Leçon 10
p. 243-259
Texte intégral
1Au cours de notre dernier entretien, nous avons parlé des investissements publics ; après un certain nombre d’indications générales, nous avons commencé à examiner les conséquences du fait que ces investissements constituent essentiellement des dépenses publiques, et participent par conséquent à leurs caractères. C’est pourquoi nous avons étudié la question de l’équilibre budgétaire et recherché le rôle que les investissements peuvent jouer à cet égard.
L’action économique des investissements publics
2Je continuerai cet examen en étudiant d’autres aspects des dépenses publiques et leur application aux investissements publics. La seconde des grandes questions que j’avais mentionnées nous amène maintenant à chercher comment la politique des dépenses de l’État, comment la politique budgétaire retentit dans certains cas sur la consommation globale et sur l’investissement global. La politique budgétaire peut-elle avoir pour effet de réduire la consommation, c’est-à-dire le niveau de vie présent, ou l’investissement, c’est-à-dire le niveau de vie futur ?
3Pour répondre, je distinguerai les diverses catégories de dépenses publiques et les diverses catégories de ressources publiques.
4Parlons d’abord des dépenses publiques. Alors que certaines de ces dépenses tendent à mettre des moyens de consommation à la disposition de la collectivité, d’autres constituent au contraire des investissements.
5Les premières sont de plusieurs sortes. Tantôt l’État produit des biens ou des services et il les vend ou les donne aux particuliers (par exemple il vend du tabac ou des allumettes, du transport postal, des communications téléphoniques ou télégraphiques, mais il donne des émissions radiophoniques ; ce sont des consommations qu’il fournit au public). Tantôt l’État verse à certaines parties prenantes des traitements, des salaires, des allocations, des retraites, qui seront en fait consacrés par les bénéficiaires à des dépenses de consommation ; les secours versés aux malades, aux vieillards, aux familles nombreuses sous des formes diverses seront en effet toujours, ou presque toujours, dépensés en consommation et ne seront pas investis. De même, les subventions, les subsides destinés à réduire le prix de vente de certaines denrées en permettent la consommation à un plus grand nombre d’individus ou leur en permettent la consommation en plus large quantité. Enfin, l’État consacre une partie de ses dépenses aux frais généraux de la collectivité, aux dépenses d’entretien proprement dites des pouvoirs publics (dépenses administratives, dépenses militaires, etc.). Ce sont des consommations (collectives) de biens et de services, car pour faire face aux besoins de cette nature, l’État achète et emploie des marchandises, du matériel, de l’énergie, des heures de travail, qui dès lors, ne seront plus disponibles ni pour la consommation, privée, ni pour l’investissement. Toutes les dépenses que je viens d’énumérer sont des dépenses publiques, de consommation.
6En face de ces diverses dépenses qui sont des consommations collectives, ou qui entraînent ou déterminent des consommations privées, il existe d’autres sortes de dépenses publiques qui sont des investissements. Mais, là encore, il y a des variétés : les unes permettent à l’État d’exécuter des travaux d’intérêt général (constructions de ports, de barrages, d’écoles, d’électrification de voies ferrées) dans le domaine public ou dans le secteur nationalisé, en métropole ou dans les territoires d’outre-mer ; les autres sont constituées par des subventions, par des indemnités ou par des prêts, grâce auxquels l’État permet à des particuliers de réaliser des investissements (c’est le cas des indemnités de dommages de guerre).
7À l’heure actuelle – je crois vous l’avoir déjà dit –, à peu près le quart des dépenses publiques est constitué par des dépenses d’investissement.
8Les mêmes distinctions apparaissent si nous considérons non plus les dépenses, mais les recettes publiques, notamment les impôts et les taxes. Certains impôts atteignent la consommation ; d’autres, au contraire, frappent l’investissement. Un impôt de consommation frappe évidemment le consommateur dont il réduit le pouvoir d’achat ; un tel impôt rend en effet plus coûteuse telle ou telle denrée, plus coûteux tel ou tel produit, et il oblige les particuliers à en consommer moins. L’effet d’un impôt de consommation est très exactement l’inverse de celui provoqué par un subside sur la même denrée ou sur le même produit. À l’opposé, un impôt qui frappe par exemple les réserves d’une société, ou ses bénéfices non distribués, n’atteint pas une consommation – tout au moins une consommation prochaine – mais il réduit les possibilités, et même les probabilités, d’investissement de cette société. D’autre part, lorsqu’on s’élève dans l’échelle des revenus, on trouve des individus qui en consomment une fraction décroissante et qui en investissent une fraction croissante. Pour cette raison, un grand nombre d’économistes soutiennent qu’un impôt très progressif sur les revenus a pour effet de réduire les possibilités d’investissement beaucoup plus que les moyens de consommation.
9En tout cas, considérés dans leur ensemble, les taxes et les impôts frappent selon les cas tantôt des investissements, et tantôt des consommations.
10Il reste maintenant à préciser ce que peut être l’effet combiné de la ponction fiscale d’un côté, et de la dépense publique de l’autre. Je vous ai montré tout à l’heure que certaines dépenses ont un caractère de consommation, d’autres un caractère d’investissement, et que les recettes et les impôts frappent tantôt la consommation, tantôt l’investissement. Il faut maintenant préciser quel va être l’effet combiné d’un acte de l’État comportant d’un côté un prélèvement, une ressource, et de l’autre une dépense. Considérons tout d’abord une dépense publique de consommation : peu importe qui en consommera le montant – qu’il s’agisse d’une consommation directe de l’État ou d’un versement que fait l’État à une partie prenante du budget (fonctionnaires, pensionnés, bénéficiaires d’une loi sociale) – ; peu importe que la consommation soit une consommation collective faite par l’État ou une consommation privée faite par un particulier grâce aux fonds que lui a remis l’État. Si la somme consacrée à cette consommation provient d’impôts portant sur des catégories de contribuables qui auraient consommé la somme correspondante, il n’y a – globalement parlant – aucune modification du volume de la consommation. Il y a simplement un virement d’un groupe de consommateurs à un autre groupe de consommateurs. Certains individus consommeront moins parce qu’ils ont payé un impôt qui a réduit leur capacité de consommation ; certains individus, par ailleurs, consommeront plus parce que l’État a mis à leur disposition des moyens de consommer davantage. Il s’agit d’un virement d’un groupe de consommateurs à un autre groupe de consommateurs.
11Par contre, si la même dépense de consommation provient d’impôts payés par des contribuables qui auraient investi la somme correspondante, totalement ou en partie, il s’opère alors un transfert : le volume global des investissements se trouve réduit par l’impôt, tandis que le volume global de la consommation se trouve relevé par les allocations distribuées par l’État ou par les consommations réalisées par lui. Dans ce cas, il y a bien réduction de l’investissement global, et augmentation globale de la consommation.
12Quant aux dépenses publiques d’investissement, si elles sont financées par des impôts établis sur la consommation, il en résulte aussi un effet sur le volume relatif de la consommation et de l’investissement, mais dans un sens inverse par rapport à l’hypothèse précédente. Par contre, si les impôts qui financeront des investissements publics ont frappé les investissements privés, il n’y a pas de modification du volume relatif de la consommation et de l’investissement. La seule différence est celle-ci : un investissement aurait été fait par des particuliers dans le secteur privé, l’État s’y est opposé par la taxation qu’il a réalisée, et c’est lui qui, avec la somme correspondante, réalise un investissement dans le secteur public. Le volume global des investissements est inchangé, mais un investissement public prend la place d’un investissement privé.
13Ainsi, lorsque nous considérons la masse des dépenses publiques et des recettes publiques, nous sommes en présence d’un ensemble dont les effets économiques sont complexes parce qu’ils varient selon l’origine des recettes publiques et selon la destination des dépenses publiques. Au total, il est impossible de dire, sans un examen minutieux, si l’effet final du budget est de développer ou de restreindre le volume de la consommation et le volume des investissements. Cela dépend, à chaque instant, du rapport qui existe entre les impôts qui restreignent l’un et l’autre et de la place qu’occupent les dépenses publiques d’investissement dans l’ensemble des dépenses publiques. C’est une question que le gouvernement et le Parlement doivent toujours avoir présente à l’esprit lorsqu’ils proposent ou décident soit de nouvelles dépenses, soit de nouveaux impôts.
14Ce que je viens de dire pourrait donner à croire, sur un examen trop rapide, qu’il suffit, de manière arbitraire, de faire varier le montant des impôts sur la consommation et sur l’investissement pour que l’État puisse, sans difficulté et sans limite, modifier à son gré l’importance globale des investissements. Il suffirait de majorer considérablement les impôts qui pèsent sur la consommation afin de financer des investissements publics considérables pour que l’État assume l’exécution d’un total d’investissement préalablement décidé en toute liberté. Cette conception est évidemment trop sommaire, et ce serait une grave erreur de croire qu’il est possible de limiter ou de réduire brusquement, et dans une mesure très large, la fraction du revenu national consacrée à la consommation pour accroître à coup sûr la part réservée aux investissements. Les choses sont moins simples.
15S’il existe, en effet, une certaine souplesse du côté des investissements – souplesse qui permet de les doser pour assurer, par exemple, le plein-emploi –, par contre, du côté de la consommation, il existe une rigidité relative dont il faut toujours tenir compte. Une population donnée, dans un état de choses social et politique donné avec des traditions et des mœurs données, est habituée à un niveau de consommation dont elle ne supporte pas facilement l’abaissement. Des circonstances, telles que l’état de guerre, permettent de faire accepter à la population une réduction du niveau de vie. Mais la population aspire à retrouver très vite des conditions d’existence auxquelles elle est accoutumée ; de plus, il existe une aspiration permanente tendant à améliorer le niveau de vie général, c’est-à-dire la consommation immédiate. L’État doit tenir compte de ces données de fait psychologiques, politiques et sociales.
16Certes, en dehors même des périodes de guerre, le manque de souplesse de la consommation n’est pas tout à fait absolu ; on peut agir sur le niveau de la consommation par la création de certains impôts, par la réglementation, par le rationnement, par des encouragements à l’épargne incitant les particuliers, comme on dit, à « se priver pour épargner ». Mais, l’effet de ces moyens, pour incontestable qu’il soit, est relatif. On peut limiter la consommation dans une certaine mesure ; on peut surtout, en cas d’expansion de la production, limiter le prélèvement qui sera fait sur le surplus produit au profit de la consommation. Mais on ne peut pas aller au-delà d’un certain point sans provoquer des réactions dangereuses.
17Du coup, le volume des investissements possibles à un moment donné est limité lui aussi, puisque le volume des investissements possibles n’est rien d’autre que la différence entre la production globale et la consommation.
18On peut faire une politique qui développe le volume des investissements, mais cette politique ne peut porter ses fruits que dans une mesure donnée, et elle ne peut pas dépasser rapidement une limite donnée.
19La limitation des investissements dont je viens de parler porte naturellement sur les investissements globaux, c’est-à-dire sur le total des investissements publics et privés, c’est-à-dire sur le total de ce qui est soustrait à la consommation. Si donc le gouvernement impose au pays, par une technique ou une autre, un niveau excessif d’investissements publics, le secteur privé réagira par la réduction de ses investissements. Si j’ose ainsi dire, la consommation « se défend » par la pression qu’elle exerce sur les investissements privés. Cette pression peut être telle que les particuliers, pour sauvegarder la consommation minimum en dessous de laquelle ils se refusent à descendre, non seulement ne pratiqueront plus d’investissements, mais réaliseront même dans certains cas des désinvestissements. Dans ce cas, les particuliers vivront sur leur capital.
20Cela ne signifie pas qu’il est totalement impossible de comprimer la consommation au profit de l’investissement. Ce que je veux seulement dire, c’est qu’au-delà d’une certaine limite, le transfert ne s’opère pas, sauf dans des périodes exceptionnelles. Si l’on franchit cette limite, on crée une situation dans laquelle disparaissent progressivement les investissements privés.
21Jusqu’ici, j’ai parlé de la relation qui existe entre le revenu national et les investissements ; j’ai montré l’existence de certaines limites difficiles à franchir en ce qui concerne le pourcentage des investissements dans le revenu national. Il faut signaler aussi une autre limite qui, voisine de la première, ne se confond pas forcément toujours avec elle, et qui concerne les possibilités fiscales. En effet, les investissements publics sont financés, au moins en partie, par des ressources fiscales. Or, il existe une limite de fait au montant du prélèvement fiscal : en temps normal, la ponction opérée par l’État sur les avoirs des particuliers ne doit pas être telle qu’elle paralyse le développement de la production ou qu’elle entraîne des réflexes de fraude trop importants. Cette question a été étudiée par un économiste éminent, M. Henry Krier12, dans un livre intitulé La charge des impôts sur l’économie. D’après M. Krier, le maximum admissible pour le prélèvement fiscal n’est pas immuable et, par ailleurs, il ne peut pas être déplacé d’un seul coup ; il varie assez lentement avec l’évolution économique et sociale d’un pays. Au fur et à mesure qu’un pays se modernise, les fonctions de l’État, les services qu’il rend aux particuliers se développent ; ces services peuvent même parfois se substituer à ceux que rendaient des entreprises privées ou que les particuliers devaient assurer eux-mêmes. Lorsque l’État, par la Sécurité sociale par exemple, assure les accidents du travail qui étaient assurés auparavant par des compagnies privées, ou lorsque l’État crée un réseau ferré ou des lignes d’autocars, c’est-à-dire lorsqu’il dispense les particuliers d’entretenir leurs propres moyens de transport, il est fondé tout naturellement à demander aux contribuables une plus grande partie de leurs revenus sous forme d’impôts. C’est pourquoi, depuis un siècle et demi notamment, le développement des attributions de l’État s’est accompagné, à peu près partout, d’un accroissement de la fiscalité. Cependant, une limite subsiste toujours, bien qu’elle se soit déplacée, au-delà de laquelle l’impôt excessif risque de faire disparaître la matière imposable. Dans ce cas, selon la formule d’un éminent théoricien de l’impôt, M. Joseph Caillaux13, « trop d’impôt tue l’impôt ». Une fiscalité trop lourde en vient à susciter la fraude, à favoriser la thésaurisation, à décourager l’entreprise, à provoquer une sorte de pessimisme qui entraîne la réduction de l’activité économique.
22Certains auteurs estiment que le maximum du prélèvement fiscal supportable dans un pays comme la France actuelle se situerait aux environs de 25 % du revenu national. Avant 1913, le pourcentage des dépenses budgétaires dans le revenu national était de l’ordre de 15 %. Il a oscillé autour de 25 % entre 1920 et 1939, avec une tendance à peu près permanente à l’accroissement. Il a constamment dépassé le palier de 25 % depuis la Libération et évolue aujourd’hui autour de 30 %. La comparaison de ce chiffre avec le pourcentage correspondant relevé dans certains autres pays n’a qu’un sens très relatif ; en effet, la structure politique et économique varie d’une nation à l’autre, ainsi que les méthodes d’évaluation du revenu national et de calcul du volume budgétaire. Ce que l’on peut dire, c’est que partout s’est manifestée une tendance à l’augmentation des prélèvements fiscaux, soit avant la dernière guerre, soit depuis.
23En définitive, pour conclure sur ce point, il existe un maximum aux prélèvements fiscaux possibles ; il en résulte qu’il existe un maximum au volume global des dépenses publiques et, entre autres, au volume des investissements publics.
La limitation des dépenses publiques : les économies, le « choix »
24Cela m’amène à examiner la dernière des trois principales questions mentionnées lors de la précédente leçon et à étudier les méthodes par lesquelles on peut obtenir la réduction des dépenses publiques ou leur meilleur emploi.
25C’est un problème de choix qui se présente encore une fois, puisqu’il faut déterminer quelles dépenses seront satisfaites par priorité tandis que d’autres seront ajournées. C’est la troisième et dernière des grandes questions posées à propos du problème global des dépenses publiques.
26Je vous l’ai déjà dit, une collectivité, comme les particuliers qui la composent – et cela même en période normale –, a toujours à accomplir plus de tâches qu’elle n’a de moyens pour les réaliser. Elle est donc obligée de déterminer quelles tâches elle exécutera par priorité. Et je ne puis que répéter ici, pour les dépenses publiques, ce que j’ai dit lors de l’une des premières leçons lorsque je considérais non pas spécialement les dépenses publiques, mais l’ensemble des prélèvements qui s’opèrent sur le revenu national.
27Les choix essentiels et primordiaux, pour l’État comme pour les particuliers, consistent à faire la part des consommations, c’est-à-dire des satisfactions présentes, et la part des investissements, c’est-à-dire des satisfactions futures. Ces premières décisions prises, de nouvelles options se présentent aussitôt. Parmi les dépenses qui n’entraînent pas une augmentation de la capacité de production, c’est-à-dire parmi celles qui correspondent finalement à des consommations de biens et de services, il en est, en effet, de natures très diverses : les unes commandent le bien-être immédiat de la population ou de certains de ses éléments (traitements des fonctionnaires, subsides aux consommateurs, amélioration de services publics, etc.), tandis que d’autres, sans relever directement la condition présente de la population, sont destinées à assurer sa protection contre des risques divers. Ce sont, par exemple, les dépenses sociales et les dépenses militaires.
28Quant aux charges d’investissement, elles exigent, elles aussi, des choix, les pouvoirs publics pouvant accorder des dotations plus ou moins importantes soit aux besoins permanents (équipement, installations productives, etc.), soit aux besoins exceptionnels en rapport avec une situation momentanée, comme les besoins de la Reconstruction, par exemple.
29Entre toutes ces dépenses si variées de consommation ou d’investissement, il faut déterminer des priorités, des hiérarchies et finalement l’ordre dans lequel les besoins peuvent et doivent être satisfaits. Cet ordre une fois fixé, il faut avoir le courage de s’y tenir, et de résister à toutes les demandes incompatibles avec la hiérarchie une fois déterminée. Le refus d’accepter les dépenses non prioritaires est la garantie d’une politique budgétaire de rigueur et d’économie.
30Évidemment, c’est un principe classique et élémentaire que celui selon lequel les deniers publics doivent être gérés avec parcimonie. Mais, dans une période comme celle que nous traversons et, de manière plus générale, en situation de plein-emploi, il faut comprendre quel est le véritable sens d’une véritable politique d’économie. Une politique d’économie, c’est-à-dire une politique de lutte contre toute dépense non strictement indispensable, est dominée par cette idée que l’économie est, en réalité, le meilleur facteur de l’accroissement de la productivité ; économiser, cela ne signifie pas lésiner, cela ne signifie pas rogner sur les dépenses à la manière d’un avare qui thésaurise pour le plaisir de thésauriser. Lorsqu’on ne peut pas tout faire à la fois, économiser, c’est réduire les dépenses de matériel ou de travail qui sont moins utiles afin de dégager des moyens qu’on affectera à des tâches plus urgentes. Économiser, c’est réduire la demande d’un côté afin de pouvoir satisfaire de l’autre des besoins d’un intérêt supérieur. C’est donc, en définitive, améliorer la productivité de la collectivité afin que, pour un coût donné, impossible à dépasser en raison de la limitation des ressources, la collectivité obtienne un produit national maximum.
31Ainsi, les économies, dans les conditions présentes, ne conduisent ni à un resserrement de l’activité générale, ni au chômage, mais à des transferts d’énergie des secteurs stériles au profit des secteurs productifs ; de tels transferts sont une condition évidente du progrès.
32Les besoins considérables en présence desquels nous nous trouvons subsisteront longtemps encore. Pour ne parler que des investissements, la reconstruction, le rééquipement de l’économie nationale, le développement des territoires de l’Union française sont d’immenses tâches qui se prolongeront pendant de nombreuses années, tandis que nos ressources, même si elles augmentent, resteront toujours insuffisantes pour faire face à tous ces besoins en même temps. Ainsi, il restera indispensable longtemps encore de faire disparaître toute consommation non essentielle ou non urgente pour permettre de satisfaire les besoins plus importants, parmi lesquels figurent les besoins d’investissement.
33C’est l’idée qui était exprimée dans le rapport du commissariat général au Plan de décembre 1949, lorsqu’il visait, dans un paragraphe 25, la politique financière de l’État en ces termes : « Les charges assumées par notre pays (services publics, Défense nationale, Sécurité sociale, Reconstruction, investissements productifs, contribution au développement des territoires d’outre-mer, etc.) excèdent présentement nos moyens propres ; nous n’y subvenons que grâce aux concours étrangers. Pour que l’effort nécessaire à mesure que ceux-ci disparaîtront soit contenu dans des limites supportables, il est évident que nous ne pouvons pas faire tout ce que nous voudrions, ni même tout ce que nous devrions faire. Certaines dépenses publiques étant appelées […] à augmenter automatiquement (service de la dette) ou en vertu de décisions prises […] la limitation de la charge globale suppose en réalité une réduction de toutes les autres […]. Le maintien de la stabilité exige que constamment le total des charges soit ajusté au total des ressources ».
34Cette politique de rigueur financière n’a pas été suivie avec la sévérité nécessaire depuis la Libération. Les pouvoirs publics et l’opinion n’ont pas suffisamment compris que tout n’était pas possible dans le cadre de ressources financières limitées. Il en est résulté une situation inflationniste à la faveur de laquelle des dépenses secondaires, des dépenses de luxe ou d’investissement spéculatif ou somptuaire ont été trop souvent réalisées au détriment d’investissements plus utiles.
35Ce désordre a été rendu possible, entre autres circonstances, par le fait que, dans les premières années d’après-guerre, aucune comptabilité claire et complète ne faisait apparaître les besoins de la reconstruction et de l’équipement globalement considérés. Les comptes de l’État dans cette période étaient très obscurs sur ce point.
36En 1946, on trouvait, dans des écritures distinctes et dispersées, des dépenses qui étaient cependant semblables. Dans le titre premier du budget, intitulé « Dépenses ordinaires », figuraient des investissements concernant le domaine public et des subventions destinées à encourager d’autres investissements d’intérêt général. Dans le titre III, intitulé « Reconstruction et équipement », on trouvait d’autres investissements encore qui intéressaient le domaine public. Dans divers comptes spéciaux du Trésor étaient comptabilisées par ailleurs des dépenses tout à fait semblables, celles notamment qui concernaient la reconstruction de la flotte de commerce et de pêche. Ailleurs encore figuraient des dépenses supportées par l’État au profit des sinistrés (travaux d’office, construction de logements provisoires, etc.). Quant aux indemnités versées aux sinistrés en vertu de la législation sur les dommages de guerre, elles faisaient l’objet d’autres imputations budgétaires distinctes. Enfin, il y avait les dépenses d’investissement privé dont certaines étaient faites moyennant des avances de diverses caisses publiques ou semi-publiques. Aucun document officiel ne retraçait l’ensemble de ces opérations, qui entraînaient cependant des répercussions massives pour le Trésor et pour l’utilisation du revenu national. Les dépenses d’investissement étaient comptabilisées de la manière la plus désordonnée, ce qui empêchait d’en avoir une vue globale susceptible de renseigner le gouvernement et le Parlement et de permettre ainsi les arbitrages essentiels.
37En 1947, on a prétendu améliorer la situation en établissant un budget spécial dit « budget extraordinaire ». J’aurai sans doute l’occasion de vous reparler des inconvénients de ce procédé comptable ; néanmoins, il faut reconnaître que le budget extraordinaire de 1947 contenait en principe (mais en principe seulement) seulement des dépenses d’investissement à la charge de l’État, et toutes les dépenses l’investissement à la charge de l’État. Cette intention, bien que mal respectée, marquait un désir de clarification qui était loin d’être inutile.
38En 1948 et 1949, les dépenses d’investissement à la charge de l’État ont été réintroduites dans le budget général, mais dans une rubrique à part, intitulée « Dépenses civiles extraordinaires de reconstruction et d’équipement ». La distinction, cette fois encore, a été loin d’être parfaite. Néanmoins, il serait injuste de ne pas reconnaître qu’un nouveau progrès a été réalisé à l’occasion de cette réforme.
39Ce progrès a été complété par la décision en vertu de laquelle les entreprises nationalisées ont été soumises à l’obligation de faire approuver par le gouvernement leurs programmes d’investissement, en contrepartie de la facilité dont elles disposaient de se procurer des ressources auprès du Trésor. Ainsi, progressivement, l’ensemble des efforts d’investissement de l’État était regroupé, ou tout au moins des écritures moins dispersées avaient pour objet de les retracer et de les réunir, ce qui permettait de mieux les comparer en vue des choix nécessaires.
40Depuis 1949, une loi d’ensemble regroupe la totalité des investissements de l’État ou financés par l’État. Certes, des lacunes existaient encore en 1949 ; elles ont été comblées partiellement au début de 1950. Nous avons donc maintenant une loi annuelle d’ensemble qui se trouve associée au budget général de l’État et dans laquelle se trouvent retracées toutes les dépenses d’investissement de l’État, soit qu’elles intéressent l’État pour son domaine propre, soit qu’elles intéressent les entreprises nationalisées, soit qu’elles intéressent le secteur privé lorsqu’il s’agit de dépenses financées par des avances ou des subventions de l’État.
41D’autre part, à l’expérience, il est apparu nécessaire que les administrations ou entreprises nationalisées puissent dresser des programmes s’étendant sur plusieurs exercices avec la sanction législative. Sur les chapitres d’investissements, on demande donc au Parlement, en plus des crédits de paiement qui constituent le budget annuel normal, des autorisations de programmes. Une mise au point a lieu chaque année lors de la préparation du budget ; compte tenu des variations de prix de l’évolution de la conjoncture et des nouvelles conditions techniques, une révision des programmes est effectuée annuellement par la voie législative.
42Les progrès dans la présentation des comptes publics et des écritures budgétaires constituent une condition préalable à la réussite d’une politique basée sur la nécessité du choix. La réunion dans un document unique, ou dans un petit nombre de documents susceptibles d’être aisément rapprochés les uns des autres, est indispensable si l’on veut pouvoir comparer l’importance relative de ces dépenses, leur urgence et leur interdépendance. Le choix nécessite la possibilité d’une juxtaposition et d’une comparaison, voilà pourquoi des conditions de comptabilité doivent être réunies si le choix doit pouvoir être opéré correctement.
43Il faut aussi – et c’est une seconde condition – que la même autorité soit appelée à se prononcer sur les diverses dépenses proposées. Aucun véritable arbitrage n’est possible si certaines dépenses d’investissement sont ordonnées par le Parlement, d’autres par le ministre des Finances agissant seul, d’autres encore par décision conjointe de plusieurs ministres, d’autres également par des collectivités locales, d’autres enfin par des entreprises nationalisées. Une centralisation de toutes les propositions d’investissement et leur soumission à une autorité unique s’imposent. Cela ne signifie pas que cette autorité unique (le Parlement, par exemple) puisse ou doive entrer dans le détail minutieux de chaque action à entreprendre. Ce n’est pas elle qui arrêtera les modalités d’application, les localisations sur le territoire ni, de manière plus générale, la sous-répartition des crédits. Mais elle doit avoir une vue d’ensemble lui permettant de décider par grandes masses, quitte à laisser à tel ministre, à telle collectivité locale ou à telle entreprise nationalisée le soin de procéder aux sous-répartitions nécessaires.
44Une autre considération encore doit entrer en ligne de compte autant que possible. L’État, dans notre régime, ne doit assurer que les investissements qui risqueraient d’être négligés par l’initiative privée ; étant donné la limitation des ressources publiques, il vaut mieux ne les utiliser que pour les actions dont le secteur privé, de toute manière, ne se chargera pas. Certains cas particuliers, des circonstances d’ordre politique et social peuvent justifier une dérogation à cette règle ; mais, sauf exception, il sera utile de la maintenir et de la respecter.
45D’une manière plus générale, on a souvent parlé de coût et de rendement des services publics, des dépenses publiques. Eh bien, c’est sans doute dans le domaine des investissements que ces considérations de coût et de rendement doivent jouer le plus grand rôle, en raison même de l’étendue des besoins et de l’impossibilité de les satisfaire tous.
46Les arbitrages, les choix qui s’imposent n’ont pas été faits correctement depuis la Libération, et c’est pour cette raison que l’on a pu très souvent critiquer des dépenses de rendement contestable ou faible dans le même temps où des besoins plus importants n’étaient pas satisfaits.
47L’exemple le plus typique de la méconnaissance de l’idée de choix et de l’idée de coût et de rendement peut être trouvé dans la décision qui a été prise en 1948 à raison des difficultés financières, et en vertu de laquelle toutes les dépenses d’investissement ont été réduites de 40 %. Une pareille décision est la négation la plus évidente de l’idée de choix. Car la réduction globale de 40 % a eu pour effet de comprimer, par le même texte, des besoins absolument vitaux, des besoins importants, et des besoins qui étaient peut-être, somme toute, secondaires. Cette décision regrettable a été prise parce que le gouvernement n’avait pas forgé l’outil susceptible de faire respecter les ordres d’urgence, les hiérarchies et les importances relatives des projets en cause.
48Il est à espérer que la présentation améliorée des comptes publics, vers laquelle nous avons tendu ces dernières années, permettra d’éviter le renouvellement de mesures de ce genre, dont les inconvénients pratiques sont évidents.
Annexe
Les effets économiques des investissements publics
Cette question a été reprise au cours d’un débat, dont voici le compte rendu.
Ainsi que nous l’avions prévu, nous aurons aujourd’hui une discussion sur un certain nombre de points concernant notamment les investissements publics. J’ai reçu sur ce point une question de M. Dargenton, et je vais lui donner la parole pour qu’il veuille bien la répéter pour vous.
M. Dargenton - J’avais posé une question relative à la possibilité d’application de la distinction que vous avez faite au cours du précédent exposé, je crois, entre les effets d’un régime fiscal donné sur l’épargne et la consommation, et les effets d’une dépense publique donnée sur l’épargne et la consommation. Je me posais cette question sous l’aspect théorique de cette distinction, mais j’aurais voulu essayer de faire préciser sa possibilité d’application.
Notamment, il me semblait que tant du côté recettes que du côté dépenses, il y avait en pratique cet élément très important d’incertitude, si important que je me demandais si la distinction elle-même n’était pas compromise, notamment du point de vue fiscal.
En effet, s’il est assez aisé de distinguer les impôts qui en principe portent sur l’épargne et ceux qui en principe portent sur la consommation, je crois que les phénomènes d’incidence indirecte, de répercussion en matière fiscale sont à l’époque actuelle si complexes et si mal connus, qu’il est fort difficile pour le législateur et le gouvernement qui prépare un impôt donné de savoir si ultérieurement il y aura telle ou telle réaction finale, tant sur l’épargne que sur la consommation, en raison de la mesure envisagée.
Symétriquement, je crois qu’il y a un élément d’incertitude analogue du côté des dépenses, dans la mesure où il est assez facile de connaître l’effet immédiat d’une dépense, l’effet direct d’une dépense publique, mais où il me paraît par contre beaucoup plus délicat de savoir quels seront ses effets indirects.
Je prends un exemple : il me paraît très difficile de savoir dans quelle mesure les sommes distribuées à l’occasion d’un travail public donné seront employées à des dépenses de consommation, dans quel secteur de l’économie ces dépenses seront faites.
Je crois qu’il y a là un élément d’incertitude et que, par des effets indirects, peut être annulée l’influence directe de dépenses publiques que l’État avait entendu effectuer dans ce but.
C’est sur ces deux éléments symétriques d’incertitude que j’aurais voulu avoir quelques éclaircissements.
M. Mendès France - Quelqu’un a-t-il une opinion sur la question ? Si personne ne demande la parole, je vais répondre à M. Dargenton. La question qu’il a posée est, comme il l’a dit lui-même, double. Elle porte aussi bien sur les recettes que sur les dépenses. Il comprend très bien qu’en première instance, un impôt donné, une dépense donnée peuvent porter, dans un sens positif ou négatif, soit sur les investissements, soit sur la consommation. Mais il lui semble que cet effet immédiat (qu’il ne conteste pas) peut s’atténuer, se diluer après un certain temps, de telle manière que l’efficacité qu’on en attendait va s’évaporer, va disparaître.
L’explication, telle qu’il l’a donnée, est exacte au premier abord. On ne peut pas contester qu’en première instance certaines dépenses faites par l’État se traduisent par des consommations, et rien que par des consommations. Lorsque l’État augmente les traitements des fonctionnaires, les retraites, les allocations destinées aux malades, aux vieillards ou à certaines parties prenantes du budget, il n’est pas douteux que ces dépenses publiques se traduisent par un accroissement des consommations. Lorsqu’une personne économiquement faible reçoit une allocation, un secours, il est difficilement concevable que cette allocation serve à un investissement ; il est évident qu’elle sera consommée presque toujours intégralement. Bien entendu, il peut y avoir des cas particuliers dans lesquels elle ne le sera pas, ou ne le sera pas totalement. Mais ce sont des exceptions et on peut affirmer en première approximation, sans grandes chances de se tromper, que, dans l’ensemble, les dépenses de ce genre donneront lieu à un accroissement de la consommation.
De même, les subsides qui sont destinés à rendre moins coûteux certains produits ou certaines denrées permettent à un plus grand nombre d’individus d’acheter ces produits et ces denrées ou de se les procurer en plus grandes quantités. Et par conséquent, se réalise encore un effet de stimulation de la consommation.
De même, les dépenses d’administration proprement dites, les dépenses que l’on appelle généralement du « train de vie de l’État », les dépenses de fonctionnement des administrations sont des prélèvements sur le revenu national qui diminuent d’autant les ressources disponibles pour des investissements (soit publics, soit privés) ; par conséquent, ce sont des consommations.
Le développement de toutes ces dépenses que je viens de citer en exemple entraîne bien un volume global de consommation accru.
D’un autre côté, parmi les dépenses publiques, il y en a qui sont indiscutablement des dépenses d’investissement. Lorsque l’État finance la construction d’un barrage ou d’un pont, il utilise à cette fin d’investissements des ressources qui ne seront plus disponibles pour la consommation. Dans ce cas, l’État porte donc atteinte au volume global de la consommation, et il développe l’investissement – et cela, en première instance.
On peut parfaitement dire – et l’observation de M. Dargenton est exacte – qu’en seconde instance, l’effet est moins net. Lorsque l’État construit un barrage – investissement indiscutable –, cette dépense se traduira par des versements de salaires payés à des ouvriers ou par des profits réalisés par des entrepreneurs. Les ouvriers qui reçoivent ces salaires les utiliseront, au moins dans une très large mesure, pour accroître leur consommation ; ainsi, dans une seconde étape, nous voyons que la dépense, qui apparaissait d’abord comme une dépense à l’investissement, va entraîner des possibilités accrues de consommation (c’est ce que l’on appelle le « multiplicateur »). De même, les profits réalisés par les entrepreneurs qui ont travaillé pour construire le barrage vont servir en partie pour accroître la consommation, pour améliorer le train de vie personnel de ces entrepreneurs. Si une partie des profits sert fréquemment à opérer des réinvestissements, une fraction va néanmoins permettre des augmentations de consommation.
Ainsi, il est exact, dans une seconde étape, que de ces dépenses d’investissement découleront des accroissements de consommation.
On peut dire quelque chose de semblable, comme l’a fait M. Dargenton, des recettes publiques, c’est-à-dire des impôts et des taxes. C’est une vieille question, et c’est un grand problème que celui de l’incidence de l’impôt. Les économistes en discutent depuis des centaines d’années, et la question continuera à être discutée bien longtemps encore.
Pour certains impôts tout au moins, on peut déterminer sans grande difficulté l’incidence immédiate sur la consommation et sur l’investissement – je dis bien l’incidence immédiate, sans oublier qu’il y a des effets médiats dont je parlerai plus tard.
Lorsqu’on établit un impôt de consommation qui rend plus coûteuse une consommation donnée, qui rend plus cher un produit donné, il est évident que l’on rend cette consommation plus difficile, qu’une fraction de la population dont les revenus sont limités ne pourra plus accéder à cette consommation, ou qu’elle ne pourra y accéder que pour des quantités moindres. Un impôt indirect de consommation établi sur une denrée déterminée a très exactement l’effet inverse qu’un subside accordé sur cette denrée donnée ; on peut dire que l’impôt est un subside négatif ou que le subside est un impôt négatif. Il se produit donc, en cas d’impôt de consommation, un effet de restriction de consommation. D’autre part, il existe des impôts qui ont un effet direct, mais cette fois sur les investissements. J’ai déjà donné l’exemple de la taxe sur les bénéfices non distribués des sociétés. Le fait qu’une société réalisant un profit donné ne distribue pas ce bénéfice et ne le met pas immédiatement à la disposition de l’actionnaire constitue une épargne forcée à la charge de ce dernier. Tant que cette épargne sera réservée, bloquée en quelque sorte par la société, il en résultera des possibilités d’investissement. Le plus souvent, les sociétés agissent ainsi pour constituer des réserves ou des provisions destinées précisément à financer un accroissement de leur potentiel productif, de leur outillage, c’est-à-dire à exécuter des investissements. L’impôt sur les bénéfices non distribués des sociétés décourage ou pénalise cette pratique ; il limite les possibilités d’investissement et l’investissement lui‑même.
Toutefois, l’incidence immédiate d’une fiscalité donnée peut n’être que temporaire, précaire. L’effet produit peut souvent tendre à s’évaporer ou à s’atténuer. Une société donnée, avec des mœurs données, des habitudes données et des traditions données, vit d’une certaine manière. Cette société a l’habitude de réserver sur son revenu chaque année un pourcentage à peu près stable qui est destiné à l’investissement, laissant pour la consommation une proposition également stable ou à peu près stable. Cette répartition qui est faite entre l’investissement et la consommation est relativement permanente. Elle dépend de toute une série d’éléments psychologiques et économiques ; elle est en rapport avec le niveau de culture et de civilisation de ce pays. Naturellement, il peut intervenir des circonstances extérieures qui agissent sur cette répartition entre consommation et investissement ; une mauvaise récolte, une famine, une guerre, le développement brusque ou continuel de l’inflation sont des circonstances qui agissent sur le quantum normalement consacré à l’investissement, et sur celui qui est normalement réservé à la consommation. Une excellente récolte accroît la proportion de l’investissement. L’inflation chronique détruit l’esprit d’épargne et réduit, toutes choses égales par ailleurs, l’investissement. Toutefois, en dehors de ces accidents ou de ces éléments d’incertitude, il y a, comme je le disais tout à l’heure, une sorte de permanence, pour un pays donné, dans la répartition qui est faite par les individus entre la consommation et l’investissement.
C’est ici que s’insère l’intervention de l’État, par les moyens qui ont été précisés précédemment, c’est-à-dire par la fiscalité, par les dépenses publiques (il y a d’autres moyens d’action, tels que le rationnement, par exemple, mais ce n’est pas l’objet de notre débat).
Supposez que dans une période donnée (de vingt-cinq années, par exemple), de manière systématique, l’État, par sa fiscalité d’une part, et par la structure de ses dépenses publiques d’autre part, exerce un effet immédiat, un effet premier dans le sens de l’augmentation du volume de la consommation ou du volume de l’investissement. La répétition de cette action sur une longue période provoquera une sorte de distorsion par rapport aux proportions qui auraient été réalisées si l’on avait laissé les individus suivre leurs impulsions propres, et entraînera entre les investissements et la consommation un partage nouveau, différent du partage habituel et spontané.
L’intervention de l’État va alors modifier le pourcentage de l’investissement et celui de la consommation. Le corps social, dans son ensemble, aura tendance à revenir, en vertu des traditions, des habitudes, des mœurs, des routines, des goûts et de certains intérêts égoïstes, vers la sorte d’équilibre qui se serait produite sans intervention. Cependant, l’État aura obtenu une certaine efficacité de gonflement de la consommation, ou de l’investissement selon les cas.
Si cette politique, au lieu d’être poursuivie de manière aveugle et rigide pendant une période de vingt ou vingt-cinq ans, comme je viens de le supposer, est au contraire adaptée à l’évolution économique, si elle est en rapport avec les cycles, avec les périodes de dépression et de sous-emploi, d’une part, et avec les périodes d’expansion, d’autre part, elle pourra alterner ces oscillations et limiter les à-coups que le cycle économique aurait provoqués.
Pour me résumer, je ne conteste aucunement la valeur des observations présentées par M. Dargenton. Il est exact que les effets qui ont été décrits dans ce cours sont surtout des effets de première époque, et qu’ensuite leurs effets s’atténuent avec le temps. Néanmoins, l’action systématique de l’État, si elle est conque avec un but précis, dans l’intention de stimuler tantôt la consommation, tantôt l’investissement, peut permettre de réaliser un certain objectif malgré les éléments d’incertitude qui ont été signalés. Si la politique fiscale et la politique de la dépense publique ont des effets lointains incertains, leur effet immédiat et direct est réel, la répétition chaque année d’un pareil effet permet d’obtenir des résultats. Il ne faut d’ailleurs pas oublier qu’il y a toujours – même en première époque – des limites à ces résultats. Je vous renvoie aux explications données au cours sur la rigidité relative du volume de la consommation et sur le niveau maximum de la fiscalité.
Notes de bas de page
12 Henri Krier, La charge des impôts sur l’économie. Théorie de la pression fiscale, Paris, LGDJ, 1944. Il s’agit de l’édition de la thèse de doctorat en droit soutenue à l’université de Nancy par Henri Krier (1920-1992), un agrégé d’économie politique qui enseigne de 1948 à 1980 à l’université de Rennes – tout comme sa femme, l’économiste Jane Aubert-Krier (1920-2020).
13 Joseph Caillaux (1863-1944) est un homme politique radical, député puis sénateur, plusieurs fois ministre, et spécialiste des questions fiscales et financières. Cf. Jean-Claude Allain, Joseph Caillaux, 2 vol., Paris, Imprimerie nationale, 1978 et 1981 ; sur ses positions en matière de fiscalité, cf. Nicolas Delalande, Les batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2011.
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