La gestion publique dans l’ordre juridique des monarchies censitaires
p. 169-190
Texte intégral
1Le système juridico-financier français repose sur le consentement de l’impôt. L’article 17 de la Charte du 4 juin 1814 introduit la « loi de l’impôt » dont la forme est précisée par l’article 37 de l’acte additionnel aux constitutions de l’Empire du 22 avril 1815. La loi de l’impôt comprend deux éléments principaux :un document de prévision (le budget général de l’État) et un document d’exécution (le compte des recettes et dépenses). C’est au département des Finances qu’incombe la préparation et la tenue de ces documents financiers. Le fait de réunir toutes les opérations financières dans sa seule main conduit à « renforcer » considérablement la position des Finances. Le « département » des Finances devient par là un acteur essentiel de la vie politique. Les études financières, fortement imprégnées de ces problématiques organiques, analysent la construction juridique du droit budgétaire sous cet angle politique. Parallèlement, elles s’attachent à décrire l’édification d’un système de régularité financière. La doctrine isole ainsi un système « juridique » qui étudie un objet propre : le droit public financier, qui semble restreint aux questions de compétences ou de prérogatives. Qui peut faire et dans quelle mesure ?
2La formalisation du phénomène budgétaire sous la Restauration débute avec la loi sur les finances du 25 mars 18171, qui est à la fois une loi de finances et une loi sur les lois de finances. Ce texte dépasse le strict cadre de l’organisation des compétences et prérogatives financières. Les précisions qu’il apporte sur l’enchevêtrement des comptes démontrent, au-delà de préoccupations « juridiques » au sens strict, une préoccupation « gestionnaire » : il s’agit de faire en sorte que l’outil comptable permette autant d’assurer la régularité des opérations financières que de rechercher une saine gestion de la dépense publique.
3Les textes financiers s’enchaînent, avec la monarchie de Juillet vient l’étape ultime de la formalisation juridique : la codification par l’ordonnance du 31 mai 1838. Si « les codifications du Premier Empire ont été une œuvre entièrement législative ; la codification de la comptabilité publique a porté sur une matière principalement, sinon exclusivement, réglementaire, et a donc été opérée sous cette même forme […]. La codification de la comptabilité publique n’a été qu’une mise en ordre d’un droit certes récent, mais préexistant […]. La codification de la comptabilité publique a été pour l’essentiel […] l’œuvre d’un seul homme, le marquis d’Audiffret2. »
4L’architecture de l’ordonnance de 1838 incite à une lecture politique. Ses intitulés renvoient à la théorie des quatre temps alternés, forme financière de la séparation des pouvoirs, et sont en contradiction avec leurs contenus réels.
« Le plan quasi doctrinal était peu adapté à la description de la réalité : […] il s’articulait en quatre titres, dont trois, répondant en apparence à la distribution constitutionnelle des pouvoirs, exposaient la comptabilité législative, la comptabilité administrative et la comptabilité judiciaire : mais la première incluait non seulement les dispositions constitutionnelles et législatives relatives à la préparation et au vote du budget, mais aussi la réglementation des procédures d’exécution des dépenses, jusque et y compris le paiement et l’établissement du compte général de l’administration des finances et des comptes ministériels ; la seconde était réduite aux écritures à tenir par les ordonnateurs secondaires et par les comptables, aux comptes à rendre par ces derniers et à la responsabilité pécuniaire personnelle qui leur incombait ; la troisième couvrait l’organisation et les fonctions de la Cour des comptes, y compris le contrôle des comptes des ministres, pourtant préalable à la présentation de ces comptes aux Chambres législatives. Le quatrième titre rassemblait sous l’appellation de comptabilités spéciales celles des collectivités locales et des établissements publics nationaux et locaux3. »
5Le texte apparaît comme la manifestation d’une pétition de principe qui camouflerait une pâle compilation de normes préexistantes. Si on l’aborde sous cet angle, le grand travail de codification est décevant.
6À l’occasion d’un regard rétrospectif sur son œuvre, d’Audiffret expose les finalités de l’ordre juridique.
« On trouve dans ces dernières dispositions réglementaires un tableau analytique de toutes les parties de l’organisation politique, administrative et financière de la France, l’explication des rapports qui lient entre elles les diverses branches du Gouvernement, l’exposé de leurs nombreux moyens d’exécution et de contrôle, l’indication du but marqué à chacune des institutions centrales ou locales du pays ; enfin, le recueil méthodique des principes et des règles qui doivent être constamment observés, dans leurs fonctions respectives, par les membres des Assemblées législatives, par ceux des conseils généraux ou municipaux, par les magistrats, par les administrateurs et par les comptables des différents services publics4. »
7En fait l’ordre juridique financier construit sous la Restauration traduit donc une triple finalité : politique (organisation des pouvoirs), institutionnelle (organisation des institutions) et gestionnaire (saine administration de l’action publique). Une partie de l’administration de Louis XVIII promeut, au-delà des questions de compétence et de prérogatives des acteurs du système financier, une approche « gestionnaire » de l’ordre comptable. Cette pensée « moderne » s’oppose à une approche plus « traditionnelle » de l’ordre financier qui privilégie la notion de stricte régularité de la dépense au regard des instructions données par le pouvoir5.
8Au-delà d’un attachement à la stricte régularité des opérations, les normes financières des monarchies censitaires sont-elles le véhicule d’une pensée gestionnaire en ce sens qu’elles participent d’une saine administration de la fortune publique ?
9La mise en perspective des textes comptables et des revendications de certains administrateurs permet d’établir une double finalité de l’ordre juridico-financier. L’architecture comptable révèle, au-delà de l’appréciation de la régularité des mouvements financiers des préoccupations qui tendent à promouvoir un regard critique sur l’exercice de la fonction d’administration. Au-delà de cette architecture comptable, c’est l’ordre comptable lui-même qui est porteur de valeurs gestionnaires.
I. L’ORGANISATION DU SYSTÈME COMPTABLE TRADUIT UNE PRÉOCCUPATION GESTIONNAIRE
10La finalité du système comptable est évidemment d’organiser la régularité des mouvements financiers, mais pas uniquement. Sa vocation de gestion est précisée par deux types de dispositifs. La succession des textes financiers témoigne d’une volonté de mise en place d’une comptabilité « administrative » qui constitue un outil de pilotage de leurs « crédits » par les ministres. Ensuite, les comptes du ministère des Finances eux-mêmes, incitent à dépasser le strict contrôle de la régularité de la dépense publique ; les réformes de Villèle vont en ce sens et traduisent la réception du concept de trésorerie et la nécessité de sa « saine administration » ou de sa « saine gestion ».
A. LA FORMALISATION JURIDIQUE D’UN COMPTE ADMINISTRATIF COMME OUTIL DE GESTION DE LA DÉPENSE PUBLIQUE
11Le droit public financier de la Restauration réalise l’aboutissement juridique de ce que la Révolution a initié. Alors que les dépenses de la monarchie sont des « largesses » la Révolution opère le lien entre le prélèvement et la dépense6. Les ordonnances de 1822, 1823 et 1838 vont finaliser l’encadrement comptable du phénomène « dépense publique » dans notre droit positif. Un tableau présenté en annexe permet de naviguer plus facilement dans cet enchevêtrement de comptes. Les comptes de dépenses des ministres sont pensés comme des instruments de gestion, ils sont complétés d’outils et d’incitations et cela est formalisé juridiquement.
1. Les comptes de dépenses des ministres sont des outils de gestion.
12Le titre XII de la loi du 25 mars 1817 détaille les « dispositions sur les comptes à présenter aux Chambres ». Il introduit des « budgets particuliers » qui sont des unités de présentation politiques du « budget général ». Pour compléter ces comptes budgétaires à vocation politique, le même texte introduit les « comptes des dépenses des ministres » qui deviendront les « comptes des ministres » avec l’ordonnance du 14 septembre 1822. L’ordonnance du 31 mai 1838 précise la vocation « administrative » des comptes des ministres. Ses articles 35 et 36 distinguent « spécialisation » et « répartition » des crédits. La première, qui met en place une présentation budgétaire par ministère et par chapitre de dépense, est effectivement politique et les raisons de sa mise en place sont étudiées7. La seconde, qui « n’établit que des subdivisions administratives », repose sur le titre comptable et descend jusqu’à l’article. Elle est administrative et opérationnelle : elle constitue un outil de gestion de la dépense.
13Les ordonnateurs sont incités, à partir de ces autorisations, à établir le compte de leurs opérations, c’est-à-dire à imputer leurs ordonnancements sur les autorisations. Ces comptes de dépenses sont tenus par exercice, ce qui permet de dégager le solde disponible au titre de l’exercice considéré. Il s’agit de permettre à chaque ordonnateur d’évaluer sa consommation budgétaire.
14Le perfectionnement de l’outil comptable passe par la technique comptable et l’uniformisation des documents comptables. Dans l’esprit d’Audiffret, les perfectionnements apportés au circuit comptable du ministère des Finances doivent bénéficier aux différents « départements ministériels ». Il s’agit de généraliser l’utilisation de la partie double. L’article 18 de l’ordonnance du 14 septembre 1822 en est l’illustration évidente.
« Nos ministres établiront leurs comptabilités respectives d’après les mêmes principes, les mêmes procédés et les mêmes formes. À cet effet, il sera tenu dans chaque ministère un journal général et un grand-livre en parties doubles, dans lesquels seront consignées sommairement et à leur date toutes les opérations concernant la fixation des crédits, la liquidation des dépenses, l’ordonnancement et le paiement. Ces mêmes opérations seront décrites en outre et avec détail sur des livres auxiliaires dont le nombre et la forme seront déterminés suivant la nature des services. »
15La loi de 1817 et l’ordonnance de 1822 créent le cadre favorable à l’apparition d’un outil de gestion à la disposition des ordonnateurs conforme aux revendications des concepteurs de ces textes8.
2. Les formalisations comptables de l’incitation à bien gérer.
16L’ordonnance de 1838 établit définitivement la nature du « compte des dépenses de chaque ministère ». Sa forme est particulièrement éclairante. Le compte de chaque ministère comprend un tableau résumant la consommation budgétaire. Il comprend aussi, des développements « fonctionnels » destinés à expliquer les dépenses constatées avec tous les détails propres à chaque nature de service. Dans la perspective du débat sur la vocation de la comptabilité, doit-on envisager qu’il s’agisse de simples pièces justificatives de la régularité des ordonnances, ou d’un outil permettant aux ordonnateurs d’expliquer leur action, leur administration, c’est-à-dire leur gestion ?
17Tout d’abord, la présentation du compte de dépenses des ministres est fonctionnelle puisqu’elle est effectuée selon « chaque nature de service » et qu’elle inclut des développements expliquant les montants présentés. La transparence est accentuée du fait du caractère uniforme de la présentation qui permet de comparer la consommation des crédits, exercice par exercice. L’article 4 de l’ordonnance de 18239 détaillait déjà cette mise en perspective des exercices avant d’être repris en 1838. Au moment de la présentation des comptes des ministres deux exercices devaient être mis en perspective : la situation définitive de l’exercice N – 2 et la situation provisoire au 31 décembre de l’exercice N – 1. Il était alors possible de comparer ces comptes aux chiffres de l’exercice ouvert pour l’année N, mais surtout de les utiliser dans le cadre de la discussion des crédits de l’année N + 1.
18L’article 136 de l’ordonnance de 183810 complète le dispositif en posant le principe de la justification, par les ordonnateurs, de la matérialité de leur action mais aussi des conséquences financières de ces actions au regard des exercices précédents. On note l’introduction d’un « état comparatif, par chapitre, des dépenses de l’exercice expiré avec celles du budget de l’exercice précédent, expliquant les causes des différences qui ressortent de cette comparaison ». Il s’agit ici de donner une information comparative, d’expliquer les différences de consommation. Pour suivre de manière plus précise la « richesse » du ministère et corollairement la qualité de la gestion du ministre, il est prescrit la tenue d’une comptabilité matière (réclamée depuis plusieurs années par des parlementaires) qui témoigne du caractère indiscutablement « patrimonial » de la démarche.
19Parallèlement, les comptes des ministres doivent intégrer une approche « coût » pour mettre en évidence les « coûts masqués » résultant d’actions prises en charge par d’autres administrations. L’article 4 de l’ordonnance de 182211 introduit la possibilité d’imputer comptablement des transferts de charges entre administrations et présage une forme de facturation entre administrations. Si le dispositif de 1822 peut paraître équivoque, la nouvelle formulation proposée par l’article 19 de l’ordonnance de 1838 est plus claire. « Les ministres ordonnancent […] sur leurs crédits, les prix d’achats ou de loyers de tous les objets qui sont mis à leur disposition pour le service de leur département respectif par les autres ministères ».
20La limite du dispositif réside en l’universalité budgétaire dans son aspect non-affectation des recettes. Les administrations concernées sont peu incitées à réaliser cette « facturation » entre administrations dans la mesure où les sommes ainsi facturées ne leur reviennent pas. Il est intéressant de remarquer que, parallèlement, l’universalité est envisagée comme une limite à l’optimisation des matières premières. D’Audiffret précise ainsi que « l’autorisation du remploi de ces anciens matériaux n’a été maintenue, pour l’avenir, que sous la condition de les appliquer aux besoins du service même auxquels ils appartenaient précédemment12 ».
21Le compte des dépenses des ministres se présente comme une description des opérations réalisées ou à réaliser par une administration. Le chapitre XI de l’ordonnance de 1838 (articles 137 à 162) précise qu’une série de documents « annexés » aux comptes de dépenses seront présentés aux Chambres. Ces documents sont évidemment spécifiques : ils sont liés au type de mission mise en œuvre par l’administration.
22Le ministère des Travaux publics représente l’administration d’intervention par excellence. Une série de rapports annexés au compte des dépenses du ministre permettent une analyse de l’évolution des investissements publics exercice par exercice. L’article 142 prévoit un rapport « sur chacun des canaux, entrepris en vertu des lois : ce rapport contient l’état des travaux exécutés et celui des sommes dépensées ». L’article 144 prévoit « un compte rendu des travaux métallurgiques, minéralogiques et géologiques que les ingénieurs des mines auront exécutés, dirigés ou surveillés ». L’article 145 prévoit « un tableau spécial des travaux exécutés pour le perfectionnement de la navigation des rivières, ainsi que du montant des sommes fournies par le Trésor public et par les propriétaires riverains ».
23Le ministre des Finances doit justifier de la gestion du domaine de l’État. Il s’agit d’une forme de promotion d’une approche « patrimoniale » qui dépasse la simple inscription comptable pour toucher au sens le plus gestionnaire du terme. L’article 152 est d’une actualité brûlante :
« Le Gouvernement fait distribuer aux Chambres le tableau de toutes les propriétés immobilières appartenant à l’État, tant à Paris que dans les départements, et qui sont affectées à un service public quelconque. Ce tableau doit contenir la date de l’affectation et l’indication de l’usage auquel chaque propriété est consacrée, ainsi que sa valeur approximative. »
24Enfin, tous ces documents « comptables » doivent être réunis dans une publication propre à chaque département ministériel : un véritable rapport de gestion ! Michel Bottin note qu’ainsi complétée, la loi de comptes, « votée avant le budget de l’année et portant sur des comptes récents – ceux de l’antépénultième année le plus souvent- n’avait rien de formel : pour le passé elle pouvait permettre une mise en cause de la gestion des ministres, pour l’avenir elle pouvait influencer les choix budgétaires13 ».
B. UN SYSTÈME COMPTABLE POUR MIEUX APPRÉHENDER LES MOUVEMENTS FINANCIERS : LA BONNE ÉCONOMIE DE LA TRÉSORERIE DE L’ÉTAT
25Les monarchies censitaires ne pensent pas l’intervention. Il est donc ardu de rechercher des velléités gestionnaires ailleurs que dans l’organisation des missions régaliennes. Dès lors, l’organisation du réseau comptable est susceptible de devenir un enjeu de gestion. Dans son rapport au roi de 1838, d’Audiffret décrit l’outil comptable comme un élément susceptible d’accroître la régularité de la dépense, mais aussi d’améliorer la gestion des deniers de l’État.
« C’est par les procédés de la méthode et de l’analyse, que les écritures administratives et le libre exercice des contrôles, répandent la lumière dans toutes les parties du service public, en rectifient les irrégularités, en répriment ou en préviennent les abus, en provoquent sans cesse l’amélioration, et fertilisent, en quelque sorte, les revenus du budget, par une sage économie de leur emploi14. »
26Il faut établir définitivement l’organisation de l’administration des finances autour de comptes durablement identifiés, dès lors on pourra utiliser ces comptes à des fins d’administration des deniers publics.
1. Organiser l’administration financière et ses différents comptes.
27Les premières années du xixe siècle traduisent une profonde hésitation institutionnelle. L’Empire érige la trésorerie de l’État en ministère par l’arrêté du 27 septembre 1801. Les payeurs généraux, qui « rendaient des comptes d’ensemble de tous les paiements faits dans tout le royaume pour chaque ministère15 », sont les grands comptables d’ordre qui gèrent séparément les départements ministériels. Il n’y a pas de lien entre leurs écritures au niveau central.
« Les préposés des départements étaient dessaisis, par les mains de ces quatre chefs supérieurs, de leurs acquits et de leurs pièces de dépense, afin de les faire servir d’éléments à quatre grands comptes récapitulatifs ou d’exercice tardivement déférés au jugement de la Cour des comptes16. »
28La Restauration intègre la Trésorerie comme direction du ministre des Finances par l’ordonnance du 13 mai 1814. Face aux comptes des « départements ministériels », la loi du 25 mars 1817 place des comptes de paiements effectués par le ministère des Finances. Ces quatre comptes de paiements visent à établir le solde des différents flux financiers en fin d’année : produits des contributions, charges budgétaires, charges de la dette et situation de la trésorerie (entendue ici au sens de « caisse centrale des paiements »).
29L’ordonnance du 18 novembre 1817 prend acte de la réorganisation comptable, supprime les payeurs généraux manifestement devenus inutiles et entame un profond mouvement de réorganisation administrative au profit de l’administration des Finances. Dès lors, le ministre des Finances reprend en main la trésorerie de l’État et peut distinguer la mission du mouvement général des fonds de celle de la comptabilité publique : la trésorerie et le trésor ! L’ordonnance du 6 février 1828 créé une direction du Mouvement général des fonds ayant pour mission « l’application des ressources aux besoins ».
30L’article 149 de la loi du 25 mars 1817 attribue au ministère des Finances la tenue des comptes de trésorerie. Sans plus préciser leur vocation, l’article 22 de l’ordonnance du 14 septembre 1822 évoque les « comptes généraux publiés par le ministre des Finances ». Leur appellation va évoluer, ils deviennent le compte annuel de l’administration des Finances avec l’ordonnance du 10 décembre 1823 « relative tant à la publication du compte annuel de l’administration des finances qu’aux comptes à rendre par les ministres des dépenses de leurs départements et à la justification des comptes ». L’ordonnance du 31 mai 1838 reprend et précise le terme, comme titre de paragraphe. Le compte n’est plus annuel mais général. Le compte général de l’administration des Finances conservera son nom jusqu’à la loi organique du 1er août 2001 qui lui substituera un compte général de l’État.
31L’article 149, de la loi du 25 mars 1817, prévoit que le ministre des Finances présentera quatre comptes de trésorerie traduisant les mouvements financiers.
« 1° Le compte de la dette perpétuelle ; 2° Le compte général des budgets ; 3° Le compte du Trésor royal ; 4° Le compte du recouvrement des produits bruts des contributions directes et indirectes. »
32L’article 2 de l’ordonnance du 10 décembre 1823 ajoute un cinquième compte : le compte des dépenses publiques et intègre la dette perpétuelle dans une catégorie plus large « compte des divers services publics ». On retrouve ces 5 comptes dans le même ordre au sein de l’ordonnance du 31 mai 1838 : 1° compte des contributions et revenus publics ; 2° compte des dépenses publiques ; 3° compte de trésorerie ; 4° compte des budgets ; 5° comptes des divers services publics.
2. Les comptes du ministère des Finances sont des outils gestionnaires.
33Parmi les comptes propres au ministère des Finances, on distingue le compte de la dette perpétuelle qui correspond à un objet déterminé et fusionne vraisemblablement avec le compte de la dette inscrite au sein des « comptes divers et des services publics », catégorie apparue en 1823. Trois comptes se maintiennent entre 1817 et 1838 et méritent l’attention. Les modifications qui les concernent montrent une forte préoccupation d’amélioration de la qualité de leur lisibilité.
34Le compte des contributions et revenus publics change de vocation en 1823. Alors qu’il est développé par département ou arrondissement en 1817, il est ventilé par type de « contribution ou revenu » à partir de 1823 puis par « branche de revenu et type de perception » en 1838. De plus, à l’origine destiné à comparer un solde en début d’exercice et un solde en fin d’exercice, la réforme de 1823 opère un changement radical dans sa signification puisqu’il intégrera les « droits constatés à la charge des redevables » et les « recouvrements effectués et restant à faire ». L’ordonnance de 1838 précise que le compte des contributions et revenus publics détaillera les bases qui ont servi à l’établissement des droits. Indiscutablement, ce compte comporte de plus en plus d’informations qui permettent non seulement d’évaluer le degré de recouvrement des impositions, mais aussi de comprendre si une variation d’un exercice sur l’autre est conjoncturelle ou structurelle, voire d’évaluer l’efficacité des modes de recouvrement.
35Le compte du Trésor royal devient le compte de Trésorerie en 1823. Pour ce compte aussi on observe deux types de modifications. D’une part, on passe d’une approche de caisse répartie géographiquement en 1817 à une approche synthétique par type de flux financier en 1823. Ensuite, la réforme de 183817 intégrera des éléments d’information qui révèlent clairement une tentative d’établissement d’un bilan de l’État. L’article 135-3° précise : « le compte du service de la trésorerie est appuyé de la situation de l’actif et du passif de l’administration des finances et de l’état de la dette flottante, à la fin de chaque année ».
36Le compte général des budgets de 1817 deviendra le compte des budgets en 1823. L’évolution terminologique est importante. On passe bien d’une comparaison entre la somme des recettes et des dépenses des ministères (d’où son caractère général) aux budgets des dépenses (des ministères). Il n’évolue pas en 183818 puisqu’il est dédié, dès l’origine, à l’établissement d’un solde d’exécution en cours ou en fin d’exercice.
37Dans ce système financier, le contrôle de la régularité comptable est loin d’être l’unique préoccupation. Un cinquième compte vient compléter le compte de l’administration des Finances. Le compte des dépenses publiques (assimilé à un des comptes annuels des finances) est créé par l’ordonnance du 10 décembre 1823. Il constitue un « miroir » comptable des comptes particuliers des ministres. Sa vocation est double puisqu’il permet de valider les comptes particuliers mais aussi de suivre la consommation budgétaire des ministères. L’ordonnance de 1838 précise bien que ce compte ne fait que récapituler les comptes de chaque département ministériel.
38Tel qu’il est conçu au xixe siècle, le compte général de l’administration des finances est un outil de gestion de la trésorerie de l’État. Il permet de mettre en relation l’évolution des « stocks » de dette et de créance en début et en fin d’exercice. Il permet d’observer l’évolution de ce stock, d’une année sur l’autre pour le même exercice et de le mettre en rapport avec la réalité de la trésorerie à cette date. On se situe clairement dans une approche gestionnaire de l’outil comptable puisqu’il s’agit d’établir au plus juste la trésorerie de l’État.
II. LES MANIFESTATIONS JURIDIQUES DE LA PRÉOCCUPATION GESTIONNAIRE DANS L’ORDRE COMPTABLE
39Au-delà de l’architecture comptable, la préoccupation gestionnaire est intégrée au sein des textes financiers. Il s’agit de dépasser la production d’information pour transmettre, analyser et tirer des conséquences des données ! Cela conduit à distinguer clairement la vocation des comptes, présenter un compte ne saurait être assimilé à rendre un compte. Dès lors il faudra bien déterminer le type de responsabilité qui pèse sur les administrateurs et l’institution capable de l’apprécier.
A. LA DOUBLE FINALITÉ DE L’INFORMATION COMPTABLE : PRÉSENTER ET RENDRE DES COMPTES
40La Déclaration de 1789 pose, par ses articles 14 et 15, le principe du contrôle financier de l’action publique. La formulation de l’article 15 est particulièrement intéressante : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration ». Le texte permet d’envisager une acception juridique stricte qui justifie par exemple le contrôle juridictionnel des comptes des comptables mis en œuvre par la Cour des comptes. La formulation « demander compte » autorise aussi une acception large qui inclut une appréciation de l’efficacité de la gestion des deniers publics19. Cette formule – demander – est d’autant plus remarquable qu’elle n’aura pas de postérité. Cette possibilité offerte au citoyen de demander compte va être dissociée en deux opérations administratives. À partir de la Restauration, les textes financiers introduisent deux types d’obligations, il s’agit pour les agents publics de « présenter » ou de « rendre » des comptes. Quelles significations donner à cette distinction ?
1. Rendre des comptes.
41Rendre consiste à restituer à quelqu’un ce qui lui appartient. Par extension, rendre des comptes revient, pour le « rendant », à justifier, de manière détaillée, auprès de « l’oyant » de l’usage d’un bien ou d’une somme de manière à expliquer l’état du bien ou à fixer le reliquat. Celui qui rend des comptes est placé dans une forme de soumission à une d’autorité. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’article 129 de la loi du 25 mars 1817 « il sera rendu compte, lors de la présentation du budget 1818, de l’emploi des crédits ». Cette loi « sur les finances » du 25 mars 1817 correspond à une loi de finances actuelle ; elle prévoit et autorise les recettes et les dépenses. Son article 129, intégré au titre VIII « moyens de crédits », renvoie à la nécessité pour les ordonnateurs de justifier de la régularité budgétaire des sommes dépensées. Le même type de logique se retrouve à l’article 5 de l’ordonnance du 14 septembre 1822
« Les ministres renfermeront les dépenses de chaque service dans les limites de notre ordonnance annuelle de répartition. Si cependant des circonstances extraordinaires ou imprévues les avaient forcés de s’en écarter, ils le feront connaître par leur compte annuel, et y exposeront les motifs qui auront nécessité cette déviation. Ladite répartition sera annexée textuellement aux comptes qui nous sont rendus annuellement par nos ministres… »
42C’est le pouvoir qui fixe le maximum des dépenses à ordonnancer et les ordonnateurs sont liés par ces montants, ils doivent en conséquence « rendre compte » de tout dépassement. Dans cette optique, le compte « rendu » sert bien à la mise en place d’une vérification de la « régularité » budgétaire des opérations. L’ordonnance du 31 mai 1838 précise encore la terminologie employée. Elle détaille dans son titre II « comptabilité administrative », les différents « comptes à rendre ». Il ne s’agit plus que des comptes que les ordonnateurs secondaires doivent produire aux ordonnateurs principaux pour justifier du respect des délégations (chapitre XIV) ou des « comptabilités des préposés comptables de la recette et de la dépense, et du service de trésorerie » (chapitre XV). Dès lors, l’obligation de rendre des comptes implique non seulement une hiérarchie mais aussi une sanction.
2. Présenter des comptes.
43La présentation des comptes relève d’une autre logique. Le verbe présenter signifie, au sens large, offrir quelque chose au regard. Au sens comptable, présenter des comptes fait donc directement écho à la notion de transparence. La loi sur les finances du 25 mars 1817 distingue très clairement les comptes qui doivent être « rendus » et ceux qui doivent être « présentés ». Le titre XII de la loi de 1817, qui comporte les articles 149 et 150, est intitulé « dispositions sur les comptes à présenter aux Chambres ». Les ordonnateurs, qui correspondent à l’époque aux ministres, ne rendent pas compte aux Chambres, il s’agit très clairement de marquer le fait qu’ils ne sont pas responsables devant ces dernières, mais seulement devant le roi.
« Art 149 : Le ministre des Finances présentera : 1° Le compte de la dette perpétuelle 2° Le compte général des budgets 3° Le compte du Trésor royal 4° Le compte du recouvrement des produits bruts des contributions directes et indirectes. Art. 150 : Les ministres ordonnateurs de tous les départements présenteront le compte des dépenses qu’ils auront arrêtées pendant le cours de leur administration ».
44L’ordonnance du 10 décembre 1823 s’inscrit dans cette approche terminologique.
« Art. 2 :Le compte annuel de l’administration des finances […] présentera la situation de tous les services de recette et de dépense au commencement et à la fin de l’année. […] 2° Compte des dépenses publiques : Ce compte, dont l’établissement est ordonné par l’article 150 de la loi du 25 mars 1817, présentera […] 4° Compte des budgets : Ce compte, publié en exécution de l’article 149 de la loi du 25 mars 1817, présentera, […] ».
45L’ordonnance du 31 mai 1838 confirme que les comptes des ministres doivent être, évidemment, présentés aux Chambres conformément aux dispositions de l’article 129 et plus largement du chapitre X du texte qui détaille les comptes qui seront « présentés ».
46Il existe une cohérence formelle dans l’emploi du vocabulaire relatif à la destination des comptes20. Quand ils sont adressés au « pouvoir » les comptes sont rendus. Quand ils sont adressés aux Chambres ou à toute autre institution, « pour information », les comptes ne sont que présentés. Les commentateurs de l’époque ont conscience de cette distinction, à l’image de Lafontaine en 1822.
« L’article 150 de la loi du 25 mars 1817 ne porte pas : Les ministres rendront le compte des dépenses qu’ils auront arrêtées. Il porte : "Les ministres présenteront le compte". […] Il est certain, en effet, qu’on avait primitivement rédigé l’art. 150 avec les mots : rendront le compte. […] La Chambre a substitué au mot rendront le mot présenteront […] il ne s’agit pas ici d’une chicane de mots. Quand une Assemblée comme la Chambre des députés répudie le mot rendront, pour y substituer présenteront, c’est bien certainement parce que ces deux mots ne sont pas synonymes, et que les obligations qui en résultent ne sont pas les mêmes21. »
47Le Moniteur universel du mois de mars 1817 confirme :
« La discussion s’établit sur le titre XII : "Dispositions sur le compte à présenter aux Chambres". Les six articles de ce titre sont adoptés sans discussion, avec cette seule modification que l’article 3 portait : les ministres rendront le compte et que la Chambre a substitué le mot présenteront22. »
48Le Bulletin des lois, le Bulletin annoté des lois et les archives parlementaires n’apportent aucune précision supplémentaire.
B. QUELLE RESPONSABILITÉ POUR LES ADMINISTRATEURS ?
49Une fois isolée au sein de l’ordre comptable, l’incitation gestionnaire appelle un traitement particulier. L’administrateur ne peut pas être soumis au même type de responsabilité que le manutenteur de denier. Dès lors, il faut isoler un type de responsabilité spécifique et éventuellement une institution capable d’apprécier cette responsabilité.
1. Distinguer la responsabilité des administrateurs de la responsabilité des comptables.
50Le concept de responsabilité doit être relativisé. Michel Bottin exprime les difficultés rencontrées au début de la Restauration.
« Quelques (services) mêlaient archaïsme et chasses gardées et constituaient autant d’endroits par où coulait le flot des dépenses royales. La Maison du roi, immense nébuleuse de services civils et militaires – le budget de la Prusse ! – en était le meilleur exemple. Mais comment maîtriser une organisation dirigée par autant de grands officiers de haute noblesse23 ? »
51Il existe pourtant, sous la Restauration et dans la continuité de ce qui se passait sous l’Empire, une vraie responsabilité politique, distincte de la responsabilité juridique : c’est la disgrâce. Tous les ordonnateurs (administrateurs) sont responsables devant le roi. La disgrâce pèse sur toute l’équipe ministérielle qui met en œuvre les dépenses royales.
52C’est dans ce contexte qu’il faut considérer l’introduction de l’article 150 de la loi du 25 mars 1817 qui établi une forme de « responsabilité budgétaire ».
« Les ministres ordonnateurs de tous les départements présenteront le compte des dépenses qu’ils auront arrêtées pendant le cours de leur administration, et ils en établiront la comparaison avec les ordonnances qu’ils auront délivrées dans le même espace de temps, et avec les crédits particuliers ouverts à chacun des chapitres de leurs budgets. »
53Le texte est présenté comme la réponse aux extravagances financières du ministre de la Guerre Clarke24. Il s’agit bien de fournir des données chiffrées qui permettent d’établir les éventuels dépassements. Ces derniers doivent cependant être situés dans un contexte particulier : on ne reproche pas au ministre de la guerre de dépenser, on lui reproche alors de « mal » dépenser.
54D’Audiffret revendique la paternité du dispositif qui introduit bien une forme de responsabilité devant le Roi.
« La loi du 25 mars 1817, dont le titre XII a été préparé par le directeur de la Comptabilité générale des finances, et remis à la commission du budget avec l’autorisation du ministre, détermina, pour la première fois, le caractère et l’objet des comptes annuels que les ministres auraient à rendre et à publier, pour soumettre à l’examen et à la discussion du pays tous les actes du pouvoir délégué, dont ils étaient devenus désormais responsables envers le roi et la France25. »
55En 1822, Masson (dont on connaît la proximité avec d’Audiffret) précise le type de responsabilité dont il s’agit. Il distingue très clairement la sphère comptable, qui dépend du ministère des Finances et comprend le maniement des deniers publics, de la sphère administrative qui dépend de chaque administration et comprend la « dépense », c’est-à-dire l’engagement et l’ordonnancement. Chacune de ces opérations financières est soumise à un régime particulier.
« Nous nous garderons bien de confondre les obligations qu’on peut prescrire à des ministres ordonnateurs, avec les règles qu’on impose à des manutenteurs de deniers ou de matières. Autre chose est de rendre [il eut fallu écrire « présenter » mais Masson insiste dans le sens de la formulation initiale du titre XII] compte d’une administration et de rendre compte d’un maniement. La manière de disposer des choses, le mode pour en compter, la nature des preuves, la compétence des juges, tout est différent. Aussi, loin de nous laisser égarer par une fausse analogie, qui conduirait à tracer autour des administrateurs un cercle de formalités calquées servilement sur celles dont on environne les comptables, nous ferons toujours ressortir la démarcation essentielle qui sépare l’administration d’avec le maniement des deniers de l’État, et la nature différente des responsabilités qui découlent de ces deux ordres de fonctions26. »
56D’Audiffret exprime, lui aussi, cette distinction dans les types de contrôles.
« L’acte le plus important de mon heureuse initiative, et j’ose le dire […], le plus digne de la reconnaissance du pays, est l’ordonnance royale, rendue le 9 juillet 1826, pour conférer à la Cour des comptes le contrôle public sur pièces justificatives de toute la gestion de la fortune de l’État27. »
57On ne peut pas soupçonner d’Audiffret de confondre le contrôle de la régularité comptable et le contrôle de la gestion budgétaire. Dans son esprit, il existe un contrôle de l’administration de la fortune de l’État, ce contrôle pèse donc sur les actes des ordonnateurs et relève de la Cour des comptes.
2. Quel contrôle sur la responsabilité des administrateurs ?
58Très rapidement désireux de représenter la France et d’épauler le roi dans la mise en œuvre du contrôle de la gestion des administrations à l’occasion du vote de la loi de comptes, le Parlement prend conscience de ses lacunes.
« Pour pairs et députés, le vote d’une telle loi était une opération extrêmement complexe : il s’agissait de comparer le budget voté et les comptes des ministres… sans disposer des moyens techniques indispensables. Laissons de côté le problème des compétences. […] Mais les comptes des ministres offraient-ils toutes les garanties suffisantes ? […] Confrontée à ce délicat problème, la commission de la Chambre des députés eut l’idée de se tourner vers la Cour des comptes28. »
59S’il y est attaché, le Parlement ne cherche pas l’appui de la Cour pour opérer un contrôle de la régularité de la dépense !
« Le rôle de la Cour des comptes s’inscrit encore dans cette problématique. On souhaite la cantonner au contrôle des comptables soit, mais on souhaite aussi maintenir son action au sein de la sphère administrative29. »
60C’est du moins l’idée de Masson, qui propose clairement de confier un contrôle de la gestion des administrations à la Cour.
« On peut se demander si, pour compléter les garanties nécessaires contre tout abus dans l’administration des dépenses publiques, il ne conviendrait pas qu’une loi nouvelle attribuât à la Cour des comptes le droit de se faire produire dorénavant les pièces justificatives ? […] ce serait dans la vue de faire, non pas juger, mais explorer par la Cour des comptes, les actes des ordonnateurs, sous le rapport de la légalité, de l’opportunité et de l’économie, pour qu’ensuite elle transmît aux Chambres des cahiers d’observation analogues à ceux que jadis elle devait transmettre au chef du Gouvernement30. »
61Ce contrôle de gestion serait bien destiné au Pouvoir (au sens large).
62Les cahiers d’observation furent créés par les articles 20 et 22 de la loi de 1807. Sous la Restauration, ils deviennent très convoités et seront finalement publiés à partir de la loi du 21 avril 183231. Dès 1822, Masson propose de faire des cahiers d’observation des documents à l’usage du contrôle des parlementaires, ce qu’ils ne sont évidemment pas au moment de la publication de son livre même s’ils présentent certaines prédispositions.
« On se fait une bien fausse idée des révélations qu’a pu renfermer jusqu’ici ce cahier annuel d’observations. Ce n’est pas dans une compilation toujours incomplète de pièces de dépenses qu’elle n’examinait que deux ou trois ans après l’époque de leur production, que la Cour des comptes a jamais pu trouver des informations bien concluantes sur l’administration des ordonnateurs32. »
63L’opinion émise à ce sujet, le 28 mars 1822, par M. de Marbois, pair de France et président de la Cour, suffit pour dissiper toute illusion.
« Ces cahiers annuels, y est-il dit, sont principalement relatifs aux améliorations générales dont le service est susceptible et la réforme des abus qui peuvent s’introduire : il est rare qu’ils s’étendent à des observations personnelles. »
Conclusion.
64Alors que toute la subtilité de l’article 150 de la loi de 1817, de l’article 18 de l’ordonnance du 14 septembre 1822 et de l’article 136 de l’ordonnance du 31 mai 1838 consistait à enjoindre aux ministres de tenir leurs comptabilités dans l’espoir d’en faire des outils de bonne « administration », les financiers de la Restauration n’ont pu imposer le principe de la justification de leurs comptes par les administrateurs, ce qui aurait contraint à la tenue de cette comptabilité. Alors que toute la finesse du nouvel ordre juridique consistait à convaincre les ministres à utiliser cette comptabilité à des fins gestionnaires, la réalité administrative ne montre que peu d’intérêt pour ces outils. La comptabilité administrative des ministères, pierre angulaire d’une construction gestionnaire de la comptabilité publique va rapidement dans les faits devenir un miroir des comptes des comptables.
« Il en résultait que la comptabilité administrative des ministères, ne présentant plus qu’une utilité restreinte, disparut progressivement, et que la seule comptabilité demeura la comptabilité du Trésor33. »
65Parallèlement, l’irruption du Parlement « bourgeois » dans le schéma brouilla les cartes. Le contrôle de l’administration des ministères devint trop « politique » pour être réellement efficace ! Dès lors, les contrôles administratifs (et financiers) s’enfermèrent dans des logiques de stricte régularité bien éloignées des espoirs gestionnaires qu’ils portaient.
Notes de bas de page
1 On peut cependant évoquer la loi du 20 décembre 1816 relative à la perception provisoire, pendant les premiers mois de 1817, des impôts votés en 1816.
2 Jacques Magnet « Les règlements généraux sur la comptabilité publique au xixe siècle », in J. Bontoux, F. Descamps et Pernot-Burckel (dir.), La Comptabilité publique, continuité et modernité, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 1995, p. 31.
3 J. Magnet « Les règlements généraux… », op. cit., p. 35.
4 Marquis Charles-Louis-Gaston d’Audiffret, Le système financier de la France, Imprimerie et librairie administratives de Paul Dupont, Paris, 1863, sommaire de l’ouvrage p. XII.
5 Voir Sébastien Kott, « La controverse Masson-Lafontaine relative à l’ordre financier en 1822 », dans ce même ouvrage.
6 Lucile Tallineau, « Des droits et des devoirs », Droit et société, n° 14, Frontières du droit, critique des droits, LGDJ, 2007, p. 201-209.
7 Michel Bottin, Histoire des finances publiques, Economica, 1997, 112 pages. Henri Isaïa et Jacques Spindler, Histoire du droit des finances publiques, Economica, Paris, 1986, 443 pages.
8 Voir Sébastien Kott, « L’invention d’outils "gestionnaires" dans le système financier de la Restauration », dans ce même ouvrage.
9 « Les comptes que nos ministres doivent publier annuellement, en exécution de l’article 150 de la loi du 25 mars 1817, développeront, avec les détails propres à chaque nature de service, les crédits, les dépenses, les ordonnances et les paiements qui ne sont que sommairement exposés dans le compte général de l’administration des finances.
Les comptes des dépenses seront soumis à des divisions uniformes. Ils rappelleront les résultats de l’exercice précédent au 1er janvier de chaque année, et présenteront les opérations de l’année courante sur les deux exercices ouverts : ils feront ainsi ressortir
la situation définitive de l’exercice clos au 31 décembre ;
la situation provisoire de l’exercice suivant, arrêtée à la même époque. »
10 « Les comptes que les ministres doivent publier à chaque session des Chambres développent les opérations qui ne sont que sommairement exposées dans le compte général de l’administration des finances. Ils se composent : 1° d’un tableau général présentant, par chapitre législatif, tous les résultats de la situation définitive de l’exercice expiré, qui servent de base à la loi proposée aux Chambres pour le règlement dudit exercice ; 2° de développements destinés à expliquer, avec tous les détails propres à chaque nature de service, les dépenses constatées, les paiemens effectués et les créances restant à solder à l’époque de la clôture de l’exercice ; 3° d’un état comparatif, par chapitre, des dépenses de l’exercice expiré avec celles du budget de l’exercice précédent, expliquant les causes des différences qui ressortent de cette comparaison ; 4° de la situation provisoire du budget de l’exercice courant, arrêté au 31 décembre de la première année de cet exercice ; 5° du compte d’apurement que la loi du 23 mai 1834, et l’article 101 du présent règlement général, prescrivent de publier pour les exercices clos législativement arrêtés ; 6° des comptes en matières à publier pour les divers services ; 7° et enfin, des documents spéciaux dont la publication est ordonnée par le titre XI ci-après. Tous les documents à produire à l’appui du règlement définitif de l’exercice expiré forment une publication séparée pour chaque département ministériel. Les documents divers, dont les résultats sont arrêtés au 31 décembre doivent être réunis en une seule publication par les soins du ministère des Finances. »
11 « Les ministres feront acquitter par des ordonnances imputables sur leurs crédits législatifs les prix d’achat ou de loyer de tous les objets qui seraient mis à leur disposition pour le service de leur département par les administrations publiques. »
12 « Rapport au roi sur le règlement général de la comptabilité publique du 31 mai 1838 », in Ch.-L.-G. d’Audiffret, Le système financier de la France…, op. cit., tome V, « Règlement général sur la comptabilité publique augmenté des lois, ordonnances et décrets rendus de 1838 à 1863 », p. 85.
13 Michel Bottin, « Villèle et le contrôle des dépenses publiques. L’ordonnance du 14 septembre 1822 », La Comptabilité publique, continuité et modernité, Actes du colloque tenu à Bercy les 25 et 26 novembre 1993, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 1995, p. 7.
14 « Rapport au roi sur le règlement général de la comptabilité publique… », op. cit., p. 81.
15 M. de Lafontaine, Lettres à l’auteur de l’écrit anonyme intitulé : « De la comptabilité des dépenses publiques », Delaunay, Ponthieu et Pélissier, Paris, décembre 1822, p. 134.
16 Mis Ch.-L.-G. d’Audiffret, Le système financier…, op. cit., tome V, « Règlement général sur la comptabilité publique augmenté des lois, ordonnances et décrets rendus de 1838 à 1863 », p. 23.
17 Ordonnance du 31 mai 1838, article 135-3° Compte de trésorerie. Ce compte présente, les mouvements de fonds opérés entre les comptables des finances ; l’émission et le retrait des engagements à terme du trésor, les recettes et les paiements faits pour le compte des correspondants du trésor, enfin l’excédant de recouvrement ou de paiement provenant des revenus et des dépenses publiques. Ces différentes opérations sont renfermées entre les valeurs de caisse et de portefeuille existant chez les comptables des finances, au commencement et à l’expiration de l’année. Le compte du service de la trésorerie est appuyé de la situation de l’actif et du passif de l’administration des finances et de l’état de la dette flottante, à la fin de chaque année.
18 Ordonnance du 31 mai 1838, article 135-4° Comptes des budgets. Ce compte se compose de la situation définitive de l’exercice expiré, et de la situation provisoire de l’exercice courant. Il présente, d’une part, la comparaison, avec les évaluations du budget des recettes, des droits constatés à la charge des redevables de l’État et des recouvrements effectués sur ces droits ; d’autre part : la comparaison avec les crédits ouverts par le budget des dépenses, des droits constatés au profit des créanciers de l’État et des paiements effectués sur les ordonnances des ministres.
19 L. Tallineau, « Des droits et des devoirs », art. cit., p. 201-209.
20 Certaines réserves peuvent être émises, par exemple en ce qui concerne la destination de l’ordonnance du 10 décembre 1823 relatives « aux comptes à rendre par les ministres des dépenses de leurs départements et à la justification des comptes », alors que ces comptes ne sont que présentés aux Chambres dans le corps de l’ordonnance.
21 M. de Lafontaine, Lettres à l’auteur…, op. cit., p. 31-33.
22 Moniteur universel du samedi 8 mars 1817, n° 67, sur le résultat du vote à la Chambre des députés. 233 votants, 135 boules blanches et 88 boules noires. Vendredi 7 mars 1817, p. 274, sur la discussion du titre XII.
23 Michel Bottin, « Introduction historique au droit budgétaire et à la comptabilité publique de la période classique », Histoire des finances publiques, volume I, Economica, Paris, 1985, p. 18.
24 Henri Jacques Guillaume Clarke (duc de Feltre) fut ministre de la Guerre de Bonaparte de 1806 à 1814, puis de Louis XVIII (qui le nomme maréchal de France en 1816) jusqu’en septembre 1817.
25 Mis Ch.-L.-G. d’Audiffret, Le système financier de la France…, op. cit., tome V, « Règlement général sur la comptabilité publique augmenté des lois, ordonnances et décrets rendus de 1838 à 1863 », p. 26.
26 Anonyme (attribué à Masson), De la comptabilité des dépenses publiques, Imprimerie de L.-T. Cellot, Paris, 1822, p. 13-14.
27 Marquis Charles-Louis-Gaston d’Audiffret, Souvenirs de ma famille et de ma carrière dédiés à mes enfants, 1787-1878, présenté et annoté par Michel Bruguière et Valérie Goutal-Arnal, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 2002, p. 215.
28 M. Bottin, « Introduction historique… », op. cit., vol. I, p. 11.
29 M. Bottin, « Villèle… », op. cit., p. 18.
30 Anonyme (Masson), De la comptabilité des dépenses publiques…, op. cit., p. 159-160.
31 Sébastien Kott, « Le développement des relations entre la Cour des comptes et le Parlement 1815-1832 », in La Cour, un passé, un destin, Actes du colloque du Bicentenaire de la Cour des comptes des 24 et 25 septembre 2007, Revue française de finances publiques, n° spécial hors série, septembre 2009, p. 201-212.
32 Anonyme (Masson), De la comptabilité des dépenses publiques, Imprimerie de L.-T. Cellot, Paris, 1822, p. 178.
33 Jammy Schmitt, rapporteur général de la commission des finances de la Chambre des députés, JO du 21 juin 1936, débats du Sénat, p. 588.
Auteur
Maître de conférences, habilité à diriger des recherches, en droit public à l’Université Paris 10, Sébastien Kott enseigne les finances publiques, le droit fiscal et le droit du service public. Ses recherches portent sur l’encadrement juridique de la gestion publique. Il a soutenu une thèse sur le contrôle financier central exercé par le ministère des Finances publiée aux Éditions du Comité pour l’histoire économique et financière de la France en 2004 sous le titre : Le contrôle des dépenses engagées, évolutions d’une fonction. Ses publications récentes s’inscrivent dans un cadre interdisciplinaire : « La coordination des politiques publiques à travers la préparation du budget » dans le cadre du colloque organisé par le laboratoire d’économie « EconomiX » et intitulé Coordination et sciences sociales ; « Le développement des relations entre la Cour des comptes et le Parlement 1815-1832 », paru dans la Revue française de finances publiques.
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