Leçon 4
p. 119-128
Texte intégral
Évaluation des investissements actuels en Europe et en France
1Je désire ajouter aux renseignements généraux que je vous ai donnés hier quelques indications, plus précises et chiffrées, des ordres de grandeur possibles du prélèvement sur le revenu national au profit des investissements.
2L’expérience des dernières décades, et surtout celle des dernières années, a montré que dans tous les pays, notamment en Europe occidentale, la proportion de l’investissement par rapport au revenu national a été croissante, et qu’elle est aujourd’hui partout supérieure à ce qu’elle était avant la guerre.
3Les raisons sont faciles à comprendre : partout, notamment dans les pays qui ont été sinistrés, on veut réparer les ruines et rattraper l’entretien arriéré ; presque partout aussi, on veut aller au-delà de la réparation pure et simple des destructions de la guerre et réaliser un outillage supérieur à celui dont on disposait autrefois. En conséquence, le pourcentage de la consommation est en réduction, et cela est d’autant plus frappant que, dans certains pays, le revenu national qui est à partager entre consommation et investissement reste encore inférieur au revenu national d’avant‑guerre.
4La commission économique des Nations unies pour l’Europe (CEE-ONU) qui siège à Genève a publié sur ce sujet d’importants documents, et surtout ses rapports annuels sur la situation économique de l’Europe. Chaque année, la commission publie un rapport très intéressant ; celui de 194815 est peut-être le plus important et le plus complet et, à la page 45 de l’édition anglaise de ce document (une édition française existe), vous trouverez un tableau qui fait ressortir l’emploi du revenu national dans un certain nombre de pays relevant de la commission.
5En ce qui concerne la France, il est nécessaire, pour interpréter les chiffres qui y figurent, d’opérer un redressement et d’ajouter à la production nationale les éléments qui proviennent de l’extérieur afin d’aboutir aux disponibilités nationales totales. En 1938, ainsi que vous le savez, la balance des comptes française était équilibrée. Il y avait un déficit de la balance commerciale qui était compensé par un excédent des autres éléments de la balance des comptes, de sorte qu’en 1938, cette dernière était équilibrée. Au contraire, en 1948, notre balance était déficitaire ; les dons et prêts étrangers ainsi que la liquidation de nos avoirs extérieurs ont dû fournir une ressource supplémentaire de 6 % par rapport à la production nationale. Malgré ce supplément de 6 % venu s’ajouter à notre propre production, la consommation privée de 1938 à 1948 en France par rapport aux disponibilités totales est tombée de 84 % à 76 %. La consommation des pouvoirs publics de 1938 à 1948 est tombée, elle aussi, de 13 à 11 %. En additionnant la consommation privée et la consommation publique, le total de consommation est passé dans cette période de 97 % à 86 % environ, soit une chute très sensible de la proportion de consommation, évidemment. C’est l’investissement qui a gagné la différence : l’investissement net, qui n’était que de 3 % en 1938 (et était donc extraordinairement faible, ce qui est symbolique de la faiblesse de notre politique économique d’avant-guerre), est passé à 13 % en 1948, et probablement à 16 % en 1949.
6Il en va de même en Angleterre, où la consommation privée est tombée de 77 % à 69 %. La consommation étatique, par contre, est passée dans cette période de 16 % à 20 % ; là, vous avez une augmentation de la proportion de la dépense des pouvoirs publics. En additionnant consommation privée et publique, on obtient la consommation globale en Angleterre, qui, dans les dix ans considérés, est tombée de 93 à 90 %. En contrepartie, la formation de capital neuf, c’est-à-dire l’investissement net, s’est élevée de 7 à 11 %. L’investissement brut, un peu différent, est également croissant, passant de 15 à 20 % du revenu national brut.
7Vous voyez qu’en Angleterre comme en France, le phénomène est très net, avec une restriction de la consommation – en pourcentage, tout au moins – et une expansion du pourcentage des investissements.
8Si l’on recherche quels sont les pays européens dans lesquels on a observé le plus fort pourcentage d’accroissement des investissements par rapport à 1938, on fait des constatations intéressantes : les trois pays dans lesquels les progrès de l’investissement sont les plus nets et les plus significatifs entre 1938 et 1948 sont la Yougoslavie, la Hongrie et la Norvège. Ces trois pays ont, à des titres divers, souffert de la guerre. En Yougoslavie et en Hongrie, les investissements d’avant-guerre étaient faibles ; il est alors facile de comprendre qu’ils aient réalisé une augmentation massive en pourcentage. Ayant souffert des suites de la guerre, la Yougoslavie, la Hongrie et la Norvège essaient, par un effort d’investissement, de redresser leur capacité de production et de dépasser largement le niveau d’avant-guerre. Chose curieuse, le quatrième pays, parmi ceux qui font le plus large effort d’investissement ces dernières années, est la Suède, c’est-à-dire un pays qui n’a pas de reconstruction à opérer, qui n’a pas été directement atteint par la guerre. Évidemment, pendant les hostilités, la Suède n’a pas pu entretenir ni renouveler son équipement ; il a donc pu en résulter un certain retard dans l’entretien de l’équipement des installations. Néanmoins, il est frappant de constater que ce pays, dans lequel le niveau de vie était déjà élevé, estime devoir faire un gros effort pour développer ses investissements.
9Jusqu’à maintenant, je ne vous ai parlé des investissements globaux qu’en pourcentages de revenu national. Si, au lieu de parler en pourcentage, nous parlons d’importance des sommes investies, nous constatons que les deux pays qui viennent en tête sont la France et la Grande-Bretagne. En 1948, France et Grande-Bretagne ont totalisé, à elles deux, un volume d’investissement égal à celui de tous les autres pays d’Europe réunis, mis à part l’Allemagne et l’Union soviétique.
10Les dépenses d’investissement en Grande-Bretagne sont à peu près égales au double de ce qu’elles étaient avant la guerre. Cette hausse s’explique à la fois par la hausse des prix et par l’effort de reconstruction et d’équipement nouveau. L’investissement fixe brut à l’intérieur, en Grande-Bretagne, a régulièrement augmenté ces dernières années, passant de 1 550 millions de livres en 1946 à 2 100 millions de livres en 1949. Ce sont des chiffres considérables. Leur importance même explique, dans une certaine mesure, les difficultés économiques qui se sont produites en Grande-Bretagne ; mais vous savez que cette expansion des investissements a eu comme contrepartie un effort de restriction sévère du volume de la consommation.
11Le document de la commission économique des Nations unies pour l’Europe que j’ai déjà cité indique, en monnaie de valeur constante, le montant des investissements qui ont été réalisés en France ; l’unité de compte est le million de dollars de 1938. L’évaluation des investissements réalisés en France est la suivante :
en 1938, 1 658 millions de dollars ;
en 1946, 1 869 millions ;
en 1947, 2 100 millions ;
en 1948, 2 160 millions ;
pour 1949, le chiffre n’est pas encore calculé.
12Je vous ai indiqué déjà que le volume des investissements fixes réalisés en Angleterre a presque doublé par rapport à l’avant-guerre ; vous voyez que pour la France, nous sommes loin de l’avoir doublé.
13Les investissements réalisés ces dernières années dans les divers pays d’Europe ont consisté :
tantôt en équipements nouveaux ;
tantôt en reconstitution de stocks industriels réduits pendant la guerre ;
tantôt, enfin, en constitution de stocks pour des fins spéculatives, en raison de la tendance à la hausse des prix qui a prévalu partout jusqu’en 1949.
14Dans l’ensemble de l’Europe, les investissements principaux (équipements nouveaux et reconstruction) ont été consacrés :
à l’industrie et aux mines, d’abord, pour 30 % (c’est le poste le plus important) ;
aux transports pour 23 % ;
au logement pour 23 % ;
à l’agriculture pour 6 % seulement.
15En France, en 1948, les investissements principaux se sont répartis de la manière suivante :
agriculture et pêche, 11 % ;
industrie, 39 % ;
transports, 24 % ;
logement, 22 %.
Annexe
Annexe 1. L’interprétation des chiffres publiés par divers organismes français et étrangers sur l’ordre de grandeur des investissements réalisés en France et en Europe
Les questions traitées ci-dessous ont fait l’objet d’un débat autour d’une leçon ultérieure, dont voici un extrait concernant le pourcentage des investissements dans le revenu national français.
Parmi les questions que vous m’avez fait parvenir, il y en a dont je peux parler tout de suite car elles ne donnent pas lieu à un débat. C’est pourquoi je parlerai, tout d’abord, d’une des deux notes de M. François Giscard d’Estaing concernant le pourcentage des investissements dans le revenu national.
Je vous ai donné, au cours de l’une des premières leçons, quelques chiffres concernant cette question. Ces chiffres sont approximatifs car, en pareille matière, nous ne sommes pas en présence de données aussi précises qu’il serait désirable.
Je vous avais donné, comme ordre de grandeur des investissements, des évaluations publiées par la commission économique des Nations unies pour l’Europe, qui siège à Genève, et je m’étais référé à l’édition anglaise d’un document intitulé Economic Survey of Europe 194816 (il en existe d’ailleurs une édition en langue française, mais je ne l’ai pas sous les yeux).
La première série de chiffres de ce document concerne le pourcentage des investissements dans le revenu national. Pour parler de manière plus précise, il s’agit en l’espèce de la proportion entre l’investissement net intérieur et le revenu national. En négligeant les chiffres décimaux et en arrondissant, voici ce que l’on obtient pour 1938 et 1948 : en 1938, la formation du capital brut à l’intérieur était évaluée à 17 %, et en 1948 à 27 %. De ces deux chiffres, il y a lieu de déduire, pour obtenir l’investissement net, la dépréciation du capital, l’amortissement, l’entretien, etc., qui s’élèvent en 1938 à 14 % et en 1948, à 13 %. On obtient donc, pour 1938, un investissement net de 3 %, et en 1948 de 14 %.
Toutefois, ces chiffres appellent quelques observations. En 1938, la balance des paiements courants était à peu près équilibrée, de sorte que le chiffre de 3 % est un chiffre net et peut être maintenu. Par contre, en 1948, la balance des paiements courants était déficitaire, de 6 % par rapport au revenu national. Si le chiffre de 14 % correspond à l’investissement net intérieur, il y a eu un désinvestissement extérieur de 6 % ; et si vous voulez avoir la proportion de l’investissement net total intérieur et extérieur, le chiffre de 14 % est ramené à 8 %.
Les indications que je viens de vous donner concernent l’année 1938 et l’année 1948, puisque le document que j’ai utilisé ne donne pas d’information postérieure à 1948 ; mais pour compléter votre documentation, j’ai ajouté une évaluation pour l’année 1949. Je vous indique tout de suite qu’elle n’a pas été calculée par la même institution, de sorte qu’il s’agit d’un rapprochement un peu arbitraire – néanmoins, comme ordre de grandeur, vous pouvez l’accepter – ; il s’agit du chiffre fourni par la commission du Bilan national qui, pour l’année 1949, avance l’évaluation de 16 %.
J’insiste une dernière fois sur le fait que tous ces chiffres sont approximatifs, surtout ceux d’avant-guerre. Je vous demande de les considérer comme des ordres de grandeur et de ne pas supposer qu’il s’agit d’évaluations absolument exactes, précises et indiscutables.
M. François Giscard d’Estaing m’a également interrogé sur la seconde série de chiffres que je vous ai donnée, celle qui concerne non plus des pourcentages d’investissements dans le revenu national, mais le montant effectif des investissements.
J’ai, ici encore, utilisé le document de la commission économique des Nations unies pour l’Europe, parce qu’il a l’avantage d’évaluer les investissements dans une monnaie de valeur constante, à savoir le million de dollars de 1938. Toutefois, dans ce cas, je ne possède pas de chiffre, même approché, pour l’année 1949.
Les montants que j’ai donnés portent, d’après la commission, sur l’investissement brut ; ce sont les suivants :
1 658 millions de dollars en 1938 ;
1 869 millions en 1946 ;
2 000 millions en 1947 ;
2 160 millions en 1948.
Je rappelle qu’il s’agit ici de dollars constants ayant le pouvoir d’achat du dollar de 1938.
Vous remarquez tout de suite que les progrès de 1938 à 1948 (de 1 658 à 2 160 millions de dollars) sont de l’ordre de 30 %.
Si vous vous référez toujours au même document, et si vous recherchez le tableau des investissements nets en même unité de valeur constante, vous trouvez les indices suivants :
1938 : 228 ;
1946 : 479 ;
1947 : 660 ;
1948 : 670,
soit ici une progression de 1 à 3 en dix ans.
Les investissements bruts ont progressé dans la proportion de 100 à 130 ou 135, tandis que les investissements nets ont progressé à peu près de 100 à 300. Une note qui m’a été remise par l’un d’entre vous s’étonnait de cette disparité entre les deux séries de chiffres.
Si vous y réfléchissez, vous comprendrez qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que la progression des investissements nets soit beaucoup plus rapide que la progression des investissements bruts, étant donné l’extrême faiblesse des investissements nets en 1938 (puisqu’ils s’élevaient à 3 %). Plus ils étaient faibles au départ, plus ils paraissent amplifiés aujourd’hui.
Faites l’hypothèse d’un pays – après tout, nous n’en étions pas loin – qui, en 1938, ne faisait pas d’investissements nets du tout, et se contentait d’entretenir – c’est-à-dire de pratiquer seulement – des investissements bruts. Considérez ce même pays aujourd’hui alors qu’il réalise des investissements nets d’une valeur effective : la progression des investissements nets vous apparaîtra colossale, alors que la variation des investissements bruts sera, au contraire, relativement faible. Il n’y a donc rien de surprenant dans le fait que les deux séries de chiffres que j’ai citées fassent ressortir des proportions différentes.
Dans la note que j’ai reçue, les chiffres que j’ai donnés et que je viens de rappeler sont comparés encore aux chiffres qui ont été publiés dans le second rapport français adressé à l’OECE17. Je connais ce document, bien que je n’aie pas eu l’occasion de l’utiliser comme base de travail. Il m’apparaît en tout cas que, là encore, les chiffres sont assez faciles à réconcilier. Sans doute le rapport adressé à l’OECE est-il basé sur des calculs un peu différents ; ils concernent les investissements bruts qui, d’après le commissariat général au Plan, se sont élevés à 19 ou 20 %, contre 16 % pour les investissements nets. Dans l’ensemble, les évaluations du rapport adressé à l’OECE confirment aussi que les investissements bruts ont été en 1948 supérieurs de 30 % à ceux de 1938. Il est possible qu’un nouveau progrès ait porté cette proportion à 35 % en 1949.
Dernière question : dans la note que j’ai reçue de votre camarade, le dilemme suivant est proposé :
soit, dit-il, on calomnie la période de 1938 en disant que l’économie française était alors en sommeil ;
soit on exagère le mérite attribué à l’investissement réalisé depuis 1946.
Cette question est intéressante. En ce qui me concerne, je n’ai pas l’impression que l’on ait vraiment calomnié la période d’avant-guerre. Un effort d’investissement net de 3 % était certainement trop faible, surtout si on le compare aux efforts des autres pays. Il était insuffisant pour rattraper le retard que nous avions accumulé depuis trente ans et qui résultait notamment des effets de la Première Guerre. Il était même insuffisant pour empêcher ce retard de s’aggraver. Les signes de la faiblesse française au point de vue économique, dans cette période, sont connus ; l’un des signes les plus significatifs est la réduction constante du pourcentage du commerce extérieur français dans le commerce mondial, tombé de 7 à 3 % entre 1915 et 1938. Il apparaît donc bien que notre économie était en état de stagnation alors que les économies des autres grands pays étaient en voie d’expansion.
Par contre, il est probablement exact – et j’aurai l’occasion d’y revenir au mois d’octobre – que l’on exagère le mérite et l’importance de l’effort réalisé en France depuis la Libération. Compte tenu des retards d’avant-guerre et des destructions de la guerre, une proportion d’investissements nets très élevés était nécessaire après la Libération. Le premier Plan Monnet en 1946 prévoyait un prélèvement de l’ordre de 25 % sur le revenu national pour les investissements nets. Je m’empresse de dire que cette proposition de 25 % pour les seuls investissements nets était probablement au-dessus des possibilités du pays. En tout cas, les réalisations ont été très inférieures. Le pourcentage a été inférieur et le volume effectif des investissements pratiqués a été inférieur aussi aux prévisions. Enfin, notre effort est resté en dessous de ceux qui ont été accomplis dans un certain nombre de pays qui sont nos concurrents.
Enfin, pour en terminer avec la note de M. Giscard d’Estaing, je réponds à sa dernière question, qui porte sur l’année 1949, en me référant aux évaluations qui émanent du commissariat général au Plan. D’après le commissariat, l’investissement net aurait été de 16 % en 1949 et l’investissement brut de 19 à 20 %.
Un élève - Quelle est, pensez-vous, Monsieur, la marge d’approximation d’évaluations de cette nature ? Je veux parler de l’ensemble des explications que vous venez de nous donner.
M. Mendès France - Vous m’embarrassez, je l’avoue, et il serait sans doute malhonnête que je vous réponde par un chiffre. Certaines des évaluations que je viens de rappeler sont probablement beaucoup plus rapprochées de la vérité que d’autres. Certains de ces chiffres ont été établis de manière assez précise ; d’autres, au contraire, reposent sur des bases assez contestables. D’une manière générale, on peut considérer que les chiffres d’avant-guerre sont, dans ce domaine, moins solides que les chiffres récents. Ce genre de recherches et de travaux étaient assez peu pratiqués autrefois ; aujourd’hui, on a mis au point des méthodes de calcul plus serrées. Il est vrai qu’en ce qui concerne les chiffres d’après-guerre, il existe des éléments d’incertitude supplémentaires résultant du fait que la monnaie a beaucoup varié durant cette période.
Ce que je peux simplement dire, c’est qu’en général les séries de chiffres que je viens d’énumérer, lorsqu’elles émanent des mêmes autorités et lorsqu’elles sont établies sur des bases comparables pour des exercices successifs, donnent une idée exacte du mouvement de la courbe. Lorsqu’on vous dit que telle proportion a été de 13 % en telle année, de 16 % l’année suivante, etc., elle est peut-être de 2 %18 de plus ou de moins, ou 3 % ou 4 %19… Mais ces chiffres ayant été établis dans les mêmes laboratoires de travail et sur les mêmes bases, ils vous donnent une bonne idée de l’évolution des événements, et c’est cela qui est intéressant.
Le même élève - Pensez-vous qu’il soit imprudent de comparer des évaluations faites par deux organismes différents ?
M. Mendès France - Certainement : lorsque les sources sont souvent différentes, les méthodes de calcul diffèrent. Je dirai plus, les définitions mêmes sont parfois distinctes. Certes, je ne crois pas qu’il soit dans la nature de ce cours de creuser le détail de ces questions de méthode. Mais lorsque nous parlons d’investissements nets et d’investissements bruts, au premier abord, il ne devrait pas y avoir d’ambiguïté ; or, entre deux centres de New York, Paris ou Genève, et même entre deux administrations différentes à Paris, il est probable que les définitions de l’investissement brut et de l’investissement net ne soient pas absolument les mêmes. Dès lors, les évaluations correspondantes divergent aussi parfois beaucoup.
Je dois dire toutefois que l’on fait des progrès : d’année en année, les travaux sont plus solides et plus sérieux, les méthodes se rapprochent ou les différences de méthodes sont plus clairement précisées et connues. Néanmoins, en matière statistique, nous sommes, il faut bien le dire, sur un terrain qui est souvent mouvant et incertain, surtout en France.
Annexe 2. La politique d’investissements en Grande‑Bretagne et en France depuis la guerre
À la demande d’un élève, le professeur fut amené à comparer la politique d’investissements réalisée en Angleterre et en France depuis 1945. Il le fit en ces termes.
J’ai reçu de l’un d’entre vous la question suivante : « Est-il possible de faire rapidement un parallèle entre le Plan Monnet et l’expérience anglaise de rééquipement poursuivie depuis 1945 ? »
Je ne crois pas que cette question appelle de longs développements de la part de l’interrogateur et je vais vous donner, ou plutôt répéter, quelques éléments de base qui permettent de comparer l’effort de rééquipement entrepris en Angleterre et en France après la dernière guerre.
D’abord, concernant le pourcentage des investissements dans le revenu national, ce pourcentage est assez semblable en Angleterre et en France ; les investissements bruts en Angleterre et en France sont ainsi à environ 20 %. Toutefois, ce pourcentage de 20 % aboutit à des chiffres très différents, parce que le revenu national est en Angleterre beaucoup plus élevé qu’en France. Il en résulte qu’à pourcentage égal, le montant des sommes est très différent. Le montant absolu des investissements en Angleterre est beaucoup plus élevé qu’en France. D’autre part, le montant des investissements en Angleterre a été très régulièrement croissant, tandis qu’en France il a piétiné ces dernières années. En Angleterre, le montant absolu des investissements a été en 1946 de 1 550 millions de livres, et en 1949 de 2 100 millions de livres.
Un fait également intéressant est que le montant des investissements par tête s’élève en Angleterre à 41 dollars, et en France à 24 dollars, investissements publics et privés réunis. Si vous voulez d’autres chiffres de comparaison concernant les investissements par tête, en voici un : au Danemark, il est de 32 dollars par tête.
Je dois toutefois faire observer qu’il est plus facile de demander à un pays de faire un effort d’investissement élevé par tête (et par an) lorsque le revenu moyen par tête (et par an) est aussi plus important. Il est facile de comprendre qu’un sacrifice de 10 ou 20 %, par exemple, est plus facile à supporter pour un homme qui gagne 200 000 francs par mois que pour un homme qui gagne 100 000 francs ou 50 000 francs par mois. Apparemment, le pourcentage est le même, mais le sacrifice est beaucoup plus supportable pour celui qui a un revenu élevé que pour celui qui a un revenu médiocre. En ce sens, si les pourcentages apparaissent comme identiques en Angleterre et en France, il faut bien comprendre que le montant élevé du revenu national par habitant en Angleterre entraîne ce résultat et que le sacrifice demandé à chaque individu est plus léger en réalité.
En ce qui concerne les investissements publics, vous savez qu’en France ils ont représenté de 65 à 72 % des investissements totaux. En Angleterre, au contraire, les investissements publics sont de l’ordre de 55 % par rapport aux investissements totaux. Par conséquent, les investissements de l’épargne privée, individuelle, ont été plus importants qu’en France, bien que ce pays s’adonne à une politique dirigiste et socialiste.
L’effort de compression de la consommation a été poussé de manière beaucoup plus systématique en Angleterre qu’en France par le moyen des mesures de rationnement et autres, qui sont plus conformes à la psychologie, à la discipline et à l’esprit civique qui règnent en Angleterre. Cet effort de compression de la consommation, on s’est efforcé de le répartir de manière équilibrée et équitable ; c’est ainsi que si, pour les parties les moins défavorisées de la population, des sacrifices importants ont été demandés sous forme d’augmentations fiscales très lourdes et sous forme de modifications quelquefois substantielles des conditions de vie mêmes, le niveau de vie de la classe ouvrière, les rations alimentaires calculées en calories, etc. sont aujourd’hui plus élevées qu’elles ne l’étaient avant la guerre.
Notes de bas de page
15 CEE-ONU, Economic Survey of Europe 1948, n° ST/ECE(05)/E23.
16 Ibid.
17 L’Organisation européenne de coopération économique (OECE) est fondée le 16 avril 1948 pour répartir les crédits accordés par le plan Marshall. Elle se transforme en 1961 en Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
18 La valeur exprimée ici doit se comprendre en points et non en pourcentage.
19 Idem.
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