Leçon 6
p. 165-178
Texte intégral
Examen d’un certain nombre de cas particuliers
Procédés traditionnels du financement des investissements privés
1L’épargne, ai-je dit au cours de la dernière leçon, c’est tout d’abord, sous sa forme classique, l’épargne volontaire des particuliers.
2Je précise aujourd’hui que du volume global de cette épargne, il ne faut jamais oublier de déduire la désépargne qui a été réalisée dans la même période par certains, c’est-à-dire par ceux qui, pendant cette période, ont consommé une partie de leurs avoirs antérieurs. C’est la somme algébrique des épargnes et des désépargnes qui constitue le volume global de l’épargne réalisée dans la période et qui permet de financer des investissements correspondants. Lorsque cette somme algébrique est négative, par exemple pendant une guerre ou une famine, aucun investissement net n’est finalement possible.
3On a l’habitude de dire que la France est le pays traditionnel de l’épargne spontanée ; cet usage, cette habitude de l’épargne semblait autrefois si profondément ancrée dans la population que les réserves du pays pouvaient paraître inépuisables. C’est, vous le savez, l’épargne française, librement constituée, qui a assuré au xixe siècle tout à la fois l’équipement de la France, le commencement de l’équipement de ce que l’on appelait à l’époque son Empire, et encore l’équipement de bon nombre de pays étrangers qui trouvaient en France les capitaux dont ils avaient besoin.
4Plus tard, après la Première Guerre mondiale, l’épargne a contribué, mais dans une mesure déjà un peu réduite, à la reconstruction des régions dévastées par la guerre de 1914.
5Depuis la Seconde Guerre mondiale, la situation n’est plus la même et la capacité d’épargne spontanée s’est considérablement affaiblie. Des dépréciations monétaires successives ont, petit à petit, découragé les épargnants et les ont incités à préférer une consommation immédiate à la poursuite décevante d’un effort de privation ; car l’épargne, c’est toujours, dans une certaine mesure, la privation, et cet effort de privation a été trop souvent mal récompensé.
6Un capital placé en titres à revenu fixe en 1913 et grossi de tous ses produits accumulés, de tous ses revenus placés chaque année, ne valait plus, en pouvoir d’achat constant, que 45 % en 1939. Un particulier qui plaçait un capital donné en 1913 en valeurs à revenu fixe et qui, chaque année, réinvestissait des revenus ne disposait plus, en 1939, que de 45 % de son capital, non pas certes en valeur nominale mais en valeur constante. S’il avait placé le même capital en titres à revenu variable et toujours en y incorporant les revenus annuels, il aurait trouvé en 1939 à peu près 80 % ; c’est-à-dire sensiblement plus que s’il les avait placés en titres à revenu fixe. Néanmoins, l’opération était encore déficitaire, puisque malgré l’incorporation des revenus accumulés, le capital était loin de se retrouver intact trente ans plus tard. Si le même capital avait été placé en or – ce qui signifie que le propriétaire renonçait à tout revenu –, le pouvoir d’achat retrouvé en 1939 aurait atteint 165 % ; ici, par conséquent, c’est un bénéfice qui est réalisé.
7Cette situation s’est encore trouvée aggravée depuis dix ans. Le pouvoir d’achat d’un capital placé en 1938 en valeurs à revenu variable s’élevait en 1946 à 113 % ; placé en or, il aurait atteint 347 % de son pouvoir d’achat d’avant-guerre et placé en 3 % en perpétuel, il n’aurait plus été que de 20 % !
8Des chiffres aussi éloquents pourraient être fournis au sujet de placements réalisés sous d’autres formes, par exemple sous forme d’achat d’immeubles d’habitation ou d’autres sortes d’immeubles.
9Ce n’est pas tout : l’épargne a subi d’autres avatars encore, notamment ceux qui ont atteint les placements à l’étranger ; on évoque toujours à ce sujet les pertes considérables réalisées dans les emprunts russes10. L’ensemble des placements malheureux réalisés par l’épargne française à l’étranger a atteint une valeur de 37 milliards de francs, c’est-à-dire à peu près 4 500 milliards de francs d’aujourd’hui. L’ensemble de ce capital, que l’on peut considérer comme perdu dans une très large mesure, aurait été suffisant pour assurer notre reconstruction à l’heure actuelle !
10Les conséquences psychologiques d’une pareille évolution sont faciles à prévoir. Un changement profond s’est réalisé dans l’esprit des Français les plus traditionnellement acquis aux valeurs à revenu fixe et cela les a, peu à peu, entraînés vers des valeurs dites « réelles ». Les paysans ont acheté des terres, de l’outillage, du bétail, d’autres ont recherché de l’or, des bijoux, des biens de consommation. Il s’est donc créé une situation psychologique dangereuse et qui sera certainement longue à modifier.
11On doit signaler encore l’évolution qui s’est produite dans la prévoyance sociale. Jadis laissée au hasard de l’initiative familiale, la prévoyance sociale reposait nécessairement sur la capitalisation, c’est-à-dire sur l’épargne individuelle. Aujourd’hui, le cadre de la solidarité nationale permet de se contenter de mécanismes à base de répartition et, dans une certaine mesure, par des institutions comme la Sécurité sociale et les allocations familiales11, il dispense les particuliers du souci ou de l’obligation de constituer des épargnes individuelles.
12Enfin, les sommes économisées, épargnées sont, vous le savez, fonction de l’égalité de la répartition du revenu parmi les diverses classes de la société. Dans tous les pays, les personnes jouissant de revenus élevés économisent par la force des choses plus que les autres. Il est possible que des mesures – souhaitables, par ailleurs, au point de vue social, mesures destinées à assurer une répartition plus équitable des revenus, par exemple – tendent à réduire le montant du capital neuf qui peut être accumulé par des économies volontaires ou spontanées.
13Pour toutes ces raisons, il est logique que la formation des capitaux par les voies traditionnelles soit beaucoup plus lente qu’elle ne le fût au début du siècle, beaucoup plus lente même qu’elle n’a été entre 1920 et 1939.
14Partout, aux méthodes traditionnelles de création de l’épargne, on a vu se substituer des moyens nouveaux de dégager l’épargne nécessaire. Ces moyens nouveaux, vous les connaissez : d’une part la création d’épargne et les investissements par les entreprises, d’autre part la création d’épargne et les investissements opérés par l’État.
15Je m’en tiendrai, pour l’instant, à la création d’épargne et aux investissements des entreprises.
16Depuis 1945, le montant des investissements privés, réalisés principalement par les entreprises, peut être évalué en additionnant le montant des éléments qui y ont contribué et qui sont, en bref, les suivants :
les émissions d’actions et d’obligations sur le marché ;
les crédits bancaires ;
les ressources d’autofinancement ;
le remploi des indemnités de dommages de guerre versées par l’État aux sinistrés ;
l’emploi ou le remploi d’avoirs privés à l’étranger.
17Je ne parlerai pas des deux derniers éléments. En effet, le remploi par un particulier d’une indemnité de dommages de guerre n’est qu’un cas particulier du problème très vaste des investissements publics et, comme vous le savez, des leçons particulières y seront consacrées plus tard. Par conséquent, je ne parlerai pas du remploi par les sinistrés des indemnités des dommages de guerre comme moyen de financer des investissements, au moins aujourd’hui.
18De même, l’utilisation par un particulier, en vue d’un investissement en France, d’un avoir privé détenu à l’étranger, soit spontanément, soit à la suite de mesures de réquisition ordonnée par l’État, constitue non pas la création d’un capital neuf réalisé par le moyen d’une épargne, mais seulement le remplacement d’un capital situé à l’étranger par un autre capital situé en France. C’est un simple transfert, sans qu’il y ait lieu de distinguer d’ailleurs si l’avoir à l’étranger était connu du Trésor et a été rapatrié sous son contrôle ou s’il avait été constitué clandestinement et a été rapatrié en France clandestinement ; du point de vue économique, le résultat est le même.
19Je ne parlerai donc aujourd’hui ni des dommages de guerre ni du remploi d’avoirs à l’étranger. Mais je m’arrêterai, au contraire, sur les trois premières catégories de sources privées de financement, c’est-à-dire les émissions sur le marché, les crédits bancaires et enfin les ressources d’autofinancement.
Les émissions sur le marché
20En ce qui concerne les émissions, je serai très rapide car elles ont été récemment d’un volume assez faible ; ces dernières années, le montant des émissions d’actions et d’obligations n’a pas dépassé 64 milliards en 1947, 45 milliards en 1948 et 59 milliards en 1949. Compte tenu de la baisse de la valeur de la monnaie, on peut donc dire que le montant des émissions n’a pas cessé de décliner, et cela pour les raisons que j’ai énumérées tout à l’heure et qui expliquent, de manière plus générale, la désagrégation des capacités de l’épargne spontanée, sous l’effet d’une inflation continue notamment.
21En réalité, le volume des émissions de ces dernières années et les chiffres que je viens de mentionner ne correspondent que pour une part limitée à de véritables créations d’épargnes neuves. Très souvent, et pour des montants qu’il est impossible de préciser exactement, les opérations d’émission, lorsqu’elles font l’objet de publications officielles et lorsqu’elles sont incorporées dans la statistique dont je viens de faire état, constituent la régularisation d’investissements anciens ; tel est le cas lorsqu’une société transforme en actions nouvelles des sommes utilisées par elle depuis longtemps, parce qu’elles avaient été mises à sa disposition par un associé soit sous forme de compte courant, soit sous forme de bénéfices non prélevés, soit encore par constitution de réserves. Dans tous ces cas, il y a apparemment une émission d’actions ; en fait, il y a bien transformation de la forme juridique des sommes investies, mais il n’y a vraiment pas création d’une épargne neuve. C’est pourquoi les sommes que j’ai mentionnées tout à l’heure, très faibles en elles-mêmes, doivent encore être interprétées avec prudence ; une partie de ces sommes ne constitue pas une épargne nouvelle.
22Il est très souhaitable qu’une politique économique et monétaire appropriée, en ranimant l’épargne privée, permette aux émissions sur le marché de reprendre dans l’avenir une plus grande ampleur. Les émissions sur le marché constituent, en effet, l’un des procédés les plus normaux de financement des investissements privés, car elles obligent les entreprises à se préoccuper du rendement des investissements projetés et à procéder à une sélection que la pratique de l’autofinancement, par exemple, n’exige pas avec autant de rigueur, ainsi que j’aurai l’occasion de le démontrer lorsque je vous parlerai de l’autofinancement. Il est intéressant d’observer qu’en Angleterre, où se réalise une politique socialiste, ou socialisante, le financement par émissions sur le marché reste cependant un élément essentiel de la politique d’investissement, et cela parce qu’en Angleterre, l’épargne privée n’a pas été détruite au même degré par l’inflation, et qu’elle continue donc à jouer un rôle économique important.
23Voilà ce que je voulais vous dire sur les émissions sur le marché. Et j’en arrive maintenant aux crédits bancaires.
Les crédits bancaires
24J’aurai l’occasion, lorsque je décrirai devant vous les événements qui se sont déroulés de 1945 à 1950, de vous montrer plus longuement le rôle qu’a joué le crédit bancaire dans le financement des travaux d’équipement réalisés depuis la Libération.
25Pour vous permettre de comprendre les effets monétaires qui se sont produits au cours de cette période, il faut cependant, dès maintenant, que vous connaissiez bien les limites à l’intérieur desquelles les avances des banques doivent être maintenues. Je ferai à cet égard quelques observations importantes.
26L’ouverture d’un crédit bancaire est un procédé de financement par création de monnaie scripturale, c’est-à-dire, en définitive, par création de monnaie ; de là découlent plusieurs conséquences.
27La première d’entre elles est la suivante : lorsque les banques mettent à la disposition du secteur productif des prêts à long terme pour leur permettre de financer des installations durables, elles ne doivent en principe – et c’est une règle classique de politique bancaire – utiliser à cette fin que des sommes dont elles disposent, elles aussi, à long terme. En effet, lorsqu’une banque dispose de départs à long terme et lorsqu’elle les rétrocède pour un investissement à long terme, il n’y a pas de création de monnaie scripturale. Mais si les banques disposent à long terme des sommes qui ont été déposées à leurs guichets à vue, par exemple, la situation est différente : il y a création de monnaie, puisque le titulaire des comptes à vue et le bénéficiaire du prêt peuvent prétendre utiliser concurremment la même ressource.
28Dans des cas de ce genre, on risque aussi de se trouver en présence d’incidents critiques pouvant mettre en jeu la solidité de l’appareil bancaire lui-même, ainsi qu’on l’a vu, par exemple, aux environs de l’année 1930.
29La situation est assez semblable, tout au moins au point de vue économique, si les crédits bancaires ont été ouverts aux entreprises à court terme, mais sont utilisés par elles pour des investissements durables. Supposons qu’une banque reçoive des dépôts à court terme ou à vue et qu’elle les mette à la disposition d’une entreprise également à court terme ou à vue ; si cette entreprise utilise cette ressource pour financer des investissements durables, des difficultés peuvent se produire, non pas cette fois à l’échelon de la Banque, mais à l’échelon de l’entreprise. Au point de vue juridique, les conséquences sont très différentes ; au point de vue économique, le phénomène est semblable au fond.
30Ces dernières années, des faits de ce genre se sont produits fréquemment, notamment au profit d’un certain nombre d’établissements nationalisés. Le gouvernement s’efforce, à l’heure actuelle, de mettre ces établissements en état de rembourser progressivement les sommes qui leur ont été prêtées à court terme et qui leur ont permis de faire face à une partie de leurs dépenses d’investissements.
31Deuxième observation : en période de sous-emploi, l’ouverture de crédits bancaires et la création corrélative de monnaie scripturale permettent de mettre au travail des éléments de production oisifs et d’accroître le revenu national. Ainsi, en période de sous-emploi, le développement du crédit bancaire constitue une technique opportune et l’État doit l’encourager.
32Troisième et dernière observation : en période de plein-emploi, les facilités de crédit permettent à la demande (pour l’investissement notamment) de se développer au-delà de la capacité d’épargne du pays. Certes, il ne réalisera pas finalement un investissement global supérieur à l’épargne globale pour des raisons qui ont été déjà démontrées devant vous à de multiples reprises, mais il y aura une demande excédentaire qui provoquera une hausse des prix, c’est-à-dire une détérioration de la monnaie.
33Toutefois, ces inconvénients ne se produiront pas si, dans le même temps où les banques ont ouvert des crédits nouveaux, des particuliers ont par ailleurs réduit leur consommation, de gré ou de force, d’une valeur équivalente. Dans ce cas, les investissements financés par les banques peuvent se réaliser, il n’y aura pas de hausse des prix et les investisseurs auront seulement pris la place des épargnants sur le marché des biens et des services en dépensant une somme d’argent égale à celle que les épargnants auront mise de côté. Seulement, la situation monétaire est différente de ce qu’elle était auparavant. Il existe en effet une certaine quantité de monnaie supplémentaire parce que celle qui a été mise à côté par les épargnants n’a pas disparu ; elle a été temporairement soustraite ou écartée du marché, par exemple par la thésaurisation. L’État devra éviter la réalisation de tout danger en agissant sur le surplus monétaire soit par l’emprunt, soit par l’impôt, soit par l’obligation faite aux débiteurs des banques d’amortir les crédits dont ils ont profité. Mais, en attendant, on sera dans une situation instable ; elle pourra seulement être consolidée et améliorée si l’épargne provisoirement réalisée par des particuliers, sous forme de thésaurisation par exemple, est consolidée par l’un des procédés dont dispose l’État.
34D’une manière générale et en raison du rôle très utile que peut jouer le crédit bancaire, comme aussi en raison des risques qu’il comporte, l’État ne peut pas rester indifférent à son évolution. Selon les circonstances, l’État peut et doit agir soit pour élargir, soit pour restreindre le volume des crédits bancaires. Comment peut-il le faire ?
35Si l’État entend stimuler l’octroi des crédits bancaires, il dispose de plusieurs moyens : il peut, par exemple, développer le réescompte des effets par des établissements publics ou semi-publics tels que la Caisse des marchés ou le Crédit national ou par la banque d’émission. Dans la mesure où le crédit bancaire bénéficie de garanties de réescompte, les banques seront enclines à accorder des crédits plus larges. L’État peut aussi agir sous le taux de l’intérêt, l’abaisser, ou encore favoriser les opérations qu’il estime utiles en accordant aux banques qui financent ces opérations des garanties de bonne fin ; l’État prend alors à sa charge le risque des opérations projetées et la banque, là encore, est incitée à réaliser un plus grand volume de ces opérations. Dans cet ordre d’idées, l’ordonnance du 3 mai 194512 et un certain nombre de textes subsidiaires ont organisé, sous le nom de « lettres d’agrément », un système souple qui a rendu de grands services ces dernières années en permettant le financement d’opérations d’investissement qui n’auraient peut-être pas pu être réalisées si l’État ne les avait pas ainsi soutenues.
36Tels sont les procédés par lesquels l’État peut stimuler l’octroi de crédits bancaires.
37Réciproquement, comment l’État peut-il restreindre le volume du crédit bancaire ? Il a pour cela plusieurs moyens. Le plus classique est le suivant : il peut agir sur le taux de l’intérêt, soit par le maniement du taux de l’escompte, soit par une intervention sur le marché qui peut avoir pour effet d’augmenter le taux de l’intérêt. L’État peut également intervenir plus directement en édictant des règles, des contrôles, des plafonds ou des limitations. Il peut ainsi imposer aux banques des plafonds pour les opérations de crédit qu’elles réalisent. Ces plafonds peuvent d’ailleurs être de diverses sortes :
globaux : telle ou telle banque, par exemple, n’aura pas le droit de réaliser plus d’un volume donné de crédit bancaire par rapport à telle ou telle période de référence ;
qualificatifs : ils peuvent par exemple s’appliquer de manière différentielle à telle ou telle industrie ou à telle ou telle catégorie d’opérations selon que l’on veut freiner cette industrie ou cette catégorie d’opérations.
38Telles sont les explications que je voulais vous donner sur les opérations de crédit bancaire.
L’autofinancement
39Il me reste, pour achever l’examen des procédés de financement du secteur privé, à vous parler de l’autofinancement.
40Ce procédé de financement des investissements a pris une ampleur assez grande puisque son montant s’est élevé à 56 milliards en 1947, 130 milliards en 1948 et 130 milliards environ en 1949, sommes qui ont été employées en majeure partie pour le rééquipement de l’industrie et de l’agriculture, et aussi pour une petite part pour la Reconstruction. Toutefois, ces chiffres, pour les raisons que j’indiquerai tout à l’heure, doivent être considérés comme très approximatifs.
41Ainsi que je vous l’ai dit déjà, il y a deux cas à distinguer en matière d’autofinancement :
dans le premier cas, une société ou une entreprise utilise une partie de ses profits pour financer des investissements ;
dans le second cas, cette société ou cette entreprise a incorporé dans des prix de vente, par le moyen d’une sorte de parafiscalité, une marge destinée à lui fournir les moyens de réaliser les investissements projetés.
42Dans cette hypothèse, ce n’est pas le propriétaire de l’entreprise qui consacre une partie de son bénéfice ou de son profit aux dépenses d’investissement, c’est le consommateur qui en fait les frais puisqu’il paie un prix majoré. Cette distinction entre l’autofinancement supporté par l’entrepreneur et l’autofinancement supporté par le consommateur n’est pas toujours très claire, ni très facile à faire, dans les secteurs économiques où les prix sont libres. Par contre, elle apparaît très nettement lorsque les prix sont taxés par l’Administration ; dans ce cas, ces prix taxés ou contrôlés font l’objet d’une comptabilité spéciale selon certaines règles officielles, et l’établissement des prix de revient fait ou ne fait pas entrer en ligne de compte la marge d’autofinancement.
43Dans la sidérurgie, dans l’industrie des engrais, des produits chimiques, du ciment – secteurs fort importants –, les prix officiels ont ainsi été calculés moyennant l’incorporation d’une marge d’autofinancement spécialement affectée aux besoins du rééquipement.
44Il faut voir clairement les inconvénients comme les avantages de l’autofinancement. Les inconvénients sont de plusieurs sortes. Tout d’abord, et cela est facile à comprendre, l’autofinancement entraîne la hausse des prix, qui peut toujours déclencher les mouvements inflationnistes, des demandes d’augmentation de salaire, en un mot le fameux cycle infernal.
45Deuxième inconvénient, les entreprises qui pratiquent l’autofinancement ont une tendance naturelle à réinvestir surtout dans la même branche d’activité ou dans des branches connexes, ce qui peut entraîner un déséquilibre dans les progrès de l’équipement dans les différents secteurs. En effet, la situation est bien différente, d’une part, dans les secteurs qui disposent de possibilités d’autofinancement, qui peuvent donc aller de l’avant et moderniser leurs installations et, d’autre part, dans les industries qui, pour une raison ou pour une autre (par exemple en raison de la concurrence étrangère ou de baisses des prix exigées par les pouvoirs publics), ne peuvent pas s’autofinancer et ne peuvent pas réaliser des investissements qui seraient peut-être cependant souhaitables. L’autofinancement peut donc entraîner une distorsion de l’économie en permettant le développement de certains investissements, souhaitables ou non, tandis que d’autres se trouvent interdits sans être forcément moins intéressants. En ce sens, l’autofinancement peut mettre en danger, si les précautions appropriées ne sont pas prises, l’exécution d’un plan coordonné et logique.
46Troisième inconvénient, qui apparaît pour les raisons mêmes qui viennent d’être données, l’autofinancement comporte des risques de renforcement des monopoles ou des quasi‑monopoles.
47Enfin, quatrième et dernière considération, l’autofinancement, par l’incorporation dans les prix d’une marge spéciale d’investissement, entraîne des conséquences qui peuvent dénaturer la structure et le fonctionnement de la vie économique dans un régime qui reste relativement libéral. Le régime capitaliste repose, en effet, sur le principe du risque de l’entrepreneur. C’est l’entrepreneur qui prend les décisions fondamentales lorsqu’il s’agit de créer l’entreprise, lorsqu’il s’agit de la développer, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit d’investir. Si son calcul a été erroné, l’entrepreneur perdra le capital qu’il a engagé ; si l’entreprise se révèle fructueuse, les bénéfices peut-être considérables qui lui reviendront se justifieront précisément parce qu’il a accepté des risques au départ. Si l’entrepreneur lui-même ne dispose pas des capitaux nécessaires, il lui faut trouver un commanditaire ; c’est une variante. Cette fois, c’est alors le commanditaire qui prend le risque principal ; en échange, il est fondé à escompter des profits, lesquels, je le répète, sont justifiés par l’existence même des risques assumés et acceptés à l’origine.
48En définitive, dans ce régime tel qu’il a été décrit par tous les écrivains classiques, les chances de profit et les risques de perte vont de pair. Dès lors, il appartient aux capitalistes de peser dans chaque cas les chances et les risques, et c’est ainsi qu’ils règlent le mouvement économique et son expansion et qu’ils évitent, en principe, les investissements aventurés, excessifs ou contre‑indiqués.
49Cette théorie, cette construction se trouve mise en danger à partir du moment où les investissements sont opérés par la voie de l’autofinancement. En effet, dans ce cas, il n’y a plus de risques pour l’entrepreneur ou pour le commanditaire. Ils n’ont plus à avancer des fonds, puisque les fonds sont fournis par les consommateurs. On peut donc craindre qu’ils ne soient enclins à développer, si les circonstances le leur permettent, des investissements malsains ou excédentaires. Si l’opération se révèle désastreuse, ils n’en subiront aucune conséquence, puisqu’à l’origine ils n’ont fourni aucun capital. Par contre, si les investissements pratiqués se révèlent fructueux, ce sont eux qui en conserveront les profits. Si un industriel, par le moyen de l’autofinancement, construit un atelier de plus ou achète des machines neuves, il ne risque rien. Cet atelier supplémentaire, ces machines neuves lui permettront éventuellement de réaliser des profits ; mais si ces installations se révèlent non rentables, il lui suffira de fermer l’atelier et de démobiliser les machines. Comme c’est la collectivité et la masse des consommateurs qui ont seules supporté le coût, on peut craindre qu’au moment de prendre la décision première d’investissement, l’industriel n’ait pas été suffisamment freiné par des considérations qui auraient au contraire commandé sa décision si le coût de l’opération lui avait incombé à lui seul.
50Ces observations s’appliquent non seulement aux entreprises privées, mais de la même manière aux entreprises nationalisées, qui disposent souvent d’un monopole et qui ont pu recourir largement à l’autofinancement ces dernières années.
51Faut-il donc condamner de manière absolue le système de l’autofinancement ? Une telle position serait excessive, parce que ce procédé comporte sans aucun doute, à côté des inconvénients que je viens de mentionner, des avantages réels. C’est un procédé extrêmement commode pour dégager des épargnes par la réduction obligatoire du volume de la consommation et pour orienter ces épargnes, sans intermédiaire, directement vers une utilisation donnée.
52Ce qui est fâcheux, ce n’est pas le principe de l’autofinancement, c’est que l’épargne dégagée par prélèvement sur le consommateur peut, par ce moyen, se trouver mal employée, et réaliser par exemple des investissements d’intérêt secondaire ou de volume excessif. Par contre, l’autofinancement est parfaitement justifié s’il s’agit de réaliser les investissements prévus par un programme préalable, conformément à l’intérêt général, c’est-à-dire dans le cadre d’un plan.
53Ainsi, la pratique de l’autofinancement nécessite un contrôle des pouvoirs publics pour que soient évités les abus que j’ai signalés. À ce sujet, l’article 36 de la loi de finances du 31 janvier 1950, ou loi dite des maxima13, contient diverses dispositions intéressantes. Cet article a en effet pour objet d’assurer un meilleur contrôle de l’emploi qui est fait par les entreprises des avances et des prêts du Fonds de modernisation et d’équipement. Je vous parlerai plus tard de ce fonds et du rôle qu’il joue dans la politique française d’investissement. En vertu de l’article 3614 de la susdite loi, tout établissement ou entreprise qui reçoit du Fonds des avances supérieures à 5 millions de francs doit désormais ouvrir dans ses livres un compte spécial, dit « compte de modernisation et d’équipement », qui permettra de suivre l’emploi des avances dont il bénéficie. À ce compte, seront inscrits en recettes les crédits accordés par le Fonds et, selon la loi – et voici le point qui est intéressant pour nous – les « autres ressources destinées à l’accroissement du potentiel de l’entreprise et notamment celles provenant de l’autofinancement ou d’emprunts autorisés, sous condition d’affectation à la modernisation et l’équipement15 ».
54Ce texte va permettre de mieux connaître dans l’avenir le montant des investissements pratiqués par l’autofinancement ainsi que l’utilisation qui en est faite. Certes, il ne s’applique pas à toutes les entreprises, mais seulement à celles qui reçoivent une aide du Fonds de modernisation. S’il reste donc insuffisant, il montre cependant, de manière intéressante, que les pouvoirs publics commencent à se préoccuper de mettre plus d’ordre dans l’emploi des ressources mobilisées par les entreprises, par le moyen de cette parafiscalité nouvelle que constitue l’autofinancement.
55Jusqu’ici, en effet, il reste extrêmement difficile d’évaluer avec précision le montant des ressources propres que les entreprises consacrent ou ont consacré aux investissements depuis la fin des hostilités. Pour ne prendre qu’un exemple, les évaluations sont forcément arbitraires et incertaines dans le secteur agricole. Mais même dans l’industrie, l’évaluation des dépenses d’autofinancement, élément essentiel des investissements pratiqués, reste toujours très discutable ; cela résulte de l’insuffisance des méthodes qui ont été adoptées pour les calculer. Il est inutile que je vous donne des précisions sur des méthodes ; ce que je veux répéter, c’est que les chiffres généralement donnés sont forcément très approximatifs. Il est à espérer que par divers moyens nouveaux d’investigation, et notamment l’application de la loi de finances du 31 janvier 1950, on puisse à l’avenir suivre de manière plus précise la création des ressources d’autofinancement et leur affectation.
56Il n’en reste pas moins que les enquêtes faites par le ministère des Finances des dernières années ont fait ressortir quelques renseignements intéressants, et notamment des différences importantes entre les divers secteurs économiques étudiés et les diverses époques considérées quant au recours à l’autofinancement. En 1946 et 1947, les possibilités d’autofinancement ont ainsi été très faibles dans toutes les entreprises productrices de marchandises à prix fixés ou contrôlés. Dans ces entreprises, les prix étaient arrêtés par l’Administration, et cela aussi bas que possible ; aussi ne pouvaient-elles pas dégager de marges d’autofinancement. Par contre, les marges d’autofinancement ont été larges durant cette période dans les activités qui échappaient au contrôle des prix. Le résultat était fort paradoxal : dans les entreprises fondamentales et importantes pour la vie économique, là où justement s’exerçait le contrôle des prix, il n’y avait pas d’autofinancement possible, et les investissements réalisés par cette voie ont été faibles ; par contre, dans les secteurs moins importants, quelquefois même futiles, l’absence d’un contrôle étatique qui ne se justifiait pas en principe, qui n’apparaissait pas indispensable, avait pour conséquence que des marges bénéficiaires importantes pouvaient être dégagées, et que par ce moyen des investissements devenaient possibles. On a constaté dans cette période, dans les secteurs non contrôlés, la construction ou la réparation d’habitations de villégiature, la création de fonds de commerce de luxe ou de plaisir – travaux qui n’intéressaient pas le plan d’équipement du pays et détournaient des ressources dont le plan d’équipement était privé. En 1946 et 1947, pour parler de manière un peu sommaire, il était impossible de trouver des capitaux pour financer la construction de barrages hydroélectriques, mais on en trouvait facilement pour ouvrir des bars américains dans les quartiers de luxe des grandes villes.
57Dans les mêmes années, le montant des équipements réalisés par autofinancement par les producteurs agricoles a été extrêmement faible, principalement du fait de la rareté des matériels disponibles.
58Dès 1948, la situation a changé : la libération d’un grand nombre de prix industriels ou leur révision en hausse systématiquement réalisée par le ministère des Finances et des Affaires économiques a dégagé d’importantes possibilités d’autofinancement. Au cours de la même année, par contre, les entreprises nationalisées ont dû contrôler plus sévèrement le calcul de leurs prix, et leurs ressources d’autofinancement ont été réduites. Quant aux investissements de l’agriculture, en 1948, en matériel et installations diverses, ils se sont développés du fait de la hausse des produits agricoles, de récoltes satisfaisantes, et du fait des progrès de la production et de l’approvisionnement en matière agricole.
59En 1949 s’est produit un nouveau renversement de tendance : malgré une augmentation de l’ordre de 20 % du prix des équipements productifs, le montant nominal global de l’autofinancement semble avoir été à peu près le même qu’en 1948. Cela résulte en partie des mesures fiscales prises qui ont réduit les disponibilités des entreprises ainsi que d’une plus grande prudence de la part des acheteurs.
60Pour en terminer avec les investissements réalisés des ressources d’autofinancement, il me reste à vous rappeler un récent débat parlementaire consacré à la taxation des bénéfices non distribués des sociétés, ces bénéfices non distribués étant très souvent – on peut même dire le plus souvent – destinés à être utilisés pour des investissements.
61L’article 27 de la loi de finances pour l’exercice 1950 frappe d’une surtaxe de 10 % la fraction des bénéfices réalisés en 1949 par les sociétés et non distribués à leurs actionnaires, associés ou porteurs de parts. Ce texte a été très critiqué, et semble-t-il à juste titre. On a toujours considéré qu’en période d’inflation, il était souhaitable de freiner au maximum la consommation. Pour cette raison, il est dangereux durant cette période d’augmenter les salaires. Mais si les pouvoirs publics freinent l’augmentation des salaires, il est incompréhensible qu’ils encouragent l’augmentation des dividendes. L’effet monétaire et économique de l’augmentation des dividendes est en effet équivalent à l’effet monétaire et économique de l’augmentation des salaires ; il peut y avoir des différences sur le plan social, mais au point de vue monétaire, l’augmentation des dividendes entraîne l’augmentation de la demande pour la consommation au même titre que l’augmentation des salaires. On a encouragé l’autofinancement dans le passé tantôt en approuvant l’incorporation dans les prix de marges spécialement affectées, tantôt en limitant le montant des dividendes autorisés, ce qui entraînait la création de réserves correspondant à de l’épargne obligatoire. Il est donc paradoxal de frapper maintenant d’un surcroît d’impôts ces réserves qui, constituées spontanément ou obligatoirement, devaient financer de nouveaux investissements dans l’esprit de la législation antérieure.
62Ainsi, une surtaxe sur les bénéfices mis en réserve en vue d’investissements futurs est injustifiable – tout au moins dans l’hypothèse de la fiscalité actuelle ; la question serait tout à fait différente si, dans l’avenir, le législateur décidait l’établissement d’impôts sur le capital ; mais dans l’état actuel des choses, la taxe sur les réserves non distribuées a un caractère tout à fait aberrant.
Notes de bas de page
10 Cf. René Girault, Emprunts russes et investissements français en Russie, 1887-1914. Recherches sur l’investissement international, Paris, Armand Colin, 1973.
11 La Sécurité sociale a en effet été créée à la Libération par les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945, pour lesquelles Pierre Laroque, membre du Conseil d’État et enseignant à l’ENA comme Mendès France, a joué un rôle majeur. Concernant les allocations familiales, des décrets-lois de 1932, 1938 et 1939 avaient commencé à organiser le système, et l’ordonnance du 4 octobre 1945 met fin au monopole patronal en intégrant les caisses d’allocations familiales existantes dans la structure unifiée et centralisée de la Sécurité sociale. Sur ces différents points, on peut se reporter aux différents articles publiés depuis 2008 dans la Revue d’histoire de la protection sociale et dans les nombreuses publications du Comité d’histoire de la Sécurité sociale.
12 Ordonnance n° 45‑879 du 3 mai 1945 relative aux lettres d’agrément, Journal officiel de la République française, Lois et décrets, 4 mai 1945, p. 2519. L’ordonnance valide en fait une procédure mise en place par l’acte dit loi du 12 septembre 1940 pris par le gouvernement du maréchal Pétain.
13 Loi n° 50‑135 du 31 janvier 1950 de finances pour l’exercice, Journal officiel de la République française, Lois et décrets, 1er février 1950, p. 1143‑1152.
14 Le tapuscrit notait ici un article 50 qui n’existe pas dans la loi et le point commenté est bien à l’article 36.
15 L’extrait de la loi cité a été corrigé ; le tapuscrit écrivait en effet : « les autres ressources, dit la loi, destinées à l’accroissement du potentiel de l’entreprise, notamment, les ressources d’auto-financement, et le montant des emprunt spécialement affectés aux besoins d’investissement ».
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