Paul Laband et la construction d’un droit public financier « vraiment scientifique » : la systématisation des pratiques constitutionnelles de Bismarck lors du conflit budgétaire prussien (1862-1866)
p. 323-391
Texte intégral
1Laband écrivait en 1871, soit cinq années après la fin du conflit budgétaire prussien, que :
« si l’affirmation, tant de fois réitérée, que le droit budgétaire (Budgetrecht) constitue la pierre angulaire et le fondement de tous les droits de la représentation populaire et qu’il occupe la partie centrale du droit constitutionnel (Mittelpunkt des konstitutionellen Staatsrechtes), est réellement certaine ou, du moins, répandue et acceptée, l’intérêt, y compris depuis des secteurs très éloignés de ceux proprement juridiques, que l’on a attribué à cette branche du droit public s’explique et se justifie. Les conflits constitutionnels (Verfassungs-Konflikt) qu’a provoqués l’utilisation du droit budgétaire par les parlements et qui durent depuis tant d’années ont conféré à ce droit, spécialement en Prusse, une extraordinaire importance politique et même historique1 ».
2Plus récemment, dans la riche étude qu’il a consacrée au constitutionnalisme
3allemand, le professeur Hummel relève aussi que :
« l’importance du droit budgétaire est remarquablement soulignée durant le conflit budgétaire qui oppose, de 1862 à 1866, le Gouvernement et le Landtag prussiens. La question qui se trouve au cœur de cette crise constitutionnelle de l’État prussien est la suivante : l’existence même de l’armée prussienne peut-elle être mise en cause, d’une année sur l’autre, par le biais du vote du budget2 ? »
4Pour bien comprendre les raisons d’un tel Konflikt, il faut commencer par rappeler que les réformes militaires que décida de réaliser, en 1860, le prince régent Guillaume, avaient suscité l’hostilité des députés libéraux. Et cette opposition de la représentation nationale au remaniement complet de l’armée prussienne fut à l’origine du conflit constitutionnel qui ébranla, de 1862 à 1866, le fragile équilibre entre les forces libérales et conservatrices. Alors que Bismarck entendait, en imposant une lecture très conservatrice du texte constitutionnel de 1850, maintenir la prééminence royale dans l’exercice du pouvoir politique, l’opposition libérale majoritaire à la Chambre basse (Landtag) tenta vainement de parlementariser le régime constitutionnel existant par l’intermédiaire du droit budgétaire3. En réalité, le Gouvernement, malgré le refus parlementaire, mit à exécution les réformes militaires projetées, puis Bismarck n’hésita pas, dès 1862, à passer outre le vote du budget par le Landtag et, conforté par le soutien de la Chambre des seigneurs, à publier le règlement financier sous forme d’ordonnance royale. Voilà donc que le budget, à partir de 1862, n’était sanctionné que par la Chambre qui n’était pas issue du suffrage populaire et, par conséquent, mis à exécution en violation des dispositions financières du texte constitutionnel. En cette fin du xixe siècle, la Prusse était ainsi « le seul pays au monde dans lequel le budget ait été nettement refusé pendant plusieurs années4 ». Il n’est donc guère surprenant, au moment même où l’adhésion solennelle de la France au droit budgétaire du Parlement en faisait triompher les principes sur tout le continent européen5, que le refus, de la part du cabinet prussien, d’accepter la souveraineté parlementaire en ce domaine ait provoqué un remarquable débat politique, non seulement au Landtag, mais également parmi la littérature politique et juridique. Alors que l’opposition parlementaire essayait de parlementariser le régime politique par l’instrument budgétaire, Laband opposa, pour nier le droit budgétaire du Landtag, un examen « purement » juridique de la législation financière. Ce qui a conduit cet auteur, comptable, à nier la dimension politique du budget6. Il résultait, en effet, de la soumission de l’institution budgétaire à l’analyse strictement juridique qu’elle n’était aucunement la conséquence d’une certaine forme constitutionnelle, mais seulement un « plan de gestion » destiné à assurer une « administration d’État bien ordonnée7 ». Aussi, une telle conception du budget, en le réduisant à son seul aspect gestionnaire ou comptable, lui permettait-elle d’affirmer clairement la dimension apolitique du budget.
5Le conflit budgétaire présente donc une importance toute particulière pour l’histoire des droits public et financier et de leur science. Ce fut en cette occasion que les juristes allemands formulèrent une théorie juridique du budget qui a depuis fortement influencé la science européenne du droit financier, notamment italienne, française puis espagnole. Si l’on peut nommer, à ce sujet, le Budget und Gesetz que Rudolf Gneist publia à Berlin en 1867, la théorie juridique financière de Paul Laband eut encore davantage de répercussion doctrinale. C’est, en effet, dans son Das Budgetrecht nach den Bestimmungen der Preußischen Verfassungsurkunde unter Berücksichtigung der Verfassung des Norddeutschen Bundes de 1871 que Laband introduisit en droit public financier la méthode romaniste de la Konstruktion. Il s’agissait de s’opposer, par la systématisation purificatrice du droit des finances publiques, au traitement éminemment politique qu’avait, par exemple, réservé le socialiste Lasalle au conflit budgétaire. Mais, au-delà de la rigueur méthodologique dont elle se revendiquait, la théorie budgétaire labandienne prétendait surtout systématiser l’interprétation politique que Bismarck venait de donner à la Constitution dans la crise budgétaire qui avait duré de 1862 à 1866. Laband, ayant fait sien le programme méthodologique de Gerber pour le droit germanique, posa de cette manière les présupposés méthodologiques d’un droit public et financier « vraiment scientifique », c’est-à-dire dont l’étude serait soumise au principe de pureté de la dogmatique juridique. Il convient aussi de bien saisir que, si l’auteur du Budgetrecht avait pour objectif premier de systématiser la pratique constitutionnelle qu’adopta Bismarck au cours de la crise budgétaire, l’importance de ses présupposés méthodologiques a largement dépassé les événements historiques dans lesquels ils avaient été formulés. Si l’importance de la monographie consacrée au droit budgétaire a parfois été oubliée, il faut bien réaliser qu’elle manifesta la participation du jurisconsulte allemand à cette formidable entreprise de systématisation et de « construction » du droit public germanique. Cette notion de « construction juridique », dont Bobbio indiquait qu’« elle avait été élaborée, pour la première fois, par l’Allemand Jhering », renvoie à « l’opération caractéristique de la science du droit, qui consiste à définir un fait, un acte, une relation, une institution, afin de l’insérer dans le système des concepts juridiques8 ». Outre l’influence de la méthode de Jhering sur celle de Gerber que l’on peut tenter de rechercher, notamment à une époque où ils étaient proches, il ne faut pas oublier que Gerber fut d’abord disciple de Puchta. Par conséquent, c’est aussi dans la méthode de la « généalogie » conceptuelle de Puchta que l’on peut rechercher les fondations de la position méthodologique labandienne.
6Laband appliqua donc en 1871, pour la première fois, le principe de la pureté de la méthode juridique (Methodenreinheit) au droit budgétaire. Puis il renouvela, cinq ans plus tard, le traitement systématique du droit financier allemand dans le septième et dernier tome de son monumental Staatsrecht des deutschen Reiches. Cette somme a d’ailleurs connu une formidable diffusion. La publication du Droit public de l’Empire allemand dans la Bibliothèque internationale de droit public que dirigeaient Jèze et Boucard, permit ainsi au lecteur français de découvrir, dès 1904, la théorie juridique des finances publiques qu’avait élaborée Laband à l’occasion du conflit budgétaire des années 1860. Et, au-delà de la France, l’influence de sa théorie juridique financière et de ses présupposés méthodologiques fut considérable parce que la publication de son œuvre en langue française permit d’assurer largement sa diffusion et sa réception parmi les doctrines juridiques européenne et américaine de langue latine. L’obstacle linguistique, lorsqu’il s’agit pour des non-germanistes d’accéder à la littérature juridique allemande, avait été levé par la traduction du Droit public de l’Empire allemand, dont la version française comprenait une remarquable préface où son auteur, F. Larnaude, analysait la méthode du jurisconsulte allemand. Outre l’impulsion qui revient à Laband dans l’émergence d’une « science » véritable du droit public, notons que ce travail de « dogmatique juridique » en matière financière et fiscale a suscité l’apparition dans cette discipline, pour reprendre la formule de Jèze, d’un « nouveau genre de recherches » que l’on pourrait qualifier de « théorie pure du droit financier et fiscal ». Pour résumer en quelques mots cette évolution, retenons qu’elle a opéré le passage de la Science financière à la Science du droit des finances publiques. Pour bien en saisir toute la mesure, il importe de présenter d’abord l’origine budgétaire du conflit constitutionnel prussien. Ce fut effectivement à son occasion que Laband, en appliquant au droit des finances publiques la méthode romaniste de la « construction juridique », réalisa le programme méthodologique imaginé par Gerber pour l’étude du droit public. Et ce point de vue scientifique l’amena à rejeter catégoriquement l’idée d’un traitement politique du droit budgétaire en considérant qu’il fallait l’étudier au moyen d’une analyse « purement » juridique.
I. LE CONFLIT CONSTITUTIONNEL PRUSSIEN
7La disposition de la Constitution prussienne du 31 janvier 1850, qui garantissait explicitement le vote des recettes et des dépenses publiques par la représentation populaire, reçut de graves atteintes de 1862 à 1866. S’il opinait que la vraie solution aurait dû se trouver dans un compromis, Bismarck observait que la majorité libérale du Landatg avait, par son « absolutisme doctrinaire », empêché de parvenir à un tel arrangement. En réalité, l’éloquence parlementaire du chancelier eut pour effet de réduire le conflit budgétaire à une simple question de force. Et le conflit étant effectivement devenu – y compris avec le concours involontaire de l’opposition parlementaire – une question de force, c’était à l’organe qui se trouvait en possession du pouvoir, c’est-à-dire à la Couronne, d’en user afin de régler la crise en sa faveur. D’autant plus qu’en 1866, avec les deux guerres qu’il avait menées avec succès, l’exécutif monarchique paraissait plus que jamais en position d’imposer, sans faire le moindre tort à la royauté prussienne, un règlement à l’amiable du conflit constitutionnel. C’est pourquoi, malgré les interprétations divergentes du conflit budgétaire prussien qu’a données l’historiographie constitutionnelle contemporaine, il est possible de penser que le vote de la loi d’indemnité de 1866 a bien signifié le triomphe de la Deutsche konstitutionelle Monarchie.
A. L’ORIGINE ET LA NATURE BUDGÉTAIRE DU CONFLIT CONSTITUTIONNEL
8C’est la décision du prince régent Guillaume de remanier complètement l’armée prussienne et la détermination du Landtag à faire acheter, par diverses concessions, le vote des fonds nécessaires à cette réforme qui fut à l’origine du conflit constitutionnel qui opposa à partir de 1860 la Chambre des députés et la Couronne. Dès 1862, ce conflit se radicalisa avec la nomination de Bismarck. Le nouveau ministre-président prit immédiatement vis-à-vis de la Chambre une attitude des plus décidées et affirma que devant son refus de voter le budget, s’imposait un « droit de nécessité » pour le Gouvernement de continuer à administrer les affaires publiques sans loi de finances.
1. La volonté monarchique de réorganiser l’armée prussienne contre le Parlement.
9Guillaume Ier, après avoir accédé au trône de Prusse à la mort de son frère Frédéric-Guillaume IV, présenta le 10 février 1860 à la Chambre basse du Parlement un projet de loi que le général von Roon, ministre de la Guerre, avait minutieusement préparé afin de réaliser une réforme de l’armée. Roon avait aussi cruellement ressenti l’humiliation d’Olmütz9 et leur grande pensée fut alors d’accroître les effectifs de l’armée active10. Il s’agissait d’augmenter les effectifs militaires de manière proportionnelle à la croissance démographique et au développement industriel et économique du pays, d’incorporer chaque année tout le contingent, de porter de deux à quatre ans la durée de service dans la réserve et d’éliminer la milice (Landwehr), ce qui supposait de mettre fin à la participation du « citoyen-soldat » à la défense nationale. Alors que l’on n’appelait pas tous les conscrits sous les drapeaux, même si le service militaire obligatoire existait depuis 1813 et que la structure militaire résidait dans l’union entre l’armée permanente et la milice – après les trois années de service actif, les conscrits passaient deux ans dans la réserve –, Guillaume Ier et le général von Roon entendaient fondre la Landwehr dans la réserve militaire et porter à 60 000 le nombre annuel d’appelés du contingent11. Mais lorsque Guillaume Ier présenta, début 1860, son projet de réforme militaire, la majorité libérale de la Chambre des députés (Landtag) la rejeta au motif que la création de cinquante nouveaux régiments était trop coûteuse et qu’elle impliquait la disparition de la Landwehr, c’est-à-dire de la conception démocratique du citoyen-soldat qui avait triomphé de Napoléon et dont les libéraux et patriotes allemands cultivaient le nostalgique souvenir. Ainsi, « soucieux de conserver intact l’idéal du citoyen-soldat et par là l’équilibre fragile des pouvoirs entre l’État et la société, [les députés de l’opposition libérale] estiment que le projet de loi gouvernemental a pour conséquence d’accentuer l’autoritarisme politique de la Prusse. Partant de la règle constitutionnelle anglaise selon laquelle "celui qui tient la bourse est maître de l’autorité", le Landtag entendait faire acheter le vote des crédits par diverses concessions12. » Puis, face à l’hostilité des députés libéraux, le Gouvernement retira son projet de loi et proposa aux députés de voter une loi provisoire.
10Les parlementaires acceptèrent cette formule de compromis. Toutefois, à la clôture des sessions parlementaires de 1860, le Gouvernement décida d’exécuter les réformes projetées, celles-là mêmes qu’il avait dû abandonner devant l’hostilité des libéraux. Il semblerait qu’un malentendu, voire une réelle mauvaise foi de l’exécutif, soit à l’origine de cette décision. C’était en raison de l’ » état de l’Europe » que le Landtag avait finalement renouvelé le crédit militaire, mais, alors que la Chambre des députés n’avait accordé ce crédit que pour un an, le Gouvernement considéra la réorganisation militaire définitivement acquise et mit en œuvre sa réforme. Ainsi, en créant définitivement des régiments sur le fondement d’un crédit provisoirement accordé, « Guillaume tranche implicitement la question de savoir si les députés ont le droit de refuser au monarque les moyens nécessaires à la réalisation d’une réforme militaire qu’il juge indispensable13 ». Ce fut même une des conséquences pratiques de ce remaniement du système militaire décidé contre la volonté parlementaire qui déchaîna le conflit et révéla clairement l’état d’esprit de l’exécutif monarchique et de son administration à l’adresse de la représentation populaire14. L’attitude de mépris que partageaient la bureaucratie et l’armée prussienne à l’égard du Landtag était d’ailleurs conforme à la position de la majorité des doctrines politiques allemandes de l’époque qui exprimait une véritable « aversion » pour le système de gouvernement parlementaire15.
11La Chambre des députés fut extrêmement irritée par l’attitude que lui réservait l’exécutif monarchique. Elle prit pleinement conscience que la reconnaissance factuelle d’une obligation d’approuver tout crédit exigé par le monarque impliquerait la perte du droit de voter les recettes et les dépenses publiques, le seul droit qu’elle tenait, d’une manière explicite, de la Constitution du 31 janvier 1850. Alors que la prétention royale aurait inévitablement abaissé le Landtag, privé de son droit constitutionnel de voter le budget, au rang d’un simple organe consultatif, les députés opposaient que, dans le cadre d’un conflit budgétaire entre les deux instances, le monarque, après avoir vainement utilisé l’arme constitutionnelle de la dissolution et obtenu, aux termes d’une nouvelle élection de la Chambre basse, une majorité hostile à ses prétentions politiques, devrait, comme en Angleterre, remercier ses ministres et former un Gouvernement avec la majorité parlementaire16. Pour sa part, Guillaume Ier, prétendant tenir ses prérogatives de la grâce divine et non de la Constitution, refusait catégoriquement de suivre la volonté populaire et de se soumettre aux majorités parlementaires.
12Ce fut dans ce contexte de conflit entre le monarque et les députés que se tinrent à la fin de l’année 1861 les élections générales. Celles-ci virent triompher le parti libéral qui obtint la majorité de la Chambre basse. Et, le conflit constitutionnel se renforça encore davantage puisque le Gouvernement continuait à percevoir les impôts sans qu’une loi ne l’y autorisât. L’exécutif monarchique arguait qu’il n’avait pas besoin d’une autorisation législative pour mener à bien une affaire interne d’organisation militaire. Il finançait donc sa réforme militaire malgré le refus des députés de voter le projet de loi de réorganisation militaire. Le 6 mars 1862, une fois ouvertes les sessions parlementaires, les libéraux exigèrent l’application au budget prussien de la règle de la spécialité des crédits afin de rendre efficace le contrôle parlementaire et d’éviter des virements de crédits au sein du budget au profit des dépenses militaires17. À l’occasion de la discussion de la proposition libérale de « spécialiser » le budget, le ministère fut mis en minorité. Guillaume Ier décida de dissoudre la Chambre des députés, mais les élections d’avril 1862 donnèrent une très large victoire aux libéraux et progressistes qui reprirent ardemment l’offensive contre les crédits militaires. La situation paraissait plus que jamais bloquée. Devant la persistance du conflit constitutionnel opposant l’exécutif à l’opposition parlementaire représentée par le « Parti allemand du progrès » (Fortscrittspartei), le monarque fut pris de doute, alors que les conservateurs défendaient la prépondérance monarchique. Les secteurs réactionnaires – notamment la camarilla militaire – l’encouragèrent même à organiser un coup d’État. Ainsi que le résume le professeur Hummel, « l’expression monarchie constitutionnelle apparaît alors comme une formule polysémique utilisée par les deux forces en présence. Alors que le roi prétend maintenir le régime constitutionnel contre une tentative de parlementarisation du système, la Chambre, hostile à toute abdication d’une nouvelle partie de son pouvoir théorique de contrôle, défend le régime constitutionnel contre une prétention absolutiste18. »
13En septembre 1862, l’opposition libérale et progressiste, qui était largement majoritaire au Landtag depuis les élections d’avril, refusait toujours de voter le financement des propositions ministérielles en matière militaire. Si Guillaume Ier avait pensé un temps abdiquer en raison de la lassitude que lui suscitait le conflit constitutionnel, le général von Roon, qui craignait que son abdication au profit de son fils ne favorisât, en Prusse, la consécration du régime parlementaire, réussit à le persuader de nommer Bismarck à la présidence du Conseil des ministres. Le monarque, qui n’avait pas renoncé à son programme gouvernemental en matière militaire et qui finalement préférait « encore mieux gouverner sans budget ou abdiquer que céder à la volonté de la représentation populaire19 », décida, sur les conseils de Roon, de rappeler de France, où il exerçait les fonctions d’ambassadeur, Bismarck et le nomma à tête de son gouvernement. Cette nomination faisait dire à Leroy-Beaulieu que le roi avait davantage accentué ses idées personnelles car « il ne modifia son ministère que pour le renforcer dans le sens autoritaire, en plaçant à sa tête un homme qui n’était alors connu que par ses doctrines réactionnaires20 ». Le fait est que le nouveau chancelier, résolu à assurer la grandeur de la Prusse et davantage encore la puissance des Hohenzollern, entreprit de radicaliser le conflit qui opposait la Couronne à la représentation populaire.
2. La radicalisation du conflit avec l’arrivée au pouvoir d’Otto von Bismarck.
14Lorsque la Couronne rappela Bismarck de France pour lui confier la direction du Gouvernement, celui-ci accepta volontiers de poursuivre la lutte contre les forces libérales et de soutenir les projets militaires sans les modifier. Il se déclara d’ailleurs être « dans les sentiments d’un vassal qui voit son seigneur en danger21 ». Aussi, au cours de l’entretien auquel l’avait convoqué Guillaume Ier, Bismarck expliqua au monarque, qui avait songé à abdiquer, qu’il ne s’agissait pas de conservatisme ou de libéralisme sous telle ou telle nuance, mais du gouvernement du roi ou de la domination du Parlement, cette dernière devant être absolument évitée même si cela impliquait « une période de dictature22 ». Le nouveau chef du Gouvernement adopta immédiatement une attitude de grande fermeté à l’égard de l’opposition libérale. Huit jours après sa nomination, il déclara à la commission du budget qui l’entendait :
« L’Allemagne ne s’intéresse pas au libéralisme de la Prusse, mais à sa force… Nos frontières ne sont pas favorables au développement de notre État… Ce n’est pas par des discours et des votes de majorité que de grandes questions de notre époque seront résolues, comme on l’a cru en 1848, mais par le fer et par le sang23. »
15Ayant fait savoir, dès son arrivée à la présidence du Conseil des ministres, qu’il se donnait pour devise de gouvernement « pour le Roi, contre la souveraineté du Parlement » (« Für das Königstum gegen die Parlamentarherrschaft »), Bismarck indiqua qu’il n’entendait « ni retirer ni réduire les concessions que le roi a faites à la nation ». Et s’il ne pouvait se résigner à les laisser s’interpréter contre la Couronne, c’était parce que « la Prusse n’est ni l’Angleterre ni la Belgique, et, dans toutes les questions litigieuses, le dernier mot appartient au souverain24 ». Bismarck décida alors de retirer le projet de budget pour 1863, mais la Chambre basse entendait l’empêcher de continuer à gouverner sans loi de finances. Les députés libéraux demandèrent donc le dépôt d’un projet de budget puis proposèrent un projet de résolution qui déclarait qu’il était contraire à la Constitution de pourvoir à des dépenses que la Chambre des députés avait expressément et définitivement rejetées.
16Le différend qui était né au sujet d’une réforme militaire se transforma, de cette manière, en un véritable conflit constitutionnel. Lors de sa conférence intitulée « Was nun ? » de novembre 1862, Lassalle25, en formula la question de droit : « le Gouvernement est-il obligé de mettre fin aux dépenses que la Chambre a refusé d’autoriser26 ». Pour Lassalle, il s’agissait d’un « problème constitutionnel de principe » devant lequel le Parlement ne devait en aucune manière transiger, car « si dans ces conditions, la Chambre parvient à un pacte, quoi qu’il soit, […] nous ne serions plus devant un pacte, devant une transaction : nous serions devant la banqueroute totale du droit public. Si cela se produisait, s’instaurerait ainsi la "pratique constitutionnelle" bismarckienne : dans tous les conflits opposant le Gouvernement aux droits des Chambres constitutionnellement garantis, ce sont ces dernières qui devraient céder. Et triompherait, de la sorte, le système des précédents27. » Du point de vue de l’opposition politique le problème revenait donc à savoir comment imposer et faire valoir dans la réalité le droit du peuple de rejeter, par l’intermédiaire de ses députés, les fractions de dépenses qu’il n’estimait pas suffisamment justifiées dans les budgets publics28.
17Pour sa part, Bismarck avait, lors de la séance de la commission budgétaire du 30 septembre 1862, parfaitement exprimé l’état d’esprit qui était le sien à l’égard de la représentation populaire. Il déclara que :
« Dans le conflit actuel, il s’agit des limites entre le pouvoir de l’État et celui de la représentation du pays. La Couronne a encore d’autres droits que ceux qui lui sont conférés par la Constitution. Ce qui n’est pas attribué par la Constitution aux autres pouvoirs législatifs, reste un droit de la Couronne. L’accord des trois pouvoirs législatifs29 pour l’établissement du budget étant exigé par la Constitution, si l’un de ces pouvoirs refuse son consentement, alors il y a tabula rasa, et il résulte de là un droit de nécessité pour le Gouvernement de continuer à administrer sans budget30. »
18Ensuite, dans le discours qu’il prononça le 7 octobre 1862 à la Chambre basse, Bismarck expliqua davantage encore la conception qu’il se faisait du problème constitutionnel et développa les arguments qui justifiaient sa pratique constitutionnelle. Il déclara ainsi :
« Nous sommes en désaccord sur deux points qui ne sont pas nécessairement connexes, l’organisation de l’armée et la question de compétence constitutionnelle des différents pouvoirs de l’État, en ce qui concerne la fixation du budget. Il y a douze ans, ce dernier point a été débattu dans les deux Chambres, et entre elles et le Gouvernement, sans qu’on ait alors [réglé] la question. La Chambre des députés adopta un ordre du jour analogue à la résolution actuelle, et la Couronne persista dans sa manière de voir… Je pense que cette question de principe, qui n’a pu recevoir de solution à cette époque, aujourd’hui encore ne sera résolue, ni au moyen de controverses dialectiques, ni au moyen d’attaques personnelles, ni par la résolution proposée [il s’agissait du projet d’adresse visant à établir l’inconstitutionnalité du procédé consistant à pourvoir à des dépenses que la Chambre des députés avait expressément et définitivement rejetées]. Ce n’est pas l’opposition de théories contradictoires, mais seulement la longue pratique du droit public, qui résout les questions du genre de celles qui nous occupent31. »
B. BISMARCK ET LA RÉDUCTION DU CONFLIT CONSTITUTIONNEL À UNE LUTTE DE FORCES
19La perspective du « réalisme politique » permettait de renvoyer le droit budgétaire du Parlement à une question strictement politique. Bismarck avait résumé ce point de vue de la manière suivante : « Comme la vie de l’État ne peut s’arrêter, les conflits deviennent des questions de pouvoir et celui qui se trouve en possession du pouvoir est obligé, par suite, d’en user32 ». En réalité, un tel raisonnement visait à défendre, en matière budgétaire, la suprématie de la Couronne sur la représentation populaire. Et, une fois le conflit constitutionnel réduit à une simple lutte de force, Bismarck put justifier de faire fixer, de 1863 à 1866, le budget par simple ordonnance royale.
1. La position de force de la Couronne.
20En violation de la Constitution prussienne de 1850, le ministre-président décida de faire approuver, à une très forte majorité, le budget de 1862 par la Chambre haute (Herrenhaus). Les députés protestèrent alors contre l’initiative prise par la Chambre des seigneurs au motif qu’elle dépassait ses attributions constitutionnelles. Et puis, Bismarck, afin d’étouffer le conflit et les discussions qui étaient nées au sujet de sa dernière manœuvre, prononça la clôture de la session parlementaire. En janvier 1863, lors de l’ouverture de la session parlementaire, le député Virchow déposa, avec son collègue Carlowitz, un projet d’adresse où il stigmatisait le comportement inconstitutionnel du cabinet dans le conflit qui l’opposait à la Chambre basse et l’incitait à revenir à une pratique politique conforme au texte constitutionnel. Le projet qui, de manière très subtile, ne mettait pas en question la volonté de Guillaume Ier de respecter la Constitution, disposait que celle-ci était néanmoins violée par ses ministres. En conséquence, cela revenait à distinguer habilement entre, d’une part, l’attitude du monarque qui, étant supposée respectueuse de la Constitution, n’était pas critiquée et, d’autre part, les pratiques inconstitutionnelles du gouvernement monarchique que les députés dénonçaient.
21Bismarck comprit la manœuvre et la condamna. Le 25 janvier 1863, lors de la séance de la commission du Landtag chargée d’examiner ce projet d’adresse, il identifia son cabinet à la Couronne33. Il affirma, à cette occasion, que les députés qui soutenaient vainement, pour dissimuler la réelle signification de leur prétention, que le grief d’inconstitutionnalité s’adressait au cabinet et non pas à la Couronne, se trompaient au motif que « les ministres, en Prusse, n’agissent qu’au nom et sur ordre du monarque, ils sont ministres du monarque et, en aucune manière, ministres de la majorité parlementaire comme en Angleterre34 ». Bismarck entendait donc dévoiler la réalité de l’attaque parlementaire contenue dans les projets d’adresse en effaçant la responsabilité politique du cabinet derrière celle du monarque. Et lors de la séance du 27 janvier 1863, après avoir souligné l’ » incontestable mérite » du projet d’adresse qui renseignait précisément sur les intentions des parlementaires libéraux, Bismarck leur opposa deux types d’arguments destinés à faire prévaloir les prétentions monarchiques. L’un des arguments exprimait le refus de toute suprématie parlementaire sur la Couronne et l’autre portait sur le silence du texte constitutionnel au cas de conflit entre les autorités législatives.
22D’abord, le procédé du député Virchow dissipait toute équivoque en ce sens que « sommation est faite à la maison royale des Hohenzollern de transférer ses droits constitutionnels de gouvernement à la majorité de [la Chambre des députés]35 ». En effet, « si ce projet est adopté, si la Chambre revendique le droit exclusif d’établir définitivement le budget, de demander au roi la démission des ministres qui n’ont pas sa confiance, de fixer, par ses résolutions à l’égard du budget, le contingent et l’organisation de l’armée, de contrôler les rapports du pouvoir exécutif avec ses organes, on ne pourra nier alors que le Parlement ne dispute la suprématie à la Couronne36 ». Par cette formule, Bismarck renversait donc l’accusation du non-respect du texte constitutionnel : en voulant faire céder la Couronne devant des droits et prétentions que la Constitution ne leur reconnaissait pas, il observait que c’était les députés qui violaient la Constitution. Si Leroy-Beaulieu ne s’arrêtait guère à ce premier argument auquel il ne reconnaissait pas une très grande valeur au motif « qu’en tout pays la Couronne ne peut s’obstiner à garder des ministres qui aient la défiance manifeste de la nation », il jugeait que la poursuite du raisonnement était beaucoup plus ingénieuse, notamment parce que le ministre-président s’y montrait « un logicien brillant37 ».
23Bismarck opinait que les députés libéraux ne démontraient rien lorsqu’ils invoquaient l’article 99 de la Constitution qui prévoyait que « toutes les recettes et les dépenses de l’État doivent être calculées d’avance pour chaque année et portées au budget. Celui-ci est établi annuellement par une loi. » Précisément, le président du Conseil des ministres se demandait, lors de son discours du 27 janvier, quelle pouvait bien être la portée de ce principe constitutionnel. Après s’être interrogé sur la manière dont se faisait la loi, il observait que l’article 62 de la Constitution prussienne était très clair sur ce point : « Pour qu’un projet de loi quelconque devienne loi, il faut l’accord de la Couronne et des deux Chambres. De plus, cet article réserve expressément à la Chambre des seigneurs le droit de rejeter un budget adopté par la Chambre des députés. En cas de désaccord entre les trois pouvoirs qui concourent à la confection des lois, la Constitution ne dit pas lequel d’entre eux doit céder. Loin de reconnaître la suprématie de la Chambre des députés, elle proclame, au contraire, l’égalité absolue des trois pouvoirs, leur reconnaît les mêmes droits illimités en théorie, et ne laisse ouverte, pour arriver à une entente, que la voie du compromis. C’est, d’ailleurs, le caractère distinctif du régime constitutionnel de se composer d’une série de transactions38. » Et le chancelier de poursuivre : « Le budget n’a pas été établi, cette situation est sans doute irrégulière, mais la Constitution n’indique aucune solution. Alors même que l’éventualité du conflit n’a pas été prévue [par le texte constitutionnel], nous pouvons seulement nous accorder sur les moyens de mettre fin à cette différence. Beaucoup de théories ont été formulées pour remédier à cette lacune, pour certains, le budget antérieur resterait en vigueur de plein droit, pour d’autres, il serait nécessaire de se référer aux principes de l’ancien droit qui consacraient l’autorité absolue du roi. Mais, qu’importe la théorie lorsque la nécessité commande ? L’État existe, il est par conséquent nécessaire d’assurer le fonctionnement régulier des services publics39. »
24C’était à l’aide d’une telle exégèse de la Constitution que Bismarck concluait à l’existence d’une « lacune » dans la loi fondamentale afin de justifier sur un plan politique sa pratique constitutionnelle. D’une part, le chef du Gouvernement s’évertua à solidement étayer la thèse de la constitutionnalité du recours à la Chambre des seigneurs au détriment du Landtag. Certes, l’esprit du texte semblait bien condamner dans son ensemble une telle pratique, mais il considérait qu’en droit constitutionnel la lettre devait prévaloir. D’autre part, Bismarck avait invoqué l’idée d’équilibre entre les autorités législatives pour assurer, en réalité, la suprématie de la Couronne sur la Chambre. En présence d’une hypothèse non prévue par la Constitution, il convenait de rechercher un compromis entre les autorités législatives. Mais si s’interrompait « la série des compromis », il fallait trancher les conflits par la force, car « comme la vie de l’État ne peut s’arrêter, les conflits deviennent des questions de pouvoirs40 ». Aussi, lorsque la concordance s’avérait impossible à obtenir, le principe monarchique (monarchische Prinzip) devait résoudre le conflit en faveur de la Couronne. D’ailleurs, celle-ci n’était « pas encore mûre pour ne former qu’une pure décoration ornementale de l’édifice constitutionnel, pas encore mûre pour s’ajuster comme un rouage mort au mécanisme du régime parlementaire ». Elle se trouvait, bien au contraire, en possession du pouvoir puisqu’elle disposait de la force matérielle de l’armée et des moyens financiers face à une Chambre qui n’avait qu’une « force morale d’opinion et le droit théorique de voter le budget41 ». Le conflit budgétaire s’était transformé, on le voit bien, en véritable lutte de pouvoirs. Il était nécessaire pour le résoudre que, selon le principe dont on attribue la paternité à Bismarck, la force primât le droit (Gewalt geht vor Recht42) : étant donné que le recours à un compromis avec la Chambre était impossible ou inutile, parce qu’elle entendait s’imposer avec un « absolutisme doctrinaire », le gouvernement monarchique qui se trouvait en possession de la force devait l’utiliser pour trancher en sa faveur la crise constitutionnelle.
25La solution proposée par Bismarck correspondait à l’esprit du régime politique prussien puisque l’État était fondé dans le monarque et non dans la Constitution. Le monarque étant l’organe souverain de l’État (Der König ist der Staat), il en détenait les pouvoirs effectifs. Mais, une telle lecture du conflit ne pouvait que heurter ceux qui défendaient le droit budgétaire des parlements en général et du Lantag en particulier, ainsi que ceux qui pensaient le droit budgétaire comme instrument de parlementarisation des régimes politiques. En ce sens, Leroy-Beaulieu objectait au raisonnement de Bismarck, qu’il le trouvait « ingénieux » mais manquant de « sérieux » et de « solidité » car « même en admettant – ce que l’on ne peut faire que par hypothèse – la complète assimilation de la loi du budget avec une loi quelconque, il n’en serait pas moins vrai que la loi du budget n’existerait que par le concours des divers pouvoirs qui ont constitutionnellement le droit de prendre part à la confection des lois ; le concours d’un de ces pouvoirs venant à manquer, le budget ne pourrait pas exister ; or, comme le budget est une loi annuelle, le vote de la Chambre des députés est absolument nécessaire chaque année pour lui donner naissance43 ». Au passage, notons que la doctrine budgétaire de Bismarck n’était pas sans rappeler la théorie de la permanence et de l’immutabilité du budget qu’avait jadis défendue, en France, Necker. Présupposant que les recettes et les dépenses avaient été votées une fois pour toutes, le contrôleur général des finances jugeait que le Parlement n’avait plus à examiner, dans l’avenir, le budget. Tout au plus suffisait-il de le réviser et de le voter nouvellement à des époques assez éloignées les unes des autres44.
2. La fixation du budget par ordonnances royales de 1863 à 1866.
26Malgré les allégations de Bismarck en faveur de l’existence d’une pratique constitutionnelle consacrant le « droit de nécessité » pour le cabinet de continuer à gouverner sans budget, le Landtag vota, le 29 janvier 1863, à une forte majorité l’adresse qu’avaient rédigée les députés Virchow et Carlowitz. Le gouvernement monarchique ignora ce vote de défiance et resta en place avec un budget voté irrégulièrement par la Chambre des seigneurs et arrêté par simple ordonnance royale. De leur côté, les députés libéraux n’entendaient toujours pas céder aux prétentions du ministre-président. Ils prirent l’initiative d’un projet de loi sur la responsabilité ministérielle. Il s’agissait de rendre les ministres « civilement responsables des sommes que l’État aura dépensées, pendant leur administration, sans l’autorisation du pouvoir législatif45 ». Lors de la séance parlementaire du 11 mai 1863, Bismarck repoussa le projet notamment en raison de son opposition à l’idée de l’établissement, en vertu d’une loi sur la responsabilité ministérielle, d’un tribunal constitutionnel, car « le juge se trouverait par là investi en même temps de la qualité de législateur46 ». Puis, la séance du 11 mai 1863 fut l’occasion d’un incident aux termes duquel le président de la Chambre des députés, après l’avoir interrompu, imposa le silence au ministre de la Guerre, le général von Roon. Le Gouvernement protesta, mais les députés adoptèrent une résolution autorisant leur président à retirer la parole aux membres de l’exécutif. Les ministres décidèrent, en conséquence, de s’abstenir d’assister aux délibérations de la Chambre. Le 22 mai 1863, les députés répliquèrent par une adresse où ils déclaraient que le refus des ministres de prendre part aux délibérations parlementaires était inconstitutionnel. C’est pourquoi ils considéraient que « seul un changement de personnes [et] de système » pouvait combler « l’abîme » séparant le cabinet et le peuple prussien47. Le 27 mai 1863, le roi jugea que la demande de la Chambre de changer le personnel ministériel préparait « les voies à [sa] toute puissance inconstitutionnelle48 ». Enfin, le 27 mai le Gouvernement prononça la clôture des sessions de la Chambre basse. Bismarck continuait à gérer les finances sans que la Chambre eût approuvé le budget. Toujours décidé à écraser l’opposition libérale ainsi que ses organes d’expression, il proposa au roi, le 2 septembre 1863, de dissoudre le Landtag.
27Les élections du 28 octobre 1863 assurèrent une nouvelle victoire aux députés libéraux qui rejetèrent le budget de 1863. Ils s’opposèrent aussi, en janvier 1864, au projet d’émission d’emprunts publics qu’avait présenté le cabinet pour financer les dépenses militaires. Le chancelier demeura néanmoins impassible et, comme il l’avait déjà fait l’année antérieure, il arrêta, après avoir obtenu l’appui de la Chambre des seigneurs, le budget par ordonnance royale, puis prononça la clôture des sessions de la Chambre des députés. Le conflit constitutionnel paraissait plus que jamais avoir atteint un seuil de non-retour. Bismarck avait même songé à effectuer un coup d’État afin d’abroger la Constitution ou de modifier le système électoral. Le conflit constitutionnel allait cependant s’apaiser en raison des victoires militaires qu’il obtiendrait. Ces succès ont alors renforcé, en politique intérieure, la position du ministre président et conduit les députés à voter le bill d’indemnité de 1866. Bismarck put ainsi mettre fin au conflit budgétaire tout en assurant la suprématie de la monarchie constitutionnelle allemande.
C. LE VOTE DE LA LOI D’INDEMNITÉ DE 1866 ET LE TRIOMPHE DE LA DEUTSCHE KONSTITUTIONELLE MONARCHIE
28Bismarck, grâce à son habileté politique et sa conception du conflit constitutionnel comme lutte de forces, parvenait à gouverner, sans faire voter le budget par les députés, avec le soutien de la Chambre haute. Ne cédant rien aux députés qu’il méprisait – il disait de leur Chambre qu’elle était « la maison des phrases49 » –, il pouvait aussi compter sur la réforme militaire qu’avait mise à exécution le gouvernement monarchique dès mai 1860, pour pouvoir mener avec confiance une éventuelle guerre, notamment contre l’Autriche, dont il savait qu’elle était nécessaire pour réaliser l’unité allemande et le développement de la puissance industrielle du pays. De tels objectifs correspondaient d’ailleurs aux intérêts de la bourgeoisie allemande. Le « chancelier de fer » dont on dira qu’il était « opportuniste » mais « d’une intelligence presque uniquement absorbée par la politique » l’avait bien compris50. Ses aspirations unitaires et son hostilité à l’égard de l’Autriche étaient d’autant plus aiguës qu’il songeait, depuis son accession à la présidence du Conseil des ministres en 1862, à effacer l’humiliation d’Olmütz et à en finir avec l’influence autrichienne en Allemagne. D’un point de vue de politique intérieure, lorsque s’ouvrirent en janvier 1865 les séances du Landtag, l’équilibre des forces avait évolué. D’une part, beaucoup de députés souhaitaient parvenir à un accord alors que Bismarck et Roon semblaient prêts à venir à l’idée du compromis. D’autre part, les victoires militaires de l’armée prussienne contre le Danemark renforcèrent le gouvernement monarchique en prenant de court certains députés51. Mais, l’opposition libérale refusait toujours de renoncer à ses droits constitutionnels en matière budgétaire. Alors même qu’elle se reconnaissait de plus en plus impuissante à agir, elle ne cessait de revendiquer un droit d’intervention et de décision en matière d’administration et de finances publiques52.
29Le Landtag était toujours résolu à empêcher le Gouvernement de poursuivre la réforme militaire, en dépit des résultats positifs que venait de produire la réorganisation des armées prussiennes. Le 8 juin 1865, les députés, après avoir refusé, une nouvelle fois, de voter le budget proposé par l’exécutif, adoptèrent une loi de finances où furent réduits les crédits militaires. Ils rejetèrent aussi un projet de loi qui légalisait l’emploi de sommes provenant de la réserve du Trésor pour financer les dépenses de guerre contre le Danemark et déclarèrent les ministres personnellement responsables de ces sommes. Le Gouvernement, avec le soutien de la Chambre des seigneurs, approuva une nouvelle fois par ordonnance royale le règlement financier des deniers publics. Toutefois, « au lieu de rétablir dans le budget, comme les années précédentes, les crédits refusés par la seconde Chambre, [la Chambre des seigneurs] se contente de rejeter purement et simplement la loi de finances adoptée par les députés. Le Gouvernement peut ainsi continuer à [administrer les finances] conformément à sa théorie de la permanence du budget53. » Le ministère bismarckien continua ainsi d’ignorer totalement la représentation populaire qui apparaissait de plus en plus impuissante. Au printemps 1865, les deux autorités législatives protagonistes du conflit budgétaire étaient toujours dans une impasse. Ce fut justement à ce moment que resurgirent les questions de l’unité nationale et des rapports avec l’Autriche.
30Depuis la conclusion de la convention de Gastein qui avait provisoirement partagé les duchés danois entre la Prusse et l’Autriche, Bismarck attendait le prétexte qui lui permettrait d’attaquer le pays voisin. Il s’agissait désormais de régler définitivement le problème de la reconstruction de l’Allemagne qui divisait les partisans de la grande Allemagne – avec l’Autriche – et ceux de la petite Allemagne – sans l’Autriche. En raison des moyens financiers que supposait la guerre contre l’Autriche, cette question nationale devait être étroitement liée à la crise constitutionnelle. Bismarck réclama à la Chambre les fonds nécessaires à une mobilisation, mais essuya de nouveau un refus, ce qui entraîna sa dissolution en juin 1865. Puis, le 15 janvier 1866, Bismarck ouvrit la dernière session parlementaire de la législature. Et le conflit constitutionnel s’aggrava encore lorsque la Cour suprême établit la responsabilité des députés pour les discours prononcés au Parlement. Le Gouvernement évita encore de présenter sa réforme militaire et arrêta le budget par ordonnance royale. Le Landtag répliqua en dénonçant la constitutionnalité d’un contrat gouvernemental avec la compagnie ferroviaire Cologne-Minden54. Le ministre-président riposta à cette condamnation des députés en clôturant le 23 février 1866 la session parlementaire.
31Lorsque le 28 février 1866, Bismarck posa au Conseil des ministres la question de la guerre avec l’Autriche, il décida de ne plus renforcer la crise constitutionnelle et de poursuivre dorénavant une alliance avec les libéraux. En ce sens, il s’évertua à dessiner « une politique prusso-nationale dans le sens libéral et [à] devenir le leader du mouvement d’unification nationale55 ». Bismarck avait enfin arrêté la méthode pour mettre fin au conflit constitutionnel : s’il attendait l’occasion pour livrer bataille contre l’Autriche, c’était parce qu’elle devait constituer un efficace dérivatif aux problèmes politiques intérieurs. Il s’agissait de « lier étroitement les deux crises en espérant qu’elles s’annulent mutuellement56 ». Résolu à utiliser en sa faveur le nationalisme allemand, Bismarck proposa, en avril 1866, la création d’une Confédération germanique dotée d’une Assemblée nationale élue au suffrage universel et dont l’Autriche serait exclue. Puis, prenant prétexte de la mauvaise administration autrichienne dans le Holstein, il dénonça la convention de Gastein. Le casus belli était ainsi posé. Le 12 mai 1866, Guillaume Ier sonna la mobilisation générale. Le Landtag fut dissous puis, le 7 juin 1866, l’armée prussienne envahit le duché qu’occupaient les troupes autrichiennes57. Dorénavant, Bismarck paraissait être en mesure d’annuler la crise intérieure par ce conflit militaire. Outre le fait que les libéraux appréciaient sa politique économique, ils étaient sensibles à ses actions en vue de la réalisation de l’union nationale. De même, il semblait, avec le projet constitutionnel d’une Confédération d’Allemagne du Nord dont le Parlement serait élu au suffrage universel, s’être finalement converti au parlementarisme. Mais encore fallait-il, pour se réconcilier pleinement avec les libéraux, lever l’obstacle de la crise avec le Landtag. D’autant que Bismarck savait qu’il aurait besoin du concours de la représentation populaire pour gouverner la future Allemagne unifiée.
32Les élections qui, le 3 juillet 1866, renouvelèrent la Chambre basse s’étaient déroulées dans un contexte très favorable à Bismarck du fait des victoires prussiennes en Bohême. C’est aussi ce même jour que la Prusse signa sa victoire à Sadowa. Ces circonstances expliquent pourquoi ces élections furent un échec pour l’opposition et offrirent enfin un succès électoral aux conservateurs. Bismarck pensa alors qu’il était préférable pour la Couronne de se concilier les libéraux et les nationalistes et choisit alors l’apaisement sur un plan intérieur58.
33Sadowa ayant victorieusement démontré le mérite stratégique des réformes militaires mises à exécution en dépit des résistances parlementaires, Bismarck souhaitait désormais le plein retour à la régularité constitutionnelle afin de gagner les esprits dans les territoires récemment annexés. La résolution de la crise politique interne apparaissait comme une étape préalable à la réforme de la confédération que Bismarck avait promise pour réaliser l’unité nationale. Aussi, comptait-il, d’une part, sur l’assentiment des libéraux à la fondation de l’Empire et, d’autre part, sur l’appui d’une solide majorité parlementaire contre une opposition ultraconservatrice qui cherchait parfois, on vient de le voir, à contrarier la logique de sa politique.
34Si, à l’occasion du discours du trône de 1866, Bismarck ne put s’empêcher de remarquer, sur un ton moqueur, que les députés « nageaient sur l’onde agitée de la phrase59 », le voilà désormais disposé à accepter l’utilité et la nécessité du Parlement, à condition que son autorité soit restreinte en faveur de l’exécutif monarchique60. Avec les victoires militaires contre le Danemark et l’Autriche et la sévère défaite qu’avait subie l’ancienne majorité parlementaire lors des élections générales, le gouvernement monarchique paraissait maintenant en mesure de régler le conflit budgétaire. Bismarck était parvenu, par ses manœuvres politiques et ses succès militaires, à désarmer les éléments libéraux, ce qui lui donnait à penser que ceux-ci accepteraient un compromis favorable à la Couronne. Il espérait des députés le vote d’une loi d’indemnité afin de légaliser rétroactivement les dépenses engagées sans le consentement parlementaire. Le Gouvernement serait ainsi déchargé de sa responsabilité pour avoir gouverné depuis 1862 avec un budget voté irrégulièrement par la Chambre des seigneurs. Toutefois, il était nécessaire, pour obtenir un tel règlement amiable, que la Couronne fasse, en quelque sorte, amende honorable. Malgré l’opposition des conservateurs qui ne voulaient pas que la démarche du monarque puisse s’assimiler à l’aveu d’une faute, Bismarck, fin stratège, convainquit Guillaume d’ouvrir la première séance du Landtag par un discours de réconciliation et une demande d’immunité pour les dépenses qui avaient été engagées par le Gouvernement sans base légale.
35Afin de combattre les réticences du monarque, Bismarck avait fait valoir que la Chambre basse, en concédant l’indemnité pour les dépenses exécutées sans autorisation parlementaire, se bornait « à reconnaître le fait que le Gouvernement et le roi, son chef, avaient agi avec sagesse rebus sic stantibus61 ». Guillaume finit par céder, et dans le discours du trône qu’il prononça, le 5 août 1866, lors de la séance d’ouverture de la session parlementaire de 1866, il s’exprima en ces termes :
« Dans ces dernières années, le budget n’a pu être fixé [en] accord avec la représentation populaire. Les dépenses publiques faites pendant cette période manquent donc de base légale qui, ainsi que je le reconnais de nouveau, ne peut exister, en vertu de l’article 99 de la Constitution, qu’au moyen d’une loi annuellement concertée entre mon Gouvernement et les deux Chambres du Parlement… Si mon Gouvernement a géré les affaires de l’État sans cette base légale, c’est que dans sa conviction il y avait là une question d’existence pour la monarchie et une nécessité absolue… J’ai la confiance que les derniers événements contribueront à amener une entente pour laquelle il est indispensable que le bill d’indemnité, demandé à la représentation du pays pour l’administration gérée sans loi de budget, soit accordé facilement. Le conflit sera ainsi [tranché] pour toujours62. »
36Par ce discours, l’exécutif monarchique expliquait que c’était un état de nécessité qui l’avait conduit à gouverner sans budget légalement voté, mais soucieux de parvenir à un accord avec les députés libéraux, il admettait que cette irrégularité ne pouvait pas durer. Même si certains députés libéraux se montrèrent quelque peu dubitatifs devant cette demande d’indemnité63, le Landtag dut finalement céder devant la pression de l’opinion publique. Il accorda en septembre 1886, à la majorité de ses membres, le bill d’indemnité déchargeant, d’une part, le Gouvernement de sa responsabilité pour les dépenses effectuées depuis 1862 sans budget régulier, et fixant, d’autre part, l’ensemble des dépenses pour l’année en cours. Pour sa part, le Gouvernement s’engagea à présenter en temps voulu la loi de finances pour 1867. Si certains libéraux capitulèrent devant les succès militaires de Bismarck, d’autres justifièrent leur vote en faveur du bill au motif que Bismarck avait toujours défendu les intérêts du libéralisme économique. Le conflit constitutionnel d’origine budgétaire était ainsi clos. Il est possible d’en dresser, en quelques mots, un double constat.
37En premier lieu, si pour certains, Bismarck fut certes « obligé de reconnaître le droit imprescriptible qu’ont les représentants du pays à voter les dépenses et les impôts64 », il n’en est pas moins resté que la Chambre des députés, après avoir définitivement pris acte, avec la victoire de Sadowa, de l’opportunité des réformes militaires que la Couronne avait mises en œuvre contre sa volonté, « dut patriotiquement rendre les armes65 ». C’est pourquoi, il pourrait sembler plus juste et, surtout, davantage conforme à la réalité des faits de considérer que l’adoption parlementaire de la loi d’indemnité vint consacrer la victoire du gouvernement prussien et de son chef. En effet, le Landtag n’était pas parvenu à obtenir, afin de combler l’ » abîme » opposant la Couronne et le peuple, un changement du personnel ministériel conformément au souhait que les députés avaient adressé au roi en mai 1863. Bismarck était resté en place. Il était même parvenu à faire triompher sa position, à renforcer son ministère et à rompre l’unité du parti libéral en provoquant, par la démarche de l’indemnité, la création d’un parti libéral de droite66. Et puis, le roi, en recevant l’adresse, avait déclaré « qu’il agirait à l’avenir de la même manière qu’il l’[avait] fait depuis 1862, si des conditions juridiques et politiques semblables à celles du conflit venaient à se renouveler67 ».
38En second lieu, la lutte politique, qui dans d’autres pays s’était réglée en faveur de la représentation nationale, avait connu un règlement inverse en Prusse, le Parlement ayant voté le bill d’indemnité sans faire le moindre tort à la Couronne. Ce conflit vint aussi mettre en évidence que les problèmes constitutionnels n’étaient effectivement pas, dans l’Allemagne bismarckienne, des problèmes de droit, mais de pouvoir ou de force68. La querelle constitutionnelle s’était bien déroulée comme Bismarck l’avait prédit. Elle était devenue une « question de pouvoir » et fut finalement tranchée au bénéfice de l’organe qui se trouvait en possession de la force. En outre, il est établi que l’issue du conflit budgétaire accompagna le développement de l’apolitisme dans l’Allemagne des années 1870, ainsi que le mouvement de « cryptopolitisation » de la science du droit public. En ce sens, nous avons vu que le conflit budgétaire avait mis à rude épreuve l’idéalisme juridique et politique, puisque gouverner sans budget voté par les députés s’avéra être, en Prusse, un fait réel indiscutable. Mais ce furent aussi les événements politiques qui modifièrent radicalement la science juridique allemande. Pour les résumer, retenons qu’au terme du conflit budgétaire, l’unité allemande qu’avait conçue Bismarck s’opéra enfin. La Constitution de la « Confédération de l’Allemagne du Nord » (Norddeutscher Bund) fut promulguée en 1867. Elle mit en place un État fédéral, présidé par le roi de Prusse et gouverné par un chancelier fédéral désigné par le roi, disposant de l’armée et des finances communes. Ce chancelier fut naturellement Bismarck. Par ailleurs, la Constitution établit un Parlement bicaméral composé d’un Conseil fédéral (Bundesrat), la Chambre haute, et d’une Chambre basse (Reichstag) composée de députés élus au suffrage universel. Il ne restait plus, pour achever et fonder définitivement l’unité de l’Allemagne, qu’à dresser les princes et les peuples contre un ennemi commun. Les maladresses et erreurs de Napoléon III offrirent ce prétexte à Bismarck. La France fut vaincue et les princes allemands proclamèrent l’Empire à Versailles en 1871. Le roi de Prusse Guillaume Ier, placé à la tête de cet empire fédéral, accéda au titre d’ » empereur allemand » (Deutscher Kaiser). Le fait est que ces événements politiques suscitèrent, à l’intérieur du droit public, un remarquable changement de paradigme que l’on qualifie généralement de « tournant » (Wendepunkt)69. Désormais, l’école du formalisme juridique commençait à s’imposer parmi la science allemande du droit public.
39Pour bien saisir la teneur de cette évolution, référons-nous à l’explication qu’a fournie Wilhelm. Pour cet auteur, « la majorité de la bourgeoisie allemande vit en l’organisation du Reich la réalisation de ses desseins politiques. En partie réconciliée avec la politique monarchique et conservatrice prussienne, en raison des succès de politique extérieure de Bismarck à partir de 1864, en partie conquise par l’extraordinaire développement économique à partir de la fondation de l’Empire, la bourgeoisie devint un pilier du Reich70. » Aussi, la politique idéaliste (Idealpolitik) et la tradition démocratique et libérale des années 1848 et 1849 furent défaites. Wilhelm considère qu’avec la création de l’Empire, l’héritage de la révolution de 1848 avait disparu. Aussi, « dans la lutte pour le pouvoir politique au sein du Reich, la politique du gouvernement, conservatrice, monarchique et antilibérale, participa au début des années 1880 à […] l’abandon de la politique de la part des classes bourgeoises et à la perte de son intérêt historique pour l’État. Dans de telles circonstances étaient prêtes les conditions pour le succès d’une considération apolitique, juridique et formelle du droit public. Aux rigides relations politiques correspondait désormais une conception statique du droit. Le Staatsrecht de Laband fit son apparition à la fin des années 1870, et l’influence de l’orientation formaliste ne cessa, depuis, de croître considérablement dans tous les secteurs du droit71. » Le formalisme juridique se développa donc simultanément à la formation du Reich. Il s’agissait de combattre, depuis le point de vue de la dogmatique juridique, les lectures purement politiques du conflit budgétaire afin d’y substituer une conception strictement apolitique du droit public constitutionnel et financier. Le manuel de droit budgétaire que Laband publia en 1871 prétendait déjà, au nom d’une science juridique débarrassée des considérations politiques et partisanes par l’application au droit des finances publiques du principe de « pureté » de la dogmatique juridique, justifier en droit la position qui avait été celle de l’exécutif monarchique au cours du conflit budgétaire et contribuer à assurer juridiquement la suprématie, en cette matière, du Deutscher Kaiser et de son cabinet.
II. LABAND ET L’APPLICATION DU PRINCIPE DE PURETÉ DE LA DOGMATIQUE JURIDIQUE AU DROIT DES FINANCES PUBLIQUES
40Le conflit budgétaire avait souvent été présenté comme une lutte de force. Telle était l’idée que partageaient Bismarck et, par exemple parmi ses adversaires, Lassalle. Le chancelier, après avoir relevé l’existence d’une lacune constitutionnelle, affirmait que le monarchische Prinzip commandait de résoudre en faveur de la Couronne cette lutte de force, tandis que le socialiste jugeait qu’il fallait organiser la force de la nation afin de modifier l’équilibre politique. Il s’agissait de démontrer la réalité absolutiste du gouvernement monarchique pour obtenir, de cette manière, que le pouvoir exécutif, son armée et sa bureaucratie ne pussent plus être employés contre la force de la nation. De même, Jellinek, sans expliquer comment corriger juridiquement l’ » inconstitutionnalité formelle » dont se rendait coupable le ministère lorsqu’il administrait les finances sans loi du budget, pensait que « l’issue d’un conflit qui oppose le Gouvernement à la représentation populaire est toujours favorable à celui qui dispose de la plus grande force et dont les intérêts se trouvent renforcés par les circonstances politiques72 ». C’est pourquoi il concluait également à l’impossibilité d’arriver à une solution juridique du conflit budgétaire73. En définitive, ces auteurs, bien que développant de propres raisonnements, n’en parvenaient pas moins au même résultat : le conflit budgétaire n’était pas une question de droit, mais essentiellement une question de pouvoir qu’il fallait régler par la force. Au contraire, Laband objectait que « prétendre qu’il n’existe pas de principes juridiques généraux pouvant conduire à la solution d’un conflit entre le Gouvernement et la représentation populaire [reviendrait à enlever] précisément au droit constitutionnel toute sa valeur dans les divers cas où il a le plus besoin de conserver toute sa force74 ». De fait, il rédigea en 1871, justement à la suite du conflit budgétaire, son manuel de droit budgétaire – sa première monographie consacrée au droit public – en s’opposant à cette perspective du « réalisme politique » qui avait présenté le conflit budgétaire comme une question essentiellement politique. Réfutant les interprétations politiques du conflit budgétaire, Laband décida de poser les fondements méthodologiques d’un droit public « vraiment scientifique ». C’est pourquoi il avait, dans Das Budgetrecht, soumis l’étude du droit budgétaire au « principe de pureté de la dogmatique juridique » hérité de la méthode juridique « romano-civiliste ». L’application de cette méthode au droit financier lui permettait de défendre, en les conceptualisant, les procédés politiques que Bismarck avait observés au cours de la lutte qui l’opposa au Parlement prussien. Ce fut en séparant nettement la théorie juridique constitutionnelle et financière de ses aspects politiques et historiques que Laband initia le mouvement qui allait concourir à installer dans la science juridique un traitement « véritablement » scientifique du droit public et ainsi conduire à l’émergence d’une science juridique des finances publiques et notamment de l’impôt. Il convient, par conséquent, de présenter d’abord les deux fondateurs de cette science juridique positiviste, puis d’insister sur la signification et l’origine du programme méthodologique que Laband appliqua au droit budgétaire pour purifier cette discipline du traitement éminemment politique qui en avait obscurci la compréhension lors du conflit constitutionnel prussien.
A. L’ÉCOLE FORMALISTE ET CONCEPTUALISTE DE GERBER ET LABAND
41À l’occasion du conflit constitutionnel-budgétaire des années 1860, Laband décida de séparer nettement la « théorie juridique financière » de ses aspects politiques et historiques. Il considérait effectivement que la prise en compte de ces derniers empêchait d’en avoir une claire compréhension, car « cette exaltation éminemment politique (eminent politische) du droit budgétaire – disait-il dans l’introduction de son Budgetrecht – n’a pas été, en aucune manière, bénéfique pour sa connaissance dépassionnée et objective75 ». En réaction à ce traitement politique des finances publiques, Laband entendait « purifier » le droit financier par le procédé de la systématisation. Il s’agissait précisément de soumettre l’examen de la question budgétaire aux principes méthodologiques qu’avait mis en évidence Gerber dans son œuvre constitutionnelle. Celui-ci avait, en effet, entrepris de transposer la méthode de la science juridique conceptualiste que les pandectes appliquaient au droit romain, non seulement au droit privé germanique mais aussi au droit public. En définitive, s’il revenait à Gerber d’avoir posé, à partir de son Traité sur les droits publics (Uber öfflentliche Rechte) de 1852, les fondements d’un droit public « vraiment scientifique », ce fut Laband qui allait en appliquer les principes structurants, pour la première fois, au droit budgétaire dès 1871, avant d’en fournir l’explication méthodologique dans les préfaces des deux premières éditions (1876 et 1891) de son Droit public de l’Empire allemand. Voilà pourquoi les noms de ces deux juristes que nous allons présenter sont inséparables et qu’il est pleinement justifié de parler d’une véritable « école Gerber/Laband76 ». Il convient de revenir brièvement sur la raison qui incita Gerber à vouloir administrer la méthode romaniste de la « jurisprudence des concepts » au droit germanique, puis d’introduire le geste scientifique par lequel Laband entendit rénover, en faisant sien dès 1871 le programme méthodologique de Gerber, non seulement le droit budgétaire, mais aussi l’ensemble du droit public.
42Gerber77 annonça le programme de rénovation du droit public allemand et de sa science. Tout d’abord, il considérait que la diversité des ordres juridiques, qui avait résulté de la division du peuple allemand en une multitude d’États, posait la difficulté de la construction d’un système juridique adéquat avec la nouvelle réalité de l’État bismarckien, ce qui appelait l’élaboration d’une nouvelle dogmatique juridique. En effet, dans le contexte de la coexistence d’une pluralité d’États et du maintien des institutions germaniques traditionnelles, la science juridique allemande de l’époque voyait dans le Volksgeist la source d’un droit commun à la totalité du peuple allemand. Cette dogmatique n’était donc que la traduction dans le domaine juridique de l’illusion politique d’une unité de pouvoir disparue depuis la dissolution du Saint-Empire. Pour sa part, Gerber pensait que le peuple allemand uni n’était pas la source immédiate du droit, mais que celui-ci devait être le produit d’une science juridique capable de traduire en droit positif la conscience juridique populaire. Le droit était donc conçu comme l’expression d’une volonté positive et non pas comme l’émanation naturelle d’un esprit transcendantal78. Aussi, l’enjeu scientifique fondamental de la nouvelle science du droit – celle qui avait pour modèle la naturwissenschaftliche Weltanschauung, la science de la nature – consistait dans la systématisation des disciplines juridiques. Il fallait leur donner un « traitement véritablement scientifique ». C’est pourquoi Gerber trouva son modèle dans les sciences mathématiques, « la science du droit pouvant ainsi prétendre à la certitude mathématique79 ».
43Cette nouvelle science du droit devait réduire la matière juridique pour identifier les principes communs à l’ensemble des institutions juridiques et, ainsi, parvenir à l’unité logique nécessaire à la formation d’un authentique système juridique qui reposerait sur la notion centrale de « volonté ». La méthode de traitement de la matière du droit public devait être la même qu’en droit privé parce que le concept du droit est formellement le même80. Considérant qu’un tel traitement avait déjà été appliqué au droit romain par Savigny et, plus encore, par Puchta, Gerber se proposa de traiter scientifiquement les disciplines qui n’avaient pas encore été systématisées. Aussi entreprit-il d’administrer la méthode conceptuelle et systématique des pandectes d’abord au droit privé germanique puis au droit public. En réalité, ce fut Laband qui appliqua ce programme formaliste dès 1871 au droit budgétaire puis, avec ses Staatsrecht de 1876, à l’ensemble du droit public. C’est pour cela que Landsberg qualifiait Laband d’ » exécuteur du testament intellectuel de Gerber pour le droit public du Reich allemand81 ». Il n’est dès lors pas surprenant que ce soit d’abord le nom de Laband que l’on avance aujourd’hui lorsque l’on évoque le changement de paradigme qui s’opéra en Allemagne durant la seconde moitié du xixe siècle et la rénovation de la science du droit public qui érigea le « formalisme totalement abstrait et isolé […] en méthode exclusivement scientifique et juridique de la théorie de l’État82 ».
44Comme pour Gerber, la doctrine juridique de Laband fut intimement liée à sa personne et au contexte politique et historique dans lequel elle se développa, et cela malgré la volonté de s’affranchir de leur contingence au nom de la pureté de la dogmatique juridique. Laband, né le 24 mai 1838 à Breslau (aujourd’hui Wroclaw en Pologne), étudia le droit à Breslau, Heidelberg et Berlin de 1855 à 1858. Notons qu’il avait écrit depuis Heidelberg à ses parents pour leur dire qu’il étudiait « de toute son âme la jurisprudence, la science de la raison, la fille de la subtilité83 ». Il soutint en 1858 à Berlin une thèse sur le droit privé romain. En 1861, après avoir présenté une thèse d’habilitation d’histoire du droit germanique, il fut nommé Privat Dozent à Heidelberg. Trois ans plus tard, il devint professeur extraordinaire à l’Université de Königsberg, puis professeur ordinaire à partir de 1866. Il y enseignait l’histoire du droit, le droit privé et le droit commercial. En 1865, il devint coéditeur de la revue de droit commercial du professeur berlinois Goldschmidt. S’il continua à enseigner le droit privé germanique, et notamment le droit commercial jusqu’en 1898, ce fut en quelque sorte par hasard qu’il vint au droit public.
45En 1866, alors qu’il enseignait toujours le droit privé, il accepta, en raison d’une vacance, d’assurer le cours de droit constitutionnel. Puis, sa première publication en droit public porta sur le droit budgétaire prussien. Il s’agissait du fameux « Budgetrecht » de 1871 où il démontra sa vocation de publiciste dévoué à Bismarck. Ainsi que le soulignait P.-M. Gaudemet, « adepte de l’Allemagne bismarckienne [et] imbu des conceptions autoritaires du chancelier de fer », Laband tentait de justifier Bismarck d’avoir gouverné sans budget voté par le Landtag durant la crise budgétaire des années 186084. Ce fut précisément dans cette monographie qu’il développa une théorie qui a été, depuis lors, largement reçue par la science juridique. Nous nous référons ici à la distinction qu’il établit entre les lois au sens formel et les lois au sens matériel, selon que le critère de qualification retenu considère leur forme – la procédure suivie pour leur approbation – ou leur matière – le contenu de la loi. L’on considère généralement que ce manuel, qui innovait en posant un problème de droit public à l’aune de concepts juridiques et non politiques, constitue de ce fait l’acte de fondation de la science contemporaine du droit public85.
46La guerre franco-allemande de 1870-1871 et l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne changèrent le cours de la carrière universitaire de Laband. Le 27 décembre 1871, il accepta une proposition de nomination à la nouvelle université allemande de Strasbourg, appelée à partir de 1877 la Kaiser-Wilhelms-Universität. En avril 1872, une décision de l’empereur Guillaume Ier, contresignée par Bismarck, consacra sa nomination comme professeur ordinaire de la faculté de droit de Strasbourg. Laband y fut d’ailleurs en « mission commandée » afin de participer « à l’effort nécessaire de germanisation des populations annexées, les rappeler à leur essence allemande et briser [leur] couche de francité86 ». Laband chercha à assurer l’intégration allemande de l’Alsace-Lorraine en y renforçant, comme le souligna le Geheimrat Höffel dans ses condoléances de 1918, la solidarité nationale et en éliminant les particularités juridiques et politiques du nouveau land. S’il refusa des fonctions juridictionnelles – en 1873 au Tribunal impérial supérieur du commerce, puis en 1894 à la Cour administrative prussienne – ainsi que ministérielles – conseiller du ministre des Cultes et de l’Éducation – par attachement à ses enseignements strasbourgeois et à la liberté académique, il exerça néanmoins un rôle politique apprécié par les autorités impériales, de sorte que « lors de son décès, le Reichsstatthalter von Dallwitz pouvait déclarer que ses consultations avaient été précieuses pour le Reich. Ses avis au Staatsrat [le Conseil d’État d’Alsace-Lorraine] dont il fut membre dès 1880, puis à la première chambre du Landtag furent toujours écoutés avec la plus grande attention par les hautes assemblées87 ».
47Laband se montra très attaché à Strasbourg. D’ailleurs, lorsque l’existence même de l’université allemande y fut remise en cause, en raison des résultats « antigermaniques » des élections au Reichstag de 1887, témoignant, de ce fait, de l’incapacité de cet organe à remplir sa mission de germanisation du Land et que l’Université de Heidelberg lui adressa une proposition de nomination, il déclara vouloir y rester principalement « pour l’amour de l’Université », même s’il avait également réclamé, à cette occasion, un meilleur traitement pécuniaire88. Laband demeura fidèle à la capitale alsacienne jusqu’à la fin de sa vie et ne cessa d’enseigner qu’au moment où ses forces, en 1917, l’abandonnèrent. Âgé de 79 ans, il demanda alors l’éméritat auquel il avait droit depuis ses 65 ans. Il décéda quelques mois plus tard, le 23 mars 1918. Il était resté en Alsace pendant toute la durée du IIe Reich, mais sans en voir l’écroulement, ni la fin de la Kaiser-Wilhelms-Universität dont il avait même été Rektor en 1880. En plus de ses consultations et des éditions successives de son Droit public de l’Empire allemand, c’est aussi à Strasbourg qu’il avait écrit de nombreux articles et recensions et qu’il participa à la création de plusieurs grandes revues juridiques.
48Si Laband avait publié en 1871, l’année même où on lui avait proposé de venir enseigner à l’université allemande du nouveau land, son étude de droit budgétaire qu’il avait fait précéder d’une brève introduction d’à peine deux pages pour justifier sa doctrine d’un droit financier pur, il exposa nettement sa méthode dans la préface de la première édition du Staatsrecht des deutschen Reiches, écrite à Strasbourg en 1876, puis en précisa les contours dans la préface de la deuxième édition en 1887. Admirateur de Bismarck, Laband pensait « en véritable juriste » que les considérations « éminemment politiques » du conflit budgétaire n’avaient aucunement été bénéfiques à sa connaissance, ni à sa correcte solution89. Plus largement, il estimait que le financier et le publiciste n’avaient pas à s’immiscer dans les querelles politiques sur la valeur des institutions. Laband entendait qu’il fallait construire la science du droit sur des concepts purement juridiques. Il élabora donc une doctrine du droit pur (Reine Rechtslehere) qui se limitait à envisager les normes juridiques purifiées de leurs éléments métajuridiques. Autrement dit, le scientifique du droit ne devait pas se borner à regrouper et à commenter les dispositions juridiques, mais analyser les rapports de droit nés de la Constitution, en établir la véritable nature juridique et dégager les concepts juridiques dont ils relèvent. C’est par une opération purement logique que la dogmatique rapporte les dispositions juridiques particulières à des concepts plus généraux. La mission scientifique de la dogmatique du droit public consiste dans la construction d’un système juridique de telle manière qu’elle puisse permettre de ramener des règles juridiques particulières aux universaux du droit et inversement de déduire de ces concepts généraux, les conséquences qui en découlent. L’objectif que doit poursuivre cette dogmatique juridique, énonçait le juriste pur, est de rendre prévisible la matière juridique afin de limiter l’arbitraire politique au moyen de concepts formels du droit.
49En droit des finances publiques, Laband, après avoir utilisé en 1871 cette méthode conceptualiste pour justifier en droit pur, dans l’hypothèse où elle viendrait à se poser nouvellement, la possibilité pour un ministère de gouverner sans budget voté par la Chambre, et donc de procéder à des dépenses dépourvues de toute base légale, l’utilisa encore en 1902. Cette fois-ci, il s’agissait d’un conflit parlementaire né de la décision de la majorité du Reichstag d’éviter, en violation de son règlement, un débat relatif à la loi des tarifs douaniers (Zolltarifgesetz). À cette occasion, Laband regretta qu’en politique, le respect de la Constitution cédât facilement aux intérêts partisans. Le respect des règles constitutionnelles était souvent bafoué au motif que cette exigence n’était que l’expression de ce « formalisme » dont on lui faisait justement grief. Des auteurs, à l’instar de Gierke, reprochaient aussi à Laband d’avoir, en administrant la méthode romaniste au droit public, contribué à tuer l’âme allemande dans le droit germanique. Il convient donc d’approfondir maintenant la filiation décisive du « labandisme » avec la « méthode scientifique » du droit romain.
B. LES PRÉSUPPOSÉS MÉTHODOLOGIQUES DE LABAND : L’INFLUENCE DE LA MÉTHODE ROMANISTE
50S’il semble que Savigny et Puchta n’imaginaient aucune science de droit public90, la nouvelle école allemande du droit public qui naît, notamment à partir du conflit budgétaire des années 1860, revendiquait toutefois une filiation décisive avec la romanistique. Précisément, il existe bien une « consanguinité » entre la science du droit public et financier qui apparaît à cette époque et le pandectisme tardif91. D’ailleurs, la construction du droit budgétaire prussien qu’exposa Laband à partir de 1871 pourrait être qualifiée de « pandectisme du droit financier92 ». Mais, en quoi consiste ce « pandectisme du droit public » qu’a institué Laband à la fin du xixe siècle ? Il convient, pour répondre à cette question, d’exposer comment la réalisation du programme méthodologique de Laband qui déboucha sur la naissance d’une science formaliste et pure du droit public et du droit financier, supposa d’emprunter la technique de la « construction juridique » qui avait été appliquée à l’étude du droit romain. Il faudra ensuite revenir sur les justifications méthodologiques qu’avança Laband lorsqu’il entreprit de « purifier » le droit budgétaire des considérations éminemment politiques qui en avaient obscurci l’analyse.
1. La fondation d’un « pandectisme du droit des finances publiques ».
51Avant de tenter de décrire sa position scientifique, signalons que l’on a pu dire de Laband qu’il n’était certainement pas « l’ami des explications méthodologiques93 ». Aussi, pour mieux comprendre la méthode que Laband a appliquée à l’étude du droit des finances publiques, il convient de s’intéresser aux différentes étapes de la technique de la construction juridique. Si un examen précis dépasserait l’objet de la présente étude, retenons néanmoins que Laband adopta, pour la construction du droit budgétaire, la méthode conceptuelle et systématique que Gerber avait apprise auprès de Puchta. Étant donné que Puchta avait déjà administré un « traitement véritablement scientifique » au droit romain, Gerber prétendait donc appliquer ce procédé de conceptualisation de la matière juridique au droit germanique, d’abord au droit privé puis au droit public. Il trouvait effectivement que la science du droit privé germanique était à un « tout autre niveau que la science du droit romain » en raison de son manque de systématisation94. En souhaitant ordonner la matière du droit privé germanique dans un système d’institutions juridiques, Gerber reprenait le constat de son maître Puchta qui avait déjà déploré le manque de systématisation du droit privé. En ce sens, Gerber déclarait en 1846 qu’une telle systématisation était une « nécessité » qui découlait « de l’orientation prise par notre époque, qui ne peut plus se satisfaire à rassembler les éléments scientifiques comme des atomes isolés au moyen d’une activité purement mécanique, mais qui émet la prétention que ces éléments soient portés à la conscience scientifique à travers un traitement philosophique95 ». Il est donc nécessaire, pour retracer le geste scientifique de Laband, de se référer aussi à Puchta, puisqu’il conduisit la science du droit à procéder par systématisation logique en énonçant qu’elle devait effectuer la « généalogie des concepts juridiques ». Ensuite, il ne faut pas oublier le « premier » Jhering qui plaida avec force – avant de se rétracter – pour l’introduction dans le droit germanique de la méthode des romanistes.
52Dans le texte programmatique des Annales pour la dogmatique du droit privé romain et germanique actuel (Jahrbücher für die Dogmatik des heutigen römischen und deutschen Privatrechts) qu’il avait fondées avec Gerber en 1857, Jhering écrivait que « Si l’on peut appeler cette méthode la méthode romaniste pour la raison que, historiquement, elle est d’abord apparue chez les Romains, alors, aussi longtemps que le monde subsistera, la science du droit restera romanisante. Il n’y a aucune autre méthode, et […] c’est dans ce qu’on appelle à tort romaniser [le droit germanique] que réside tout l’avenir du droit allemand96. » C’est aussi Jhering qui en exposa la technique dans un important chapitre de L’esprit du droit romain où il décrit les différentes étapes du traitement vraiment scientifique du droit. En quelques mots, rappelons qu’il distinguait, dans sa Theorie der juristichen Technik, entre une jurisprudence « inférieure » et une jurisprudence « supérieure ». La première travaille sur « les règles de droit » afin de permettre à la seconde de « construire » les « concepts juridiques97 ». C’est donc l’opération de « construction juridique » qui permet à la science du droit de transformer le « système de règles » en « systèmes de concepts ». Les efforts de la « technique juridique » doivent d’abord poursuivre la « simplification quantitative et qualitative » du droit.
53L’autre objet de la technique juridique est d’appliquer le droit dans des cas concrets. Ce qui ne peut s’atteindre convenablement qu’à la condition que « la simplification quantitative et qualitative » du droit soit effectivement réalisée. Et cette simplification s’obtient par la réalisation successive des opérations d’ » analyse juridique » par laquelle est introduit le principe « alphabétique » dans le droit, de « concentration logique » et de « construction juridique ». Enfin, la valeur technique de ce procédé réside dans la structuration ou transformation du droit en système. Au moment même où la science du droit germanique prenait justement ses distances à l’égard de l’école historique afin de fonder une « science patriotique » et « déromanisée » du droit privé, Gerber et Laband jetèrent, en s’appropriant cette tradition romano-civiliste d’analyse dogmatique et systématique du droit, un pont « méthodologique entre la science des Pandectes et le droit privé germanique98 ».
54Cette orientation fut donc poursuivie par Laband qui appliqua la méthode de la technique juridique au droit public et financier. Il s’agissait d’ordonner ces disciplines afin qu’elles pussent obtenir, à l’instar de la science des Pandectes, leurs « lettres de noblesse systématique ». Un tel geste scientifique revenait, concluait Jhering dans le texte programmatique d’ouverture des Annales, « à prendre au droit romain les armes mêmes du droit romain pour le combattre », la devise de la science juridique allemande devant désormais être : « Par le droit romain, au-delà du droit romain, et ce jusqu’au droit public99 ». Il convient donc de s’intéresser maintenant aux « armes » méthodologiques des romanistes que Laband employa afin de justifier le traitement véritablement scientifique du Budgetrecht.
2. La justification d’une science juridique formaliste.
55Laband est à l’origine de cette science juridique conceptualiste (Begriffsjurisprudenz) du droit public financier qui s’est épanouie en Allemagne à la suite du conflit constitutionnel et financier de l’époque bismarckienne. Les bases de ce droit public « vraiment scientifique » doivent reposer sur le « principe de pureté de la dogmatique juridique » et sur le « principe de l’autonomie du droit public par rapport au droit privé ». Pour ce faire, il faut administrer à l’étude du droit public la méthode romaniste de la construction juridique qui avait déjà été appliquée au droit privé. Mais, traiter formellement le droit public comme le droit privé ne revient pas à nier son autonomie. En effet, si le droit privé et le droit public partagent formellement la même méthode, il n’en existe pas moins une séparation matérielle des deux disciplines. Aussi, si le droit public devait, pour acquérir ses « lettres de noblesse systématique », se rapprocher formellement du droit privé germanique, il n’en demeurait pas moins matériellement distinct. Du reste, le publiciste allemand soulignait que la condamnation de cette méthode d’analyse romano-civiliste « cache la répugnance à traiter le droit public d’une manière "juridique", et, en voulant écarter les principes de droit privé, on rejette vraiment des principes de droit, pour les remplacer par des considérations philosophiques et politiques100 ».
56Pour traiter convenablement le droit public, Laband fit de la « dogmatique juridique » en enserrant les institutions politiques, administratives et financières dans « les mailles serrées du raisonnement juridique101 ». Conformément à la méthode qu’il avait héritée des pandectes, il procédait par « déductions logiques » et recherchait « la nature juridique des règles du droit public » ainsi que les « notions plus générales » auxquelles elles se subordonnent102. Il reprit également la distinction que l’on a étudiée entre les niveaux inférieur et supérieur de la jurisprudence. Ainsi que le relève le professeur Jouanjan :
« la distinction de la matière et de la forme juridique est structurante pour cette science du droit. Au niveau supérieur où elle doit être pratiquée, elle est analyse des formes juridiques, combinaison et construction de relations conceptuelles formelles, opérations purement logiques "indépendamment de la matière juridique", comme le répète inlassablement Laband. Formalisme donc, qui tient tout entier à partir de la détermination du concept premier du droit comme "volonté possible", autrement dit, formelle. La "description" de la matière relève d’un niveau "inférieur", non encore scientifique du traitement du droit. Notamment, comme on l’a vu chez Jhering et Windscheid, la question de l’interprétation des règles, dans la mesure où elle a affaire avec la matière, le Stoff du droit, en reste à ce niveau inférieur. On comprend alors mieux ce que dit Laband, dans la préface à la deuxième édition du Staatsrecht : la dogmatique consiste à rapporter les "règles juridiques particulières" aux universaux du droit, et cette opération est purement "logique", cette détermination de l’office de la dogmatique juridique imposant aussi – ce qu’entreprend explicitement Laband – de faire "abstraction" de "l’étude des règles positives en vigueur, c’est-à-dire de la connaissance et de la maîtrise complètes de la matière qui doit être travaillée". La dimension herméneutique, si essentielle à la science juridique de l’école historique, n’est plus qu’un aspect secondaire, inférieur et négligeable d’un traitement scientifique véritable et pur du droit. L’interprétation colporte effectivement toujours avec elle des impuretés historiques, politiques ou morales103 ».
57Dès lors, l’on comprend d’autant mieux pourquoi, à l’issue du conflit constitutionnel, Laband entendait rompre avec le dilettantisme qui avait consisté à traiter le droit budgétaire à la manière politisante du journalisme. Rejetant cette exaltation « éminemment politique » du droit des finances publiques, Laband prétendait apporter à la matière juridique la « garantie de la vérité conceptuelle104 ». Cette exaltation « eminent politische » du droit budgétaire, le distinguant à l’époque du reste des théories du droit public, avait, pour Laband, rendu impossible d’en avoir une connaissance objective et dépassionnée105. En effet, poursuivait Laband dans l’introduction du Budgetrecht, « les désirs et desseins politiques étaient parvenus à s’imposer et à entraîner la conception juridique [des finances publiques] à la confusion, malgré les efforts faits pour rester dans le cadre du droit positif ». Or, le juriste qui allait introduire par son geste le formalisme juridique dans le domaine des finances, avertissait déjà que la « soumission » et « l’aliénation » des idéaux politiques aux déductions du droit positif « sont la cause des plus grands préjudices que l’on peut causer autant à la politique qu’à la connaissance du droit. Pour atteindre les objectifs politiques il est franchement dangereux de s’abandonner à l’illusion de posséder déjà positivement, comme droit, ce que l’on croit être obligé à formuler comme impératif en faveur d’une bénéfique organisation étatique. La déception implique, en général, une déroute politique106. »
58Après avoir observé qu’il était plus prudent de ne nourrir aucune illusion à l’égard du contenu du droit positif, ce qui impliquait d’en reconnaître les principes, y compris ceux qui étaient antinomiques avec certaines conceptions et aspirations politiques, et de ne poursuivre les transformations de la substance du droit que par le seul moyen de la législation, Laband signalait que, pour « la connaissance juridique, il est nécessaire de se laisser uniquement et exclusivement guider, par la recherche de la vérité juridique (Rechtswahrheit), sans se préoccuper, en aucune manière, de ce qu’elle signifie pour les désirs, tendances et doctrines des partis politiques107 ». Il justifiait une telle attitude d’indépendance du juriste pur à l’égard des circonstances politiques par fidélité à la science car « si l’on veut parvenir à la solution des problèmes scientifiques, il est complètement nécessaire de renoncer à vouloir servir un maître qui ne soit pas la science elle-même ». Il peut certes arriver que les principes juridiques qu’obtiennent les scientifiques du droit correspondent aux conceptions et aspirations proprement politiques, mais il ne s’agit que d’une simple coïncidence. Et en cette circonstance, le juriste doit précisément procéder, opinait Laband, à une analyse encore plus stricte et rigoureuse de leurs causes. Du reste, s’il existe une disharmonie « entre ce que l’on reconnaît comme droit et ce que l’on désire en fonction de telle ou telle raison politique, il ne sera pas justifié de [la] nier seulement parce qu’elle est désagréable108 ».
59Par ailleurs, si Laband n’avait pas pu publier plus tôt son manuel de droit budgétaire, c’était parce que cette discipline juridique s’était transformée en une « question brûlante » qui, tant qu’elle avait passionné les couches populaires, avait rendu difficile, voire même impossible, son analyse strictement juridique, c’est-à-dire séparée de la dimension politique du conflit constitutionnel. De plus, un tel examen scientifique n’aurait pas pu prospérer car il n’aurait assurément pas rencontré des lecteurs « impartiaux et sans préjugés ». Les parties au conflit constitutionnel avaient effectivement choisi de contempler la question budgétaire à travers le prisme subjectif du point de vue politique. Toutefois, en 1871, cinq ans après l’adoption parlementaire du bill d’indemnité, le peuple avait oublié le conflit et le droit budgétaire avait cédé à d’autres sujets son exposition politique. Autrement dit, cette branche du droit public n’avait aucunement perdu son importance, mais « l’ardente passion de la lutte partisane, qui avait rendu impossible sa sereine et consciencieuse analyse, s’était affaiblie et avait perdu de sa virulence ». Dès lors, Laband pouvait oser présenter ses réflexions aux juristes et aux politiques, sans que cela n’impliquât, écrivait-il à la fin de l’introduction à son manuel, « la prétention de critiquer le bien-fondé d’une orientation politique (politischen Richtung) ou d’une aspiration partisane (Parteibestrebung), même s’il fallait demander au lecteur de ne pas se laisser abuser par des axiomes et désirs politiques (politische Axiome und Wünsche) au moment d’apprécier les résultats obtenus109 ».
60Les résultats du Budgetrecht, livre de pure technique juridique, son auteur les a obtenus, ainsi qu’il l’expliquera plus tard dans son Staastrecht, par des « déductions logiques », par un « travail d’esprit purement logique ». Il s’agissait de rechercher la « nature juridique des règles du droit » et « les notions plus générales » auxquelles elles se subordonnent110. Contrairement à la doctrine financière dominante de l’époque qui ne s’intéressait guère, sinon aucunement, à la partie strictement juridique des institutions financières, Laband a donc été le premier, bien avant le Français Jèze, l’Autrichien Myrbach-Rheinfeld ou encore l’Italien Ranelletti, à inaugurer ce nouveau genre de recherches en matière de finances publiques et à élaborer une théorie purement juridique du budget. Et si l’histoire, l’économie politique, la philosophie, la politique le préoccupent peu, c’est qu’il ne veut pas que le droit public et financier « tombe au niveau de la littérature politique du journal » car l’on « a bien moins à redouter de voir [la littérature de droit public] s’inspirer trop du droit civil, que de la voir perdre tout caractère juridique111 ». D’autant qu’il estimait que ces considérations historiques, politiques et philosophiques ne servaient « trop souvent qu’à voiler le manque de travail systématique112 ». En ce sens, celui auquel il fut reproché de n’être, pour reprendre la formule de Jellinek, qu’un « scolastique du droit », avait observé, en distinguant, dans un texte de 1905, entre méthode sociologique et méthode juridique qu’ » une science sans abstraction est un rêve d’une naïveté primitive et la répugnance des sociologues à l’égard de la Begriffsjurisprudenz n’est que la déclaration de guerre contre les concepts eux-mêmes. On ne peut reprocher à la science juridique de s’épuiser en un pur développement des concepts113. »
61C’est pour cette raison que lorsque l’œuvre publiciste et financière de Laband est qualifiée de « positiviste », c’est au sens que le juridique ne peut être déduit que du juridique. Le juriste doit s’occuper des seules « formes juridiques ». Encore que le « positivisme de la science juridique » (rechtswissenscha-ftlicher Positivismus) ne doive pas déboucher sur un pur et simple « positivisme de la loi » (Gesetzespositivismus114). Ceci étant, les concepts juridiques sont exclusifs de tout élément qui n’est pas purement formel, puisque le contenu du droit n’intéresse pas la science juridique. Les éléments historiques, sociologiques, éthiques et politiques étant méta juridiques, ils doivent demeurer en dehors du champ de recherche scientifique du juriste pur. Celui-ci doit aussi, pour cette même raison, ignorer, l’élément téléologique des institutions juridiques. Expliquant l’application de cette règle méthodologique à l’examen du droit, Triepel écrivait dans sa monographie sur le Droit public et politique que pour l’école formaliste de Laband « l’étude des problèmes juridiques de l’État n’est pas autre chose que l’analyse des relations de droit public au moyen de la détermination de leur "nature juridique", de la recherche des concepts juridiques généraux auxquels elles se subordonnent et du développement des conséquences qui résultent des principes dégagés. Cette analyse signifie, dans un sens général, l’expression des éléments logiques qui composent le concept de l’institution juridique. Est donc prohibée toute considération téléologique, car la finalité que poursuit une institution se trouve au-delà de son concept115. »
62Pour conclure sur l’apport du Budgetrecht à la constitution d’une science formaliste du droit financier et fiscal, il est essentiel de mesurer que c’est par son geste scientifique que Laband a suscité l’apparition d’un nouveau genre de recherches que Jèze contribua à diffuser hors d’Allemagne, puis le développement de cette phase « d’élaboration dogmatique et systématique » de la pensée juridique financière, notamment fiscale. Affirmant progressivement l’autonomie scientifique de la jeune discipline juridique, la majorité des spécialistes de législation financière s’est depuis illustrée en étudiant les institutions financières depuis un point de vue « purement » juridique qui se distingue clairement de celui des financiers du xixe siècle. Cette orientation méthodologique est d’ailleurs devenue pratiquement exclusive, et explique ainsi l’hégémonie du positivisme juridique dans l’étude du droit financier et fiscal. La « science du droit financier et fiscal » s’évertuera désormais à perfectionner la construction de systèmes explicatifs destinés à dégager principalement les « principes généraux » du droit fiscal plutôt qu’à essayer de saisir la « complexité » du phénomène financier. Ce travail de dogmatique juridique a ainsi eu pour résultat en Allemagne, mais aussi en Italie et Espagne, puis en Amérique latine, de donner ses « lettres de noblesse systématique » à une véritable discipline juridique dont les auteurs ont pleinement admis qu’elle était dotée de catégories et de logique propres. La prédominance d’une telle démarche scientifique explique aussi pourquoi l’Italien Griziotti, luttant contre les excès du formalisme en droit financier, a échoué, au xxe siècle, à imposer, depuis son Instituto di Finanza de Pavie, sa méthode syncrétique ou « integrale » des finances publiques. Tout au plus, son œuvre remarquée aura-t-elle permis de mieux souligner le caractère hégémonique du formalisme juridique parmi la littérature contemporaine du droit financier et fiscal.
III. LA FONCTION POLITIQUE DE LA THÉORIE JURIDIQUE DU BUDGET DE LABAND
63S’il n’est pas question d’examiner, maintenant, la pensée financière de Laband dans sa totalité, arrêtons-nous, quelques instants, sur le contenu de son Budgetrecht afin d’en faire ressortir plus nettement les deux principales idées. Ce manuel de « droit budgétaire » se compose de dix chapitres :
« I. La fixation du budget par la loi, II. Le budget n’est pas une loi au sens matériel, III. Le possible contenu légal de la loi budgétaire, IV. Les limites de droit public au droit du Parlement d’approuver le budget, V. Les recettes extraordinaires, VI. L’approbation des comptes, VII. Les dotations et les dépenses de l’Administration, VIII. Les dépenses d’exploitation des établissements industriels et instituts financiers de l’État, IX. Les effets en droit public de la loi de finances, X. Les effets de la non-approbation de la loi de finances. »
64Rappelons aussi que l’ouvrage commence par des avertissements méthodologiques dans une courte introduction d’à peine deux pages. Laband y stigmatisait pour la rejeter « l’exaltation politique du droit budgétaire » et se fixait pour programme, en ignorant les éléments méta-juridiques du budget, de poursuivre la « vérité juridique ». Parmi les dix chapitres du Budgetrecht, quatre – surtout le premier et le dernier – présentent une importance toute particulière en ce qu’ils comportent l’essentiel de la réflexion budgétaire de leur auteur. Laband invitait les lecteurs « juristes et politiques » à découvrir, dans le premier chapitre, le concept dualiste de la loi et son application au budget. Cette opération était considérable dans son résultat puisqu’elle lui permettait de défendre la thèse, dans le deuxième chapitre, que la loi de finances n’est pas une vraie loi au sens matériel du terme. Puis, après avoir étudié, dans l’avant dernier chapitre, les effets juridiques que pouvait emporter la loi du budget, il terminait son ouvrage par un dixième chapitre où il analysait le cas où la représentation populaire n’approuverait pas la loi de finances.
65Ces deux principales idées ont également structuré la dernière section, consacrée au « droit budgétaire », du tome relatif aux Finances de l’Empire allemand de son Droit public de l’Empire allemand. Précisément, ce sixième et dernier tome contient quatre chapitres :
« § 129. Importance et établissement du budget, § 130. Les effets de la loi du budget, § 131. L’administration des recettes et des dépenses en dehors de la loi du budget, § 132. Le contrôle de la comptabilité et la décharge de l’Administration ».
66Si les quatre chapitres du dernier volume de sa somme ne font que développer ceux de la monographie de 1871, Laband leur a ajouté un appendice portant sur les « nouvelles études allemandes relatives au budget ». Celui-ci prétendait, tout au long de quarante pages, présenter la controverse relative à sa théorie de la nature juridique du budget. Il s’agissait, pour Laband, de discuter les opinions qu’avaient émises ses collègues – Gneist, Gerber, Meyer, Seligmann, Gareis, Prazak, Bornhak, Zeller, Fricker et Seydel – à l’adresse de la notion formelle de la loi de finances qu’il avait développée à partir de son Budgetrecht de 1871 et des différents principes qui en dérivaient. Et l’examen par la littérature allemande des conséquences juridiques tirées de sa doctrine budgétaire renvoyait à discuter un « point véritablement litigieux » : il s’agissait « de savoir si une loi budgétaire périodique donne au Gouvernement le droit constitutionnel et obligatoire de percevoir les recettes et d’effectuer les dépenses, en d’autres termes si, à défaut d’une telle loi, la continuation de l’administration est, à la fois, illégale et contraire à la Constitution ». C’était donc à l’aune d’une telle perspective que Laband, après s’être réjoui qu’un « grand nombre d’auteurs importants et célèbres qui ont traité du droit public » avaient déclaré rallier ses principes, commentait les rapports doctrinaux qui pouvaient exister entre sa doctrine budgétaire et celles de ses collègues116.
67Par ailleurs, lorsque l’on découvre les deux principaux écrits financiers de Laband – que ce soit le Budgetrecht ou le dernier tome du Droit public de l’Empire allemand dont on sait qu’il ne fait que reprendre, pour la développer davantage, la construction exposée dans la monographie de 1871 – il apparaît que l’auteur a construit sa théorique juridique du budget à partir d’un objectif ou d’une conséquence théorique, de sorte que ceux-ci présentent, dans leur développement, un ordre inverse à sa réflexion. Il s’agit effectivement, en considération du conflit financier qui a envenimé les relations politiques pendant près de six ans et de l’apparente lacune constitutionnelle sur la question de la non-approbation du budget par le Parlement, d’éviter que ne puissent juridiquement se reproduire une telle situation et le risque de blocage de la vie de l’État qu’elle peut supposer. Par conséquent, c’est bien à partir du résultat qu’il envisageait d’atteindre que Laband conçut son manuel pour arriver finalement à la prémisse de la théorie dualiste de la loi. Il en résulta qu’après l’examen de sa nature juridique, Laband qualifia le budget de loi purement formelle, avec pour effet, que l’Administration pouvait, lorsque la loi annuelle de finances n’avait pas été approuvée, gérer en toute légalité les finances publiques. Le jurisconsulte prussien utilisa la méthode de la « dogmatique juridique » pour expliquer que le Gouvernement était juridiquement fondé à publier, sous forme d’ordonnance royale, le règlement financier, sans qu’une telle pratique ne fût donc constitutive d’une violation de la norme constitutionnelle. Aussi, ce qui pouvait superficiellement apparaître comme l’inversion du parcours intellectuel de Laband répondait parfaitement à la méthode logique et abstraite de l’analyse juridique dont on sait qu’elle consiste à déduire de principes généraux et abstraits les formes de manifestation des phénomènes juridiques. Les développements qui précèdent expliquent pourquoi nous allons particulièrement nous attacher à présenter les deux principales idées de la doctrine budgétaire de Laband, à savoir l’application de la conception dualiste de la loi au budget et les effets du rejet du budget par le Parlement.
A. LA CONCEPTION DUALISTE DE LA LOI ET SON APPLICATION À LA LOI DE FINANCES
68Toute la théorie juridique du budget de Laband a évolué autour de la principale question de droit budgétaire qui se posait en Allemagne à cette époque : est-ce la loi de finances, périodique, qui donne au Gouvernement le droit constitutionnel et obligatoire de percevoir les ressources et de réaliser les dépenses ? Autrement dit, en l’absence de l’approbation parlementaire de la loi de finances, la continuation de l’activité administrative est-elle contraire à la Constitution ? Il s’agissait, ni plus ni moins, de déterminer la « nature » et la « portée » juridiques du droit constitutionnel de la représentation populaire à approuver annuellement le budget, en éclaircissant le « vrai sens » de l’intervention du pouvoir législatif en cette matière. Cela impliquait de déterminer, ainsi que le diront plus tard Jèze et Bouvier, « la véritable notion de loi et la loi annuelle de finances117 ». Laband posait ainsi en termes purement juridiques le problème politique qui avait divisé la doctrine publiciste allemande lors du conflit budgétaire. L’intérêt pratique d’une telle approche consistait à établir si le gouvernement monarchique, en cas d’absence de loi de finances ou au cas de son rejet par le Parlement, pouvait ou non exécuter de sa seule initiative le programme des recettes et dépenses de l’État. Laband jugeait que pour répondre correctement à cette question, il fallait distinguer entre le sens matériel et le sens formel de la loi. Cette distinction allait permettre, en déterminant les effets juridiques de l’acte du budget, de justifier juridiquement l’attitude du cabinet monarchique.
1. L’acte budgétaire comme loi formelle et non matérielle.
69Après avoir observé que le terme de « loi » est beaucoup plus ancien que la forme constitutionnelle de l’État et qu’il avait déjà été utilisé, en Allemagne, bien avant l’idée d’une limitation des pouvoirs du souverain par l’organe parlementaire, Laband affirmait que la notion de loi n’était pas liée aux droits de la représentation populaire. Elle renvoyait seulement à la déclaration d’un principe juridique. Il en résultait que « n’est pas loi toute manifestation de la volonté étatique, mais seulement celle qui contient une norme ou un précepte juridique118 ». La distinction entre l’aspect matériel et l’aspect formel des lois revenait finalement à opposer les « règles de droit » aux « actes administratifs » qui ont néanmoins la forme d’une loi. L’intérêt pratique d’une telle discussion théorique était, en matière de finances publiques, que si la loi budgétaire était un acte administratif dissimulé, c’est-à-dire une loi formelle et non matérielle, le gouvernement monarchique était fondé, lorsque le Landtag prussien refusait de voter le budget, à publier sous forme d’ordonnance royale le règlement financier.
70Pour Laband, seules les lois matérielles ont pour objet de déterminer la condition juridique des citoyens. Elles sont destinées à produire leurs effets dans la sphère de capacité juridique des individus, en tant qu’elles modifient leur statut personnel ou leur liberté individuelle. Les règles qui agissent ainsi sur les facultés juridiques des sujets de l’État et qui affectent, de cette manière, l’ordre des droits subjectifs sont des « règles de droit » (Rechtsregel). Elles ont matériellement une nature législative. Si les lois matérielles sont destinées à établir le droit, c’est-à-dire à produire leurs effets dans la sphère de capacité juridique des individus, en tant qu’elles modifient leur statut personnel ou leur liberté individuelle, il existe, au contraire, d’autres règles par le truchement desquelles l’État, sans toucher à la sphère du droit des individus, mais en se maintenant dans les limites de l’ordre juridique préétabli, se borne à fixer à ses agents une certaine ligne de conduite. Ces règles ne sont pas matériellement des lois. En effet, le droit consiste seulement, énonçait Laband, « à délimiter les droits et les devoirs mutuels de chacun ». Or, les lois formelles n’atteignant pas la sphère juridique des individus, elles ne sont pas juridiquement des « règles de droit ». S’il ne s’agit pas de « règles de droit » c’est que le droit suppose essentiellement une puissance exercée par l’État sur des personnes autres que lui-même. En réalité, les règles de conduite que l’État se donne à lui-même ne constituent pas plus de droit que celles qu’un particulier s’impose dans la gestion de ses affaires personnelles119. Ne créant aucun droit ou devoir pour les citoyens, elles intéressent seulement le fonctionnement interne de l’ » appareil administratif ».
71Aussi, les « lois matérielles » qui contiennent une norme juridique s’opposent-elles aux « lois formelles » qui ne consacrent qu’un accord de volonté entre le roi et les deux Chambres du Parlement. Ces lois formelles ne renferment matériellement aucune manifestation de volonté de l’État d’établir une norme juridique. Elles ne résultent que de l’application de la forme législative à des actes qui ne sont pas des lois, c’est-à-dire qui depuis un point de vue matériel ne correspondent pas au concept de loi et ne sont pas autres choses que des « actes d’administration ». La loi peut donc correspondre, depuis un point de vue matériel, à une mesure administrative ou coïncider avec elle-même. En ce cas, elle est matériellement une loi. Le critère essentiel de la loi réside dans son contenu. C’est en ce sens qu’il s’agit d’un critère matériel. Ce faisant, Laband opposait les lois concernant l’administration, c’est-à-dire les « lois administratives » (Verwaltungsgesetze) aux « lois concernant le droit » (Rechtsgesetz) qui posent les « règles de droit ». Observons, au passage, que l’on retrouve, d’une certaine manière, dans l’opposition entre loi matérielle considérée comme « règle de droit » et loi formelle prise comme acte administratif, l’influence de la conception kantienne du droit comme fixation de limites entre les hommes120.
72120.
73L’intention de la théorie dualiste de la loi était évidente : assurer, au détriment du Parlement, la compétence exclusive du pouvoir exécutif pour les actes qui, sans atteindre directement les sujets en fixant leur droit individuel, règlent l’activité de l’État. Elle permettait ainsi de traiter par une formule rationnelle la question de la compétence de la Couronne tout en apportant une réponse à la question de la délimitation des sphères respectives de compétence de la loi et du règlement. Il s’agissait de savoir s’il fallait considérer la « loi de finances » comme un acte qui établissait une « règle de droit » ou comme un acte gouvernemental qui réglait « simplement » l’activité de l’État sans poser de « règle de droit ». Avec pour conséquence que s’il s’agissait bien d’un acte comportant un simple « plan de gestion », en ce sens qu’il n’était qu’une évaluation arithmétique d’ordre financier, l’approbation d’un tel acte administratif entrait logiquement dans la sphère de compétence du pouvoir exécutif, quand bien même la Constitution, pour en souligner la solennité, lui aurait attribué la « forme législative ». En d’autres termes, si l’acte budgétaire n’était pas, par sa nature, législatif, la logique n’imposait pas de confier la compétence budgétaire au Parlement. Et s’il lui était accordé en forme de loi, cela signifiait forcément que l’on se trouvait en présence d’une simple loi formelle. Ces considérations rationnelles permettaient de conclure que l’activité budgétaire entrait logiquement dans la mission du gouvernement monarchique, même s’il s’agissait d’un acte si solennel, grave et important que le Landtag, non comme pouvoir législatif, mais comme représentation populaire, ne pouvait y demeurer étranger.
74Pour trancher l’interrogation relative à la nature formelle ou matérielle de la loi de finances, Laband appliqua sa conception dualiste de la loi en observant que « Ni la Constitution de l’Empire, ni la Constitution prussienne ne contiennent d’indication sur les effets juridiques du budget légalement établi. Ces effets doivent être déduits scientifiquement de la nature juridique du budget. C’est ici qu’apparaissent les conséquences du principe d’après lequel le budget, quoiqu’établi, au point de vue formel, comme une loi, est cependant non pas une loi, mais un plan de gestion. Le budget ne contient aucune règle juridique, aucun ordre, aucune défense ; il ne contient que des chiffres d’importance très diverse et qui ne se rattachent les uns aux autres que par un point : ils concernent la gestion financière de l’[État] et qu’ils représentent celle-ci dans son ensemble121. » Dès lors, l’article 99 de la Constitution prussienne qui prévoyait que « le budget de l’État est fixé annuellement par une loi », se limitait à établir la compétence des Chambres dans leur participation à la fonction législative, sans donner à l’acte budgétaire la nature législative au sens matériel.
75D’ailleurs, le budget est, écrivait Laband, un « compte » portant sur des recettes et des dépenses à réaliser dans l’avenir, c’est-à-dire un « devis » (Voranschlag122). Le budget n’a pas de contenu juridique car il « ne constitue pas le fondement de l’obligation juridique des recettes des dépenses, il présuppose, au contraire, cette obligation et se borne à en amasser les résultats financiers123 ». En conséquence, « ni l’établissement du budget pour un temps à venir, ni le contrôle des comptes relatifs à une période passée n’ont donc à voir avec la législation, considérée comme réglementation politique de l’ordre juridique ; ils appartiennent exclusivement à l’administration ; le droit qui, sous ces deux rapports, appartient à la représentation populaire en vertu de la Constitution, en tant que le budget doit lui être présenté en vue de l’autorisation, ainsi que les comptes de l’État en vue d’obtenir décharge, apparaît comme constituant une participation essentielle à l’administration et comme un contrôle très étendu de cette même administration124. » Il n’était pas possible de déduire de la Constitution le caractère législatif, d’un point de vue matériel, du budget, celle-ci se bornant seulement à prévoir la collaboration des Chambres et de la Couronne en cette matière125. On voit bien qu’une telle affirmation visait avant tout, afin de maintenir la prééminence du gouvernement monarchique dans l’exercice du pouvoir politique en évitant la parlementarisation du régime, à vider de son contenu l’intervention du Landtag dans la procédure budgétaire et à justifier la prééminence du pouvoir exécutif en ce domaine. Pour ce faire, Laband s’évertuait à démarquer le droit budgétaire du régime constitutionnel et parlementaire qui l’avait développé – en Angleterre, puis avec un siècle de retard en France, sans oublier la Belgique – ainsi qu’à séparer le pouvoir financier de la représentation populaire du pouvoir législatif proprement dit.
76L’élaboration juridique du budget comme un acte administratif, revêtu formellement de l’habit de la loi et le caractère lié de la loi de finances permettaient d’éclaircir deux points126. D’une part, cette construction aboutissait, en établissant les limites du pouvoir financier du Parlement, à nier le contenu juridique du droit budgétaire de la représentation populaire. Celle-ci ne pouvait effectivement pas détourner le débat budgétaire pour aller au-delà des limites de sa compétence purement formelle. Par exemple, si le Parlement, énonçait l’auteur du Budgerecht, venait à supprimer du budget, sans le consentement du Gouvernement, un impôt légalement établi, il s’agirait alors d’ » une violation de la loi et d’un acte nul depuis le point de vue du droit public127 ». Du reste, Laband jugeait que l’opinion doctrinale de ses adversaires qui, partisans de la parlementarisation du régime, défendaient la souveraineté financière du Parlement, venait de ce qu’ils concevaient le budget comme s’il était un acte législatif (« Akt der Gesetzgebung »), alors qu’il n’est, en réalité, qu’un acte administratif (« Akt der Staatsverwaltung128 »). Enfin, le texte constitutionnel ne contenant aucune indication sur les effets juridiques du budget légalement établi, ceux-ci devaient nécessairement se déduire scientifiquement de la nature du budget. Aussi, la doctrine budgétaire labandienne permettait-elle de déterminer précisément, nous allons maintenant le voir, les effets juridiques de la loi de finances.
2. Les effets juridiques de l’acte budgétaire comme loi formelle.
77L’emploi de la forme législative en matière budgétaire, si elle ne suffisait à faire du budget une loi, n’est toutefois pas sans effet juridique. Elle implique l’assentiment des Chambres parlementaires, ce qui a pour conséquence de « décharger » le gouvernement monarchique de toute responsabilité. Il ne s’agit d’ailleurs pas, écrivait Laband, d’une particularité du droit budgétaire. Ce principe, qui vaut pour tous les actes de gouvernement, n’est « que l’application d’un principe juridique général d’une très grande portée en droit public129 ». Le droit budgétaire du Parlement se trouvait, de cette manière, limité à « décharger » le Gouvernement de sa responsabilité pour l’administration des finances publiques. Autrement dit, la compétence budgétaire du Landtag lui permettait seulement, s’il était en désaccord avec la gestion gouvernementale des finances, de refuser de libérer le Gouvernement de sa responsabilité. Au demeurant, une telle décision est de peu d’importance. Les finances publiques sont alors gérées sous la seule responsabilité du Gouvernement, qui pourra ainsi continuer, sans devoir la suspendre, son activité administrative. Il se peut d’ailleurs que « la non-concession de cette décharge soit inopportune pour le Gouvernement, mais il est hors de doute qu’elle n’emporte aucune conséquence pratique et que, en dernier lieu, un ministre puisse même s’habituer à négliger ou à faire abstraction de la décharge parlementaire130 ». En outre, le contrôle parlementaire en matière financière est d’autant plus limité que les députés ne sauraient refuser, sans motifs juridiques, de donner cette sorte de quittance au gouvernement monarchique pour les comptes qui leur sont présentés. La « décharge » n’étant, pour reprendre la formule de Mayer qui commentait la position doctrinale de son collègue, qu’un « moyen de tranquilliser des ministres ayant horreur de leur responsabilité », la doctrine budgétaire de Laband était essentiellement devenue « un guide d’administration sans loi du budget131 ».
78Nous voyons ainsi que la théorie juridique de Laband n’était pas exclusive, malgré sa prétention méthodologique de purifier le droit budgétaire de considérations d’intentions méta-juridiques, puisqu’elle répondait précisément aux luttes politiques de l’époque bismarckienne. Hänel disait justement que la question dogmatique sur la nature juridique de la loi de finances « n’est pas une question de technique budgétaire, comme voudrait au fond, en la dépolitisant apparemment, l’y réduire Laband, mais une question fondamentale du droit constitutionnel132 ». Et celle-ci suscitait, à son tour, le principe même du rapport entre la Couronne et la représentation populaire et donc le problème de la modernisation du régime politique allemand. C’est pourquoi, l’analyse dualiste de la loi – qui est devenue un instrument dogmatique fondamental pour l’analyse du droit public moderne133 – et son application au budget doivent être replacées, pour les comprendre pleinement, dans le contexte de la crise constitutionnelle prussienne. Cette opération intellectuelle est nécessaire pour saisir toute l’habileté politique que manifesta Laband en qualifiant la loi du budget d’acte administratif, puis en limitant l’effet juridique de son approbation à un simple effet de décharge ou de quittance. Jesch, qui l’avait bien compris, soulignait que la doctrine labandienne avait été « idoine pour apporter une explication rationnelle du conflit prussien et pour l’élever du terrain de la controverse politique à la sphère de la logique juridique : l’approbation du budget n’appartenait pas à la législation matérielle, en conséquence, il ne relevait pas, non plus, de la compétence naturelle du Parlement. Si malgré cela, le parlement intervenait dans l’approbation du budget, il ne le faisait qu’au travers d’une loi "purement formelle" ; mais s’il manquait une régulation constitutionnelle de la compétence, le budget entrait "dans le domaine propre de l’administration". Cette conclusion, qui correspondait d’un point de vue du droit constitutionnel à la distribution de pouvoir entre le Parlement et le Gouvernement à l’aune du principe monarchique, fut soutenue au niveau conceptuel par la théorie dualiste de la Loi, qui se trouvait inscrite au cœur même de la monarchie constitutionnelle134. » Carré de Malberg expliquait également que la conception allemande de la loi matérielle-règle de droit avait pris son origine dans le système monarchique de la Prusse : le monarque ne s’étant dépouillé du libre exercice de la puissance législative qu’en ce qui concernait les règles de droit, c’est-à-dire celles relatives au droit des citoyens, il était logique d’en conclure que pour toutes les autres règles, et notamment pour les lois de finances, le monarque avait conservé le pouvoir constitutionnel de les édicter en forme d’ordonnance135. Aussi, la confection de la loi du budget n’était-elle pas subordonnée, en ce qu’elle se rapportait à une matière non législative, à l’assentiment du Landtag. En conclusion, le message que renfermait la doctrine labandienne était très clair : la théorie dualiste de la loi, dont Jesch disait qu’elle était « une créature de cette particulière relation de conflit entre l’État et la société », signifiait que « la société est protégée contre l’État par la muraille du droit136 ». Les règles de droit – celles qui forment matière de loi – régulent les relations entre les citoyens, et si le Gouvernement souhaitait intervenir dans le domaine de la liberté et de la propriété, il devait se soumettre aux règles juridiques. Mais dans son domaine d’intervention, et précisément en matière budgétaire, il était fondé à intervenir comme bon lui semblait, puisqu’il intervenait en ce cas hors du droit matériel pour régir une situation interne à l’État. Dès lors, il n’est guère surprenant que Laband ait attribué au rejet parlementaire de la loi de finances des conséquences juridiques limitées et souligné qu’elle ne pouvait provoquer ni la dissolution de l’État ni la suspension de ses fonctions vitales.
B. L’EXAMEN DES CONSÉQUENCES JURIDIQUES DU REJET DE LA LOI DE FINANCES PAR LES DÉPUTÉS ALLEMANDS
79Ce sont les crises politiques et constitutionnelles qui, depuis les révolutions britanniques et françaises, ont créé le droit budgétaire et, partant, l’institution parlementaire. Par exemple, l’histoire anglaise avec ses révolutions de 1648 et de 1688 enseigne que « les impératifs financiers ont immédiatement réagi sur le politique : les institutions politiques et financières se sont ainsi établies simultanément, celles-ci provoquant directement celles-là. C’est la force de liberté incluse dans le consentement de l’impôt qui a assuré la victoire du Parlement sur le roi, et orienté l’Angleterre vers le régime parlementaire137. » De manière plus générale, si le droit budgétaire s’est développé, non seulement en France ou en Angleterre, mais aussi, nous le voyons bien, dans l’Allemagne monarchique de Bismarck, « dans la tension, l’affrontement et le conflit [c’est] parce que le budget […] a été […] le terrain privilégié des batailles politiques […] entre le monarque souverain et l’Assemblée138 ». Toutefois, à l’époque du conflit budgétaire prussien, la Couronne n’était pas prête à céder aux prétentions de la représentation populaire. Au contraire des théories constitutionnelles qui s’étaient déjà répandues en Europe, Bismarck défendait vertement les prérogatives monarchiques. La littérature allemande plaçait le monarque au-dessus de la Constitution qu’il avait consentie et qui n’était que l’émanation de sa volonté. Il en résultait que la Couronne était titulaire de la puissance de l’État. Le monarque était le maître, le Herrscher. Et c’était cet organe souverain qui détenait la Staatsgewalt, c’est-à-dire la puissance étatique en tant qu’elle consiste en pouvoir effectif139. Voilà pourquoi la Couronne n’était-elle pas, pour Bismarck, « encore mûre » pour se soumettre au mécanisme du régime parlementaire. Systématisant cette interprétation politique de la Constitution, Laband éleva sa théorie budgétaire sur le terrain strictement juridique pour limiter les conséquences du rejet parlementaire du budget. Ceci exigeait donc de sa part la construction d’une théorie juridique cohérente et destinée à empêcher que ne puisse se produire un nouveau conflit budgétaire entre le Parlement et la Couronne. Aussi, achevant ses écrits de droit budgétaire par l’examen des conséquences juridiques du refus parlementaire du budget, Laband avait-il entrepris de recourir à la logique afin de parvenir à un résultat conceptuel qui, en matière financière, devait préserver l’État du monarque au détriment du droit budgétaire de la Chambre des députés.
1. La solution « purement logique » de Laband.
80Laband admettait que l’administration des dépenses et des recettes en dehors de la loi budgétaire était en contradiction avec la Constitution, c’est-à-dire « avec l’état des choses, donné comme régulier dans cette même Constitution, peu importe si un semblable état de choses doit être désigné comme un état "anticonstitutionnel" ou comme une "anomalie"140 ». Démontrant que ce serait une erreur que d’affirmer qu’il y aurait violation de la Constitution toutes les fois que n’aurait pas été approuvée la loi du budget, car cette situation pouvait se produire indépendamment de l’existence, au point de vue subjectif, d’une quelconque faute – par exemple en cas d’absence d’accord des majorités parlementaires –, Laband préférait poser et résoudre la difficulté au point de vue objectif. De cette manière, il se demandait « Quelles règles juridiques faut-il appliquer à l’administration des recettes et des dépenses de l’Empire, lorsque, au commencement de l’année budgétaire, la loi du budget, prescrite par […] la Constitution, n’existe pas encore ? ». En réalité, deux causes différentes pouvaient être à l’origine d’une administration des recettes et des dépenses en dehors de la loi de finances : soit la loi du budget n’a pas pu être achevée lorsque commence l’année budgétaire en raison d’un contretemps, soit l’existence d’un conflit entre le Parlement et le Gouvernement avait conduit au rejet du budget.
81La première hypothèse, celle où la décision budgétaire n’est pas intervenue en temps voulu, pouvait facilement se résoudre. La pratique constitutionnelle enseignait qu’il suffisait de proroger, par la loi, le budget de la période écoulée jusqu’à la fixation légale du budget pour l’année budgétaire. En revanche, une difficulté bien différente était celle qui résultait d’un conflit budgétaire opposant les organes de l’État comme cela avait été le cas de 1862 à 1866. D’autant que Laband démontrait que la solution provisoire de la prorogation légale du budget n’était pas conforme au texte constitutionnel, qu’il s’agisse de celui de la Prusse ou celui de l’Empire, ce dernier ayant fidèlement repris les dispositions financières du premier. Si le « moyen préventif » de la prorogation ne satisfaisait pas les prescriptions constitutionnelles, c’est parce qu’elles exigeaient que toutes les dépenses et toutes les recettes soient évaluées pour chaque année. Or, la loi de prorogation budgétaire ne contenait pas un plan de gestion pour l’administration. C’est pourquoi, « l’administration financière de l’Empire avec un budget "prorogé provisoirement pour un mois" constitue une anomalie141 ». Aussi le juriste ne pouvait-il pas se satisfaire d’une telle solution. Et quand bien même l’on admettrait que la prorogation provisoire du budget constitue un procédé correct et constitutionnel, la question demeurerait toujours sans réponse satisfaisante. En effet, que se passerait-il si la loi concernant la prorogation provisoire du budget rencontrait les mêmes obstacles que ceux qui avaient conduit à la non-approbation de la loi du budget ? Avant de présenter le résultat « logique » auquel parvint le juriste allemand décidé à résoudre correctement cette question de l’administration des recettes et des dépenses sans loi budgétaire, il convient d’insister encore une fois sur ses motivations scientifiques. Ou plutôt sur celles qu’il avait affichées, puisque l’on sait que son entreprise intellectuelle visait, en réalité, à construire un Budgetrecht destiné à nier le droit budgétaire des députés pour éviter la dérive parlementaire du régime.
82Son analyse « purement » juridique était, affirmait-il, « exclusivement gouvernée par la volonté de découvrir la vérité juridique (Rechtswahrheit), sans se préoccuper d’aucune manière de ce qu’elle pouvait signifier pour les désirs, tendances et doctrines des partis politiques142 ». Autrement dit, il s’agissait d’élever la question budgétaire du cercle des affrontements politiciens pour lui garantir la fameuse « garantie de la vérité conceptuelle » de Gerber. Pour ce faire, Laband décida de n’opérer sur le droit du budget qu’un « travail d’esprit purement logique ». Étant donné que, d’une part, le gouvernement monarchique se trouvait dans la nécessité de gérer l’administration sans loi de finances au cas où le budget n’aurait pas été établi par une loi avant le commencement de l’année budgétaire et que, d’autre part, la Constitution n’avait nullement indiqué les principes juridiques à mettre en œuvre en pareille situation, Laband prétendait que ceux-ci devaient « être empruntés, par voie de déduction scientifique, aux principes juridiques généraux143 ». Rappelons aussi que Laband réfutait l’explication bismarckienne des lacunes. Celle-ci, après avoir posé que la Constitution prussienne exigeait l’accord des trois autorités législatives pour l’élaboration de la loi et l’établissement du budget considérait, au cas où la Chambre des députés refusait, en matière budgétaire, de s’accorder avec la Couronne, que se produisait alors une hypothèse non prévue par la norme fondamentale. Toutefois, malgré l’existence d’une telle « lacune » constitutionnelle, Bismarck prétendait que le principe monarchique conférerait au roi le droit de continuer à percevoir les impôts conformément à la théorie de la permanence et de l’immutabilité du budget144. Dans de telles circonstances, un « droit de légitime défense étatique » (Staatsnotrecht) fondait le gouvernement monarchique à publier par nécessité, sous forme d’ordonnance royale, le règlement financier. Cette théorie des « lacunes » avait déjà été exposée dans un article du journal conservateur des Junkers prussiens (Kreutzzeitung) par écrit Bismarck en janvier 1850. De même, lorsque le roi de Bavière consulta, en 1855, Bismarck, qui était député, au sujet des difficultés que lui posait la Constitution, celui-ci lui répondit qu’il fallait d’abord « faire traîner la nouvelle loi budgétaire pour qu’elle ne soit pas prête quand l’ancienne prendra fin, ensuite, d’après le principe de l’horror vacui, laisser de fait l’ancienne loi dans la législation et ainsi gagner un précédent et montrer aux Chambres que l’on peut vivre sans elles145 ».
83À la théorie des lacunes, Laband objectait que prétendre qu’il n’existe pas de principes généraux pouvant conduire à la solution d’un conflit politique entre les députés et le cabinet revient précisément à enlever, nous l’avons déjà dit, « au droit constitutionnel toute sa valeur dans les divers cas où il a le plus besoin de conserver toute sa force ». En outre, la loi constitutionnelle peut être lacunaire, mais il ne peut y avoir, poursuivait-il, de lacune dans la constitution même de l’État. Et nous avons déjà indiqué que si pour Laband il était conceptuellement « impensable » que le système juridique de l’État soit lacunaire, c’est parce que l’ordre juridique (Rechtsordnung), comme l’ordre de la nature (Ordnung der Natur), ne saurait admettre de lacune146. Par ailleurs, les secteurs non juridiques, continuait Laband, commettent facilement l’erreur qui consiste à conclure à l’inexistence d’un principe juridique lorsqu’il n’est pas consacré par la loi. Ces mêmes non-spécialistes enferment la mission du juriste dans l’activité d’interprétation littérale des lois, sans voir que c’est souvent un hasard insignifiant qui fait qu’un principe juridique est ou non légalement formulé147. En réalité, poursuivait-il, « les omissions ou lacunes de la Loi constitutionnelle obligent seulement à déduire de principes juridiques plus généraux la décision de la question débattue et, il est vrai qu’il peut arriver que, comme pour toute opération logique, l’on parvienne à de faux résultats parce que l’on a pris un point de départ erroné ou que l’on s’est servi d’une fausse conclusion. En conséquence, toutes les théories qui sont parties d’une conception incorrecte de la nature juridique de la prétendue loi budgétaire aboutissent nécessairement à un résultat inexact et inapplicable. » Il résulte de ces considérations que « si l’on part de l’idée que la loi du budget constitue la seule base de la gestion financière, et que c’est uniquement en vertu de la loi du budget que le Gouvernement a, au point de vue du droit public, le pouvoir d’effectuer et de percevoir des recettes, on doit logiquement en conclure que, en l’absence d’une loi du budget, la gestion financière, c’est-à-dire, d’une manière générale, l’activité politique doit s’arrêter148 ». Or, l’idée de la loi de finances comprise comme le fondement de toute autorisation de dépenser fut autrefois considérée « comme "constitutionnelle" et proposée comme axiome149 ». Ce fut précisément ce point de vue qui domina, regrettait Laband, presque exclusivement – l’opinion du député Bismarck avait fait exception – les délibérations relatives à la révision de la Constitution prussienne. Cette position fut aussi largement adoptée par les députés et la presse durant le conflit budgétaire. Elle compta même de nombreux partisans parmi la littérature scientifique150. Laband relevait que cette théorie apparue, en Prusse, en 1862, se rattachait, au point de vue historique, « à la théorie anarchiste, à un état de choses ennemi de tout ordre solidement établi et aux idées émises par la Révolution française151 ». Du reste, « l’absurdité » de la conséquence qu’elle impliquait, à savoir l’arrêt de l’activité politique et administrative, faisait « très bien ressortir l’inexactitude de la théorie ». En effet, cette conséquence équivalait, conformément à son inspiration révolutionnaire et anarchiste, « à la désorganisation et à la dissolution de l’État152 ». Cette affirmation ne faisait que souligner, une nouvelle fois, comment la pensée politique du juriste formaliste a orienté, malgré les présupposés méthodologiques dont il se revendiquait, sa construction juridique du droit budgétaire.
84Laband réfuta la première thèse – celle du libéralisme parlementaire qu’il identifiait à l’esprit anarchiste et révolutionnaire de 1789 – qu’avait adoptée la majorité des députés prussiens lors du conflit budgétaire. Mais il jugeait aussi que la proposition inverse qu’avaient développée les nostalgiques de la monarchie absolue était tout aussi « indéfendable ». Celle-ci postulait que « les pouvoirs de la Couronne conservent toute la plénitude qu’ils possédaient avant l’instauration de la monarchie constitutionnelle, pourvu que la loi constitutionnelle ne les ait pas expressément limités. Étant donné qu’avant l’instauration de la monarchie constitutionnelle le roi avait la plénitude des pouvoirs pour décider de fixer, par lui-même, le budget, et que la Loi constitutionnelle ne contient aucune disposition pour le cas où la Couronne et le Parlement ne parviennent pas à un accord en matière budgétaire, il est évident que le roi conserve dans cette situation la faculté d’arrêter le budget sans la coopération de la représentation populaire153. » S’il n’était pas possible d’admettre une telle position, c’était, argumentait Laband, parce que la Constitution prussienne, aux termes de laquelle le budget est annuellement établi par la loi, signifiait qu’il avait été constitutionnellement dérogé au droit du roi de l’établir souverainement et qu’il était donc devenu illicite de l’arrêter par décret royal. Cette dernière thèse, qui faisait passer sous silence le changement de régime qui s’était produit – le passage de la monarchie absolue à la monarchie limitée par la charte constitutionnelle – laissait à la merci exclusive du « libre arbitre » monarchique la sanction du budget, soit en forme de loi lorsque les députés autorisaient les dépenses, soit, en l’absence de cette autorisation, par ordonnance royale, puisqu’il n’était pas possible d’imposer au monarque de se conformer aux modifications que la Chambre avait apportées au budget. Dès lors, il fallait entendre la disposition constitutionnelle du second paragraphe de l’article 99 – le budget est fixé annuellement par une loi – comme transformant en « obligation » la présentation, à fins d’autorisation, du budget par le roi au Parlement. De cette manière, si ce dernier décidait de le modifier, la Couronne serait alors libérée de la nécessité de l’autorisation budgétaire. Cependant, « si la fixation unilatérale du budget par décret royal était licite et efficiente juridiquement, on comprendrait que les dispositions du texte constitutionnel qui prévoient que "le budget est fixé annuellement par une loi" s’appliquent, pourvu que la Couronne ne préfère pas établir le budget par décret. Ce qui signifierait que "le budget général de l’État n’a pas besoin d’être annuellement établi par une loi"154 ». Or, une telle interprétation, concluait Laband, s’opposait nettement au texte littéral de la Constitution.
85Pour trancher correctement les conflits budgétaires de la nature de celui qui avait envenimé la vie politique prussienne, Laband s’en tint à la construction qu’il avait développée dans le chapitre premier de son manuel de Droit budgétaire et qui visait à systématiser les pratiques financières de l’exécutif monarchique. Plus précisément, il s’agissait de construire une théorie juridique du budget consacrant les justes solutions que le Gouvernement avait, immédiatement après l’implantation du régime constitutionnel, formulées dans une résolution ministérielle (Ministerial-Beschluß) du 16 décembre 1850155. Du point de vue de la dogmatique juridique, il fallait partir de ce « principe fondamental et exact » qui envisageait la loi du budget comme acte d’administration. Cela revenait à admettre que la loi de finances ne constituait pas le « fondement légal » (gesetzliche Grundlage) des dépenses et des recettes, mais qu’elle ne venait que constater l’accord intervenu entre les députés et le Gouvernement au sujet de l’opportunité des prévisions financières. C’est pour cela que son rejet par le Parlement n’impliquait pas l’immobilisation des fonds publics, même si le Gouvernement demeurait responsable des dépenses publiques dont il devait ultérieurement démontrer, devant les députés, qu’elles étaient justifiées par les lois (Gesetze) ou le bien public (Staatswohl). Ainsi, l’absence de loi de finances ne produisait pas la dissolution de l’État (Auflösung des Staates), ni l’interruption de l’ensemble de ses fonctions vitales (Unterbrechung aller Lebensfunktionen)156. D’un côté, la Couronne ne pouvait pas écarter unilatéralement l’obligation de ses ministres d’obtenir l’autorisation parlementaire des dépenses publiques. Mais, d’un autre côté, malgré le maintien de cette dernière exigence, le gouvernement monarchique était fondé à effectuer des dépenses qui seraient, en raison de leur caractère de nécessité, autorisées plus tard. Laband établissait donc une distinction, quant au droit d’autorisation budgétaire du Landtag, entre deux catégories de dépenses : celles discrétionnaires ou facultatives (willkürliche) et celles nécessaires (nothwendige). Si les députés pouvaient repousser, pour des raisons d’opportunité, les dépenses du premier groupe, ils ne pouvaient pas retrancher du budget celles du second groupe. Bien plus, la concession de leur autorisation parlementaire constituait, en droit public prussien, une obligation.
86Il faut comprendre parmi les « dépenses nécessaires » au sens du droit public toutes celles que le Gouvernement est « légalement » tenu de faire157. Les députés ont l’obligation de les autoriser. Et le droit et l’obligation d’effectuer ces dépenses existant même en l’absence de loi de finances, « on ne saurait considérer comme violation de la Constitution le fait, pour le Gouvernement, d’effectuer ces dépenses bien qu’une loi budgétaire n’ait pas été faite conformément aux dispositions constitutionnelles158 ». Au demeurant, cette autorisation n’a pas le caractère d’une « autorisation de paiement », mais caractérise plutôt « la reconnaissance de l’opportunité » des dépenses. Le véritable fondement juridique de cette soi-disant autorisation se trouvait déjà, indépendamment du budget, dans d’autres lois. Les députés n’ayant pas le droit de la refuser, elle n’est pas, d’un point de vue matériel, « une véritable autorisation ».
87Laband se faisait encore plus précis en signalant que parmi les dépenses juridiquement nécessaires, il fallait distinguer entre celles « qui sont invariablement déterminées quant à leur montant et ne dépendent en rien de l’"autorisation" de la loi du budget » et celles qui « ne sont nécessaires que d’après leur fondement juridique, mais sont variables quant à leur montant159 ». Étant donné que l’admission des premières dans la loi de finances n’a « aucune signification propre » – elles doivent être inscrites au budget parce qu’il constitue un plan complet de gestion et non pas seulement un pouvoir donné en vue d’effectuer des dépenses – l’absence d’une telle loi est sans importance. Au contraire, si les dépenses sont variables quant à leur montant, l’évaluation portée au budget contient « implicitement la reconnaissance concordante » de la Couronne et de la représentation populaire sur la nécessité ou la suffisance des sommes inscrites au budget. Le Gouvernement est donc dégagé de toute responsabilité lorsqu’il se conforme à la loi de finances. Mais en absence d’une telle loi, le cabinet ne pouvant bénéficier d’une telle « reconnaissance anticipée », il lui appartient seulement, lors du règlement de compte, de justifier de la nécessité et de la suffisance de la dépense.
88Les dépenses « discrétionnaires » sont toutes celles « facultatives » pour lesquelles le Gouvernement n’est tenu d’aucune obligation juridique. Les députés peuvent les repousser et le cabinet doit, en général, se plier à la volonté parlementaire. Mais, il se peut que l’obligation générale de veiller aux « intérêts pressants de l’État » dont le Gouvernement est investi, le contraigne à les effectuer car « c’est un contresens que de soumettre l’administration de l’État à la fiction d’après laquelle il ne peut y avoir d’intérêt pressant de l’État, de dépenses nécessaires, que l’intérêt et les dépenses dont l’urgence et la nécessité ont été reconnues à l’avance par une loi160 ». En ce cas, le Gouvernement doit non seulement prouver que la dépense était nécessaire et proportionnée au but recherché, mais aussi qu’elle était commandée par l’intérêt vital de l’État. C’est pourquoi le Gouvernement, lorsqu’il effectue des dépenses extrabudgétaires en l’absence d’une loi budgétaire, se trouve dans la même situation que lorsqu’il administre en vertu d’une loi de finance. Si l’absence d’une loi de finances demeurait donc sans conséquence pour ce type de dépenses, elle l’était aussi pour les recettes dans la mesure où, établies généralement par des lois permanentes, elles provenaient de sources indépendantes de l’autorisation budgétaire annuelle. Rejetant avec fermeté l’idée des partisans du droit d’autorisation parlementaire qui exigeaient le vote annuel d’une nouvelle loi d’exécution spéciale pour les lois permanentes, Laband soulignait que le Gouvernement se trouve, lorsqu’il effectue ces dépenses alors que la loi de finances n’a pas été approuvée, dans la même situation que lorsque leurs rendements ont été évalués dans ce plan de gestion qu’est le budget.
89Malgré les qualités juridiques de ces solutions, le juriste déplorait la stigmatisation dans laquelle les partisans de la théorie dominante avaient réduit les principes budgétaires dégagés par la pratique politique et dont il avait assuré la systématisation. Ceux-ci avaient été présentés comme constitutifs d’un véritable Anathem. Les sessions parlementaires, surtout les discours du député Simson et ceux de Lassalle, en avaient largement dénoncé le caractère « inconstitutionnel ». De même, si le règlement du conflit constitutionnel intervenu en 1866 avait impliqué que le gouvernement monarchique manifestât, dans le discours que la Couronne prononça au Landtag le 5 août 1866 pour obtenir le vote de la loi d’indemnité, son adhésion à cette « fausse conception théorique » (falsche theoretische Anschauung) selon laquelle la loi budgétaire est le seul et l’indispensable fondement légal de toutes les dépenses de l’État161, la réalité politique imposait, notait Laband, que l’exécutif dût l’observer et la suivre. C’est pourquoi, rejetant vertement le « cercle vicieux » que proposaient les partisans de la théorie inverse, Laband terminait son Budgetrecht en observant, dans ses toutes dernières lignes, que tout gouvernement qui devrait affronter la situation née de la non-approbation de la loi de finances avant le commencement de l’année budgétaire, se verrait « inéluctablement obligé, indépendamment de son orientation politique, d’écarter toutes les théories constitutionnelles pour faire siennes les mots judicieux [que le] comte von Bismarck-Schönhausen [formula lors de la session du Landtag du 27 janvier 1863] : "Ce qui est décisif pour le ministère, c’est la nécessité de faire exister l’État et de ne pas rester les bras croisés en attendant de voir ce qui se passera lorsqu’il faudra arrêter les caisses". »
90La doctrine labandienne postulait que loi de finances ne constituait donc pas le fondement légal des dépenses de l’État. Mais elle n’ignorait pas, bien au contraire, l’effet juridique spécifique qu’elle emportait. Celui-ci consiste « en ce que le Gouvernement est dégagé à l’avance de sa responsabilité, tant qu’il se tient dans les limites de la loi du budget, il en résulte, par une nécessité logique, que, en l’absence d’une loi du budget, cet effet ne cesse pas, c’est-à-dire que le Gouvernement n’est pas obligé de suspendre son activité administrative, mais qu’il exerce cette activité sous sa propre responsabilité162 ». Toutefois, en cas de gestion budgétaire en forme d’ordonnance, comme l’avait pratiquée Bismarck dans les années 1860, le Gouvernement est déchargé de sa responsabilité politique « au moyen d’un ordre de service, d’une instruction, d’un budget établi par ordonnance impériale ». Mais, est-ce à dire que la Couronne demeurait responsable de l’administration des dépenses réalisées en dehors de la loi de budget ? Et bien, le précédent de 1866 avait enseigné que le monarque pouvait être dégagé de sa responsabilité constitutionnelle vis-àvis des Chambres « par ces corps eux-mêmes163 ». Il faut donc, pour résoudre un tel conflit budgétaire, que les députés accordent au roi un bill d’indemnité pour l’administration des finances sans base légale. Cette autorisation ne saurait être, précisait Laband, le fait d’une « grâce » ou d’une « faveur » parlementaire (parlamentarischer Gnadenakt)164. En effet, les députés devaient se soumettre à l’obligation juridique d’autoriser, lorsqu’ils examinaient la gestion d’un ministère qui avait agi sans loi de finances, toutes les dépenses nécessaires, y compris les dépenses « discrétionnaires » ou « facultatives », lorsqu’elles avaient été justifiées par l’intérêt vital de l’État. Quant aux dépenses que le Parlement avait déjà approuvées de manière permanente, elles ne sauraient être ultérieurement supprimées de manière unilatérale sans l’accord du gouvernement. En résumé, il est à retenir que l’argumentation labandienne permettait aux juristes prussiens qui y avaient adhéré de conclure que le « refus du budget n’empêche de faire aucune espèce de recette. Quant aux dépenses, cela n’aura absolument aucun effet pour la plupart d’entre elles (dépenses se rattachant à des services établis par des lois), et, pour les autres, l’absence de l’assentiment des Chambres n’a pas d’effet immédiat, le Gouvernement, sous sa responsabilité, effectuera celles qu’il croira utiles. L’existence même de l’État pourrait être compromise si ces dépenses n’étaient pas effectuées. Le Landtag ne peut, par le refus du budget, mettre l’État en péril. En faisant des dépenses sans budget, le gouvernement ne fait qu’affirmer, sous sa responsabilité, que ces dépenses étaient nécessitées par l’intérêt de l’État. Pour dégager cette responsabilité, il lui suffira de faire après coup, devant les Chambres mieux informées, la preuve de cette nécessité et d’obtenir leur assentiment ultérieur165. » Laband avait de cette façon proposé une habile solution à tout conflit budgétaire qui viendrait à se poser nouvellement : sans nier le droit des députés de rejeter le budget, elle vidait simplement, en justifiant la poursuite par l’administration de la gestion financière, sans aucune base légale, l’essentiel du contenu de leurs pouvoirs budgétaires.
2. Principe monarchique, gouvernement parlementaire et droit budgétaire.
91Les conflits politiques opposant la représentation populaire au pouvoir absolu du monarque ont fomenté, selon les réponses qu’ils ont apportées aux questions du siège de la souveraineté dans l’État et de sa répartition entre ses divers organes, l’évolution des systèmes politiques vers le régime parlementaire ou bien évité, comme cela fut le cas dans l’Allemagne bismarckienne, la dérive parlementaire du régime en niant le pouvoir financier du Landtag. Jellinek énonçait, à juste titre, que « c’est davantage dans les États où le gouvernement monarchique est fort que se manifeste le dessein de la représentation populaire d’acquérir l’influence sur la direction de l’État par l’utilisation du récent droit budgétaire, pris dans le sens du droit médiéval de consentir à l’impôt, comme instrument de pression sur la Couronne et la monarchie166 ». Mais, au moment où s’exprimaient en Prusse les revendications politiques de l’opposition libérale sur la Couronne, la bourgeoisie allemande se montrait incapable « à contrôler véritablement ou suffisamment, à travers sa représentation, l’État allemand qui reste donc essentiellement, au sein des entités politiques particulières, l’État du monarque167 ». Ainsi le conflit budgétaire signifiait l’incapacité des milieux libéraux à imposer le régime parlementaire. Il était d’autant plus facile, afin d’éviter la modernisation de la monarchie allemande, de nier le droit budgétaire du Landtag, que la doctrine allemande admettait, contrairement à la position du droit public français où l’on considérait, depuis la Révolution de 1789, que le siège de la souveraineté résidait dans la nation, qu’il était parfaitement légitime de qualifier l’organe suprême de l’État de souverain. L’État prussien était ainsi d’abord fondé dans le monarque168. Au contraire, lorsque se posa la question de la souveraineté dans l’État, les publicistes français ont affirmé que le pouvoir de commander appartenait et qu’il devait appartenir à la nation. Ce qui est revenu à poser le principe de la souveraineté nationale169. Et l’idée révolutionnaire commandant, écrivait Barthélemy, que « la nation souveraine est une personnalité qui donne à un corps élu le mandat de vouloir à sa place », il en résulte que l’Assemblée parlementaire est « l’organe de la volonté nationale ». C’est donc l’idée de représentation nationale qui assure la primauté du Parlement. Cela signifie que « le Parlement est supérieur au Gouvernement » et qu’il est, en arrêtant le budget, « maître de la vie économique du pays170 ». Les Chambres y dominent pleinement le pouvoir exécutif. En cas de désaccord entre le Gouvernement et le Parlement, ce dernier est le « maître » et il est « certain que, devant la volonté arrêtée du Parlement, l’autorité exécutive est tenue de céder171 ».
92Le régime parlementaire permettait de prévenir les conflits budgétaires entre les pouvoirs législatif et exécutif et, le cas échéant, de les résoudre de manière apparemment plus facile et rapide que dans la deustche konstitutionelle Monarchie. Voilà pourquoi l’issue d’une telle crise entre le Parlement et le Gouvernement dépend de la nature du régime politique en question et notamment de la manière dont se pose la question de la souveraineté. Dans les pays à gouvernement parlementaire, c’est la nation souveraine qui possède le droit budgétaire. Mais dans les pays qui, à l’instar de la Prusse, ne pratiquaient pas une telle forme de gouvernement, le droit budgétaire n’appartient pas au peuple. Telle était l’idée qu’exprimait Stourm lorsqu’il observait que « le droit constitutionnel que possède la nation d’autoriser les recettes et les dépenses publiques ne découle pas de ce fait que ce sont ses membres qui paient. Sa justification repose sur une idée plus élevée : celle de la souveraineté. C’est uniquement parce que la souveraineté réside aujourd’hui dans la nation que celle-ci est devenue maîtresse d’autoriser les recettes et les dépenses publiques. Si la nation n’était pas souveraine, elle aurait beau payer, comme faisait la Prusse sous Napoléon, le droit budgétaire ne lui appartiendrait pas » car « la souveraineté appartenait à Napoléon et, dès lors, l’empereur [gérait les finances] de sa seule autorité172 ». Ce qui valait pour contribuables allemands soumis à la domination d’un maître étranger, lorsque Napoléon, vainqueur après Iéna en 1806 et 1807, administrait les finances publiques, s’appliquait aussi au peuple allemand lorsqu’il était dominé par son Herrscher, roi ou empereur.
93Il résulte des considérations précédentes que l’Allemagne politique du xixe siècle apparaissait bien à rebours de l’évolution constitutionnelle de l’Europe occidentale, où comme le rappelait Leroy-Beaulieu, l’ » ère moderne pour le budget » s’était ouverte en 1789 : l’adhésion solennelle de la France aux principes budgétaires déjà appliqués en Angleterre, en Hollande et aux États-Unis les avait fait triompher sur tout le continent173. L’évolution qu’avaient enregistrée ces pays faisait dire à Jellinek qu’une récusation totale du budget par le Parlement ne pouvait déboucher que sur deux issues possibles : le Gouvernement démissionne immédiatement ou de nouvelles élections conduisent le Gouvernement, soit à se renforcer, soit à se démettre174. C’est pourquoi le régime parlementaire semblait particulièrement enclin à éviter la gravité et la longévité d’un conflit tel que celui qui opposa les libéraux prussiens à la Couronne de 1861 à 1866. Un exemple emprunté à l’histoire parlementaire française suffit, lorsqu’on les compare au conflit prussien, pour s’en convaincre. En 1877, le cabinet de Broglie-Fourtou fut mis en minorité par les députés, mais il resta au pouvoir. Cette attitude de défiance incita la Chambre à refuser en bloc le budget et à ajourner le vote de la loi sur les contributions directes pour 1878. Après la dissolution de juin 1877, les élections d’octobre donnèrent une majorité hostile au ministère de Broglie-Fourtou. Le président Mac-Mahon prit ses ministres non pas parmi la majorité républicaine, mais en dehors des Chambres, dans le parti conservateur. En réaction, la Chambre des députés décida de refuser en bloc le budget jusqu’à ce que la loi constitutionnelle eût été respectée. Les députés ne faisaient donc qu’exercer, pour reprendre la formule de Stourm, la « contrepartie logique » de leur droit d’autoriser les recettes et les dépenses publiques175. Le Gouvernement dut alors reconnaître qu’il ne lui était plus possible de se maintenir et le président Mac-Mahon forma, le 15 décembre 1877, un cabinet dont les membres étaient issus du parti républicain176.
94Au fond, ces conflits financiers ne faisaient que mettre en évidence le remarquable enjeu de l’instrument budgétaire. La doctrine européenne, notamment française, s’était d’ailleurs évertuée à souligner le caractère éminemment politique de l’instrument budgétaire. Elle avait généralement admis le droit des parlements de ne pas voter le budget, le droit parlementaire de voter les recettes et les dépenses publiques impliquant par une « conséquence nécessaire » celui de ne pas les voter177. Il n’est donc guère surprenant que les députés libéraux aient tenté d’opposer un tel droit à la Couronne prussienne. D’autant que dans la Constitution prussienne de 1850, le droit budgétaire du Parlement avait semblé constituer « d’une manière encore plus efficace que le droit de participation de la représentation populaire à la législation, le véritable contrepoids au principe monarchique178 ». Ce fut toutefois en vain que l’opposition libérale tenta de parlementariser le régime par l’intermédiaire du budgetrecht. En toute logique, Laband opposait aux libéraux que « la nécessité d’établir le budget n’est pas la conséquence d’une certaine forme constitutionnelle ; elle n’est nullement caractéristique de la monarchie constitutionnelle ; elle n’est pas davantage une conquête du nouveau développement politique ; elle résulte de la grandeur et de l’importance de la gestion d’État179 ». Étant donné que la nécessité d’établir le budget existait bien avant l’adoption de la forme constitutionnelle de l’État, elle ne pouvait être l’objet d’une conquête pour les partisans de la parlementarisation de la monarchie allemande.
95À l’appui de son opinion prétendument « apolitique » du droit budgétaire, Laband ajoutait que « toute gestion importante exige que l’on établisse un plan de gestion et que l’on dresse un compte à des intervalles réguliers ; une évaluation préalable fait, par conséquent, partie des nécessités indispensables d’une gestion d’État bien organisée ». On comprend bien que cette préoccupation pour une « gestion d’État bien ordonnée » prétendait nier la dimension politique du budget. En affirmant le caractère apolitique de l’instrument budgétaire, Laband ne lui donnait qu’une justification pratique de prévision économique : « de même que tout chef de famille prévoyant, avant de se lancer dans une entreprise qui demande de grandes dépenses, doit s’efforcer d’évaluer ces dépenses, de même, on a, même longtemps avant l’adoption de la forme constitutionnelle de l’État, reconnu que l’établissement d’un budget d’État, comme évaluation préalable des frais de l’administration, de même que l’apurement et la vérification des comptes, constituait des nécessités indispensables d’une administration d’État bien conduite180 ». On comprend aussi que le droit budgétaire, comme le droit public en général, était, pour Laband, fondé dans le souverain, le Herrscher. De la même manière que le « bon père de famille prévoyant » devait établir le « plan de gestion » de ses affaires, le monarque devait-il arrêter seul le budget de l’État. Mais, la doctrine du Herrscher aurait renfermé, notamment en matière budgétaire, une « conception autoritaire » dont on a pu dire qu’elle était « désuète »181.
96Sans aller plus avant dans la critique de ses positions doctrinales et méthodologiques, retenons que ses adversaires ont principalement reproché au labandisme d’avoir pratiqué une véritable « cryptopolitisation » de la science juridique. Le dessein « cryptopolitique » que portait la systématisation du droit de l’État, visait, en figeant l’ordre juridique, à le soustraire à toute prétention critique énoncée du point de vue du droit et à éviter, de cette manière, toute possibilité de bouleversements politiques182. Or, la volonté de soumettre le R. Carré de Malberg (Contribution à la théorie générale de l’État, t. I., op. cit., p. 13) indiquait que la position adoptée par la littérature française, à l’opposé de cette doctrine du Herrscher, était « irréprochable ». Toutefois, L. Duguit (Traité de droit constitutionnel, t. I, E. de Boccard, Paris, 1927, p. 603, 608, 609 et suiv.) observait que la doctrine française « est un modèle de construction juridique. Si l’on admet le point de départ, la rigueur des déductions s’impose et plaît à l’esprit. Mais le point de départ (emprunté à Rousseau) est faux et toutes les déductions tombent par là même ». Duguit ajoutait que son « immense retentissement » dans le monde ainsi que l’action considérable qu’elle exerce depuis la période révolutionnaire ne prouvent point « que la doctrine qui fait de la nation personnifiée le titulaire originaire de la souveraineté soit scientifiquement exacte ». En effet, il faudrait, pour admettre que « les nations sont des personnalités susceptibles d’être des sujets de droit », « faire un acte de foi » auquel il se refusait. Droit budgétaire, puis l’ensemble du droit public, au « principe de la pureté de la dogmatique juridique », ne répondait qu’à un projet éminemment politique. C’est pour cette raison que le programme d’une science juridique purifiée de toutes « considérations politico-partisanes, ne serait qu’une "illusion", le "labandisme" n’étant que l’absolutisation de l’État bismarcko-wilhelminien183 ». À cet égard, la construction juridique que Laband opéra sur le droit budgétaire témoignait de la réalité de son entreprise scientifique. Appliquant, pour reprendre la formule critique de Schmitt, « l’art de l’interprétation exégétique au texte des dispositions des lois constitutionnelles184 », il se bornait à défendre des conceptions conformes aux idées politiques de l’Allemagne de Bismarck et de Guillaume Ier. D’ailleurs, Laband n’avait-il pas ouvertement confessé, lors de son jubilé célébré à Strasbourg en mai 1908, que le véritable auteur de son œuvre juridique, était tout simplement Bismarck, lui-même n’ayant fait que « mettre au net la structure juridique détaillée185 » ? Voilà pourquoi il terminait son manuel de droit budgétaire en citant le chancelier allemand dont il s’était justement évertué, au moyen d’une extraordinaire rigueur de pensée et d’un remarquable effort de construction juridique, à systématiser les interprétations politiques qu’il avait données au conflit budgétaire. La citation par laquelle Laband clôturait son Budgetrecht était précisément celle – nous l’avons déjà reproduite plus avant – que Bismarck avait prononcée au Landtag lors de la session du 27 janvier 1863. Expliquant que ce qui était déterminant pour le Gouvernement en matière financière tenait « à la nécessité de faire exister l’État et de ne pas rester les bras croisés », Bismarck avait effectivement déclaré que : « Für das Ministerium sei die Nothwendigkeit allein maßgebend daß der Staat existiren müsse, und daß man es nicht darauf ankommen lassen könne, was daraus werde, wenn mann die Kassen schließe »186.
Notes de bas de page
1 Paul Laband, « Das Budgetrecht nach den Bestimmungen der Preußischen Verfassungs-Urkunde unter Berücksichtigung der Verfassung des Norddeutschen Bundes », Zeitschrift für Gesetzgebung und Rechtspflege in Preussen, Guttentag, Berlin, 1871, p. 1.
2 Jacky Hummel, Le constitutionnalisme allemand (1814-1918) : le modèle allemand de la monarchie limitée, coll. Léviathan, PUF, Paris, 2002, p. 240.
3 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 239.
4 Gaston Jèze, Cours élémentaires de science des finances et de législation financière française, 5e éd., M. Giard & E. Brière, Paris, 1912, p. 56.
5 Paul Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, t. II, Guillaumin et Cie, Paris, 1888, p. 15.
6 Laband a ainsi réduit le politique au droit ou plutôt, pour reprendre la formule de F. Neumann (El Estado democrático y el Estado autoritario, Paidos, Buenos Aires, 1968, p. 164) transformé « les relations du pouvoir politique en relations de droit » par la dissolution du pouvoir dans le droit.
7 Paul Laband, Das Staatsrecht des deutschen Reiches, trad. fr., Le droit public de l’Empire allemand (Les finances de l’Empire allemand), t. VI, Giard & Brière, Paris, 1904, p. 266 et 267.
8 Norberto Bobbio, El problema del positivismo jurídico, trad. cast., E.U.B.A., Buenos Aires, 1965, p. 23.
9 Après avoir écrasé les soulèvements de 1848, Frédéric-Guillaume IV eut l’idée de réaliser une fédération monarchique formée par l’Empire d’Autriche et par l’Empire allemand et dont il serait le chef. Mais Frédéric-Guillaume ne put que constituer une union restreinte. Et après l’intervention de l’Autriche qui avait sommé la Prusse de dissoudre l’union nouvellement créée, il dut, en novembre 1850, renoncer à son projet d’union. Cet humiliant événement fut baptisé la « reculade d’Olmütz ».
10 Pierre Gaxotte, Histoire de l’Allemagne, Flammarion, Paris, 1975, p. 510.
11 Alvaro Rodríguez Bereijo, « Laband y el derecho presupuestario del Imperio alemán », in « P. Laband », El derecho presupuestario, vers. esp. de J. Zamit, I.E.F., Madrid, 1979, p. XXXI.
12 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand (1814-1918), op. cit., p. 241.
13 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand (1814-1918), op. cit., p. 241.
14 Joseph Barthélemy (« Les Théories royalistes dans la doctrine allemande contemporaine. Sur les rapports du Roi et des Chambres dans les Monarchies particulières de l’Empire », Revue du Droit Public, 1905, T. XXII, p. 718) racontait, au sujet de la distribution des drapeaux à 118 régiments nouvellement créés malgré le refus parlementaire des fonds nécessaires à leur entretien, que le ministre d’Auerswald, lorsqu’il demanda au général Manteuffel d’intervenir auprès de Guillaume Ier pour annuler cette litigieuse cérémonie, s’attira pour réponse la réplique suivante : « Je ne comprends pas du tout ce que me veut Votre Excellence. Sa Majesté m’a ordonné de faire mes dispositions en vue d’une solennité militaire. De votre côté, vous me dites qu’il faut y renoncer parce que, dans une maison de la place de Dœnhoff siégeait un certain nombre d’individus que vous dénommez Landtag et à qui cette cérémonie pourrait déplaire. Je me demande en quoi ces gens-là me regardent. Depuis que je suis général, je n’ai jamais reçu l’ordre d’aller prendre des instructions de ces gens-là. »
15 En ce sens, Barthélemy observait que « des articles à peu près quotidiens dans les journaux politiques, d’innombrables brochures, des séries de pamphlets, une quantité d’ouvrages à allures scientifiques se sont proposés de préserver l’Allemagne de ce fléau qui sévit dans l’ouest de l’Europe », « Les Théories royalistes… », op. cit., p. 718.
16 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 241.
17 En effet, si les Parlements accordaient une masse indistincte de crédit, les Gouvernements ne seraient guère liés. C’est pour cette raison que l’autorisation parlementaire est, depuis le début du xixe siècle, « spécialisée ». Cette spécialisation concerne à la fois le montant des crédits autorisés – spécialité du plafond – et la ventilation de ces crédits en sections de ministères ou en chapitres budgétaires – spécialité de la répartition. Voir sur ce sujet Jean-Claude Martinez et Pierre Di Malta, Droit budgétaire, 3e éd., Litec, Paris, 1999, p. 161 et 443.
18 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 243.
19 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 243.
20 P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, op. cit., p. 15.
21 P. Gaxotte, Histoire de l’Allemagne, op. cit., p. 510.
22 Olivier Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne (1800-1918), coll. Léviathan, PUF, Paris, 2005, p. 266.
23 P. Gaxotte, Histoire de l’Allemagne, op. cit., p. 510.
24 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 244.
25 Lassalle, qui fut, avant la rupture de leur relation, correspondant de Marx, organisa le mouvement ouvrier allemand avec la création, en 1863, de l’Association générale des travailleurs allemands (Allgemeiner deutscher Arbeiterverein), en vue de conquérir, en ralliant à sa cause l’opinion publique, le suffrage universel direct et égal.
26 Ferdinand Lassalle, Qué es una Constitución, Ariel, Barcelona, 2002, p. 165.
27 F. Lassalle, Qué es una Constitución, op. cit., p. 166.
28 Pour ce faire, il était nécessaire, énonçait Lassalle (Qué es una Constitución, op. cit., p. 152 et 155), de combattre le « voile de l’hypocrisie » qui couvrait la « pratique constitutionnelle » du cabinet bismarckien en le présentant « formellement devant le pays et le monde tel que ce qu’il est en réalité : comme un gouvernement absolu ».
29 Les trois autorités législatives étaient les deux Chambres et la Couronne.
30 Cité par J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 244.
31 Les discours de M. le prince de Bismarck, cité par P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, op. cit., p. 15 et 16.
32 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 246 ; A. R. Bereijo, « Laband y el derecho presupuestario del Imperio alemán », op. cit., p. XL.
33 J. Hummel (Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 245) cite du discours de Bismarck l’indication que « Les actes du Gouvernement [où les députés veulent] voir une violation de la Constitution, se sont faits au nom du roi ».
34 A. Rodríguez Bereijo, « Laband y el derecho presupuestario del Imperio alemán », op. cit., p. XXXV.
35 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 245.
36 Cité par P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, op. cit., p. 17.
37 Cité par P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, op. cit., p. 17.
38 Cité par P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, op. cit., p. 17.
39 A. R. Bereijo, « Laband y el derecho presupuestario del Imperio alemán », op. cit., p. XXXV.
40 Cité par J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 246.
41 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 246.
42 Arthur Chuquet, « Les mots de Bismarck (1851-1871) », Revue des Sciences Politiques, t. XLVII, 1924, p. 162. En réalité, l’auteur de cette dernière expression serait, à proprement parler, le comte de Schwerin, et non pas Bismarck. Le 13 mars 1863, le député répondit effectivement au chancelier, qui s’était absenté après son intervention, « que la harangue du ministre "aboutissait, en somme, à cette phrase, que la force prime le droit". Bismarck rentra peu après et protesta. Sur quoi, Schwerin répliqua qu’il avait dit simplement que cette phrase résumait le discours ». De cette manière, la phrase fut désormais attribuée à Bismarck et utilisée pour qualifier la pratique constitutionnelle qu’il avait adoptée à l’occasion du conflit budgétaire.
43 P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, op. cit., p. 17.
44 P. Leroy-Beaulieu (Traité de la science des finances, op. cit., p. 12) pensait de cette conception qu’elle « était singulièrement superficielle. La fixité des recettes est impossible à obtenir, puisque le montant des recettes ne dépend pas de la volonté du Gouvernement, qu’il est affecté par les crises commerciales, industrielles, politiques ou agricoles. Quant à la fixité des dépenses, elle serait, en principe, moins impossible à atteindre, si l’on avait un Gouvernement qui ne se proposât pas d’autre but, mais elle ne saurait être compatible avec les exigences variables des divers services publics ». L’évolution du moderne droit financier s’est d’ailleurs écartée d’une telle idée en rendant le contrôle parlementaire plus minutieux et plus fréquent, notamment par le principe de l’annualité des autorisations, même si dans le cas français, ces règles proclamées par la Constitution de 1791 restèrent sans application jusqu’à la Restauration.
45 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 247.
46 Cité par J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 247.
47 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 247.
48 Cité par J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 247.
49 A. Chuquet, « Les mots de Bismarck (1851-1871) », op. cit., p. 164.
50 P. Gaxotte, Histoire de l’Allemagne, op. cit., p. 513.
51 En 1864, Bismarck avait profité de la soudaine mort du roi de Danemark, Frédéric VII, et du problème successoral qui en résultait dans les duchés de Schleswig, Holstein et Lauenbourg pour entrer justement en guerre, aux côtés de l’Autriche, contre le Danemark. L’armée prussienne, dont les effectifs avaient été fortement augmentés depuis quatre ans et l’organisation remaniée en profondeur, rencontra un véritable succès militaire et occupa les duchés. La Prusse prit le Lauenbourg, le port de Kiel et l’administration du Schleswig, tandis que l’Autriche dut se contenter d’une modeste indemnité pécuniaire et de l’administration du Holstein. Cet accord de Gastein, qui partageait, en août 1865, des duchés, n’était que provisoire. Il devait laisser le temps à Bismarck d’achever ses préparatifs militaires et lui fournir, le moment venu, le prétexte de la rupture avec l’Autriche.
52 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 258.
53 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 258-259.
54 Le rapport d’une commission parlementaire créée pour enquêter sur cette affaire de ventes de biens nationaux sans autorisation de la représentation nationale souligna que ce contrat constituait une violation manifeste de la Constitution puisque le Gouvernement avait aliéné des biens d’État pour financer un éventuel conflit militaire.
55 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 258-259.
56 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 260.
57 Serge Berstein et Pierre Milza, L’Allemagne 1870-1991, 3e éd., Masson, Paris, 1992, p. 14 ; P. Gaxotte, Histoire de l’Allemagne, op. cit., p. 515 et 516.
58 L’enivrement des victoires militaires de la Prusse laissa même penser aux ultraconservateurs qu’ils pouvaient dissoudre le Landtag afin d’obtenir une « chambre introuvable », puis réviser la constitution prussienne de 1850, devenue inapplicable au royaume prussien tel qu’il avait été agrandi depuis la victoire de Sadowa. Cependant, le réalisme politique dont faisait preuve Bismarck fit qu’il s’y opposa et détourna le roi de tels projets. En réalité, la suspension puis la révision du texte constitutionnel, ainsi que l’humiliation de l’opposition du Landtag, aurait desservi les intérêts politiques prussiens. Il ne voulait pas non plus inciter le reste de l’Allemagne à combattre un système de gouvernement qu’elle n’aurait pas accepté puisqu’imposé par la Prusse. Le professeur Hummel (Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 261) cite ainsi le passage de ses Mémoires où Bismarck considérait qu’ » en suspendant et en révisant la Constitution, en humiliant l’opposition du Landtag », le Gouvernement aurait fourni « une arme puissante contre la Prusse dans les luttes probables de l’avenir ».
59 A. Chuquet, « Les mots de Bismarck (1851-1871) », op. cit., p. 164.
60 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 262.
61 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 263.
62 P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, op. cit., p. 18.
63 Ces députés n’entendaient pas se laisser abuser une nouvelle fois par Bismarck en renonçant aux sanctions parlementaires auxquelles s’était exposé le Gouvernement en arrêtant à plusieurs reprises le budget par la voie réglementaire. En effet, ainsi que l’explique le professeur Hummel (Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 264), « en sollicitant l’"indemnité", Bismarck n’abandonne pas la thèse selon laquelle le Gouvernement doit assurer la continuité de l’État dans les cas où la Constitution n’indique pas ce qui doit se passer en cas de rejet du budget par l’une des deux Chambres ».
64 P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, op. cit., p. 18.
65 René Stourm, Cours de finances. Le Budget, 7e éd., Librairie Félix Alcan, Paris, 1912, p. 23.
66 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 265. En effet, à la clôture de la session de 1866, une cinquantaine de députés libéraux, s’engagèrent à adopter une opposition « loyale » et promirent leur soutien à Bismarck sur la question nationale. Puis, en novembre 1866, ces députés formèrent le « parti national-libéral » qui constitua dès lors « une solide et fidèle base parlementaire » à Bismarck.
67 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 264.
68 F. Lassalle, Qu’est-ce qu’une constitution ?, op. cit., p. 60.
69 O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique…, op. cit. p. 187.
70 Walter Wilhelm, Zur juristischen Methodenlehre im 19. Jahrhundert, Klostermann, Francfort sur Main, 1958, trad. it. par P. L. Lucchini, Metodologia giuridica nel secolo XIX, Giuffré, Milan, 1974, p. 158 et 159.
71 Ibid., p. 160.
72 Jacky Hummel, Le constitutionnalisme allemand, op. cit., p. 253.
73 Georg Jellinek, Gesetz und Verordnung. Staatsrechtliche Untersuchungen auf rechtsgeschichtlicher und rechtsvergleichender Grundlage, Mohr, Fribourg, 1887, p. 303 à 307.
74 Paul Laband, Das Staastrecht des deutschen Reiches, t. VI, trad. fr., op. cit., p. 367.
75 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 1.
76 O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique…, op. cit., p. 187, et p. 194 : « il n’est donc pas exagéré de parler, comme on le fait habituellement, d’une véritable "école Gerber-Laband" ».
77 Karl von Gerber avait commencé ses études juridiques à l’Université de Leipzig où il suivit, entre autres, les enseignements de droit romain de Puchta – fondateur de la « jurisprudence des concepts » (Begriffsjurisprudenz) – puis il termina ses études à l’Université d’Heidelberg en 1843. Âgé de vingt-trois ans, il devint professeur de l’Université d’Iéna. Il poursuivit sa carrière universitaire à Erlangen, Tübingen, et de nouveau à Iéna. En 1863, il fut nommé à l’Université de Leipzig dont il a été recteur (1865-1867) puis doyen de la faculté de droit (1868-1871).
78 Juan Luis Requejo, Juristas Universales, t. III, (dir.) R. Domingo, Marcial Pons, Madrid/ Barcelone, 2004, p. 331 à 334.
79 O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique…, op. cit., p. 226.
80 Et si cette affirmation s’applique au droit tout entier, écrivait Gerber, c’est parce qu’il constitue « un système de libres possibilités de la volonté », cité par O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique…, op. cit., p. 214.
81 Cité par W. Wilhelm, Zur juristischen Methodenlehre im 19. Jahrhundert, trad. it., op. cit., p. 13.
82 Hermann Heller, « Die Krisis der Staatslehre », cité par O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique…, op. cit.,p. 187.
83 Paul-Marie Gaudemet, « Paul Laband et la doctrine française de droit public », R.D.P., 1989, n° 4, p. 960.
84 P.-M. Gaudemet, « Paul Laband et la doctrine française de droit public », op. cit., p. 960.
85 F. Velasco Caballero, Juristas Universales, t. III, op. cit., p. 461.
86 O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique…, op. cit., p. 190.
87 P.-M. Gaudemet, « Paul Laband et la doctrine française de droit public », op. cit., p. 961. Au sujet de ses consultations, Laband reconnut d’ailleurs qu’elles « étaient rémunérées d’une tout autre manière que l’essai théorique, même le plus érudit et le plus subtil, et cela, à notre époque capitaliste, n’était bien sûr pas à négliger », cité par O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne (1800-1918), op. cit., p. 191.
88 O. Jouanjan (Une histoire de la pensée juridique…, op. cit., p. 191) relate ainsi que la possibilité du départ de Laband déclencha à Strasbourg une « panique » telle, que le recteur, accompagné par ses collègues les plus éminents, le visitèrent afin de le supplier de refuser l’offre, puis l’emmenèrent chez le Statthalter. Et Laband déclara : « s’il souhaitait exprimer par un geste extérieur combien j’étais indispensable à l’Université, il lui était loisible d’aligner mon traitement sur celui des professeurs les mieux rémunérés (soit 13 500 marks) ; je ne considérais pas un tel geste sous son point de vue pécuniaire, mais comme un témoignage qui m’honorerait, mais je n’en fais aucunement une affaire de principe car je ne reste pas ici pour l’argent mais pour l’amour de l’Université ».
89 P. Laband, Das Budgetrecht nach den Bestimmungen der preußischen Verfassungs…, op. cit., p. 1.
90 Yan Thomas, Mommsen et l’Isolierung du droit (Rome, l’Allemagne et l’État), Paris, de Boccard, 1984, p. 18, cité par O. Jouanjan, « La volonté dans la science juridique allemande du xixe siècle… », O. Jouanjan, « La volonté dans la science juridique allemande du xixe siècle : Itinéraires d’un concept, entre droit romain et droit politique », in Droits (Revue française de théorie, de philosophie et de culture juridique), n° 28, 1998, p. 48.
91 Olivier Jouanjan, « La volonté dans la science juridique allemande du xixe siècle : Itinéraires d’un concept, entre droit romain et droit politique », op. cit., p. 48. Wilhelm (Zur juristischen Methodenlehre im 19. Jahrhundert, op. cit.) soulignait que le formalisme juridique labandien avait bien été le corollaire de l’historicisme antérieur.
92 Nous adaptons ici au droit des finances publiques l’expression que O. Jouanjan applique au droit public allemand de 1880 jusqu’aux débuts de Weimar (« Pandectisme du droit constitutionnel »), « La volonté dans la science juridique allemande du xixe siècle… », op. cit., p. 48.
93 Christoph Schönberger, Das Parlament im Anstaltsstaat, Klostermann, Francfort sur Main, 1997, p. 85, cité par O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique…, op. cit., p. 195.
94 O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique…, op. cit., p. 209.
95 O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique…, op. cit., p. 208.
96 Rudolf von Jhering, « Unsere Aufgabe », Jahrbücher für die Dogmatik des heutigen römischen und deutschen Privatrechts, t. I, 1857, p. 51 et 52.
97 Rudolf von Jhering, « Theorie der juristichen Technik », in Gest des römischen Rechts auf den verschiedenen Stufen seiner Entwincklung, op. cit., § XXXVIII à § XLI, p. 322 à 389.
98 R. von Jhering, « Theorie der juristichen Technik », op. cit., p. 209.
99 R. von Jhering, « Unsere Aufgabe », in Jahrbücher für die Dogmatik…, op. cit., p. 51 et 52.
100 Paul Laband, Das Staastrecht des deutschen Reiches, t. I, trad. fr., Giard & Brière, 1900, p. 4.
101 M.-F. Larnaude, « Préface » au Droit public de l’Empire allemand, t. I, Giard & Brière, Paris, 1900, IX.
102 P. Laband, Le droit public de l’Empire allemand, op. cit., t. I, p. 2, 3 et 4.
103 O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique…, op. cit., p. 229.
104 O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique…, op. cit., p. 229 et 230.
105 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 1.
106 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 1.
107 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 2.
108 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 2.
109 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 2.
110 Das Staastrecht des deutschen Reiches, trad. fr., op. cit., t. I, p. 2, 3 et 4.
111 Das Staastrecht des deutschen Reiches, trad. fr., op. cit., t. I, p. 5.
112 Das Staastrecht des deutschen Reiches, trad. fr., op. cit., t. I, p. 4.
113 O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique…, op. cit., p. 227.
114 O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique…, op. cit., p. 195, 196 et 224. Le professeur Jouanjan observe (p. 224) que l’ » on est loin d’un "positivisme (naïf) de la loi", et l’école participe bien plutôt de ce mouvement que Franz Wieacker appelle […] un "positivisme de la science juridique". Ce "positivisme" est un conceptualisme, Begriffsjurisprudenz, mais un conceptualisme dur, un essentialisme. »
115 Heinrich Triepel, Staatsrecht und Politik, Berlin, 1927, trad. esp. par J. Carro, Civitas, Madrid, 1974, p. 39.
116 P. Laband, Das Staastrecht des deutschen Reiches, trad. fr., op. cit., t. VI, p. 357 à 397.
117 Émile Bouvier et Gaston Jèze, « La véritable notion de la loi et la loi annuelle de finances », Revue critique de législation et de jurisprudence, t. XXVI, n° 1, janvier 1897, p. 381 à 574.
118 P. Laband, Das Budgetrecht nach den Bestimmungen der preußischen Verfassungs…, op. cit., p. 3.
119 Raymond Carré de Malberg (Contribution à la théorie générale de l’État, t. I, Sirey, Paris, 1920, p. 303), commentant les considérations rationnelles par lesquelles Laband justifiait l’identification la loi matérielle avec la règle de droit, observait que « personne ne peut-être tenu juridiquement envers soi-même, personne ne peut se créer à soi-même du droit ».
120 Kant, se demandant dans ses Principes de la métaphysique de la doctrine du droit (« Introduction à la doctrine du droit », Métaphysique des mœurs, t. II, GF Flammarion, Paris, 1994, p. 16 et 17) ce qu’est le droit, répondait effectivement que « Le concept du droit, dans la mesure où il se rapporte à une obligation qui lui correspond, c’est-à-dire le concept moral de droit, premièrement ne concerne que le rapport extérieur et, plus précisément, pratique d’une personne à une autre, en tant que leurs actions peuvent, comme facta, avoir une influence les unes sur les autres, immédiatement ou médiatement. […] Le droit est donc l’ensemble conceptuel des conditions sous lesquelles l’arbitre de l’un peut être concilié avec l’arbitre de l’autre. » Rousseau (Du contrat social, GF Flammarion, Paris, 1966, livre III, chap. V, p. 108 et 109) avait aussi distingué, dans ce même sens, « deux volontés générales, l’une par rapport à tous les citoyens, l’autre seulement pour les membres de l’Administration ».
121 P. Laband, Das Staastrecht des deutschen Reiches, trad. fr., op. cit., t. VI, p. 289.
122 P. Laband, Das Staastrecht des deutschen Reiches, trad. fr., op. cit., t. VI, p. 268.
123 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 13. Il résultait aussi de son caractère de « plan de gestion » de l’administration, que le budget devait être souple et non rigide, de sorte que les non-respects ou dépassements de certaines de ses dispositions et prévisions ne constituaient pas nécessairement des infractions juridiques. En ce sens, Laband notait (Das Staastrecht des deutschen Reiches, trad. fr., op. cit., t. VI., p. 295) que « le budget ne peut jamais être établi de telle façon qu’on ne puisse, en général, jamais s’en écarter. Comme il se rapporte à l’avenir, il ne peut être établi qu’avec la certitude que comportent la prévision ou la prédétermination de l’avenir […]. Le budget ne doit nullement être un moule dans lequel sera coulée l’administration ; c’est simplement un programme désigné d’avance à l’administration. »
124 P. Laband, Das Staastrecht des deutschen Reiches, trad. fr., op. cit., t. VI, p. 268.
125 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 11.
126 A. R. Bereijo, « Laband y el derecho presupuestario… », op. cit., p. LVII et LVIII.
127 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 22. Jellinek (Gesetz und Verordnung, op. cit., p. 289 à 293) a même radicalisé cette idée en considérant que l’approbation du budget ne constituait pas un droit mais un devoir parlementaire.
128 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 19.
129 P. Laband, Das Staastrecht des deutschen Reiches, trad. fr., op. cit., t. VI, p. 291.
130 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 75.
131 Alors même que Otto Mayer (Deutsches Verwaltungsrecht, Leipzig, 1895, trad. fr., Le droit administratif allemand, V. Giard & E. Brière, Paris, 1904, t. II, p. 186) fit sienne l’idée de Laband en indiquant que l’approbation de la loi du budget, c’est-à-dire « d’un compte, un devis, un plan », est « d’abord une constatation et une attestation de la nécessité des dépenses qui y sont portées ; elle a pour effet juridique de décharger d’avance le Gouvernement de sa responsabilité matérielle vis-àvis de la représentation nationale », il ajoutait que cette constatation préalable était une « condition de forme imposée par la Constitution vis-à-vis de la représentation nationale », de sorte que le cabinet « lèse le droit de cette dernière et se rend responsable vis-à-vis d’elle, quand il veut procéder à la gestion financière sans cette constatation préalable ou en dehors d’elle ». Au contraire, un autre auteur, Bornhak, reprit la doctrine labandienne pour affirmer qu’en cas de non-approbation de la loi de budget « les autorités auront à apprécier et à décider souverainement quelles dépenses dans l’intérêt de l’État elles ont à faire ou à ne pas faire ». Mayer (ibid.) jugeait néanmoins que « cette doctrine est évidemment insuffisante [car] le droit budgétaire […] a un caractère plus sérieux ».
132 O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique…, op. cit., p. 273.
133 Par exemple, la doctrine publiciste européenne a appliqué le critère de cette théorie pour déterminer la nature juridique des actes de clémence. En France, Barthélemy niait la nature législative de l’amnistie. Il s’opposa, en qualifiant cette mesure d’ » acte gouvernemental », à Jèze qui concevait l’amnistie comme une « loi proprement dite » et à Duguit pour qui l’amnistie constituait une « loi au point de vue matériel ». Voir notre étude, « La clémence et la pensée publiciste (fin xixe s. – début xxe s.) : étude de doctrine comparée », in La Faveur et le Droit, dir. G. J. Guglielmi, CERSA/Université Panthéon-Assas (colloque des 27 et 28 juin 2008).
134 Dietrich Jesch, Ley y Administración, trad. cast., I.E.Ades, Madrid, 1978, p. 26 à 30.
135 R. Carré de Malberg (Contribution à la théorie générale de l’État, op. cit., t. I, p. 315 et 316) relevait effectivement que « le domaine de la législation matérielle, c’est celui qui relève de la compétence du Parlement. En sens inverse, toute décision, prescription ou réglementation, qui ne concerne pas les sujets ou qui se tient dans les limites de l’ordre juridique individuel en vigueur, ne fait plus partie du domaine de la législation, elle n’est plus matière de la loi. Étant donné en effet que le monarque a conservé pour lui seul tous les pouvoirs qu’il ne s’est pas enlevés par la Constitution, il résulte de l’interprétation donnée en Allemagne à l’article 62 de la Constitution prussienne […] que les décisions ou règles de cette seconde espèce peuvent être édictées par le monarque agissant, de sa seule volonté, par voie d’ordonnance et sans intervention des Chambres. C’est ici la partie de son ancien pouvoir législatif que le roi continue de posséder et d’exercer de façon exclusive. Que si, en fait, des prescriptions de cette seconde sorte sont émises en forme législative avec le concours des Chambres, la loi ainsi créée ne constituera qu’une loi formelle, c’est-à-dire une loi qui porte sur une matière non législative en soi. On voit par là que la théorie des lois matérielles et formelles est née en Allemagne de l’évolution du droit monarchique propre à ce pays : elle se rattache intimement à cette évolution et ne s’explique que par elle. »
136 D. Jesch, Ley y Administración, op. cit.
137 Louis Trotabas, Institutions financières, Dalloz, Paris, 1956, p. 45. Jèze (Cours élémentaires de science des finances et de législation financière française, op. cit., p. 51) écrivait aussi qu’ » étant donné l’importance politique du pouvoir budgétaire, il n’y a pas lieu de s’étonner si, autour des questions budgétaires, se sont livrées les plus rudes batailles entre l’exécutif et les législateurs ».
138 J.-C. Martinez et P. Di Malta, Droit budgétaire, op. cit., p. 158.
139 Cf. R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, t. 1, op. cit., p. 86-87.
140 P. Laband, Le droit public de l’Empire allemand, op. cit., t. VI, p. 311.
141 P. Laband, Le droit public de l’Empire allemand, op. cit., t. VI, p. 313.
142 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 2.
143 P. Laband, Le droit public de l’Empire allemand, op. cit., t. VI, p. 310 et 311.
144 Les partisans d’une telle doctrine invoquaient l’article 109 de la Constitution selon lequel « les impôts et taxes existants continuent d’êtres perçus tant qu’une loi ne les a pas changés ». D’autres se rattachaient à l’idée qu’une administration sans finances publiques était impossible, de sorte que l’État prussien ne pouvait raisonnablement s’arrêter de fonctionner sans porter préjudices à ses intérêts les plus fondamentaux.
145 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand, op. cit., p. 249.
146 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 75. On note bien ici, comme le relève le professeur Jouanjan (Une histoire de la pensée juridique…, op. cit., p. 207 et 208), la marque de ce que Kuntze nommait le « tournant » décisif dans l’évolution de la science juridique allemande et qui se devait, non seulement, à l’accomplissement de l’école romaniste dans les œuvres systématiques de Puchta et Windscheid, mais aussi la « profonde crise » de l’esprit allemand et de la philosophie allemande, puisque, à partir des années 1840, après la mort d’Hegel, se produisit une brutale rupture avec l’idéalisme qui s’effaça au profit d’une « vision naturaliste du monde ». Comme réaction à ce que Kuntze appelait la spiritualistik, « un scientisme positivisme » pénétra alors la science juridique. Ainsi que l’explique le professeur Jouanjan, il s’agit d’une « modification de l’école historique qui en accentue le conceptualisme et le formalisme, tout en relativisant la dimension historique du droit ». Dès lors, l’on comprend pourquoi, dans les années 1860, Laband ne cherchait pas la solution du conflit budgétaire dans le modèle de la « science historique » ou « dans les sciences de l’esprit », mais dans celui qu’avaient déjà privilégié Gerber, Ihering et Windscheid, c’est-à-dire le modèle des sciences physiques, naturelles et mathématiques où il faut procéder par formalisation, déduction, systématisation et construction.
147 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 76.
148 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 76. Ce passage est également reproduit, mais sans les avertissements méthodologiques qui le précèdent dans le Budgetrecht, dans Le droit public de l’Empire allemand, op. cit., t. VI, p. 314.
149 P. Laband, Le droit public de l’Empire allemand, op. cit., t. VI, p. 314.
150 Laband citait (Das Budgetrecht…, op. cit., p. 76) les auteurs suivants : « von Rönne dans ses Staatsrecht der Preussischen Monarchie […], Zachariä dans ses Deutsches Staatsrecht […] et même Fricker, dont l’essai [« Steuerbewilligung und Finanzgesetz »] tant de fois cité repose sur d’exacts critères et appartient à la meilleure littérature allemande sur le droit budgétaire, a cru devoir donner raison à von Rönne, car il ne voit pas le double sens que le mot "loi" a dans la Constitution prussienne ».
151 P. Laband, Le droit public de l’Empire allemand, op. cit., t. VI, p. 314.
152 P. Laband, Le droit public de l’Empire allemand, op. cit., t. VI, p. 314, et Das Budgetrecht…, op. cit., p. 76.
153 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 80.
154 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 81.
155 Laband (Das Budgetrecht…, op. cit., p. 82) indiquait que ce texte énonçait que : « 1° Les dépenses de l’administration ordinaire qui ont été reprises, sans aucune variation, du dernier budget légalement établi par le nouveau projet de budget, peuvent être directement effectuées sans qu’il soit besoin d’en démontrer spécialement leur nécessité. 2° Toutes les autres dépenses figurant provisoirement dans le nouveau projet de budget, à savoir : les augmentations de frais de l’administration ordinaire et toutes celles destinées à la satisfaction des nécessités extraordinaires, pourront être consignées seulement lorsqu’il existe une obligation juridique de paiement ou lorsque le chef de l’Administration, juge qu’il n’est pas possible d’omettre la dépense sans mettre en danger le fonctionnement ordonné de l’Administration ou d’autres intérêts importants de l’État (wichtige Staats-Interessen). » En 1860, le ministre des Finances von Ratow précisa le sens de la résolution en formulant que « seront maintenues les dépenses autorisées de manière permanente ; les charges considérées comme nécessaires, par exemple, se gèrent dans un premier temps tout au plus par délégation, mais ne sont pas définitivement couvertes ; les dépenses extraordinaires, en revanche, ne peuvent se réaliser sans être préalablement autorisées ». Pour Laband, de tels principes « répondaient non seulement à d’inévitables nécessités pratiques, mais aussi, et essentiellement, aux principes théoriques qui dérivent de l’authentique nature du droit budgétaire ».
156 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 82. Voir aussi, sur cette question, l’étude de P. Amselek, « Peut-il y avoir un État sans finances ? », Revue de droit public, 1983, p. 267 à 283. Voir également la réfutation de la thèse d’un État sans finances publiques par J. Buisson, « Impôt et souveraineté », in L’impôt, Archives de philosophie du droit, Dalloz, Paris, 2002, p. 27 et 28.
157 Il s’agissait des obligations pécuniaires du fisc valablement constituées, des dépenses d’administration, des frais personnels et réels des autorités légitimement constituées et des frais d’entretien des établissements publics.
158 P. Laband, Le droit public de l’Empire allemand, op. cit., t. VI, p. 316 et 317.
159 P. Laband, Le droit public de l’Empire allemand, op. cit., t. VI, p. 318 et 319.
160 P. Laband, Le droit public de l’Empire allemand, op. cit., t. VI, p. 320.
161 Laband (Das Budgetrecht…, op. cit., p. 83) regrettait que l’adhésion à cette théorie ait incité, durant la législature 1866-1867, les commissaires du gouvernement Mölle et Wollny, tous deux étant membres du Conseil suprême des finances, à déclarer, le 25 janvier 1867, devant les députés que « le gouvernement du roi a abandonné le point de vue exprimé dans la résolution ministérielle du 16 décembre 1850 ».
162 Laband (Le droit public de l’Empire allemand, op. cit., t. VI, p. 314 et 315) précisait bien qu’il s’agissait ici « de la responsabilité dans le sens constitutionnel du mot », c’est-à-dire de la responsabilité du chancelier de l’Empire vis-à-vis des Chambres, la responsabilité civile ou pénale des fonctionnaires, soumise à des conditions particulières, n’ayant rien de commun avec la loi de finances.
163 P. Laband, Le droit public de l’Empire allemand, op. cit., t. VI, p. 314 et 315.
164 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 81.
165 G. Jèze, Cours élémentaires de science des finances et de législation financière française, op. cit., p. 56.
166 G. Jellinek, Gesetz und Verordnung, op. cit., p. 167 et 168.
167 O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique…, op. cit., p. 272 et 273.
168 Carré de Malberg (Contribution à la théorie générale de l’État, op. cit., t. I, p. 86.) avait observé que « les Allemands ont à leur service trois termes correspondant aux trois notions distinctes que la littérature française confond sous l’expression unique de souveraineté ». Aussi, à côté des vocables de Souveränität – la puissance étatique considérée dans son absolue indépendance – et de Staatsgewalt – la puissance de l’État lorsqu’elle consiste en pouvoirs effectifs –, la doctrine germanique désignait le monarque à l’aide du mot Herrscher.
169 Joseph Barthélemy, Précis de droit constitutionnel, 3e éd., Dalloz, Paris, 1936, p. 56.
170 J. Barthélemy, Précis de droit constitutionnel, op. cit., p. 204 et 205.
171 Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Sirey, Paris, 1922, t. II, p. 107 et 108.
172 R. Stourm, Le Budget, op. cit., p. 6.
173 P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, op. cit., t. II, p. 11, 14 et 15.
174 A. R. Bereijo, « Laband y el derecho presupuestario del Imperio alemán », op. cit., p. LXIV.
175 Stourm (Le Budget, op. cit., p. 378) considérait que « le droit d’autoriser ne saurait se concevoir sans sa contrepartie logique, le droit de ne pas autoriser. L’un, à défaut de l’autre, perdrait toute valeur, toute signification même. » C’est aussi ce que rappela Laboulaye (« Discours au Sénat », cité par R. Stourm, ibid.) lorsque, dans son discours au Sénat du 18 décembre 1877, il indiqua, au sujet du refus du budget, que la Chambre « peut être amenée, dans certaines circonstances, à se retrancher dans son droit, que la Constitution reconnaît ».
176 G. Jèze, Cours élémentaires de science des finances et de législation financière française, op. cit., p. 55 et 56. Il est tout aussi significatif que la crise constitutionnelle du 16 mai 1877 qui secoua la IIIe République française, se soit soldée par la fameuse Constitution Grévy. Rappelons que cette interprétation, en rupture totale avec l’esprit des lois de 1875, opérait l’effacement du président de la République puisque son titulaire déclara au Parlement, en 1879, qu’il n’entrerait jamais en lutte contre la volonté nationale exprimée par ses organes constitutionnels. Il en résulta une véritable primauté du Parlement. Bien plus encore, une sorte de régime d’assemblée s’institua, consacrant ainsi dans les faits la souveraineté parlementaire dont on sait qu’elle a considérablement pesé sur les institutions politiques de la IIIe République et même encore sur celles de la IVe République. Voir J. Barthélemy, Précis de droit constitutionnel, op. cit., p. 322.
177 R. Stourm, Le Budget, op. cit., p. 375.
178 J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand…, op. cit., p. 240.
179 P. Laband, Das Staastrecht des deutschen Reiches, trad. fr., op. cit., t. VI., p 266 et 267.
180 P. Laband, Das Staastrecht des deutschen Reiches, trad. fr., op. cit., t. VI., p 266 et 267.
181 P.-M. Gaudemet, « Paul Laband et la doctrine française de droit public », op. cit., p. 971.
182 O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique…, op. cit., p. 195 et 230.
183 O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique…, op. cit., p. 195 et 230.
184 C. Schmitt, Verfassungslehre, Duncker & Humblot, 1928, trad. fr. par L. Deroche, Théorie de la Constitution, PUF, Paris, 1993, p. 135
185 Strassburger Neuste Nachrichten, 1er mai-4 mai-16 mai 1908, cité par P.-M. Gaudemet, « Paul Laband… », op. cit., p. 962 et 963.
186 P. Laband, Das Budgetrecht…, op. cit., p. 83.
Auteur
ATER à l’Université Panthéon-Assas Paris II, Renaud Bourget prépare une thèse de droit public sur l’histoire de l’élaboration conceptuelle et de la systématisation du droit fiscal parmi la science juridique européenne et latino-américaine.
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