Leçon 12
p. 281-298
Texte intégral
Observations chronologiques
1Nous abordons aujourd’hui une série d’explications qui seront consacrées à la description de la politique et des actions d’investissements réalisés en France depuis la Libération. Ceci nous amènera à jeter un coup l’œil sur l’ensemble de l’évolution économique et financière de cette période.
2Je suivrai d’abord l’ordre chronologique, puis je vous donnerai un certain nombre d’explications générales qui couvrent toute la période et, en troisième lieu, je consacrerai la semaine prochaine quelques explications plus particulières aux questions en rapport avec l’aide que nous avons reçue dans le cadre du plan Marshall.
3Dans le supplément à l’Inventaire financier qui a été publié à la fin de l’année dernière et auquel je me suis référé déjà à plusieurs reprises, l’effort global pour l’investissement public et privé, au cours de la période qui vient de s’achever, était évalué à 14 % du revenu national. J’ai déjà donné ce chiffre au début du cours, et j’ai signalé qu’il s’agit de l’investissement net ou de ce que l’on appelle aussi parfois la « formation de capital neuf », non compris les sommes nécessaires à l’entretien et au maintien en état de l’appareil de production, ni de la constitution ou de l’accroissement des stocks. En ajoutant ces derniers éléments qui ne font pas partie de l’investissement net, on obtient l’investissement brut, qui au cours des dernières années s’est élevé à peu près à 20 % du revenu national (contre 13,5 % à peu près en 1938). Ces chiffres sont donnés dans le dernier rapport annuel de l’OECE et ils se rapprochent de ceux qui ont été calculés à partir d’autres bases et qui ont été publiés dans d’autres documents.
4Un effort de 14 % du revenu national pour former des capitaux neufs constitue indiscutablement un effort important. Il faut cependant noter qu’il est inférieur à ce qui avait été prévu à l’origine par le Plan Monnet, et inférieur aussi, semble-t-il, à ce qui aurait été nécessaire pour garantir un progrès rapide de notre structure économique d’ensemble, et préparer, par conséquent, une amélioration sensible des niveaux d’existence.
5Ce qui a limité l’effort global d’investissement, c’est que les investissements privés – purement privés, ceux qui ont été réalisés par l’épargne spontanée – sont tombés, comme vous le savez, à un volume extrêmement faible. L’inflation chronique dont nous souffrons depuis trente-cinq ans et qui s’est développée dans les années d’après-guerre a gravement porté atteinte à l’épargne privée. On peut s’en rendre compte, par exemple, si l’on observe que les investissements par émissions d’actions et obligations n’ont été que de 64 milliards en 1947, 45 milliards en 1948, 56 milliards en 1949 (dont une partie importante, comme je vous l’ai déjà signalé, ne constituait même pas de l’épargne neuve, mais seulement la transformation, sous la forme d’actions ou d’obligations, de sommes précédemment mises à la disposition des entreprises intéressées à un titre juridique ou comptable différent).
6Aux émissions d’actions et d’obligations sur le marché, dont je viens de parler, et dont le montant global est bien faible, il faut ajouter encore 30 milliards d’emprunts de sinistrés, soit environ 30 milliards, ce qui est encore très peu, et enfin l’autofinancement, qui a un caractère particulier et qui, dans la même période de trois ans, a atteint environ 200 milliards.
7En raison de l’insuffisance de ces sommes, l’État s’est finalement chargé de financer les investissements en imposant l’épargne obligatoire sous une forme ou sous une autre : tantôt il a financé des investissements par le déficit budgétaire, laissant alors se développer l’inflation, véritable taxe sur la circulation, sur les possesseurs de revenus fixes ou sur certains possesseurs d’anciennes épargnes ; tantôt, l’État a exigé des contribuables des impôts destinés à payer les investissements publics ou les investissements privés subventionnés par lui. Et c’est ainsi que l’État a supporté 70 % de l’ensemble des dépensés pour la modernisation de la production française, et presque 100 % de l’ensemble des dépenses de reconstruction, dans la période considérée. C’est, en définitive, l’État qui a la responsabilité directe de la fraction la plus importante – et de loin – de tous les investissements réalisés depuis la Libération.
Avant 1947
8Je ne vous parlerai pas beaucoup de la période qui a précédé 1947. En effet, pour cette période, nous sommes assez mal renseignés ; dans la mesure où les indications que je vous donnerai vous paraîtraient insuffisantes, vous pourrez d’ailleurs vous référer à l’Inventaire Schuman, qui est le document de base le plus complet sur l’ensemble des problèmes que je vais évoquer.
9La période antérieure à 1947 a été une période extrêmement difficile et mouvementée. Le pays se trouvait en proie à des difficultés aiguës ; il souffrait de grands désordres, les désordres matériels n’étant probablement pas les plus graves. C’était la période du « dépannage ». Chacun, dans le secteur public aussi bien que dans le secteur privé, courait au plus pressé sans essayer d’ajuster à un plan général ses propres actions. D’ailleurs, ce plan général n’existait pas.
10D’autre part, l’effort d’investissement était freiné par l’insuffisance des matériaux de base comme par les difficultés de financement. Enfin, les gouvernements de l’époque ne réalisaient pas l’étendue du danger d’inflation et ses conséquences éventuelles, notamment en ce qui concerne les chances que nous avions de réaliser le rééquipement de notre appareil productif et la reconstruction. Ce danger d’inflation résultait principalement des circonstances qui s’étaient développées pendant la guerre ; en effet, des modifications profondes et complexes s’étaient produites aussi bien dans le secteur de la production industrielle que dans le secteur agricole, modifications qui aboutissaient toutes à l’augmentation du danger inflationniste.
11La production industrielle pendant toute la guerre n’avait pas cessé de décliner. D’autre part, elle éloignait de plus en plus de la fabrication des produits de consommation courante. Les modalités de la distribution à tous les stades, depuis les matières premières jusqu’aux produits finis, excluaient en outre (et c’était l’objet même de la réglementation) l’adaptation des prix aux quantités disponibles. Ainsi, des distorsions importantes caractérisaient le secteur industriel, lequel, je le répète, travaillait de plus en plus pour des besoins extérieurs à ceux de la population – et fréquemment pour les besoins de l’occupant. La production s’éloignait de plus en plus des produits nécessaires de la population.
12Quant à la production agricole, elle était, elle aussi, insuffisante pour la satisfaction des besoins alimentaires normaux du pays ; et il n’y a à cela rien d’étonnant si l’on se souvient que, dès avant la guerre, à peu près 15 % de la ration alimentaire française étaient déjà importés. L’insuffisance de la production agricole s’est traduite par les phénomènes que vous connaissez. Certes, la réglementation prévue pour assurer la répartition des denrées a été moins efficace que la réglementation appliquée aux produits industriels, et une large part des revenus des particuliers a été ainsi absorbée en profits de l’appareil de distribution et du marché noir ; mais, à considérer l’ensemble des revenus distribués aux divers secteurs (exploitations agricoles et commerciales, particuliers, etc.), il apparaît bien que la masse des revenus distribués pendant toute cette période a excédé de beaucoup la valeur des biens de consommation disponibles accessibles à la population. En conséquence, des moyens monétaires considérables sont restés improductifs pendant toute la période de guerre, et leurs détenteurs n’ont pu pratiquement les dépenser à leur gré. Ils ont été obligés de les accumuler, de les épargner, de les thésauriser sous une forme ou sous une autre. Les sommes gagnées par un certain nombre de Français et non dépensées ont été tantôt thésaurisées en billets, tantôt mises à la disposition de l’État (directement ou par l’intermédiaire des banques) et un important volume de moyens de paiement excédentaires s’est donc constitué, qui représentait une menace d’inflation potentielle, d’un volume considérable, au moment où la Libération s’est produite.
13Le financement des dépenses de guerre, le règlement des prélèvements effectués par les autorités d’Occupation, les exportations vers l’Allemagne sans contrepartie d’exportations allemandes vers la France se sont traduites sur le plan monétaire par une expansion du volume des moyens de paiement, qui excédaient largement le montant justifié par l’activité économique et par l’évolution des prix, c’est-à-dire finalement par la valeur globale des biens disponibles sur le marché.
14Entre décembre 1938 et décembre 1944, c’est-à-dire pendant la période de la drôle de guerre et de l’Occupation, l’indice des disponibilités monétaires est passé de 100 à 492, c’est-à-dire que les disponibilités monétaires ont été approximativement quintuplées. L’indice des prix de gros dans toute cette période n’est monté que légèrement, passant de 100 à 255 ; les prix de gros étaient donc seulement à l’indice 2,5 au moment de la Libération. Quant à l’indice de la production industrielle, il est tombé de 100 à 33 ; la production industrielle au moment de la Libération était au tiers du niveau d’avant‑guerre.
15Si l’on fait avec ces éléments le rapport de l’indice des disponibilités monétaires et de celui de la production (en valeur), il ressort une proportion de 1 à 6. C’est pourquoi la situation était nettement inflationniste au moment de la Libération.
16Après la Libération, les disponibilités monétaires ont évolué sous l’effet d’un double désaccord :
d’une part, le désaccord entre la demande et l’offre des biens de consommation, la production restant encore très insuffisante par rapport aux besoins ;
d’autre part, le désaccord entre les besoins d’investissement non immédiatement rentables et le volume de l’épargne spontanée.
17À ces causes fondamentales se sont ajoutées les difficultés éprouvées par l’État pour faire face par l’impôt aux dépenses publiques, dépenses d’ailleurs accrues par les charges imputables à la liquidation de la période de guerre et à la période de facilité d’après-guerre. Dans la mesure où les pouvoirs d’achat distribués et inutilisés n’étaient pas thésaurisés, ils se trouvaient en fait à la disposition du Trésor par l’intermédiaire des banques. L’échange des billets auquel il a été procédé en 1945 a pour ainsi dire parachevé ce circuit. Au moment de l’échange des billets, et notamment dans la période qui a immédiatement précédé cet échange, on a vu revenir vers les banques en quantité massive des capitaux que leurs détenteurs avaient conservés auparavant sous forme liquide.
18En l’absence d’une activité économique suffisante, les banques ont alors apporté au Trésor les dépôts supplémentaires que le retrait des anciennes coupures leur procurait. Ainsi, l’ensemble du stock monétaire considérable accumulé pendant la période n’a pas cessé d’affluer vers le Trésor et l’opération d’échange de billets n’a fait qu’accélérer et consolider cet afflux des disponibilités vers le Trésor. Au lendemain de l’échange des billets, les banques ne présentaient pas une situation très différente de celle qu’elles auraient eue si les nouveaux déposants leur avaient confié leurs fonds dès le jour où ils avaient pu en disposer, c’est-à-dire au moment où ils les avaient gagnés.
19L’accroissement des dépôts bancaires en 1945, lors de l’échange des billets, ne correspondait donc à aucune formation d’épargne nouvelle et ne mettait effectivement à la disposition du Trésor aucune ressource utilisable. Il s’agissait d’épargnes anciennes, qui avaient été provoquées antérieurement par la limitation de la consommation. Le fait qu’elles prenaient avec quelque retard le chemin du Trésor ne les rendait pas utilisables pour autant pour ce dernier, sauf en déclenchant l’inflation jusque-là contenue.
20C’est dans le courant de 1946 que la reprise de l’activité économique et la hausse des prix ont mis un terme à l’accumulation des liquidités aussi bien dans les entreprises que dans les banques. Le développement de la production, la hausse des prix, la renaissance de l’activité économique ont créé de nouveaux besoins, et l’accumulation des liquidités s’est arrêtée.
21En fait, les banques ont eu la possibilité d’augmenter un peu encore leurs placements en bons du Trésor pendant l’hiver 1945-1946. Mais, dès l’été 1946, et plus encore à partir du troisième trimestre de 1946, les banques ont été amenées à entamer leurs portefeuilles de bons pour faire face à l’afflux de demandes de crédit émanant du secteur privé ou du secteur nationalisé.
22Ces demandes de disponibilités, ces demandes de crédit émanant du secteur productif soit privé, soit public, avaient des causes diverses. D’une part, et surtout, le volume des transactions comme le niveau des prix n’avaient cessé de croître depuis la fin de 1945. Des transactions plus importantes à des prix plus élevés ne pouvaient manquer d’avoir pour conséquence une augmentation des besoins de la circulation monétaire ; ceux-ci ont été alimentés en partie par des avances bancaires, les entreprises qui ne disposaient pas de trésorerie suffisante sollicitant des découverts pour adapter leurs fonds de roulement aux exigences nouvelles de leur activité accrue. D’autre part, la situation des finances publiques était telle que le Trésor avait dû accroître l’importance de ses paiements par traites ; la durée de ces traites avait réduit les apports de capitaux aux fournisseurs de l’État, ce qui se traduisait en partie par des appels aux banques de la part de ces fournisseurs.
23Au total, au milieu de 1946, les retraits de fonds et les appels au crédit commençaient à se développer plus vite que les comptes créditeurs dans les banques. Pour faire face à leurs besoins, nous avons vu alors les banques se dégager en bons du Trésor et négocier des effets à l’institut d’émission. Soit par appel direct à l’institut d’émission, soit par l’intermédiaire du Trésor, les banques ont donc été amenées à obliger la banque d’émission à augmenter la circulation et à céder à la pression inflationniste qui se manifestait.
1947
24L’année 1947, à laquelle j’arrive maintenant, devait amener des situations nouvelles aussi bien du point de vue de la politique économique que de celui de l’évolution financière. En ce qui concerne la politique économique, le grand fait de l’année 1947 est l’adoption par le gouvernement, en janvier, du Plan d’équipement et de modernisation, dit « Plan Monnet ». Cette adoption d’un plan destiné à coordonner et orchestrer les efforts d’investissement entraîna des modifications notables dans la nature même des travaux qui allaient être accomplis.
25En effet, les investissements entrepris auparavant présentaient le plus souvent un caractère conservatoire ; c’est ce que j’ai appelé tout à l’heure le « dépannage ». Ils portaient sur la remise en état des voies de communication (voies ferrées, ports) nécessaire en tout état de cause au relèvement futur de l’économie. Ils portaient aussi sur la sauvegarde de ce qui restait du patrimoine immobilier (travaux de déblaiement, de mise hors d’eau des immeubles sinistrés, etc.). Au contraire, à partir de 1947 ont été entrepris des programmes destinés à édifier des logements en dur (c’est le commencement de la Reconstruction) et destinés également à rénover la structure même de l’économie française en accroissant l’appareil de production et en le modernisant.
26À mesure que le potentiel industriel se rapproche du niveau de production d’avant-guerre, nous voyons apparaître une psychologie nouvelle dans les travaux exécutés, et le souci de la rentabilité reprend le pas, dans de nombreux secteurs, sur le souci de l’accroissement de la production à n’importe quel prix. À la période de dépannage succède ce que l’on pourrait appeler la période du démarrage. Si la politique économique apparaît désormais un peu plus ordonnée, l’évolution financière, au contraire, reste très peu satisfaisante. Elle est caractérisée par quelques chiffres que je vais donner maintenant.
27L’Inventaire financier, ou « Inventaire Schuman », évalue l’effort total d’investissement de 1947 à 460 milliards (investissements publics et privés). Dans ce total de 460 milliards figure, au titre des dépenses publiques d’investissement, une somme de 309 milliards qui comprend 47 milliards pour le domaine public, 130 pour la Reconstruction, 23 pour les charbonnages, l’électricité, les chemins de fer, etc.
28Ainsi, sur un effort total d’investissement de 460 milliards, les deux tiers sont assurés et financés par l’État en 1947. Une partie de ces dépenses publiques, celle notamment qui concerne certaines entreprises nationalisées, a été couverte par les banques dans les conditions déjà indiquées tout à l’heure. Or, les banques, si elles étaient sollicitées au profit du secteur public, étaient sollicitées en même temps par le secteur privé, comme je l’ai déjà dit.
29D’autre part, indépendamment des dépenses d’investissement public ou privé, l’équilibre financier subissait également les conséquences du déficit de l’État et des collectivités publiques, déficit qui nécessitait des recours presque constants à la Banque de France.
30Les ressources normales du secteur privé dans cette période ont été faibles. L’épargne individuelle a atteint, en 1947, des chiffres inférieurs à ceux de 1946 et, pour le second semestre, un montant inférieur à celui du premier semestre. Ainsi, nous voyons se poursuivre en 1947, à un rythme accéléré, la désintégration des ressources d’épargne privée. En définitive, la Banque de France et les autres banques ont dû fournir au cours de l’exercice environ 280 milliards, soit à l’État, soit au secteur privé. Cette situation a été étudiée dans le premier rapport de la commission des Investissements, où il est dit notamment que les modes de financement des principaux investissements ont été en 1947 « à la fois aléatoires et inflationnistes ».
31Aléatoires, parce que la poursuite des travaux d’investissement a constamment dépendu de l’octroi de crédits bancaires à court terme ou de leur renouvellement. Or, pour que ces crédits soient obtenus ou renouvelés, le Trésor a dû souvent se porter garant de la bonne fin des opérations. Voilà pourquoi la commission des Investissements estime que les méthodes employées ont été aléatoires.
32De plus, selon la même commission, ces méthodes ont été inflationnistes. En effet, les banques, à court de disponibilités, ont dû se faire rembourser leurs bons du Trésor et recourir plus largement à l’escompte de la Banque de France pour financer les investissements nouveaux. Ainsi, tantôt le Trésor, tantôt la Banque de France faisaient les frais d’opérations d’investissement qui apparaissaient, au premier abord, comme purement privées et financées par un simple recours aux banques. D’autre part, lorsque le Trésor devait rembourser des bons qui ne se renouvelaient pas, lorsqu’il cherchait des ressources pour couvrir ses propres dépenses d’investissement, il devait aussi recourir aux avances de la Banque de France.
33Ces explications montrent une fois de plus la solidarité profonde qui unit, du point de vue financier et monétaire, les secteurs privé et public, que l’on croit quelquefois distincts. Ainsi que je vous l’ai déjà dit, l’opposition entre fonds publics et fonds d’autre origine est loin d’être aussi tranchée qu’on le croit très souvent. L’importance du rôle joué par le Trésor dans le financement des investissements n’entraîne pas de modifications dans l’origine réelle des ressources, puisque les ressources d’investissement sont toujours prélevées sur le revenu national, c’est-à-dire sur la production ; seulement, les crédits peuvent parvenir aux investisseurs (qu’ils soient étatiques ou privés) par des voies différentes.
34Le Trésor est devenu le bailleur de fonds apparent pour la majeure partie des investissements parce qu’il a relayé dans ce rôle le marché financier et le marché monétaire. En contrepartie, le Trésor a drainé les capitaux du marché soit volontairement par les emprunts, par les souscriptions aux bons du Trésor ou par les dépôts en comptes courants postaux, soit obligatoirement par le paiement d’échéances du Trésor, par des traites, par des impôts ou par divers autres moyens semblables.
35Pour achever de caractériser l’exercice 1947, il me reste encore à mentionner une dernière information : les relèvements successifs de prix intervenus en 1947 ont contribué à combler l’écart entre les disponibilités et les besoins monétaires. Le rapport entre les disponibilités monétaires, corrigé par l’indice des prix de gros et l’indice de la production industrielle, avait rejoint déjà, dès le milieu de 1946, le chiffre atteint en 1938. Tout à l’heure, je vous ai montré que l’indice des disponibilités monétaires pendant la guerre avait augmenté de manière considérable, tandis que l’indice de la production multiplié par l’indice des prix était resté relativement bas. Eh bien, au cours de l’année 1947, ce rapport tend à se modifier et l’indice de la production aux prix pratiqués rejoint la proportion antérieure à la guerre par rapport aux disponibilités monétaires ; on revient en effet aux proportions de 1938. Toutefois, cette égalité n’est pas le signe d’un retour à la stabilité monétaire ; elle marque simplement la transition entre l’une des deux phases de l’inflation, celle où le volume monétaire s’élève à un niveau supérieur à celui que requiert le volume des échanges aux prix courants, et la phase suivante de l’inflation, qui est tout aussi classique que la première.
36En effet, la poussée des prix s’est manifestée à nouveau, et en 1947 leur progression a été plus rapide que l’accroissement du volume des disponibilités monétaires ; depuis cette époque, le volume de la circulation est toujours resté inférieur au niveau des prix, ce qui ne signifie aucunement que la situation monétaire soit assainie.
1948
37J’en arrive maintenant à l’année 1948. Le volume global des investissements bruts, publics et privés, pour 1948, est évalué à 1 200 milliards, y compris l’augmentation des stocks de marchandises. Si nous supprimons l’augmentation des stocks (qui constitue un investissement au sens économique, mais présente un caractère particulier et qu’il y a lieu de distinguer), les investissements nets totaux pour 1948 sont ramenés à 810 milliards.
38Ce chiffre de 810 milliards comprend une soixantaine de milliards d’investissements dans les territoires de la France d’outre-mer qui réapparaissent à partir de 1948 et sont financés dans une légère mesure par des ressources locales ; par contre, le total de 810 milliards ne comprend pas les quelques investissements français réalisés à l’étranger, qui ont un caractère particulier et dont tout au long de ces explications chronologiques je ne parlerai pas.
39Les prix ont monté de 1947 à 1948 de 60 % ; en rapprochant le volume des investissements de 1947 et de 1948, il ne faut pas négliger de faire la correction résultant de la différence de la valeur du franc. 460 milliards de 1947 équivalent approximativement à 756 milliards de 1948. On passe, d’une année à l’autre, de 736 milliards à 810 milliards (évalués en francs de 1948). Le progrès dans le volume global des investissements nets n’est donc que de 74 milliards.
40Le revenu national ayant augmenté sensiblement de 1947 à 1948, il aurait été logique de consacrer aux investissements productifs une part plus grande qu’en 1947. Il n’en fut rien et, en 1948 comme en 1947, l’investissement net a correspondu à 13 ou 14 % du revenu national, et l’investissement brut à 20 % du revenu national. Ce sont toujours à peu près les mêmes proportions que nous retrouvons.
41De plus, l’augmentation de 74 milliards des investissements réalisés en 1948 a porté – j’appelle votre attention sur ce point – sur la reconstruction et non sur l’équipement proprement dit, lequel, au contraire, a été réduit d’environ 20 % par rapport à 1947.
42Ainsi, malgré l’augmentation du revenu national, la part affectée aux investissements rentables et productifs a diminué, ce qui est caractéristique de la faiblesse de la politique suivie.
43Il est vrai toutefois, ainsi que je l’ai déjà dit, qu’il faut ajouter à l’équipement proprement dit l’accroissement important des stocks, résultat des possibilités offertes par le relèvement de la production et des tentations provoquées chez les producteurs et les intermédiaires par la hausse des prix et par les profits que permettaient alors les opérations de stockage. Si une partie de ces stocks nouveaux était indiscutablement nécessaire au développement de la production elle-même, le surplus avait un caractère spéculatif ; il aurait été préférable que la dépense supplémentaire ainsi réalisée fut consacrée à des investissements productifs plutôt qu’à des stockages stériles et, je le répète, purement spéculatifs. On peut dire qu’en 1948, en raison de l’inflation et des tentations qui en résultaient en ce qui concerne la constitution des stocks, la demande spéculative a eu pour effet de limiter finalement le volume des investissements réalisés.
44J’ai parlé jusqu’ici des investissements nets totaux évalués à 810 milliards. Une fraction de ces investissements est constituée par les investissements publics. Sur les 810 milliards d’investissements nets totaux, la part des investissements publics a été de 537 milliards, soit les deux tiers comme en 1947. Vous voyez une sorte de permanence dans cette proportion qui n’est pas sans intérêt.
45Les investissements publics représentaient, en 1948 encore, une part très importante de l’ensemble des dépenses publiques : environ 23 % de l’ensemble des dépenses publiques, y compris la Sécurité sociale.
46La faiblesse du volume global d’investissement résulte à la fois de l’insuffisance de l’épargne privée et des réductions opérées sur les programmes d’investissement publics par la volonté délibérée des pouvoirs publics. En effet, le volume des investissements publics, en raison des dangers d’inflation dont on commençait à se rendre compte en 1948, a été réduit par suite de diverses mesures. Dès octobre 1947, le gouvernement avait décidé de freiner le rythme des investissements au cours de l’exercice suivant dans le cadre de sa politique générale de lutte contre l’inflation. Tous les programmes, sauf ceux de la Reconstruction, furent donc comprimés au cours de l’hiver 1947-1948. Lors de l’établissement du budget de 1948, de nouvelles réductions furent décidées. Puis, une fois encore, un train de compressions fut adopté en juin 1948. La plupart de ces réductions et de ces compressions furent exprimées en pourcentage uniforme portant, sauf exception, sur tous les chapitres. Je vous ai déjà fait remarquer que des compressions réalisées en pourcentage uniforme sur l’ensemble des dépenses ont un caractère dangereux ; en effet, ces compressions portent uniformément sur les investissements les plus vitaux, sur ceux qui sont simplement importants, et sur ceux qui ont un caractère presque secondaire. Des réductions proportionnellement égales dans tous les domaines ont évidemment provoqué un ralentissement extrêmement fâcheux dans l’exécution des programmes des secteurs de base qui auraient dû être préservés.
47Il est intéressant maintenant de décrire le cadre économique général dans lequel s’est déroulé l’effort d’investissement que je viens de chiffrer.
48La situation économique en 1948 peut être ainsi caractérisée. D’abord, on peut noter que le goulet d’étranglement de l’énergie, qui avait ralenti la production et les travaux jusque-là, a pratiquement disparu en 1948. En même temps, la Sarre s’est trouvée économiquement intégrée à la France13 ; il en résulte que les perspectives industrielles en 1948 étaient bonnes dans l’ensemble. En revanche, l’année débuta sous le signe de l’extrême pénurie alimentaire causée par la mauvaise récolte de 1947. C’était une nouvelle cause d’inflation qui venait relayer les autres causes, lesquelles s’atténuaient, notamment l’importance du déficit budgétaire et le manque de charbon et d’électricité. Des mesures fiscales énergiques, le prélèvement exceptionnel contre l’inflation notamment (qui avait tous les caractères d’un emprunt forcé), le versement obligatoire dans les caisses de la Banque de France des billets de 5 000 francs (qui par ailleurs présentait d’autres inconvénients), toutes ces mesures réalisées au début de l’année 1948 parèrent heureusement à la situation pendant le premier semestre. Il en résulta en effet, pendant ce semestre, une réduction sensible de la demande privée, un resserrement des trésoreries, l’offre plus large des marchandises stockées auparavant et, jusqu’à la récolte, une stabilité des prix assez satisfaisante – si l’on tient compte des mauvaises conditions générales (notamment de la récolte de 1947).
49Le regain de confiance dans la monnaie, ou plutôt une moindre défiance à l’égard de la monnaie, ranima les possibilités d’épargne spontanée, non pas tant sous forme d’investissements privés directs, puisque les émissions d’actions et d’obligations sur le marché restèrent inférieures à celles de l’année précédente, mais sous forme d’une augmentation des dépôts dans les banques, qui se traduisit par un accroissement des souscriptions de bons du Trésor et aussi sous forme de souscriptions aux emprunts de sinistrés.
50En même temps, la suppression de la réglementation des prix dans un grand nombre de secteurs et le relèvement des prix limites dans d’autres secteurs fournit à un grand nombre d’entreprises des ressources importantes qui furent consacrées à l’autofinancement. Le montant de l’autofinancement est évalué en 1948 à 130 milliards, soit plus du double du chiffre de 1947. Il s’agit évidemment ici d’évaluations toujours approximatives.
51Comme en 1947, les crédits bancaires ont fourni une fraction importante des ressources nécessaires à l’investissement, soit 388 milliards. Cependant, ce recours au crédit bancaire fut évité pour les grandes entreprises nationalisées, auxquelles les banques n’ont fourni en 1948 que 4 % de leurs ressources d’investissement au lieu de 37 % l’année précédente. En 1948, ce ne sont pas les banques qui ont principalement aidé l’effort d’investissement du secteur nationalisé, c’est le Trésor lui-même ; les ressources bancaires sont ainsi restées disponibles pour le secteur privé. Il fallut dès lors que l’État accorde aux entreprises du secteur public l’aide directe qui leur était nécessaire ; c’est ainsi que les fonds publics en 1948 ont fourni 93 % des ressources d’investissement nécessaires au secteur nationalisé. Mais, je le rappelle encore une fois, la distinction entre fonds publics et fonds d’autre origine n’est pas aussi tranchée qu’on le dit souvent ; les uns et les autres ont la même origine, et les ressources sont toujours puisées en définitive dans des vases dont on ne doit pas oublier qu’ils sont communicants.
52Dans l’ensemble, la situation de 1948, qui avait été satisfaisante ou relativement satisfaisante dans le premier semestre, était restée fragile. L’augmentation des dépôts en banque du premier semestre, phénomène intéressant et utile, provenait surtout du retrait des billets de 5 000 francs et de la défiance qui en résultait chez les particuliers pour l’augmentation de leur encaisse. La stabilité des prix était précaire aussi, et c’est par là que le mal devait se ranimer.
53La stabilité des prix a été remise en cause au cours du second semestre à la suite de l’augmentation des prix agricoles et des relèvements des salaires ; le fameux cycle s’est remis en marche lorsqu’au cours de l’été, en présence d’une situation encore fragile, ont été accordées des majorations considérables de revenus nominaux, dans le secteur agricole comme dans le secteur des salariés. La situation financière se détériora rapidement et l’année se termina moins brillamment qu’elle n’avait débuté. Malgré la très bonne récolte de l’année 1948, une occasion favorable à la stabilisation de la monnaie fut malheureusement perdue.
54Il me reste à vous dire au titre de l’année 1948 que la présentation des écritures budgétaires, en ce qui concerne les investissements, fut sensiblement améliorée. Les investissements d’État avaient été regroupés en 1947, au moins en principe, dans un document spécial dit « budget extraordinaire » ; en 1948, ils furent réintroduits dans le budget sous la rubrique « Dépenses civiles extraordinaires » – c’était un progrès. Certes, ce progrès restait insuffisant, car cette rédaction créait dans les esprits la tentation de distraire la rubrique des dépenses qualifiées d’« extraordinaires » du budget proprement dit, afin de réduire d’autant les charges des contribuables et de faire financer les travaux correspondants par d’autres procédés, dont certains inflationnistes. Je vous ai déjà mis en garde contre ce danger ; néanmoins, le seul fait que les dépenses d’investissement étaient progressivement regroupées constitue un progrès qu’il faut mettre à l’actif de l’année 1948.
1949
55J’en arrive maintenant au dernier exercice clos : celui de l’année 1949. Le total des ressources financières consacrées aux investissements nets en 1949 s’est élevé, d’après le supplément à l’Inventaire financier, à 1 127 milliards, contre, je le rappelle, 810 milliards en 1948 et 460 milliards en 1947. Pour comparer correctement l’effort de 1949 à celui de l’année précédente, il faut, encore une fois, tenir compte de la variation des prix des biens d’équipement entre les deux dernières années, variation que l’on évalue généralement à 20 %. Par conséquent, les 810 milliards de 1948 correspondaient à 972 milliards de 1949, et c’est ce chiffre qu’il faut rapprocher du montant des investissements de 1949, soit 1 127 milliards ; cela fait ressortir un progrès du volume global des investissements nets de 151 milliards.
56Si l’on rapproche le chiffre global des investissements nets du revenu national, on fait apparaître une fois encore une proportion de 14 %. Si maintenant des investissements nets on passe aux investissements bruts, le total atteint 1 500 milliards et le pourcentage par rapport au revenu national 19 %, à peu près comme en 1947. Ainsi, le progrès du revenu national n’a pas été accompagné d’un progrès du pourcentage des investissements, comme il aurait été naturel.
57J’en arrive aux investissements publics de 1949. La participation des fonds publics aux investissements globaux a été de 814 milliards en 1949, contre 537 en 1948 et 319 en 1947. La contribution sur fonds publics au financement des investissements a donc été proportionnellement plus importante en 1949 qu’en 1947 et 1948 ; la proportion des investissements publics s’est élevée à 73 % en 1949, contre 66 % environ les deux années précédentes. Ce pourcentage, ainsi que vous le savez, varie aux environs de 50 à 55 % en Grande-Bretagne ; dans ce pays, l’épargne privée s’est beaucoup moins détériorée qu’en France et peut encore fournir un effort plus considérable que celui que fournit l’épargne française.
58D’autre part, en 1949, les dépenses d’investissement ont représenté 26 % du total des dépenses publiques françaises, y compris la Sécurité sociale, contre 23 % l’année précédente.
59Pour la première fois, en 1949, l’Assemblée nationale et le pays ont disposé, dès le début de l’année, d’un exposé complet portant sur la totalité des dépenses publiques d’investissement projetées au titre de la reconstruction, de la modernisation et de l’équipement. Je vous renvoie à ce sujet à un très important rapport qui a été déposé le 4 février 1949 par René Pleven14, au nom de la commission des Finances, sur le bureau de l’Assemblée nationale.
60Le chiffre de 814 milliards mentionné il y a un instant comme étant celui des investissements sur fonds publics résulte à la fois du vote des crédits de paiements globaux au début de l’exercice, et d’une série de décisions de blocage, suivies de déblocages successifs, qui succédèrent soit à des mesures d’économies budgétaires réalisées par ailleurs, soit à des créations de ressources fiscales affectées aux besoins de l’investissement (notamment, une majoration de 1,5 décime sur divers impôts indirects et d’enregistrement, et une majoration de 2,5 décimes sur la taxe à la production). Ainsi, il apparaît que le gouvernement entend éviter d’autoriser les opérations d’investissement sur fonds publics financées par des moyens inflationnistes ; la réduction des crédits budgétaires ordinaires comme la création d’impôts nouveaux étaient destinées à limiter la consommation publique et privée et à dégager, en conséquence, les moyens à réserver à l’investissement.
61Les ressources affectées par l’État à des dépenses d’investissement furent les suivantes :
d’abord la plus importante, la contre-valeur de l’aide américaine : 280 milliards en 1949, contre 105 en 1948 ;
également, des émissions de titres de la Caisse autonome de la reconstruction, c’est-à-dire, pour être plus précis, le paiement sous forme de titres d’un certain nombre d’indemnités de dommages de guerre, soit environ 60 milliards ;
ensuite, les recettes fiscales affectées dont je parlais tout à l’heure, notamment les décimes : 140 milliards ;
ensuite encore, le produit d’un emprunt spécial 5 %, émis en mars 1949, qui a rapporté 109 milliards d’argent dit « frais » (je vous ai déjà longuement parlé de cet emprunt et des ressources vraies qu’il a effectivement dégagées pour l’investissement) ;
enfin, diverses recettes affectées : 40 milliards environ.
62Le total de toutes ces recettes affectées s’élève à 628 milliards.
63Le surplus entre 628 milliards et 814 milliards (soit près de 200 milliards) fut prélevé, comme les années précédentes, sur ce que l’on appelle les « ressources courantes du Trésor », c’est-à-dire fut obtenu principalement par des procédés inflationnistes.
64Quant à l’épargne privée, elle reste faible en 1949. En dehors des emprunts de sinistrés, les émissions sur le marché atteignirent 60 milliards, et l’autofinancement environ 150 milliards (c’est-à-dire à peu près autant que l’année précédente).
65Les banques ont amplifié en 1949 leur aide aux entreprises. Il y a lieu de noter, d’ailleurs, qu’après avoir restreint, à la demande même du gouvernement, leurs crédits au secteur national en 1948, les banques ont de nouveau élargi leurs crédits au secteur nationalisé en 1949, notamment au profit de la SNCF et des Charbonnages.
66Au point de vue financier, l’année 1949 est une année relativement stable. Les forces inflationnistes qui s’étaient développées pendant les années précédentes ont été sensiblement atténuées en 1949, soit en raison des mesures fiscales prises, soit en raison de certaines mesures de restriction de crédit bancaire, soit en raison d’événements extérieurs qui ont joué un rôle considérable sur la conjoncture française. La baisse très forte des prix mondiaux, sensible dès la fin de 1948, a joué un rôle indiscutable dans l’évolution intérieure du marché français. Il en est résulté un changement profond dans l’évolution des prix : alors que ceux-ci n’avaient cessé de s’élever depuis la fin des hostilités, ils ont connu une relative stabilité en 1949, et cela a permis également de maintenir à peu de chose près le niveau des salaires réels.
67Ces circonstances ont provoqué une modification dans l’appréciation portée par le public sur la valeur de la monnaie. Une évolution de ce genre s’était produite passagèrement au printemps de 1948, comme je vous l’ai déjà dit tout à l’heure. Cela s’est reproduit plus fortement et durablement en 1949. La méfiance à l’égard du franc s’est atténuée et il en est résulté un moindre désir de constituer des stocks, c’est-à-dire une baisse de la demande et un moindre désir d’éviter toute accumulation de monnaie. On a même vu réapparaître en 1949 le besoin de reconstitution des trésoreries privées. Je vous ai déjà parlé de ce phénomène. En 1949, l’augmentation des encaisses individuelles peut être évaluée à 250 ou 300 milliards, ce qui constitue une utilisation de l’épargne qui s’apparente à la thésaurisation, et dont vous connaissez les effets économiques et monétaires : effets avantageux en première instance, mais effets malheureusement précaires ou fragiles, comme nous commençons à le sentir ces derniers mois.
68La reconstitution lente des encaisses dont je viens de parler a été le phénomène monétaire le plus intéressant de l’année 1949. C’est lui qui explique l’augmentation de la circulation monétaire, augmentation qui, dans ces conditions, n’a pas un caractère alarmant, puisqu’elle traduit le ralentissement ou la disparition de la spéculation contre la monnaie ou la fuite devant la monnaie qui avait caractérisé les années précédentes.
69Ce phénomène auquel nous avons assisté tout au long de l’année 1949 ressemble à une sorte de prêt sans intérêt fait à l’État par les détenteurs de monnaie ; mais il ne faut jamais oublier que ce phénomène est toujours réversible, et qu’il mérite par conséquent d’être surveillé par les pouvoirs publics avec la plus grande prudence.
70En 1949, l’évolution ne s’est pas renversée, le phénomène s’est maintenu, et c’est au fond ce qui a permis à la collectivité de consacrer aux investissements à peu près 250 milliards de plus sans que cela se traduise par une hausse des prix. Mais les propriétaires de nouvelles encaisses pouvaient toujours se raviser, et c’est ce qui faisait la précarité de la situation. L’examen des événements de 1950 le confirmera.
1950
71Il reste à dire quelques mots rapides de l’année 1950 qui est en cours.
72Les premières évaluations du commissariat général au Plan pour l’année 1950, évaluations qui ont été grandement corrigées par la suite, étaient les suivantes : le commissariat estimait que le total des disponibilités nationales pour 1950 s’élèverait à 9 000 milliards, chiffre probablement supérieur à la réalité, tout au moins si l’on n’introduit pas l’hypothèse d’une variation sensible des prix. Les évolutions postérieures sont sensiblement moindres. Quant aux investissements bruts totaux, d’après le commissariat général au Plan, ils devaient s’élever à 1 774 milliards, soit à peu près 20 % – c’est la proportion avec laquelle nous sommes dès maintenant familiarisés – ; et sur ces 1 774 milliards, 963 devaient être financés par l’État.
73C’est ce dernier effort, celui des investissements publics qui a donné lieu aux discussions les plus vives, notamment à des débats parlementaires qui ont eu lieu au début de l’année.
74Dans le projet de loi des maxima, le gouvernement avait proposé un chiffre inférieur à celui du commissariat général au Plan ; il avait réalisé déjà un abattement. Alors que le revenu national pour 1950 devait être en progrès, le gouvernement ne demandait cependant pas que soit accrue la fraction de ce revenu consacrée aux investissements.
75Malgré la modération des propositions gouvernementales, les textes du gouvernement furent vivement critiqués en raison des charges fiscales qu’ils entraînaient.
76La loi des maxima telle qu’elle a été publiée au Journal officiel du 1er février 1950 a donc arrêté les chiffres suivants :
reconstruction et équipement des services publics civils : 141 milliards ;
reconstruction proprement dite et « habitations à bon marché » (HBM) : 329 milliards, dont 30 pour la SNCF et 42 pour la flotte de commerce et de pêche ;
équipement : 398 milliards,
soit un total de 868 milliards, c’est-à-dire à peu près 100 milliards de moins que la demande originaire du commissariat général au Plan.
77Ce total ne correspond pas exclusivement à des créations de capital neuf. En effet, dans ce total figurent tous les prêts du Fonds de modernisation et d’équipement, alors que pour une part, qui n’est pas négligeable, ces prêts correspondent à la remise en état, et au maintien en état du capital productif, c’est-à-dire à des investissements bruts et non à des investissements nets. M. Pleven, dans son rapport sur la loi des investissements devant l’Assemblée nationale, a évalué à 45 milliards le montant des dépenses d’équipement affectées au seul maintien en état du capital, ce qui réduit d’autant la création de capital neuf.
78D’autre part, les mêmes crédits du Fonds de modernisation et d’équipement comportent une somme de 25 milliards destinée à permettre aux entreprises nationalisées de rembourser une partie des crédits bancaires dont elles ont bénéficié en 1950. La création réelle du capital neuf et les investissements effectifs sont donc moins importants qu’il n’apparaît au premier abord.
79D’un autre côté, l’extension – d’ailleurs légitime – de l’effort entrepris à des domaines négligés jusque-là (agriculture, certaines industries transformatrices non essentielles, territoires d’outre-mer) a pour effet de réduire les crédits disponibles pour les secteurs de base, ce qui met en cause l’exécution des programmes fondamentaux dans les délais prévus, lesquels ont été en fait très sensiblement étalés dans le temps.
80En même temps, les opérations du Fonds de modernisation au profit des industries privées apparaissent, à première lecture, comme ayant été légèrement augmentées ; mais si l’on en déduit la construction des laminoirs de Sollac et d’Usinor – qui, bien que financée exclusivement par le Fonds de modernisation et d’équipement, est classée comme faisant partie du secteur privé –, le total des crédits d’investissement disponibles pour le secteur privé est inférieur en 1950 à ce qu’il était en 1949.
81En face de ces dépenses d’investissements publics, quelles sont les ressources affectées par la loi des maxima ? Ce sont essentiellement les suivantes :
les décimes fiscaux, pour 140 milliards ;
la contre-valeur de l’aide américaine, pour 250 milliards ;
des emprunts prévus et évalués dans la loi des maxima à 180 milliards. Mais ces 180 milliards de ressources d’emprunt constituent une ressource aléatoire, je dirai même doublement aléatoire : d’abord, parce que le placement des emprunts n’est pas assuré et, d’autre part, parce que les ressources d’emprunt, ainsi que je l’ai déjà expliqué, ne sont que pour une faible part représentatives d’une épargne neuve, d’une restriction de consommation ; par conséquent, c’est seulement dans une mesure limitée qu’elles permettent effectivement la création d’investissements sans effet inflationniste.
82Les ressources, destinées à couvrir les investissements publics, sont donc discutables dans leur montant et aléatoires dans leur réalisation. Au surplus, leur total dans le budget n’est que de 570 milliards, soit 300 milliards de moins que le montant total des investissements publics projetés.
83Les programmes des investissements envisagés ne seront effectivement exécutés que si, par ailleurs, une épargne équivalente et compensatrice est créée par les particuliers, ou imposée par l’État, ou que se réalisera en cours d’année une hausse des prix et un développement inflationniste avec les conséquences habituelles.
84En fait, nous constatons ces derniers mois le recommencement d’un mouvement inflationniste : la hausse des prix est nettement amorcée. Le déficit du secteur public s’est manifesté par des difficultés de trésorerie qui furent dissimulées par divers artifices, notamment la réévaluation de l’encaisse or et l’emprunt extérieur dont nous avons précédemment parlé ; néanmoins, le caractère inflationniste de la politique suivie est difficilement discutable et ses conséquences sont sensibles dès maintenant.
85Le niveau de la production, s’il avait été en accroissement réel, aurait pu atténuer cette tendance ; malheureusement, le niveau de la production n’est pas particulièrement satisfaisant. L’indice de la production industrielle est relativement stable ; pour le premier semestre, l’indice moyen est de 123, c’est-à-dire qu’il correspond exactement à l’indice moyen de l’année précédente. Certes, nous avons eu certains mois meilleurs, par exemple les mois de mai et de juin, mais c’est une amélioration saisonnière qui correspond d’ailleurs à celle qui avait été notée l’année dernière ; l’indice de mai 1949 était à 131 ; nous le retrouvons à 128 en mai 1950. Donc, en matière industrielle, nous sommes en présence d’une stabilisation, d’un piétinement qui ne fait pas augurer pour l’exercice en cours un gonflement effectif du volume de la production.
86Dans l’agriculture, l’indice de l’année dernière était de 86,5 ; d’après ce que l’on connaît maintenant des récoltes, il semble que l’indice de 1950 ne sera pas différent de celui de l’année précédente.
87À cela s’ajoute la survenance d’une nouvelle demande, soit par l’évolution permanente et le mouvement démographique, qui ont pour effet de gonfler lentement le niveau de la demande générale, soit surtout par les nouvelles dépenses.
88En définitive, l’équilibre monétaire est fragile, et c’est un problème extrêmement préoccupant si l’on a le désir de voir se développer dans des conditions saines les plans d’équipement précédemment arrêtés.
Notes de bas de page
13 Région d’Allemagne frontalière avec la France, la Sarre est sous protectorat français entre 1947 et 1957. Cf. Rémi Baudouï, « La reconstruction française en Sarre (1945-1950) », Vingtième siècle, n° 29, 1991/1, p. 57‑66.
14 René Pleven (1901-1993) est une figure importante de la France libre durant la Seconde Guerre mondiale, compagnon de la Libération, ministre des Finances dans le gouvernement du général de Gaulle à la Libération – il est alors en désaccord sur la politique à mener avec Pierre Mendès France, ministre de l’Économie nationale. Il est député des Côtes-du-Nord, membre de l’Union démocratique et socialiste de la Résistance, président du Conseil sous la IVe République et ministre à plusieurs reprises sous la Ve République. Cf. Christian Bougeard, René Pleven. Un Français libre en politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1994.
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Financer la Reconstruction de la France
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