier. Le roi, les parlementaires et les administrateurs, c’est-à-dire les décideurs autant que les techniciens de l’administration publique, ont conscience de la contrainte financière et du potentiel que représente une bonne « gestion-administration ». Quels sont les outils indispensables à la mise en œuvre de cette préoccupation ?
II. DÉPENSER MIEUX : LES OUTILS DE LA GESTION DE L’ÉTAT SOUS LA RESTAURATION
13La doctrine de la Restauration ne se contente pas de formaliser une contrainte financière, elle propose aussi des outils d’analyse de l’action publique. L’économie politique est mise en avant, elle doit devenir la science de la gestion de l’État. La technique comptable vient l’appuyer, elle constitue l’outil au service de cette pratique.
A. LE CADRE FINANCIER DE L’ACTION DE L’ÉTAT
1. L’économie politique comme élément d’analyse de l’action administrative.
14Alexandre-Maurice Blanc de Lanautte, comte d’Hauterive (1754-1830) est économiste et diplomate, c’est un agent du pouvoir, très bon connaisseur de son administration. En 1817, d’Hauterive publie à Paris Éléments d’économie politique, suivis de quelques vues sur l’application des principes de cette science aux règles administratives19. Dans son ouvrage, il déplore la faiblesse de l’économie politique dans la pensée française, il n’y aurait pas eu selon lui de travail sérieux depuis Adam Smith. D’Hauterive définit l’économie politique comme la science « des administrations » avec lesquelles elle a vocation à interagir. Son objet intègre, au-delà de l’élément financier au sens quantitatif, l’approche financière au sens qualitatif. Il ne s’agit pas simplement d’évaluer des montants, ce qui relèverait de l’économie, il s’agit d’intégrer ces données chiffrées dans un contexte global. D’Hauterive est symptomatique de cette pensée libérale qui intègre l’action administrative au service de l’industrie. Il propose l’élaboration d’outils scientifiques permettant d’évaluer la pertinence, l’efficacité de l’action administrative. L’action du pouvoir est décomposée en cinq politiques publiques regroupées en agences.
« L’agence des lois, l’agence des jugements, l’agence du revenu public, l’agence de la défense de l’État, l’agence des rapports politiques : tout ce qui entre dans l’attribution des droits de la puissance publique peut rigoureusement se rapporter à une de ces cinq branches de sa répartition20. »
15Les sommes allouées à ces agences doivent être ventilées et permettre une analyse du coût de chaque agence rapportée à sa mission : il s’agit bien d’une approche gestionnaire. On distinguera ainsi :
« 1° le nombre des agents de la puissance publique, dont les travaux appartiennent à cette section ; 2° l’espèce de leur travail, ses principes, ses combinaisons et son but ; 3° la direction qui conserve l’ordre dans lequel il s’exerce ; 4° le prix de ce travail et celui de la direction ; 5° les résultats de ce travail dans l’organisation sociale21 ».
2. Le compte de l’administrateur.
16Masson est un proche collaborateur d’Audiffret quand il rédige, mais ne signe pas, son essai sur la comptabilité des dépenses publiques22 en 1822. La comptabilité des dépenses publiques est un ouvrage remarquable qui inscrit, au-delà d’une optique juridique, la comptabilité publique dans une perspective de « gestion publique ». Masson y opère une analyse très fine de la procédure administrative de la dépense publique et propose la création d’outils comptables de gestion.
17Masson établit une distinction extrêmement importante entre la dépense et le paiement. « D’abord, soit pour un particulier, soit pour un Gouvernement, qu’est-ce que dépenser ? C’est, à ce qu’il nous semble, consommer des objets matériels ou des services personnels, qu’on obtient en les payant, ou en promettant de les payer23 ». Cette définition intègre la notion d’engagement financier en tant qu’acte administratif générateur de la dépense. Masson est conscient du caractère novateur de son analyse de la dépense et en justifie le fondement juridique. « C’est ainsi qu’il faut entendre le titre XII de la loi du 25 mars 1817, et notamment l’article 15024 qui impose à tous les ministres ordonnateurs l’obligation de publier annuellement le compte des dépenses par eux arrêtées25 ». L’article ainsi interprété permet de distinguer l’ordre budgétaire de l’ordre comptable. L’ordre budgétaire est perçu comme un ordre de gestion administrative là où l’ordre comptable est un ordre de régularité juridique. Pour le premier, il s’agit de décrire l’action administrative : « la dépense ». Pour le second, il s’agit de décrire le maniement des deniers publics : « le paiement ». Masson opère très clairement la distinction des sphères administrative et comptable et assigne au ministre la tenue d’un « compte » de ses dépenses qui le place en situation de responsabilité au regard de « son » budget.
18Cependant et malgré la remarquable précision de son ouvrage, il nomme le recueil des engagements financiers des administrations « comptabilité des ordonnateurs ». Cette adjonction de deux termes juridiquement connotés « comptabilité » et « ordonnateur » va déchaîner contre lui de très fortes réactions des tenants de l’ordre juridique26. L’appellation générique de « comptabilité » repose sur la technique employée : la partie double. Masson fonde de très grands espoirssur la « partie double »pensée comme l’évolution technique qui permettra de boucler le système financier.
B. LES OUTILS D’ANALYSE DU COÛT DES ACTIONS ADMINISTRATIVES
1. L’évaluation de l’habileté et de la valeur morale de la « gestion-administration ».
19Masson distingue très clairement les comptes des administrateurs de deniers (les gestionnaires) et les comptes des « manutenteurs » de deniers (les comptables). Chacune de ces deux catégories d’être administratif est astreinte à une comptabilité particulière. L’objectif du compte de l’administrateur est distinct de celui du « manutenteur » de deniers.
« Nous nous garderons bien de confondre les obligations qu’on peut prescrire à des ministres ordonnateurs, avec les règles qu’on impose à des manutenteurs de deniers ou de matières. Autre chose est de rendre compte d’une administration et de rendre compte d’un maniement27. »
20Il s’agit bien d’évaluer distinctement l’administration du gestionnaire de crédits et le contrôle de la régularité du paiement.
« Il y a donc à juger deux séries d’opérations différentes et même inverses […]. D’abord il y a lieu de comparer les services effectués avec les services que la législature avait autorisés ; d’apprécier l’utilité des travaux ou des entreprises, l’économie des marchés passés pour les grandes fournitures, l’opportunité des consommations faites ; en deux mots, l’habileté et la valeur morale de son administration. […] Mais ensuite il reste à examiner si l’administrateur des dépenses ou les agents qu’il emploie n’auraient pas fait par légèreté, par impéritie, ou par mauvaise foi, des liquidations irrégulières au préjudice de l’État28. »
21Masson insiste sur la difficulté à évaluer une bonne administration.
« On justifie aisément d’une bonne gestion matérielle29 ; il est peut-être impossible de justifier complètement d’une bonne administration. Le manutenteur n’a besoin de prouver que la régularité arithmétique de ses actes, et il peut le faire à l’aide de pièces uniformes et peu nombreuses. L’administrateur, au contraire, devrait prouver la légalité, l’opportunité, l’habileté, l’utilité de toutes ses opérations. Mais pour fournir tant et de si divers témoignages, des pièces écrites ne suffiraient pas toujours. D’ailleurs le degré de conviction qu’elles produiraient serait nécessairement variable comme l’esprit des juges appelés à prononcer30. »
22Masson propose une nomenclature budgétaire susceptible de mettre en exergue les manquements à cette bonne administration. La nomenclature lie strictement l’action administrative comprise comme une charge et un type de crédit budgétaire.

23Masson reconnaît le caractère périlleux et incantatoire de la prévision budgétaire. Il s’agit bien de mettre en avant « si c’est une évaluation seulement ou bien une somme fixe qui a été dépassée ; si l’ordonnateur, même en respectant la limite des sommes, n’a pas excédé celle des services autorisés ; enfin on porterait sur toutes les parties de son administration des jugements prompts et certains, qu’on n’obtiendra jamais sans cette classification31 ». C’est bien l’évaluation de l’administration d’un agent du pouvoir qui est recherchée.
2. Apprécier le service utile de la dépense publique pour en perfectionner l’emploi.
24Masson ne s’en tient pas à la responsabilité de l’agent du pouvoir, il propose une évaluation de l’action administrative. Il s’agit de dépasser la présentation budgétaire par ministère à peine détaillée en quelques chapitres. À titre d’illustration, Masson propose une analyse du coût de la perception et du maniement des ressources du budget de 1821. Il distingue le nombre d’agents employés par type d’activité et selon l’administration concernée (tableau en annexe). Cette étude qualitative de la dépense publique poursuit plusieurs objectifs. Il s’agit tout d’abord de mettre en place une forme de transparence à destination des Chambres, elle permet aussi de placer les différents administrateurs face aux coûts de leurs services et surtout de comparer les coûts relatifs des services.
« Cette classification […] mettrait les Chambres à portée d’observer des différences qui fixeraient mieux leurs discussions, et de faire des rapprochements qui pourraient aboutir à des économies réelles32. »
25Parallèlement à cette tentative de mise en place d’une analyse des coûts de l’action administrative, un autre auteur attire l’attention des Chambres sur la difficulté de ce type d’analyse. En 1824, un rapport fait à la Chambre des pairs attaque violemment le ministère des Affaires étrangères. D’Hauterive s’en fait le défenseur. Dans le prolongement de son étude de 1817, il entreprend une étude « d’économie politique » et propose une analyse chiffrée des actions de cette administration. Il tente une reconstitution sur deux siècles de l’évolution du budget du ministère. Le projet est très ambitieux et son auteur donne de nombreuses garanties scientifiques, à travers notamment une méthode rigoureuse qu’il s’attache à décrire. L’intérêt de l’ouvrage tient ici en la relation qu’il établit entre les montants dépensés et les actions réalisées : il opère une analyse chiffrée de l’action administrative. Malheureusement, d’Hauterive ne propose pas une analyse exhaustive de l’évolution du budget de cette « mission » de l’État. Il ne propose que des illustrations chiffrées qui représentent autant une invitation à poursuivre l’étude que des arguments en défense face aux récriminations de la Haute Assemblée. Cependant il parvient à un constat intéressant. L’étude de l’évolution de l’action administrative ne peut pas se satisfaire d’indicateurs financiers simples quand c’est la teneur même de l’activité qui évolue.
« Avant la Révolution, la correspondance relative à la protection que les agences françaises sont chargées d’accorder aux sujets du roi établis passagèrement ou avec durée dans les pays étrangers, pour le maintien de leurs droits et la défense de leurs intérêts, ne se composait pas de plus de trois à quatre cents dossiers par année. Aujourd’hui une division spéciale du ministère (les chancelleries) est chargée de cette correspondance. Les discussions auxquelles elle donne lieu exigent, de la part des agents qui en font l’objet de leur travail journalier, des connaissances étendues sur le droit politique, sur le droit civil, sur le droit commercial, et sur les mœurs, les lois et les usages des divers pays où les droits et les intérêts des Français sont en litige. La moyenne des dossiers que cette division forme annuellement est de 7 000 à 8 00033. »
26Pour d’Hauterive comme pour Masson, cette analyse de l’action administrative constitue bien un outil d’évaluation à destination des autorités légitimes en matière d’attribution de crédits qui dépasse la simple recherche d’économie pour aller vers l’appréciation de l’efficacité de la dépense publique.
« Maintenant, c’est à ceux qui ont la charge d’apprécier, dans des vues d’avenir, et sur des motifs d’intérêt, de justice et d’honneur, les services utiles, de juger quel est aujourd’hui, dans la discussion des dépenses du ministère des Affaires étrangères, l’avantage qui doit être mis en première ligne, si c’est celui d’en diminuer la somme, ou celui d’en agrandir, d’en étendre et d’en perfectionner l’emploi34. »
Conclusion.
27Les praticiens des finances publiques décrivent la double finalité de l’ordre financier. Il s’agit bien de mettre en œuvre des flux financiers à la fois « réguliers » et « efficaces ». Ce double impératif est à la base du concept de « système financier ». Le développement du parlementarisme et sa revendication de transparence, le développement de l’activité administrative et la complication corollaire de son organisation, le développement de l’administration des Finances et les modifications de l’organisation du système comptable viennent se greffer sur ce socle. Ces mutations successives vont évidemment agir sur l’organisation du système financier. La formalisation de ce concept de système financier perturbe l’ordre administratif établi. Des oppositions vont apparaître et une lutte sourde va s’engager entre les tenants de la « modernisation » de l’approche financière et ceux d’une « restauration » des pratiques de la monarchie capétienne. L’ordonnance du 14 septembre 1822, puis l’ordonnance du 31 mai 1838 opéreront la grande synthèse du droit financier qui marquera l’ensemble du xixe siècle.
Anonyme (attribué à Masson), De la comptabilité des dépenses publiques1


Note a : La liquidation est exercée par les agents de la perception ;
Note b : Le recouvrement est exercé par les comptables de la trésorerie et par les receveurs de l’enregistrement ;
Note c : La liquidation est exercée par les agents de la perception ;
Note d : Le recouvrement est exercé par les agents de la trésorerie rétribués en traitements fixes.
Notes de bas de page
1 M. de Lafontaine, Lettres à l’auteur de l’écrit anonyme intitulé : « De la comptabilité des dépenses publiques », Delaunay, Ponthieu et Pélissier, Paris, décembre 1822, p. 103.
2 M. le comte d’Hauterive, Faits, calculs et observations sur la dépense d’une des grandes administrations de l’État à toutes les époques, depuis le règne de Louis XIV, et inclusivement jusqu’en 1825, Le Filleul, Paris, 1828, p. 23.
3 Marquis Charles-Louis-Gaston d’Audiffret, Le système financier de la France, Imprimerie et librairie administratives de Paul Dupont, Paris, 1863, 5 tomes.
4 Philip Mansel, Louis XVIII, Perrin, Paris, 1982, p. 205.
5 P. Mansel, Louis XVIII, op. cit., p. 205.
6 Anonyme (attribué à Barbier, membre de la commission du budget), Notes sommaires sur le projet de budget par un serviteur du roi, Librairie d’Angé, Versailles, 1816, 51 pages.
7 Anonyme (Barbier), Notes sommaires…, op. cit.
8 Conventions du 20 novembre 1815 conclues en conformité aux articles 4 et 5 du traité, relatives au paiement de l’indemnité pécuniaire à fournir par la France aux puissances alliées et à l’occupation d’une ligne militaire en France par une armée alliée.
9 A. Goussard, Essai sur les finances, ou projet de budget pour 1817, Delaunay, Paris, 1816, p. V.
10 Joseph-Mathieu d’Agoult, Des impôts indirects et des droits de consommation ou essai sur l’origine et le système des impositions françaises comparé avec celui de l’Angleterre. Suivi d’un examen de deux projets de finance attribués à des membres de la Commission du budget de 1816, H. Nicolle, Libraire, A. Egron, Imprimeur-libraire, Paris, 1817, 263 pages.
11 J.-M. d’Agoult, Des impots indirects…, op. cit., p. 28.
12 J.-M. d’Agoult, Des impots indirects…, op. cit., p. 28.
13 Michel Bottin, « Villèle et le contrôle des dépenses publiques. L’ordonnance du 14 septembre 1822 », La comptabilité publique, continuité et modernité, actes du colloque tenu à Bercy les 25 et 26 novembre 1993, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 1995, p. 10.
14 Anonyme (Masson), De la comptabilité des dépenses publiques, Imprimerie de L.-T. Cellot, Paris, 1822, p. 84-85.
15 Ordonnance du 17 mai 1817 concernant plusieurs changements dans l’organisation des Administrations de finances et la réunion de celle de Forêts à la Direction générale de l’Enregistrement et des Domaines. « Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre ; Pénétrés du besoin de soulager nos peuples par des réformes salutaires et par des économies compatibles avec le bien du service […]. »
Ordonnance du 18 novembre 1817 portant réorganisation du service de la recette du Trésor royal. « Louis […] ; Voulant enfin diminuer, autant que possible, les frais de l’administration des finances ».
Ordonnance du 19 novembre 1817 portant suppression des Régisseurs généraux et Inspecteurs généraux des Poudres et Salpêtres. « Louis, […] ; Voulant apporter dans l’administration des poudres et salpêtres les mêmes réformes et les mêmes économies […] ».
16 Charles-Louis-Gaston d’Audiffret, « Rapport au roi sur l’administration des finances », in Le système financier de la France, Imprimerie et librairie administratives de Paul Dupont, Paris, 1863, p. 7.
17 A. Goussard, Essai sur les finances, ou projet de budget pour 1817, Delaunay, Paris, 1816, p. 51-52.
18 Ch.-L.-G. d’Audiffret, « Rapport au roi… », op. cit., p. 2.
19 M. d’Hauterive, Éléments d’économie politique, suivis de quelques vues sur l’application des principes de cette science aux règles administratives, Fantin, Paris, 1817, 384 pages.
20 M. d’Hauterive, Éléments d’économie politique…, op. cit., p. 293.
21 M. d’Hauterive, Éléments d’économie politique…, op. cit., p. 293.
22 Anonyme (attribué à Masson), De la comptabilité des dépenses publiques, Imprimerie de L.-T. Cellot, Paris, 1822, 303 pages.
23 Anonyme (attribué à Masson), De la comptabilité…, op. cit., p. 46-48.
24 Article 150 de la loi du 25 mars 1817 : « Les ministres ordonnateurs de tous les départements présenteront le compte des dépenses qu’ils auront arrêtées pendant le cours de leur administration, et ils en établiront la comparaison avec les ordonnances qu’ils auront délivrées dans le même espace de temps, et avec les crédits particuliers ouverts à chacun des chapitres de leurs budgets ».
25 Anonyme (attribué à Masson), De la comptabilité…, op. cit., p. 46-48.
26 Voir à ce propos, Sébastien Kott, « La controverse Masson-Lafontaine relative à l’ordre financier en 1822 », dans cet ouvrage.
27 Anonyme (attribué à Masson), De la comptabilité…, op. cit., p. 13-14.
28 Anonyme (attribué à Masson), De la comptabilité…, op. cit., p. 204-206.
29 Ici, gestion est entendue au sens de maniement et non d’administration par Masson.
30 Anonyme (attribué à Masson), De la comptabilité…, op. cit., p. 204-206.
31 Anonyme (attribué à Masson), De la comptabilité…, op. cit., p. 216, 217 et 218.
32 Anonyme (attribué à Masson), De la comptabilité…, op. cit., p. 190.
33 M. le comte d’Hauterive, Faits, calculs et observations…, op. cit., p. 46.
34 M. le comte d’Hauterive, Faits, calculs et observations…, op. cit., p. 36.
Notes de fin
1 Imprimerie de L.-T. Cellot, Paris, 1822, page 192 : « Frais que coûtent annuellement la liquidation, l’assiette et le recouvrement des impôts et revenus bruts de l’État ;avec indication du nombre des agens qui sont employés à ces différens services »
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Maître de conférences, habilité à diriger des recherches, en droit public à l’Université Paris 10, Sébastien Kott enseigne les finances publiques, le droit fiscal et le droit du service public. Ses recherches portent sur l’encadrement juridique de la gestion publique. Il a soutenu une thèse sur le contrôle financier central exercé par le ministère des Finances publiée aux Éditions du Comité pour l’histoire économique et financière de la France en 2004 sous le titre : Le contrôle des dépenses engagées, évolutions d’une fonction. Ses publications récentes s’inscrivent dans un cadre interdisciplinaire : « La coordination des politiques publiques à travers la préparation du budget » dans le cadre du colloque organisé par le laboratoire d’économie « EconomiX » et intitulé Coordination et sciences sociales ; « Le développement des relations entre la Cour des comptes et le Parlement 1815-1832 », paru dans la Revue française de finances publiques.
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