De l’intégration économique à l’intégration politique
p. 187-191
Plan détaillé
Texte intégral
1Je vous remercie de m’avoir associé aux travaux d’aujourd’hui sur Pierre Uri, que j’ai croisé par deux fois lors de fréquentations politiques puis professionnelles.
2La première fois en tant que militant socialiste, dans les années 1970. Pendant cette période, je participais, comme nombre d’autres cheveux blancs dans cette salle, à des travaux et à des commissions de travail du Parti socialiste sur les questions économiques. Pierre Uri y participait, aussi assidu que loquace.
3Je l’ai fréquenté dans un second temps lors de ma première vie à Bruxelles après 1985. On l’y considérait alors comme un personnage de mémoire, un peu mystérieux dans le genre comploteur de la première heure, éminence grise derrière ceux qui étaient en première ligne, les Monnet, Spaak, Schuman, Adenauer, suivis par les Hirsch, Armand, Marjolin. Pierre Uri venait ensuite, un peu comme un autre de ces personnages dont les proximités intellectuelles avec lui étaient flagrantes, et dont j’espère que celles et ceux d’entre vous qui s’intéressent à l’histoire de l’Europe écriront enfin une bonne biographie : je veux parler d’Émile Noël.
4Uri était certainement un personnage paradoxal. D’un côté, une intelligence formidable, un surdoué, capable d’une expression écrite et orale remarquable, avec ce côté un peu touche-à-tout, nimbus de l’économie. Par ailleurs, doté d’un caractère que l’on pourrait décrire comme abrasif. Et c’est peut-être ce contraste qui explique cette énigme : pourquoi tant d’influence pour si peu de pouvoir ?
5Nous pouvons définir le pouvoir comme une somme faite d’influence et de tracas. Comme toute personne sensée, Pierre Uri aimait l’influence, mais n’aimait pas les tracas. Et quand on a cette philosophie de la vie qu’il avait, on doit s’attendre à un certain nombre de déceptions. Paul Jaeger nous a mis un peu sur la piste, en disant : « Pierre Uri était un électron libre. » Mon interprétation, c’est qu’effectivement, c’était un électron libre, mais parfois trop libre, et marri d’être libre malgré lui.
6Passons maintenant à la question que vous m’avez confiée. Celle de savoir si, quand, comment l’intégration économique européenne aboutira à son intégration politique conformément à la pensée de Pierre Uri et des pères fondateurs. Pensée selon laquelle de la pierre de l’intégration économique naîtra un jour l’or de l’intégration politique grâce à une sorte de transformation alchimique.
7Je partirai, pour tenter d’y répondre, d’un de ses textes les plus connus : une note de 1955 qui accompagne un document plus volumineux, du genre que Monnet aimait faire résumer et commenter par ses collaborateurs.
8Uri y exprime assez clairement sa philosophie sur cette question de l’intégration européenne. J’en retiens deux phrases : « On ne saurait davantage envisager de nouveaux efforts d’intégration européenne autrement qu’en les replaçant dans l’ensemble des éléments qui doivent finalement concourir à l’édification des États-Unis d’Europe. »
9Il y a quatre mots importants dans cette phrase, dans l’ordre :
il s’agit d’édification ;
il s’agit de faire par l’intégration ;
il y a un finalement. C’est un processus téléonomique, voire messianique ;
le finalement en question, ce sont les États-Unis d’Europe.
10Ces quelques mots-clés représentent l’essence de sa conception de ce qu’il y avait à faire pour achever l’intégration européenne qu’il appelait de ses vœux.
11La deuxième phrase que je retiens, un peu plus technique, exprimait une forme d’opposition entre la coopération et l’intégration. Pour Uri, la coopération c’est quand on est souverain, la méthode westphalienne inter-étatique par laquelle il fallait se mettre d’accord pour avancer ensemble. L’intégration était tout à fait différente. On ouvre un nouvel espace dans lequel on partage cette souveraineté, on casse le dogme westphalien et on agit ensemble de manière intégratrice. Dans cette entreprise, il avance qu’« il est clair qu’il ne saurait y avoir d’intégration institutionnelle qui n’ait pour fondement ou pour objet une intégration fonctionnelle ».
12Donc, selon la pensée d’Uri, l’intégration fonctionnelle mène à l’intégration institutionnelle. Il faut souligner qu’établir des institutions nouvelles n’apporte, en soi, aucune solution et que cela risque de dissimuler ou de différer l’étude des problèmes au lieu de les résoudre. Une conception qu’a toujours partagée Jacques Delors qu’il a souvent résumée comme : « un objectif, un traité ».
13Donc, dans l’esprit d’Uri, une séquence d’intégration économique mène à des institutions, qui mènent à l’intégration politique et, but ultime, aux États-Unis d’Europe : économie, d’où institutions, d’où réalité politique.
14L’Histoire, a-t-elle, va-t-elle, aura-t-elle donné raison à Pierre Uri ? À cette question, j’apporterai une réponse typique d’économiste. En partie oui, en partie non.
15En partie oui, parce que l’Histoire a donné raison à Uri sur la première séquence. Ce sont bien des intégrations fonctionnelles qui doivent mener à de l’institutionnel et pas l’inverse. Cela a été vérifié par les faits : à partir de la Ceca il fallait ensuite passer à l’énergie et aux transports, puis au Marché commun qu’il a fallu doter d’une machinerie institutionnelle, le traité de Rome. Ce sont bien les nécessités induites par les perspectives d’intégration qui ont engendré les sauts institutionnels permettant de les concrétiser.
16Jacques Delors et Pierre Uri avaient la même conviction. Il fallait moderniser et décloisonner parce que les nouvelles voies de la production comportaient de formidables potentialités d’économies d’échelle à partir desquelles on peut créer de l’efficience à redistribuer.
17Nous pouvons également avancer à l’appui de cette thèse un contre-exemple. Je veux parler du projet de Constitution de Giscard d’Estaing qui, comme chacun sait, fut un échec. Et la raison pour laquelle ce projet s’est abîmé dans les archives dans sa forme initiale, ce n’est pas parce que cette Constitution n’était pas bien faite ; sur le plan de l’esthétique institutionnelle, c’était un travail magnifique. On avait même écrit un article, le désormais célèbre article 50, pour savoir comment on pouvait sortir de l’Union parce que Giscard trouvait que ce travail n’était pas complet si l’édifice ne comportait pas une porte de sortie.
18Malgré tout le soin apporté, cette Constitution n’a pas marché. Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait pas de projet concret d’intégration derrière. Il lui a manqué une raison d’être. Il aurait fallu dire, comme nous l’avons fait pour le grand marché ou pour l’euro, « cette Constitution est la condition nécessaire pour mettre en place tel ou tel but que nous devons impérativement atteindre ensemble ». Alors, bien sûr, il y aurait eu des opposants. Mais dans un débat sur les buts et pas sur la carrosserie institutionnelle qui en découlait.
19C’est exactement ce qu’il s’est passé entre les deux Conseils européens de 1985 où Jacques Delors a proposé d’abord le Marché intérieur, puis, dans un second temps, l’Acte unique. Une fois accepté le grand marché sans frontières pour 1992, il a dit : « Ah oui, mais, les gars, on a oublié de vous dire, sans réforme institutionnelle, on ne sait pas faire, rien ne se passera ! ».
20Pour la Constitution, c’est exactement l’inverse qui s’est passé. Il n’y a pas eu d’accord sur une direction commune préalable, mais directement un projet de modification des institutions. Et cet échec a été réparé juridiquement mais pas politiquement par la voie parlementaire, avec des effets dramatiques sur la suite du parcours et sur la vision de la démocratie en Europe. Comme dans Nous l’Europe, banquet des peuples, le texte de Laurent Gaudé mis en scène par Roland Auzet où un personnage crie : « On a dit non ? Non ? »
21Passons maintenant à la deuxième partie de la séquence, celle qui mène des institutions à la politique. C’est là où, à mon avis, Uri et ses collègues n’ont pas vu juste. Il pensait, et les pères fondateurs avec lui, qu’ils avaient trouvé la pierre philosophale pour faire de la politique avec l’économie. Mais ce n’est pas vrai, ce n’est pas ce qui s’est passé. C’est ce qui devra se passer, espérons-le, mais qui n’est pas encore arrivé. Ce n’est pas parce qu’on ouvre un espace institutionnel à des institutions qui interagissent entre elles que les peuples occupent cet espace institutionnel. Dans ce cas, cet espace institutionnel existe, mais il est encore largement vide.
22C’est Élie Barnavi – comme souvent les observateurs extérieurs de l’Union ont un regard plus acéré sur l’Europe – qui a dit un jour que « Cette Europe-là est frigide. » Et c’est juste, cette Europe-là est, en tout cas pour beaucoup de gens, frigide. Elle n’est pas habitée sentimentalement d’une pulsion d’appartenance. Elle n’est pas investie d’un sentiment de communauté. Abandonner le vocable de Communauté pour celui d’Union fut un péché d’hubris, ce fut mettre la charrue avant les bœufs, comme le pensait, à l’époque, Delors.
23On vient alors toucher à ce que les peuples ont de plus important, ce qui fait leur identité, leur imaginaire, c’est-à-dire ce qu’ils ont d’affectif, de symbolique, d’onirique. Deux et deux qui font quatre, c’est de l’économie, mais ça n’existe pas dans les rêves et les cauchemars. Or, ce sont les rêves et les cauchemars qui comptent en politique.
24Une union politique, une communauté politique, doit être un espace politique habité, où l’on met ensemble des rêves et des cauchemars. Motivés par leur rationalisme (les fameuses « solidarités de fait ») et par leur traumatisme du terrible passé immédiat de la guerre et de la Shoah, Pierre Uri et les pères fondateurs ne l’ont pas vu.
25Ils ont loupé et nous avec pendant un certain temps, et probablement encore maintenant, le côté anthropologique de la construction européenne, sa face Nord, en quelque sorte. La plus ardue. On n’a pas prêté assez d’attention à ce que cette construction mobilisait de pour et de contre à la surface des débats publics. Et on a délaissé les affects et, sans le vouloir, par ignorance, ce que Carl Jung appelait l’inconscient collectif. On a laissé l’imaginaire en jachère.
26Dans ses mémoires, Uri raconte sa fierté d’avoir réussi à obtenir le consentement des États, comme si là résidait la finalité. Eh bien non, le consentement des États ne suffit pas. Et je crois que nous devons mettre nos cerveaux au travail sur cette question. Elle rejoint beaucoup d’autres questions, et notamment cette question de café du commerce qui consiste à savoir pourquoi les institutions européennes communiquent de manière aussi médiocre, pour ne pas dire contre‑productive.
27J’ai essayé, avec quelques autres, de commencer à intégrer cette question dans nos réflexions, à la creuser avec le concours d’un réseau naissant de chaires d’anthropologie politique européenne contemporaine. La première est née à Louvain, une autre ici entre Normale Sup’ et l’Institut d’études avancées, et j’espère qu’il y en aura d’autres.
28J’en termine par deux pensées. La première est tout à fait banale. Elle consiste à répéter que la pensée des anciens doit nous faire réfléchir, nous permettre de faire mieux en la critiquant. Avec Pierre Uri, la matière est abondante, et peu importe qu’il ait eu tort ou raison. L’important, c’est qu’il nous aura dotés d’une musculature intellectuelle pour avancer dans ces problématiques d’intégration compliquées.
29La deuxième revient au titre qu’il a donné à ses mémoires : Penser pour l’action, une devise très chère à beaucoup d’entre nous et que je rapproche de la devise des trois think tanks du réseau Jacques Delors (Paris, Berlin, Bruxelles) « Penser l’Europe, Europa Denken, Thinking Europe ».
30Je finirai cet exposé, profitant de la présence de nombreux spécialistes de l’histoire contemporaine de l’Europe, par une question sur l’origine du nom « Commission ». « Commission européenne », d’où « commissaire européen ». Un titre malaisé à porter devant la plupart des publics pour lesquels ce mot n’est ni familier ni même amical, je peux en attester.
31Pourquoi donc ce vocable de « Commission européenne » ? J’en connais deux interprétations.
32La première est celle que Delors donne dans ses Mémoires. Pierre Uri aurait avancé le mot « Commission » qu’il tenait de ses fréquentations anglo-saxonnes pour remplacer l’appellation « Haute Autorité » qui, trop supérieure, chiffonnait les États membres.
33La seconde m’a été racontée par Émile Noël. Au moment où les États ont souhaité changer d’appellation, quelqu’un a rappelé l’histoire des commissions fluviales européennes du xixe siècle, celle du Rhin, celle du Danube. Une manière de nous inscrire dans une continuité de structures destinées à gérer des problèmes communs.
34Si quelqu’un me donne la bonne réponse, je suis prêt à lui payer un verre. Merci d’avance !
Auteur
Coordinateur des Instituts Jacques-Delors (Paris, Berlin, Bruxelles), Pascal Lamy est vice-président du Forum de Paris pour la Paix et président de la branche Europe du groupe Brunswick. De 2005 à 2013, il a exercé deux mandats consécutifs de directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il était précédemment commissaire au Commerce (1999-2004), directeur général du Crédit Lyonnais (1994-1999), directeur de cabinet du président de la Commission européenne, Jacques Delors ainsi que son sherpa au G7 (1985-1994), directeur adjoint du cabinet du Premier ministre (1983-1985) et du ministre de l’Économie et des Finances (1981-1983). Il est diplômé de HEC, de la faculté de droit (Sorbonne), de l’Institut d’études politiques et de l’École nationale d’administration. Sa dernière publication : Où va le monde ?, Paris, Odile Jacob, 2020. Plus de renseignements : https://pascallamy.eu/.
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