Leçon 17
p. 369-393
Texte intégral
[Les résultats (suite)]
Des résultats globaux
1Au cours des précédentes leçons, j’ai procédé à un examen des résultats obtenus dans l’exécution du Plan pour les secteurs principaux de la production nationale. Avant de rechercher les causes des déceptions enregistrées, je voudrais procéder à une mise au point d’ensemble concernant le véritable objet de grandeur des réalisations obtenues. Des indications que je vous ai données, vous pourriez tirer l’impression, au premier abord, que les objectifs du Plan ont été atteints en moyenne dans la proportion d’environ 75 ou 80 %, et que grosso modo ces réalisations ont été réalisées moyennant un volume de dépenses d’investissement, certes difficile à apprécier parce que le franc a vu son pouvoir d’achat se détériorer dans l’intervalle, mais que l’on peut supposer dans l’ensemble sensiblement supérieur à ce qui avait été prévu à l’origine. La première impression, je le répète, c’est que moyennant une dépense un peu plus élevée que ce qui avait été envisagé, on a réalisé à peu près 75 ou 80 % des objectifs.
2Ces indications appellent une observation très importante, et un exemple vous fera tout de suite comprendre ce que je veux dire.
3Il s’agissait, en 1946 par exemple, de faire progresser rapidement la production française de charbon. Le Plan envisageait de faire passer la production de charbon de 50 millions de tonnes en 1946 à 62 millions de tonnes en 1949. C’est pour que la production nouvelle pût faire ce bond en avant de 12 millions de tonnes qu’un ensemble de travaux de modernisation et d’équipement étaient prévus. Les travaux et l’effort nécessaire pour maintenir la production au rythme de 50 millions de tonnes ne ressortissaient pas du Plan de modernisation et d’équipement, mais simplement des programmes ordinaires d’entretien et d’exploitation. L’objet du Plan n’était pas de maintenir le niveau de la production, mais de provoquer un progrès. L’objectif du Plan, à vrai dire, n’est pas le niveau de progrès escompté, mais le progrès qu’il consacre par rapport au point de départ. Dans le domaine considéré, le but du Plan était donc de porter la production de 50 millions de tonnes à 62 millions de tonnes.
4Or, en 1949, la production a été non pas de 62 millions, mais de 55 millions de tonnes. Par suite, ce sont les chiffres de 3 millions et de 12 millions de tonnes qu’il convient de comparer ; cela fait ressortir une réalisation de 25 %. Quand vous consultez les publications officielles, vous constatez qu’en général on y compare la production obtenue, soit 53 millions de tonnes, et ce que l’on espérait réaliser, soit 62 millions. On en conclut que nous avons réalisé 85 % de l’objectif visé. Or, c’est une vue inexacte des choses, car ce qu’il faut mettre en rapport des dépenses d’investissement réalisées (c’est-à-dire de la restriction imposée à la consommation nationale), c’est le progrès réalisé. En conséquence, pour les houillères, en face des sommes dépensées qui s’élèvent à 129 % des sommes prévues, on a atteint seulement 25 % des objectifs. Ce rapprochement donne beaucoup à réfléchir.
5Les calculs, rectifiés de cette façon, conduisent à des conclusions qui peuvent se résumer ainsi :
dans les houillères, ainsi qu’il vient d’être dit, les progrès de la production d’ores et déjà manifestés en 1949 ne sont que 25 % de ceux qui étaient escomptés ; les progrès dans la construction des logements pour les mineurs sont de 65 % ; ceux de la productivité dans les charbonnages s’élèvent seulement à 25 % ;
pour les carburants, l’avance réalisée dépasse les objectifs primitifs, puisque nous avons atteint 174 % des prévisions ;
mais pour l’électricité, les progrès ne dépassent pas 60 % ;
pour la sidérurgie, 67 % ;
pour le ciment, 38 % (proportion particulièrement basse) ;
dans la consommation des engrais, les chiffres sont également très médiocres :
18 % pour l’azote,
14 % pour la potasse ;
l’avance réalisée est variable dans le secteur textile, allant de 83 % pour les filés de laine à 40 % pour la rayonne ;
elle est médiocre pour les transports :
6 % dans la batellerie,
33 % pour la SNCF,
55 % pour les routiers ;
elle est inégale dans le domaine agricole :
70 % pour le blé,
57 % pour le lait.
6En définitive, de 1947 à 1950, le Plan n’a atteint des objectifs que dans une proportion voisine de 50 %, et souvent même inférieure à 50 % ; cette constatation est d’autant plus grave que, dans la plupart des pays européens, des deux côtés du rideau de fer, on a généralement réalisé les programmes prévus ; certains pays les ont même sensiblement dépassés.
7Or, je tiens à rappeler encore une fois ici que la période d’exécution du Plan qui s’est écoulée jusqu’au 1er janvier dernier a bénéficié d’une série de circonstances favorables qui n’étaient pas prévues en 1946 :
tout d’abord, le plan Marshall et l’approvisionnement en matières premières et en équipement qu’il a fourni ;
ensuite, l’incorporation de la Sarre dans l’économie française, avec son potentiel élevé en matières charbonnière et industrielle ;
en troisième lieu, et sauf en 1947, des circonstances atmosphériques constamment favorables.
8À ce sujet, il me reste à vous donner une dernière indication qui a une grande importance au point de vue du Plan : l’évolution de l’emploi.
9Dans l’ensemble du pays, le nombre de salariés ayant un emploi a augmenté par rapport à 1938 dans la même mesure (j’appelle votre attention sur ce rapprochement) que les effectifs occupés par les industries fournissant des biens d’équipement et par celles qui en déterminent directement l’activité (la production des métaux, industries mécaniques et électriques, bâtiment, travaux publics, matériaux de construction).
10Ces industries dans lesquelles le volume de l’emploi a considérablement progressé sont aussi celles où la durée du travail a le plus augmenté. Cela montre bien que c’est l’effort d’investissement qui a entraîné, qui a remorqué l’ensemble de l’économie nationale et qui en a soutenu le mouvement progressif.
11La population active étant demeurée stationnaire par rapport à l’avant-guerre, l’accroissement du nombre de salariés dans les industries de base a permis de résorber le chômage qui existait en 1938. Il y avait à peu près 400 000 chômeurs en 1938, et il y a à peu près 400 000 ouvriers ou employés de plus aujourd’hui dans les secteurs des industries fournissant des biens d’équipement ou travaillant directement avec elles.
12Ces indications concernant le gonflement de l’emploi sont satisfaisantes au premier abord ; toutefois, ces indications s’expliquent en partie par les progrès encore lents de la productivité. L’industrie française a produit en 1949 à peu près 20 % de plus qu’en 1938, mais avec des effectifs d’environ 106 % et une durée de travail d’environ 113 %. Il y a 6 % de travailleurs de plus et la durée du travail est majorée par rapport à l’avant-guerre de 13 %. Comme la production totale s’est trouvée majorée de 20 %, on peut dire que la productivité en 1949 a seulement rejoint son niveau d’avant-guerre, lequel était bas.
13Dans la mesure où la productivité s’améliorera, il doit en résulter un moindre besoin de main-d’œuvre ; et cela n’est pas sans rapport avec le léger accroissement du nombre de chômeurs qui a été observé au cours de l’année dernière.
Causes des différences observées entre les objectifs et les résultats
14J’en viens à la recherche des causes des différences que nous avons constatées entre les objectifs, d’une part, et les résultats obtenus, d’autre part. Ces causes sont de diverses sortes ; je parlerai d’abord des causes inhérentes au Plan lui‑même.
Causes inhérentes au Plan
15Les erreurs de calcul commises dans la détermination des objectifs sont imputables au Plan lui-même, et elles procèdent généralement de défauts d’organisation administrative, ou plutôt gouvernementale. L’adoption du principe de la planification de l’économie n’a pas modifié, ou a peu modifié, la structure administrative française. Il n’a pas été introduit de nouvelles hiérarchies entre les ministères ; les tâches respectives sont demeurées les mêmes et il n’en a pas été défini de nouvelles en dehors de l’obligation générale et vague d’assurer l’exécution du Plan ; je reviendrai tout à l’heure sur ce point plus longuement.
16Le commissariat général au Plan est le seul service nouveau. L’exécution proprement dite du Plan a été laissée aux diverses administrations existantes, sans qu’aient été assignés aux services de conception et aux services d’exécution les devoirs réciproques qui eussent été les bases d’une liaison véritablement efficace. L’absence ou l’insuffisance de lien entre les services chargés de l’élaboration du Plan et ceux responsables de l’exécution a entraîné aussitôt des conséquences très importantes en ce qui concerne la substance du Plan et, par la suite, en ce qui concerne son évolution.
17Livrés à eux-mêmes, souvent peu avertis des difficultés pratiques d’exécution, le commissariat général et les commissions de modernisation ont été dominés à l’origine par le souci de présenter rapidement un plan capable de rallier l’adhésion de tous les intéressés et de séduire l’opinion, ce qui était en effet souhaitable, mais n’était pas suffisant. De ce fait, certaines qualités essentielles allaient manquer au Plan. J’énumérerai successivement un certain nombre d’erreurs qui en sont résultées :
la connaissance insuffisante des données de base du Plan ;
l’optimisme excessif des objectifs ;
l’inadaptation de l’organisation administrative et politique aux besoins de la planification et à son exécution.
Connaissance insuffisante des données de base du Plan
18Pressé par le temps, le commissariat général au Plan a commencé des travaux sans disposer des bases essentielles sur lesquelles il était nécessaire d’asseoir un plan véritable. L’état de la documentation économique, notamment les statistiques, ne permettait pas une évaluation suffisamment précise des ressources et des besoins. La logique eût conduit à effectuer un certain nombre de travaux préparatoires (par exemple, s’assurer de statistiques meilleures avant de s’attaquer à l’élaboration du Plan), mais il faut convenir que cet ordre logique aurait été inévitablement très long et que l’on ne pouvait pas attendre. Néanmoins, on peut regretter que beaucoup de temps se soit écoulé avant que l’on essaie de remédier à certaines des lacunes initiales, peut-être inévitables, en 1946.
19Dans l’intervalle, manquant de ces informations de base et d’éléments statistiques essentiels, on a été inévitablement amené à prendre certaines bases de calcul fort contestables : tantôt on adoptait la base de l’année 1938, à laquelle on attribuait un sens, une signification qu’elle n’avait pas ; tantôt on prenait pour base de calcul la situation du moment, c’est-à-dire 1945-1946, ce qui n’avait très souvent qu’une signification tout aussi limitée. Cela a donc créé l’illusion d’un besoin anormal de moyens de transport ; en effet, la pénurie engendrait des déplacements supplémentaires de marchandises qui devaient disparaître assez vite.
20Fait plus grave, qui découle des mêmes causes, du manque de perspectives générales, il fallut que l’inflation prît une tournure véritablement dramatique pour que le commissariat général au Plan s’avisât qu’elle « avait constitué pendant le premier trimestre de 1947, et menaçait de constituer davantage encore pendant le second, un obstacle essentiel à la réalisation intégrale ordonnée et saine du Plan ». Cette phrase est extraite d’un rapport du commissariat général au Plan qui date de l’hiver 1947-1948. Jusque-là, le commissariat, exclusivement attaché aux problèmes purement économiques – plus spécialement les problèmes de la production –, ne s’était guère intéressé aux conditions financières de succès du Plan ni à la nécessité de juguler l’inflation. C’est quelque temps plus tard que le commissariat général au Plan préconisa la création d’une commission du Bilan national ayant pour mission de chiffrer les perspectives des ressources et des besoins pour 1948. Ces préoccupations avaient été négligées jusque‑là.
21Il semble aussi que le commissariat général au Plan n’ait pas disposé du temps nécessaire pour se rendre compte exactement des moyens d’exécution dont disposaient les administrations. La réalisation du Plan supposait non seulement un système capable d’assurer l’équilibre financier, mais aussi l’existence de mécanismes efficaces et respectés en matière de répartition. Or, le premier rapport général du Plan consacre à la question de la répartition à peine une demi-page. On peut penser ce que l’on veut des divers systèmes, autoritaires ou libéraux, de répartition, mais il reste très significatif que le premier rapport du commissariat n’ait pas estimé devoir y consacrer plus d’une demi‑page.
22Si, dans l’organisation adoptée, le commissariat général avait été chargé de responsabilités d’exécution, ou même si ces responsabilités avaient été réellement données à une autre administration, les travaux d’élaboration n’auraient sans doute pas été commencés sur des bases aussi incertaines, et le gouvernement aurait été amené à serrer de plus près les réalités, dès que furent définis les objectifs à atteindre.
23Telles sont les conséquences de la première cause de faiblesse que j’ai signalée, la connaissance insuffisante des données de base du Plan.
Optimisme excessif des objectifs
24Toujours pour les mêmes raisons (désir d’aller vite et désir de présenter un Plan séduisant à l’opinion publique), les objectifs généraux dépassèrent les moyens de réalisation. Ces objectifs furent placés très haut parce qu’on voulait que tous les secteurs de l’activité économique, y compris les non prioritaires, pussent escompter les bénéfices d’un développement de la production et devinssent ainsi des partisans du Plan.
25Au sein des commissions de modernisation siégeaient des représentants des producteurs, des salariés, des consommateurs et de l’État. Leurs intérêts ne pouvaient s’accorder aisément qu’à condition d’envisager, dans tous les domaines, une expansion considérable de l’activité économique s’appliquant à tous les secteurs presque indistinctement. C’est donc sur cette hypothèse que furent fondés les travaux, ce qui permettait d’éviter des discussions délicates relatives aux secteurs à sacrifier ; personne ne se sentant sacrifié, l’accord fut facilement réalisé, mais sur un niveau qui n’était pas celui qui était susceptible d’être effectivement atteint. C’est ainsi que l’on fut conduit à l’élaboration d’un plan dont les objectifs péchaient à peu près partout par excès d’optimisme ; l’application devait nécessairement être d’autant plus difficile que le plan élaboré dans ces conditions était trop éloigné des réalités concrètes.
26Le danger d’un excès d’optimisme n’avait pas totalement échappé au commissariat général au Plan, aux membres des commissions de modernisation, et surtout à certains membres du Conseil du Plan, qui le signalèrent au sein du Conseil supérieur du Plan dès janvier 1947. On avait cru parer à ce danger d’excès d’optimisme en envisageant, dans le premier Plan lui-même, l’alternative de deux hypothèses dites « hypothèse favorable » et « hypothèse défavorable ». Cependant, l’hypothèse défavorable, c’est-à-dire l’ensemble des objectifs indiqués comme constituant des minima, ne fut pas atteinte en 1947, et moins encore au cours des années suivantes. Or, cette situation, probable dès l’origine, n’avait pas été prévue, et cette omission était grave.
27En effet, en cas de non-réalisation des objectifs de production, que se passe-t-il ? Certains supposaient, avant que l’expérience ne vînt les détromper, que des réductions proportionnelles seraient purement et simplement opérées dans l’attribution des moyens à chaque secteur, et qu’au lieu d’exécuter le Plan en quatre ans, par exemple, il suffirait d’en étaler l’exécution par exemple sur cinq, six ou sept ans. Dans la réalité, des réductions proportionnelles sont impossibles. Il existe des activités essentielles qu’il faut sauvegarder à tout prix et qui doivent bénéficier d’un traitement prioritaire, cependant que d’autres activités moins importantes doivent être sacrifiées en compensation.
28Ainsi, la non-réalisation des objectifs entraîne non pas une réduction de l’ensemble, l’équilibre étant sauvegardé, mais une véritable déformation, une distorsion des programmes primitifs. Jusqu’à un certain point, des réadaptations sont compatibles avec le Plan, dont la rigidité ne peut être absolue. Le Plan est une création continue : un plan peut et doit être constamment adapté à une situation, elle-même mouvante. Mais au-delà de certaines limites, les équilibres principaux sont brisés. Si l’on avait voulu conserver au Plan ses caractères essentiels – ceux qui résultaient des objectifs fixés dans les secteurs de base, et devant être obtenus coûte que coûte dans des délais déterminés –, on en serait venus inévitablement à procéder à une refonte totale, à établir un nouveau document très différent, annulant le premier, et qui se serait imposé dès qu’il serait apparu clairement que les objectifs même considérés comme les plus modestes (l’hypothèse défavorable) ne seraient pas atteints. On a préféré, probablement pour ne pas décevoir l’opinion publique, ne pas remettre en chantier le plan d’origine. Désormais, ce document n’avait donc plus d’autre intérêt que d’indiquer aux administrations et aux industriels des buts à atteindre à des échéances lointaines et désormais indéterminées.
29La corrélation entre les buts divers était elle-même disloquée, puisqu’il était d’ores et déjà certain que les échéances ne seraient pas seulement toutes reculées, mais qu’elles seraient aussi décalées les unes par rapport aux autres. En d’autres termes, la mise en application du Plan comme tel était désormais sacrifiée ; on retombait dans la situation antérieure où l’activité économique était influencée, ou même quelquefois orientée, par des programmes plus ou moins indépendants les uns des autres, mais sans corrélation, sans coordination logique des objectifs les uns avec les autres. Dès le début de ce cours, j’ai appelé votre attention sur la différence qui existe entre la notion de plan et la notion de programme. Dès 1948, et plus encore maintenant, nous ne sommes plus en présence d’un plan d’équipement, mais seulement devant une série de programmes indépendants, les objectifs n’étant plus articulés les uns par rapport aux autres mais simplement juxtaposés. En ce sens, la caractéristique fondamentale et structurelle du Plan a disparu.
Inadaptation de l’organisation administrative et politique aux besoins de la planification et à son exécution
30Les Plans n’étant pas appliqués en tant que tels, le problème de la surveillance de leur exécution se posait évidemment en des termes très différents. Cependant, il n’est pas sans intérêt de rechercher comment le problème se serait présenté si l’effort de planification coordonnée avait été poussé plus loin. On aurait alors découvert que le commissariat général au Plan n’avait pas les moyens réels d’obliger les services à se conformer dans leurs actes quotidiens aux directives d’un plan synthétique. Il ne suffisait pas que le commissariat eût sa place à la présidence du Conseil, ni qu’il eût le droit de saisir le chef du gouvernement « des faits de nature à compromettre l’exécution du Plan », il eût fallu être en mesure de connaître les faits en temps utile pour que la présidence du Conseil et le ministère des Affaires économiques pussent y porter remède. Faute de services capables de le renseigner et d’agir sans retard, le ministère des Affaires économiques ne pouvait accorder au commissariat général au Plan le secours de moyens d’investigation et de contrôle dont lui-même ne disposait pas.
31Là encore, l’organisation des services n’était pas satisfaisante ; elle aboutissait en effet à laisser les services d’exécution des ministères techniques maîtres de l’application du Plan, alors que l’obéissance aux directives du Plan n’entrait que secondairement dans leurs préoccupations. Chaque administration se préoccupait d’exécuter, coûte que coûte, son objectif propre (qui n’était d’ailleurs pas toujours très fidèlement celui que le Plan lui avait assigné) ; personne ne se préoccupait d’ajuster ses besoins à ceux d’un plan qui devait encadrer l’ensemble des efforts entrepris.
32À supposer même que les administrations techniques et spécialisées aient eu la ferme volonté d’appliquer le plan d’ensemble, et que ce plan d’ensemble eut été réalisable, on peut se demander comment elles y seraient parvenues sans changer la hiérarchie de leurs préoccupations, et sans réformer la structure même de leurs services. Il est à peine besoin de dire qu’à partir du moment où une administration se voit assigner une fonction primordiale consistant à atteindre un but déterminé dans un délai fixé, elle doit sacrifier à ce souci des préoccupations qui jusque-là venaient au premier rang.
33D’autre part, l’application d’un plan est souvent incompatible avec le cloisonnement des services, et elle exige, au contraire, une plus forte concentration ; c’est l’une des choses qui manque le plus dans notre administration économique.
34Pour toutes ces raisons, l’adoption d’une politique de planification aurait dû, dès 1946 ou 1947, comporter une réforme de la structure administrative, et peut-être aussi de la mentalité administrative traditionnelle.
35On fera peut-être observer qu’en temps de guerre, des programmes d’armement ont pu être élaborés et mis à exécution sans que de pareilles réformes aient été réalisées. Mais les conditions du temps de guerre sont très différentes : d’une part, les administrations, par la force des choses, s’imprègnent alors d’un esprit nouveau et prennent conscience qu’elles ont un devoir national à remplir qui prime tous les autres ; d’autre part, quand les industries et la main-d’œuvre sont mobilisées, il est moins difficile d’assurer à l’armement une priorité sur toutes les ressources de matières premières ou de crédit. En tout cas, une mentalité semblable, une discipline psychologique semblable n’a jamais pénétré les administrations ni même les gouvernements au profit du Plan, dans les cinq dernières années.
36Les grandes entreprises nationalisées, par exemple, ont continué à poursuivre l’exécution de leurs propres objectifs, chacune d’entre elles cherchant, dans toute la mesure du possible, à détourner à son seul profit la plus grande part des matières premières des crédits ou de la main-d’œuvre, détournant aussi pour l’investissement des ressources courantes, et créant des difficultés dont le Trésor finissait toujours par faire les frais ; ou à l’inverse, dans d’autres cas, utilisant parfois pour les besoins courants les crédits destinés à leur rééquipement.
37Si les grandes entreprises nationalisées ont manqué de discipline, il n’est pas surprenant qu’il en ait été de même dans le secteur privé. D’où les stockages spéculatifs, les constructions et les dépenses somptuaires, l’insuffisance des efforts nécessaires pour développer la production, le rendement, l’exportation, ainsi qu’un certain nombre d’actions qui ont contribué à contrarier l’exécution du Plan.
38Quant aux services qui auraient pu faire respecter les dispositions du Plan (contrôle des prix19, contrôle économique, ravitaillement, production industrielle, etc.), ils étaient usés, discrédités ; ils s’étaient peu à peu démantelés sans même que les gouvernements aient essayé de les défendre devant l’opinion publique, ni de leur insuffler la foi dans leur tâche, le sens de leurs responsabilités et le respect du Plan.
39Voilà le panorama décevant des causes inhérentes au Plan qui expliquent les déceptions et les échecs qui ont été constatés.
L’inflation
40La deuxième série des causes de ces échecs résulte de circonstances que vous connaissez déjà et que j’ai déjà eu souvent l’occasion de rappeler ; j’évoque ici l’inflation et les effets que l’inflation a provoqués en ce qui concerne l’exécution du Plan.
41Les causes d’insuccès que je viens de mentionner se sont trouvées amplifiées en effet par d’autres causes découlant de la situation générale.
42Au début, la réalisation du Plan s’était heurtée à des difficultés d’approvisionnement, notamment au manque d’énergie et d’acier ainsi qu’à la pénurie des moyens de transport et d’engrais. Rapidement, ces goulets d’étranglement ont été desserrés ou même purement et simplement écartés. L’inflation a alors constitué l’obstacle essentiel à l’exécution du Plan. On peut ainsi reprocher avant tout au commissariat général au Plan de n’avoir pas mis en garde sur ce point l’opinion et le gouvernement dès 1946 et 1947.
43L’inflation, si l’on en donne une définition sommaire, est l’excès de la demande par rapport aux ressources. Cet excès de la demande a été provoqué par des circonstances dont j’ai souvent fait état ici et qu’il me suffira, par conséquent, de mentionner rapidement.
44La première série de circonstances est le gonflement de la demande pour constitution de stocks.
45Dans la période sous revue, la demande pour constitution de stocks s’est expliquée par deux causes : d’abord, les stocks devaient s’accroître pour faire face à la croissance même de la production. Le développement de la production, surtout après les années de pénurie durant lesquelles les stocks s’étaient trouvés réduits à l’excès, exigeait inévitablement un accroissement parallèle des stocks. C’est un fait surprenant que, dans tous ses calculs, le commissariat général au Plan ait omis de prévoir la demande résultant de l’augmentation des stocks, cependant indispensable pour permettre les progrès voulus de la production.
46À cet accroissement normal, mais non prévu, des stocks est venue s’ajouter une seconde cause d’accroissement commandée par des raisons spéculatives. Dans la période sous revue, la constitution et le maintien de stocks ont représenté une opération avantageuse pour ceux qui y procédaient. L’expérience confirmait chaque jour que la conservation de la monnaie ou d’encaisses importantes était une mauvaise affaire, et qu’au contraire l’accumulation des marchandises était une opération bénéficiaire. Il en est résulté des créations et des augmentations de stocks pour des causes spéculatives. Il s’agit là d’une seconde sorte de demande supplémentaire qui s’est manifestée sur le marché et qui est venue accroître le déséquilibre entre l’offre et la demande.
47En dehors de ces demandes supplémentaires pour les stocks, il y a lieu de mentionner l’excès de la demande provenant de la consommation de l’État – je fais ici allusion au déficit budgétaire. Dans toute cette période, l’investissement ne pouvait être réalisé que dans la mesure où les particuliers épargnaient. Les particuliers épargnaient tantôt spontanément et volontairement, tantôt par contrainte (par exemple du fait de la hausse des prix ou des impôts qui leur étaient imposés). Par conséquent, le secteur privé produisait un certain volume d’épargne qui soutenait un volume correspondant d’investissements.
48Seulement, tandis que les particuliers (volontairement ou non) pratiquaient l’épargne, l’État conservait un budget ordinaire en déficit et réalisait une désépargne, laquelle compensait à due concurrence l’épargne du secteur privé. Durant toute la période de la guerre et de l’après la guerre, le déficit budgétaire est ainsi resté constamment considérable et il a diverti ou détourné vers les besoins de la consommation collective une partie de l’épargne privée qui aurait dû, normalement, être canalisée vers l’investissement. Ainsi, le déficit budgétaire constitue une deuxième cause de gonflement de la demande qui n’avait pas été prévue par le Plan à l’origine.
49Ajoutez enfin une série d’autres éléments de demande supplémentaire en vue d’achats d’or, d’exportations, de capitaux, de consommations de luxe ou même d’investissements non nécessaires ou peu urgents. Voici une série de demandes nouvelles et excédentaires qui ont pesé sur le marché dans cette période. Toutes ces demandes ont eu pour effet de compenser le volume de l’épargne privée et de rendre cette épargne inefficace pour les investissements.
50J’ai déjà eu l’occasion de citer l’un des rapports du commissariat général au Plan. J’ai aussi mentionné, au cours d’une précédente leçon, le premier rapport annuel de la commission des Investissements qui avait exposé de manière très claire les modes de financement des principaux investissements au cours de l’année 1947. Je rappelle que la commission des Investissements avait indiqué que ces modes de financement avaient été à la fois « aléatoires et inflationnistes ». Aléatoires, parce que la poursuite des travaux a constamment dépendu pour les entreprises, notamment pour Électricité de France et pour Charbonnages de France, de l’obtention de crédits bancaires à court terme et de leur renouvellement ; ces crédits ont été accordés, en définitive, grâce aux interventions répétées du Trésor qui s’est porté garant auprès des banques de la bonne fin des opérations. Ce financement, déclaré aléatoire par la commission, était aussi inflationniste, parce que les banques à court de disponibilités ont dû, pour accorder les crédits sollicités, se faire rembourser des bons du Trésor ou recourir plus largement à l’escompte ou au réescompte de la Banque de France. De son côté, le Trésor, pour faire face au remboursement des bons et pour faire face aux dépenses du budget extraordinaire, c’est-à-dire du budget d’investissement et de la reconstruction, a dû recourir largement aux avances de l’institut d’émission.
51Le double processus qui s’est reproduit tout au long de ces dernières années finissait toujours par exercer des tirages sur la Banque de France, soit directement, soit par l’intermédiaire du Trésor, de telle manière que toutes ces méthodes d’investissement, bien qu’apparaissant comme satisfaisantes du point de vue comptable, n’en avaient pas moins comme objet la création de nouveaux pouvoirs d’achat sur le marché, un gonflement anormal de la demande et une situation inflationniste.
52Le commissariat général au Plan a pris conscience des conséquences de cette situation assez tard. Par une lettre adressée le 31 octobre 1947 au chef du gouvernement, le commissaire décrivait la situation. Je voudrais donner ici lecture de quelques passages de cette lettre, qui constitue un document important parce que c’est la première fois que le commissariat général au Plan dénonce vraiment les dangers de l’inflation, et parce que cette lettre décrit bien par quels mécanismes l’inflation perturbe l’application du Plan.
« […] une cause générale et profonde a constitué pendant le premier semestre 1947, et menace de constituer davantage encore pendant le second, l’obstacle essentiel à la réalisation intégrale, ordonnée et saine du Plan : c’est l’inflation persistante, qui s’oppose à la modernisation de notre économie et à l’amélioration de son rendement. S’il est une chose que le rapport montre à l’évidence, c’est bien que le Plan ne saurait s’exécuter dans l’inflation. Ici, c’est en nous qu’est le mal comme entre nos mains la guérison possible.
Pendant le premier semestre, la poussée inflationniste n’a pas été maîtrisée. Le choc provoqué par la baisse des prix décrétée en janvier 1947 a été, en fin de compte, annihilé par l’importance des besoins de financement consécutifs au déficit budgétaire, et par la cherté persistante des produits alimentaires. Les hausses des salaires et la rétention spéculative des produits sont alors réapparues.
En rendant la spéculation au jour le jour plus immédiatement et plus sûrement profitable que l’investissement à long terme, l’inflation arrête les initiatives et retarde les projets de tous ceux qui voudraient voir loin et grand. Elle multiplie les intermédiaires parasitaires et les services de luxe, développe l’absentéisme et le travail improductif, incite les campagnes à produire ce qui est cher plutôt que ce qui est utile et à moins commercialiser leurs produits, réduit la grande masse des villes au souci de la subsistance quotidienne.
Entre les difficultés du présent et l’avenir de renouveau et de développement qui est à notre portée, elle dresse la barrière de l’instabilité monétaire, qui non seulement décourage l’épargne et prive de capitaux la production, mais, par la hausse et le désordre des prix, abaisse également les salaires réels et rend chaque jour plus difficile la vie des travailleurs.
Dans une économie ainsi faussée, les investissements utiles sont inférieurs aux possibilités physiques et nos exportations menacées au moment même où nos réserves de devises s’épuisent et où la concurrence s’intensifie sur les marchés étrangers.
Le gouvernement, le Parlement, le pays sont maintenant parfaitement conscients du danger, de son risque d’accélération, de l’urgente nécessité d’un renversement total de la situation.
Ce ne sont pas seulement les finances publiques qui sont à remettre en ordre, c’est toute l’économie française qui est à rééquilibrer. »
53Revenant sur ce sujet dans le rapport semestriel de la fin de l’année 1948, le commissariat général au Plan écrivait encore : « Non seulement les approvisionnements ont été irréguliers, mais les entreprises ont dû fonctionner dans des conditions rapidement modifiées par l’inflation. »
54J’appelle votre attention sur ces analyses des effets de l’inflation, car elles révèlent les processus par lesquels l’inflation s’oppose à un effort d’investissement constructif et ordonné.
55En période d’inflation, le revenu national est constamment détourné des investissements les plus fructueux pour l’avenir du pays au profit d’emplois moins utiles, parfois même pour des emplois de luxe ou de spéculation. On a observé souvent (et ce rapprochement est éloquent) qu’en 1947 et 1948 il était impossible de trouver des capitaux pour construire des barrages hydroélectriques, tandis qu’il était aisé d’en trouver pour ouvrir des bars américains ou des lieux de plaisir. En effet, le placement à long terme pour la construction de barrages électriques ne présentait pour les particuliers aucun attrait spécial ; bien plus, s’il s’agissait d’émission d’obligations, la méfiance à l’égard de la monnaie les en détournait. Au contraire, chacun savait, dans cette période, qu’il était facile de trouver des revenus élevés et un amortissement rapide dans l’exploitation d’établissements de plaisir parce que les établissements de ce genre prospèrent toujours dans les périodes où la monnaie abonde, et où chacun s’empresse de la dépenser.
56L’inflation est toujours accompagnée par un contraste violent entre le luxe de ceux qui réalisent des profits faciles et élevés, et les difficultés d’existence de la masse de la population. L’inflation s’accompagne aussi toujours d’un développement de l’immoralité car le travail, loin d’être récompensé, est pénalisé par la chute de la valeur du salaire et de l’épargne, tandis que l’agiotage et la spéculation sont constamment avantagés et comme récompensés.
57Telles sont les raisons profondes pour lesquelles le Plan s’est trouvé faussé dans son application. Une partie importante de l’épargne, au lieu de contribuer à son succès, en était en effet détournée au profit d’usages non conformes à l’intérêt général.
58D’autre part, une autre série d’événements découlant de l’inflation s’est produite par la suite. Prenant conscience, à vrai dire tardivement, de l’évolution inflationniste de la situation monétaire, les gouvernements, pour sauvegarder la monnaie, furent amenés à réduire les dépenses d’investissement. Ne pouvant pas ou ne voulant pas agir sur la consommation, les gouvernements se sont néanmoins efforcés, dans la deuxième période, d’ajuster les dépenses globales aux possibilités du pays ; pour y parvenir, ils ont réduit les dépenses d’investissement, afin de les rendre plus compatibles avec le volume des disponibilités financières. Ainsi, par un enchaînement inattendu, les investissements, dont l’action même de l’inflation avait déjà réduit le volume et l’efficacité, firent à partir de 1948, et plus encore au cours des années suivantes, l’objet de mesures de compression sévères destinées à réduire les dangers d’inflation.
59Calculées en francs de 1949, les dépenses d’investissement au cours des derniers exercices clos se sont élevées à des montants que je vous ai déjà donnés :
en 1947 : 1 167,5 milliards ;
en 1948 : 957,5 milliards ;
en 1949 : 1 127 milliards.
60Pour 1950, nous ne connaissons pas encore les chiffres finaux ; mais on peut être certain que d’ores et déjà le total des investissements sera moindre que celui de 1949. Et, dès maintenant, les projets concernant l’année 1951 donnent la certitude que le volume des investissements sera réduit encore une fois, aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé.
61Or, dans cette période, le revenu national n’a cessé de s’élever. Alors que l’on aurait dû réaliser un effort soutenu, et même accru, d’investissement grâce aux progrès du revenu national, c’est au contraire un affaiblissement de la politique d’investissement qui a été constaté. Encore faut-il se souvenir que les chiffres que je viens de donner n’ont qu’une valeur indicative. La seule comparaison des dépenses faites n’est pas l’élément le plus intéressant puisque, comme je l’ai dit tout à l’heure, le pourcentage des résultats effectivement réalisés a toujours été très inférieur au pourcentage des crédits engagés, et cela parce que le volume des dépenses à engager avait été évalué de manière inexacte à l’origine, et qu’en conséquence il n’en donne pas une idée précise et exacte.
62La question que je voudrais poser pour terminer est celle-ci : faut-il reprocher au ministère des Finances d’avoir résisté aux demandes de crédits proposées au cours des dernières années par le commissariat général au Plan et de les avoir réduites ?
63Pour répondre à cette question, il faut se placer dans le cadre global que constituent les conditions économiques et monétaires qui ont prévalu en France dans cette période. En présence d’un revenu national donné qui n’était pas susceptible d’un accroissement très important d’un jour à l’autre, l’augmentation des dépenses d’investissement, très souhaitable en elle-même, n’aurait pu être réalisée que par une réduction du volume de la consommation ou par une augmentation des importations ; pour simplifier, je ne m’arrêterai pas sur la question des importations dont j’ai déjà eu l’occasion de parler. Ainsi, c’est sur la consommation globale (c’est-à-dire la consommation privée et la consommation collective ou publique) qu’un effort devait s’exercer si l’on voulait favoriser les investissements.
64Faute d’avoir tenté et réussi la compression de la consommation globale, la poursuite d’un plan d’investissement, même modéré, ne pouvait conduire qu’à l’inflation. Il aurait fallu faire comprendre à l’opinion publique et au Parlement qu’une guerre sans merci devait être faite à toutes les consommations non absolument indispensables.
65Concernant la consommation privée, tout d’abord, la réduction de cette consommation représentait bien, dans une certaine mesure, l’objet que poursuivait le rationnement lorsqu’il s’efforçait d’empêcher certaines parties de la population de consommer plus que leur part. Les imperfections graves du rationnement, l’inefficacité des systèmes qui avaient été institués à cette fin, puis la disparition de ces systèmes eux-mêmes eurent pour effet de placer le pouvoir d’achat des consommateurs comme seule limite à leurs dépenses. Dès lors, les éléments les moins défavorisés de la population eurent la possibilité de s’assurer un niveau de vie souvent très supérieur à la moyenne, souvent même supérieur à celui d’avant-guerre ; ce spectacle provoquait inévitablement des revendications de la part des autres classes sociales ainsi qu’une tendance irrésistible à l’augmentation des salaires et au gonflement de la demande pour la consommation privée.
66En ce qui concerne la consommation collective, il faut dire que les pouvoirs publics dans cette période se sont généralement laissés conduire dans leurs décisions par des mobiles politiques ou sociaux plutôt que par des considérations objectives. De là, l’augmentation des dépenses sociales, dignes d’approbation sans aucun doute sur le plan humain, n’en constituaient pas moins un prélèvement croissant sur les disponibilités, elles-mêmes limitées, du revenu national, et par conséquent une réduction des masses disponibles pour l’effort d’investissement.
67Les mêmes raisons expliquent aussi la répartition qui fut faite entre les crédits destinés à la Reconstruction et ceux destinés aux investissements productifs. Peut-être aurait-il été préférable de réserver, dans un premier temps, une part plus importante au secteur de l’équipement et de la modernisation de la production française ; les sinistrés eux-mêmes en auraient rapidement profité.
68Enfin, parmi les dépenses publiques considérées comme des consommations collectives, il faut mentionner la fraction qui a été consacrée aux besoins militaires. En gros, mises à part naturellement les années de guerre et les années de préparation intensive à la guerre comme 1937 et 1938, on peut dire que la France a consacré ces dernières années une fraction de ses ressources plus considérable que par le passé aux dépenses militaires. Ces dépenses, qui sont improductives par leur nature, pèsent évidemment sur le bilan global ; elles constituent une consommation et elles détournent pour une fin improductive des ressources qui auraient pu autrement être disponibles pour l’investissement.
69En présence de ces innombrables exigences, demandes de consommation du secteur privé, dépenses sociales, train de vie des administrations insuffisamment contrôlé, dépenses militaires, etc., le ministère des Finances a été conduit à réduire celles des dépenses qui étaient le moins passionnément soutenues par une opinion publique insuffisamment avertie, à savoir les dépenses d’investissement, et c’est ce qui explique la politique suivie sur ce point par le ministère des Finances.
La révision du Plan en 1948 : les diverses étapes du Plan
70L’une des raisons de la non-exécution au rythme prévu du Plan, de sa révision et de l’ajournement de plusieurs objectifs résulte de l’évolution qui s’est produite dans les conditions de la collaboration internationale aux environs de 1948.
71À ce moment-là, comme vous le savez, la France a été amenée à prendre l’engagement de coordonner son action avec celle des autres pays participant au plan Marshall en vue de favoriser le retour à l’équilibre de la balance extérieure des pays européens, principalement en vue de réduire le plus possible leur déficit en dollars. De ce fait, il a été prévu que les productions européennes devaient être orientées de façon à remplacer des importations américaines et à devenir, autant que possible, complémentaires entre elles, et non concurrentes. De nouvelles décisions sont alors devenues nécessaires, qui expliquent en large partie l’inflexion intervenue à partir de 1948 dans l’équilibre interne du Plan.
72Dans la seconde période qui s’est ouverte alors dans l’exécution du Plan, nous avons payé – et nous continuons à payer – les conséquences du retard pris à l’origine. Dans les études faites au sein de l’OECE, on tient naturellement compte des situations acquises, et les pays qui sont allés de l’avant plus rapidement que nous en sont récompensés.
73Depuis 1947 et 1948, on nous a donc invités à développer notre production et nos exportations agricoles, ce qui est un bien en soi ; mais on nous a incités à renoncer, au moins en partie, au Plan que nous avions formé, par exemple dans le domaine de l’industrie lourde.
74D’autre part, notre retard dans le rééquipement a provoqué des déceptions en ce qui concerne la productivité. Les lenteurs dans les progrès de la productivité que j’ai mentionnés aussi bien pour l’industrie que pour l’agriculture n’ont pas eu d’inconvénients très apparents dans un premier temps, mais ils sont devenus beaucoup plus apparents depuis que se manifeste une certaine renaissance de la concurrence internationale. Les accords internationaux survenus cette dernière année, la suppression de certains contingents et le fait que les productions soient devenues plus abondantes dans un grand nombre de pays ont ainsi eu pour effet de mettre plus directement en présence – et même en concurrence – les divers pays producteurs. Nous avons alors constaté les inconvénients véritables qui proviennent de la lenteur de nos progrès dans la productivité et dans les investissements.
75En bref, nous pourrions résumer de la manière suivante les diverses étapes de l’histoire du Plan jusqu’à ce jour.
76La première période pourrait recouvrir les années 1946 et 1947. Dans cette première période, la politique d’investissement apparaît au gouvernement comme une politique de salut public indispensable pour assurer un meilleur niveau de production dans l’avenir. Si la politique d’investissement est donc encouragée en principe, dans les faits, toute une série d’erreurs apparaissent – même si le gouvernement reste attaché à la politique d’investissement et le proclame. On s’en remet alors aux techniciens pour déterminer les modalités de la politique de planification ; en raison de cette influence principale des hommes et des aspects techniques, le Plan s’attache ainsi principalement, et à peu près exclusivement, aux problèmes techniques. Dès lors, il ignore les autres aspects, notamment ceux qui résultent de la gestion d’ensemble du revenu national et de la situation monétaire. On met l’accent exclusivement sur le côté technique, sur l’aspect production, et on part de cette idée plus ou moins inconsciente que si la production fait des progrès, quel que soit le prix que l’on paiera pour les obtenir, tout s’arrangera finalement dans les meilleures conditions.
77Une deuxième étape est caractérisée par l’année 1949. Celle-ci est marquée par le fait que les conséquences de l’inflation attirent maintenant l’attention sur la monnaie. Voici donc un aspect nouveau, puisqu’on avait négligé l’inflation en 1945, 1946 et 1947. En 1948, les conséquences de l’inflation commencent en effet à apparaître de manière très claire, et cette préoccupation va peser désormais sur les décisions. Faute pour les pouvoirs publics de pouvoir ou d’oser réduire le volume de la consommation privée et de la consommation publique, ils en viennent à freiner la politique d’investissement afin de lutter contre l’inflation. Dans la première période, on avait dit : investissements coûte que coûte ; dans la deuxième période, pour arrêter les progrès de l’inflation, on en vient à freiner, à réduire le volume des investissements.
78La troisième étape est celle du retournement de la conjoncture mondiale, notamment en 1949. On assiste en effet à un commencement de crise, ou en tout cas de menace de crise sur le plan mondial. En même temps se dessine une plus grande intégration européenne. Il en résulte de nouvelles limitations de nos possibilités : désormais, en raison des nécessités de la concurrence internationale, le critère de la productivité va devenir déterminant. On s’aperçoit que nos progrès ont été médiocres ; l’idée de la productivité fait son chemin dans l’esprit des pouvoirs publics. Au lieu de parler de production à tout prix, de production coûte que coûte, on commence à mettre l’accent sur la nécessité d’assurer une production dans de meilleures conditions de productivité.
79Au, début de l’année 1950, le plan préparé en 1946, après n’avoir été appliqué que dans une mesure limitée – et que j’ai précédemment caractérisée –, voit encore réduire ses moyens. Le rythme prévu à l’origine n’est pas respecté et la coordination entre les divers efforts particuliers est perdue ; il ne reste plus qu’un certain nombre de programmes particuliers, qui tendent généralement à achever des tâches déjà entreprises. Sauf dans quelques cas très peu nombreux, les nouvelles opérations sont ajournées, et on peut dire que le Plan ne se maintient plus qu’en vertu d’une sorte de vitesse acquise.
80Certes, une politique d’investissement doit être fonction de la situation générale du pays ; elle ne peut pas se cramponner aveuglément à des ambitions conçues dans l’abstrait et maintenues systématiquement contre vents et marées, quelles que soient les circonstances. Néanmoins, ce qui reste du Plan à l’heure actuelle est loin d’atteindre le niveau de production nécessaire à la satisfaction des tâches qui restent à accomplir. Tant que la Reconstruction ne sera pas achevée, tant que la modernisation de la production agricole et industrielle dans la métropole et les territoires d’outre-mer ne sera pas accomplie, tant que le niveau de vie de la population n’aura pas été amélioré, on ne pourra pas parler de surinvestissement, de suréquipement ou de surproduction, comme on le faisait un peu légèrement voici quelques mois à peine.
Observations finales
81Si le pays a été amené, surtout ces derniers temps, à relâcher son effort d’investissement, je crois qu’il l’a fait en raison d’une fausse interprétation de sa situation financière, en raison d’un manque d’audace dans la répartition du revenu et aussi en raison des séquelles d’un esprit malthusien20 qui reste profondément enraciné dans l’esprit de beaucoup de Français. Les craintes de surproduction, de surinvestissement, de mévente et de chômage sont tellement répandues chez un grand nombre de Français que nous voyons nos compatriotes s’orienter, comme instinctivement, vers des mesures malthusiennes qui portent atteinte aux besoins d’expansion, de progrès, de dynamisme indispensables dans un grand pays moderne, surtout s’il souhaite se rajeunir après des décades de piétinement.
82On comprend très bien la résistance à une politique d’investissement, à une politique qui envisage l’avenir dans un sens audacieux et nouveau, de la part de ceux qui craignent, par exemple, d’être lésés par des charges supplémentaires, par des impôts consécutifs à un effort d’investissement ; mais on doit regretter – je le dis, de toute ma conviction – l’apathie de ceux qui seraient les bénéficiaires durables d’une politique d’équipement bien conduite, c’est-à-dire de tous ceux dont le niveau de vie doit être amélioré. Notre niveau de vie, en France, reste inférieur – et de loin – à ce qu’il est dans un grand nombre d’autres pays. Des progrès sont devant nous, possibles. On doit regretter l’incompréhension d’un pays qui n’a pas été assez informé et renseigné dans ce domaine, et surtout de ceux qui désirent vivre libres dans le progrès et dans la prospérité d’un grand pays moderne.
83Ce sont des choses que de jeunes hommes comme vous, de futurs administrateurs comme vous, ne doivent pas oublier. L’investissement, c’est l’avenir. Et comme l’écrivait fortement Richelieu : « Les intérêts qui regardent l’avenir doivent, par raison, être préférés à ceux du présent ».
Annexe
Plan d’équipement et de réarmement
L’évolution de la situation internationale en 1951 amène un certain nombre d’étudiants à interroger le professeur sur les effets d’une politique d’armement sur l’exécution d’un plan d’équipement. Cette question donna lieu à l’échange de vues qui est rapporté ci‑dessous.
M. le professeur - Je prends la question suivante : « Le sort du Plan Monnet dans une conjoncture de réarmement. Les problèmes du réarmement vus sous l’angle du Plan. Les perspectives d’investissement pour 1951 dans l’état actuel des projets budgétaires, du volume global des investissements. La répartition des crédits entre l’équipement des industries de production et des industries de consommation. Une modification est-elle prévue sur le plan des objectifs initiaux ? »
Qui désire dire un mot sur ce sujet intéressant, sur l’effet d’une politique de réarmement au point de vue des investissements ?
Un élève - Cela dépend des chiffres qui seront inscrits au budget pour le réarmement, cela dépend de l’aide américaine. Il n’y a pas de fléchissement des investissements du fait même du réarmement ; on ne peut pas penser que le réarmement demande un équipement très spécial de l’industrie française. Il y a certains arsenaux à mettre en route, il y a quelques reconversions à effectuer, mais je ne crois pas que le rapprochement du Plan Monnet et du réarmement soit convaincant, sauf à partir du moment où l’on affecterait les investissements au réarmement en priorité et en supprimant le Plan Monnet.
Un élève - Il faudrait savoir si les crédits prévus pour les dépenses militaires englobent ou non les dépenses d’investissement qui sont nécessaires pour le réarmement. [La fin est inaudible]
Un élève - Il y a une question qui se pose : la question de la rentabilité des investissements qui seront effectués ; d’une part, il est bien certain que lorsque l’on fait un plan d’investissement, l’on vise à développer les facultés de production ; or, ces facultés de production peuvent servir aussi bien à un plan de réarmement qu’à un plan de développement des objets de consommation ; mais, dans la seconde phase, il est certain que les objets ainsi produits, d’une part, ne seront pas des objets de consommation et, d’autre part, le seront, et c’est là le problème le plus important.
M. le professeur - Ce qui a été dit par les uns et par les autres est exact dans l’ensemble. Toutefois, il faut poser le problème en des termes peut-être plus clairs.
Certains d’entre vous ont examiné des cas, je dirais, marginaux ; par exemple, le premier d’entre vous a dit : « Mais cela dépend de l’aide extérieure » ; quelqu’un d’autre a dit : « Lorsque l’on fait un investissement industriel, le même équipement, le même outillage peut servir tantôt à produire des armements et tantôt à produire des biens de consommation ». Si vous le voulez bien, n’examinons pas pour le moment ces cas particuliers, malgré leur intérêt, et plaçons-nous dans une hypothèse plus simple.
Voici une économie donnée, un revenu national donné. Envisageons ce que sera l’utilisation de ce revenu national. Du revenu national, on peut faire deux grandes catégories d’emploi :
une partie importante du revenu national sert à assurer le niveau de vie de la population, c’est la consommation ;
l’autre partie du revenu national sert à préparer une amélioration du niveau de vie futur, c’est l’investissement.
Quel est le classement des dépenses militaires ? Au premier abord, elles n’entrent ni dans la première, ni dans la seconde catégorie. Les dépenses militaires n’améliorent pas le niveau de vie présent et elles ne préparent pas une amélioration du niveau de vie futur ; elles peuvent être considérées comme une sorte de paiement de primes d’assurance pour satisfaire le besoin de sécurité. Il existe un besoin individuel ou collectif de sécurité : on paie une prime d’assurance sous forme des dépenses annuelles de Défense nationale. Cette prime d’assurance, c’est une consommation. Elle réduit d’autant le volume disponible pour les autres dépenses. C’est une consommation destinée à assurer le besoin de sécurité qui réduit le disponible pour les autres consommations et pour l’investissement.
S’il existe, dans une économie donnée, une possibilité d’améliorer assez rapidement le niveau de la production et si cette augmentation de la production est canalisée vers les besoins de Défense nationale, alors il ne sera pas nécessaire de réduire le niveau de la consommation préexistante et le niveau des investissements préexistants pour réaliser le programme de réarmement. En période de sous-emploi, si vous mettez au travail des machines qui étaient arrêtées, des ouvriers qui étaient au chômage, si vous utilisez des matériaux qui n’étaient pas employés et si vous canalisez l’ensemble de ces facteurs de production vers les dépenses militaires, il ne sera pas nécessaire de comprimer la consommation et les investissements préalables pour accroître d’autant ces dépenses militaires.
Mais, en période de plein-emploi, vous n’avez pas de chômeurs à remettre au travail, vous n’avez pas de machines arrêtées, vous n’avez pas de matériaux inemployés ; alors, pour satisfaire ces dépenses militaires nouvelles, vous êtes obligés de prélever soit sur la consommation, soit sur l’investissement. À l’heure actuelle, en France – car c’est évidemment l’actualité que vous avez à l’esprit –, nous sommes sinon en état de plein-emploi, tout au moins dans un état très voisin du plein-emploi. L’élasticité de la production est limitée, le chômage est à un niveau extrêmement bas, les industries travaillent sensiblement plus d’heures qu’avant la guerre et nous souffrons déjà de certains goulets d’étranglement ; l’approvisionnement en acier ou en charbon n’est pas assuré dans des conditions absolument satisfaisantes. Par conséquent, l’élasticité de la production est limitée. Si vous n’avez pas le moyen d’augmenter rapidement le niveau global du revenu national, vous ne pourrez pas augmenter les dépenses militaires sans porter atteinte soit à la consommation, soit aux investissements.
J’ai déjà parlé du « multiplicateur », spécialement pour les dépenses d’investissement. Le même phénomène se produit en matière d’armement. La réalisation d’un programme d’armement entraîne deux importantes conséquences :
En cas de plein-emploi, le détournement de matières premières et de main-d’œuvre vers la production d’armement réduit d’autant la production de biens consommables ;
En même temps, la production des armements entraîne la distribution de salaires nouveaux (aux ouvriers) et de profits nouveaux (aux entrepreneurs), dont la majeure partie va accroître la demande d’objets consommables.
Il y a donc moins de biens offerts sur le marché et la pure demande est accrue – d’où le danger d’inflation.
En ce sens, l’observation faite par celui d’entre vous qui évoquait l’aide étrangère est intéressante. Si vous additionnez à la production nationale un volume accru d’aide extérieure gratuite (où même remboursable dans un délai éloigné), si vous transfusez à l’intérieur de notre économie un volume accru de moyens venus de l’extérieur, alors les disponibilités nationales sont augmentées et vous pourrez en consacrer davantage à la Défense nationale sans déclencher le même danger d’inflation, sans porter atteinte à une concurrence de l’aide reçue, ni à la consommation, ni aux investissements. Par contre, toute dépense militaire, toute consommation militaire qui nous incombe en propre porte atteinte, en période de plein-emploi ou de quasi-plein-emploi, au niveau de la consommation et de l’investissement. Seulement, prenons garde à ce que l’on appelle l’aide extérieure. Si l’on nous fournit du dehors des armes, la situation est claire : notre armement sera accru sans qu’il soit nécessaire de réduire consommation et investissement. Mais si l’on nous donne des dollars et que nous ne les utilisons pas car ils doivent seulement constituer une réserve monétaire, les dépenses d’armement faites par ailleurs seront forcément prélevées sur la consommation ou sur l’investissement, ou sur les deux.
21– pas toujours, mais parfois – servir tantôt à faire des armes et tantôt à faire des équipements pour les industries de moyens de production, quelquefois même pour les industries de consommation. Les mêmes usines peuvent travailler pour fabriquer tantôt des tanks, tantôt des tracteurs, tantôt encore des voitures de tourisme. Dans le premier cas, l’outillage va servir les besoins militaires ; dans le deuxième cas (tracteurs), cet outillage va servir à faire des équipements ; dans le troisième cas (voitures de tourisme), cet outillage va servir à produire des biens de consommation. Il s’agit là d’un cas particulier qui peut permettre d’orienter, de répartir les différentes dépenses. On pourra essayer, en cas de réarmement, de concevoir l’industrie de telle manière qu’elle pourra être aisément reconvertie. Mais en règle générale, en période de plein-emploi, vous ne pouvez pas augmenter les dépenses militaires sans porter atteinte soit à la consommation, soit aux investissements.
Je vous signale, à ce sujet, un intéressant article publié récemment par M. Sauvy22 dans le numéro de septembre-octobre de la revue Droit social, paru en novembre. M. Sauvy a précisément étudié ces questions. Je n’ai pas besoin de résumer cet article car j’ai peu de temps aujourd’hui, mais je vous conseille vivement de vous y reporter.
Puisque, tout à l’heure, nous comparions la situation en Angleterre et en France, je vous signale la politique proclamée par le gouvernement britannique pour ses tâches de réarmement. Sa politique de réarmement a été la suivante : nous consacrerons une partie – la majeure partie – de l’augmentation du revenu national à l’accroissement de nos dépenses militaires, mais nous n’entendons pas que l’accroissement des dépenses militaires porte atteinte au niveau des investissements. Le gouvernement anglais entend que le niveau de vie et la consommation restent stables si possible, que les investissements restent croissants et que soit consacrée aux dépenses militaires seulement une fraction d’ailleurs très importante de l’augmentation du revenu national.
En France, ainsi que vous le savez, dans les propositions qui sont actuellement à l’étude au gouvernement, il est envisagé, pour financer les dépenses nationales, une compression relativement importante sur le chapitre des investissements.
On n’a pas clairement expliqué quels effets pourraient se produire sur le volume de la consommation, c’est-à-dire sur le niveau de vie. Vous pouvez aisément répondre vous-mêmes sur ce point. Si la diminution des crédits d’investissement est égale à l’augmentation des dépenses nationales, il n’y aura pas de retentissement sur la consommation. Si, au contraire – ce qui sera le cas, en fait –, la compression des crédits d’investissement est inférieure à ce que l’on veut dépenser pour la Défense nationale, il y aura, qu’on le veuille ou non, sous une forme ou sous une autre – et probablement sous forme d’une hausse des prix –, un effet de compression de la consommation.
Un élève - D’après les chiffres qui ont été mis en avant, il semble que l’on envisage, en France, de consacrer la même somme aux investissements cette année que l’année dernière, à savoir 350 milliards, et, d’autre part, la même somme pour la Reconstruction que l’année dernière. Enfin, il est certain que l’augmentation du revenu national, production industrielle, est passée de 130 à 135 en deux mois. Donc, on peut prétendre que les augmentations d’impôts décidées, puis le prélèvement sur les augmentations du revenu national intervenues dans les trois derniers mois sont, par conséquent, l’équivalent en France de la politique suivie en Grande‑Bretagne.
M. le professeur - Lorsque vous constatez une augmentation de la production, c’est-à-dire une augmentation du revenu national, et que vous ne changez rien au montant nominal des impôts, le seul fait de l’augmentation du revenu national va entraîner une augmentation des recettes budgétaires. Cette augmentation des recettes budgétaires peut être consacrée, par exemple, à des dépenses militaires. Si le gouvernement demande une augmentation des impôts – et toujours dans l’hypothèse où le revenu national s’accroît, où la production s’accroît –, le Trésor va recevoir :
L’augmentation de recettes résultant de l’application des anciens impôts à un volume accru de production ;
L’augmentation de recettes résultant de l’augmentation nominale des impôts.
Les propositions, dont on discute ces temps-ci dans la presse, et qui n’ont pas encore fait l’objet de décisions définitives, tendent à augmenter le prélèvement fiscal, le montant proportionnel du prélèvement fiscal. Par conséquent, il y a une augmentation du prélèvement que l’on va opérer sur la consommation ; l’augmentation de la fiscalité est donc une réduction recherchée de la consommation.
Nous ne savons pas quel arbitrage sera fait, par le gouvernement d’abord, par le Parlement ensuite, et enfin souverainement par les faits, entre consommation, investissements et dépenses militaires ; mais l’essentiel restera toujours ceci : en période de revenu national supposé stable, ou à peu près stable, une augmentation des dépenses militaires retentit inévitablement sur les investissements ou sur la consommation, ou sur les deux. Bien entendu, si le revenu national s’accroît, l’augmentation des dépenses militaires peut être satisfaite sur l’augmentation du revenu national ; encore faut-il que l’augmentation du revenu national soit suffisante, ce qui ne semble pas être le cas en France à l’heure actuelle, en raison de plusieurs goulets d’étranglement.
Lorsque nous parlons de l’augmentation du revenu national, il faut faire très attention et parler en unités de valeur constante. Si l’on dit « Le revenu national en France était, il y a x années, de 5 000 milliards, il est aujourd’hui de 7 000, 8 000 ou 9 000 milliards », il ne faut jamais oublier que le franc de cette époque et le franc d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes francs. Quand je dis « S’il y a augmentation du revenu national », j’entends qu’il y a une augmentation du volume des objets produits, une augmentation matérielle, physique, dans le volume des objets qui sont mis à la disposition de l’économie nationale – ce que les Anglo-Saxons appellent output.
Notes de bas de page
19 Sur ce service et son fonctionnement durant cette période, on dispose du témoignage précieux de Louis Franck, 697 ministres. Souvenirs d’un directeur général des prix, 1947-1962, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1990.
20 L’adjectif se rapporte à l’économiste britannique Thomas Malthus (1766-1834), connu pour ses réflexions hostiles à l’accroissement de la population d’un territoire. Le « malthusianisme » désigne par extension toute attitude réservée vis-à-vis du développement et de la croissance.
21 L’enchaînement des paragraphes est ici assez curieux dans le tapuscrit. Le nouveau paragraphe commence en effet sans majuscule et sur ce tiret. Est-ce un reflet de l’oralité du cours ou une imprécision de la retranscription ? On ne peut le savoir…
22 D’après le contenu de la référence, on pense qu’il s’agit de cet article : Alfred Sauvy, « La situation économique », Droit social, septembre-octobre 1950, p. 313‑316. Alfred Sauvy (1898-1990) est un économiste et démographe. Il tient une rubrique régulière intitulée « La situation économique » dans chaque numéro de cette revue. Il est le premier directeur de l’Institut national d’études démographiques entre 1945 et 1962. Il enseigne à l’IEP de Paris et occupe une chaire au collège de France entre 1959 et 1969. Sur sa trajectoire, cf. Paul-André Rosental, L’intelligence démographique. Sciences et politiques des populations en France, 1930-1960, Paris, Odile Jacob, 2003.
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