Leçon 3
p. 93-118
Texte intégral
La planification
1Après les deux leçons d’introduction, je crois utile de vous indiquer maintenant quel sera notre programme de travail, le plan ultérieur de ce cours.
2Ainsi que vous le savez, ce cours doit se prolonger pendant le mois de mai ; il sera ensuite interrompu, et s’achèvera après la rentrée1.
3La leçon d’aujourd’hui sera en quelque sorte une transition entre les deux leçons d’introduction qui ont précédé et les leçons plus précises qui suivront. Elle sera consacrée aux principes du plan, celui-ci étant intimement lié, comme vous le savez, à la notion d’investissement.
4Les explications qui suivront auront trait aux sources du financement des investissements et aux diverses formes d’épargne susceptibles de financer une politique d’investissement.
5Ensuite, une leçon sera consacrée plus particulièrement aux investissements publics. Jusqu’à maintenant, et encore au cours des prochaines leçons, je parle des investissements sans distinguer les investissements privés et les investissements publics. Mais nous aurons une leçon particulièrement consacrée aux investissements publics.
6Ensuite, nous entrerons dans une deuxième série d’explications destinées à examiner la politique d’investissement faite en France entre 1945 et 1950, ce qui nous amènera à faire apparaître de manière précise le parallélisme entre l’évolution de la politique financière générale et de la politique d’investissement qui a été réalisée en France depuis la Libération. Cela nous conduira ensuite à étudier le Plan Monnet et à rappeler ses objectifs, à décrire ses réalisations, et à rechercher les raisons pour lesquelles apparaissent ou apparaîtront des différences entre les objectifs poursuivis et les résultats obtenus. Dans le cadre de cette deuxième série de leçons, une ou deux d’entre elles seront consacrées de manière plus précise au problème de la Reconstruction.
7Enfin, il y aura lieu de tirer des conclusions d’ensemble, en plaçant la politique d’investissement dans le cadre de la conjoncture économique et en examinant le rôle qu’une politique d’investissement peut jouer dans l’ensemble de l’évolution des affaires économiques d’un pays ou même du monde – en particulier en France.
8Tel est notre plan de travail. Dans l’intervalle, ainsi qu’il est d’usage à l’École, nous aurons deux ou trois fois – selon le désir que vous en manifesterez ou l’intérêt que vous y prendrez – des débats, des discussions, des échanges de vues qui vous donneront l’occasion de poser des questions sur les points qui vous paraîtraient obscurs, de présenter des critiques, ou même de développer des opinions différentes de celles du professeur. La première de ces discussions pourrait avoir lieu soit le 5 mai, soit le 11 mai ; nous verrons cela d’ici là.
9Je vous demande de noter, à l’issue de chacune des leçons, un résumé des questions qui vous paraîtront devoir être relevées, qui auraient pu comporter des obscurités ou mériteraient, à votre avis, des discussions plus approfondies, et de préparer des notes sur chacun de ces points, notes que vous pourrez me remettre soit au début, soit à la fin de notre prochaine séance. Vous pourrez les libeller soit en deux lignes sous forme de questions pures et simples, soit, si vous le préférez, en 10 ou 20 lignes, c’est-à-dire sous forme d’un commencement de développement.
Le plan
10Et maintenant, j’aborde l’objet de notre conversation d’aujourd’hui qui, je le répète, constitue une transition entre les deux leçons d’introduction et les explications qui suivront ; la leçon d’aujourd’hui sera consacrée au plan.
11J’ai déjà, à plusieurs reprises, employé le mot de « plan ». J’ai aussi parlé de choix, d’arbitrages ou d’options ; notamment, j’ai mentionné à plusieurs reprises l’option nécessaire entre la consommation et les investissements. Eh bien le plan, c’est le choix, et le choix conscient par une autorité publique responsable.
12D’abord, c’est le choix ; un pays ne peut pas échapper à l’obligation :
d’abord, de faire une répartition de ses ressources entre celles qui seront consacrées à la consommation et celles qui seront consacrées à l’investissement ;
ensuite, compte tenu de diverses circonstances techniques ou politiques, de faire un second choix entre les investissements privés et les investissements qui seront réalisés par l’État ; c’est en quelque sorte une sous‑répartition ;
en troisième lieu, d’opérer une sélection à l’intérieur des précédentes catégories entre les divers investissements et consommations qui sont possibles à un moment donné.
13Une série de décisions de répartition puis de sous-répartition s’imposent donc, et le document synthétique qui répond à ces questions successives est le plan.
14S’il n’y a pas de plan, si un pays ou un gouvernement n’a pas adopté un plan, les options dont je viens de parler se feront tout de même parce que ces options, résultant de la vie même de la situation de fait, ne peuvent être évitées. Mais au lieu qu’elles se fassent alors volontairement et après une délibération consciente, ces options se feront insensiblement par approximations successives et résulteront d’initiatives individuelles. Elles se feront de toute manière : au lieu d’être consciemment et volontairement déterminées, elles s’opéreront sous l’influence, je le répète, des initiatives individuelles.
15La notion de plan a été étudiée notamment dans l’introduction du livre de M. Bettelheim2 intitulé Les problèmes théoriques et pratiques de la planification, dans laquelle l’auteur a précisé la notion de plan par voie de comparaison ou de contraste avec d’autres notions économiques : programmes, directives, conjonctures, etc.
16Selon M. Bettelheim, le plan se définit par deux éléments : tout d’abord un projet, c’est-à-dire un but déterminé que l’on se propose d’atteindre ; ensuite les dispositions arrêtées en vue d’atteindre ce but, c’est-à-dire les moyens nécessaires à sa réalisation. La détermination de ces moyens ne pose pas seulement des problèmes techniques, car il y a de nombreux cas dans lesquels il est possible d’atteindre le même but par des voies différentes. Le choix entre ces voies différentes soulève des problèmes qui dépassent souvent le domaine de la technique, qui impliquent des préférences sociales (par exemple des éléments subjectifs), en quelque sorte des choix politiques.
17Il peut exister des plans – et dans la langue courante, il arrive que ce mot soit ainsi employé – qui intéressent seulement un secteur particulier de l’économie (par exemple la production ou la répartition) ou seulement un secteur spécial (par exemple l’agriculture, la sidérurgie ou l’automobile). Vous entendez parler du plan d’investissement de l’électricité, ou du plan de grands travaux contre le chômage. Ce sont des plans parties [sic], et à vrai dire il serait préférable, lorsque l’on vise des projets de ce genre, d’employer seulement le mot de « programme ». En effet, le Plan exige la convergence dans l’action de toute une série d’éléments qui, au premier abord, peuvent apparaître comme distincts ; l’œuvre projetée ne peut pas être menée à bien par des initiatives isolées si elles s’ignorent les unes les autres. Toutes les activités essentielles doivent collaborer et se partager au mieux les ressources limitées dont on dispose : ressources en énergie, en acier, en devises étrangères, en main-d’œuvre. L’action doit être entreprise avec une vue commune afin que chacun soit assuré d’être épaulé par les autres, et que les insuffisances de telle ou telle activité retardent le moins possible les progrès de l’ensemble. Le Plan doit donc s’appliquer à tous les domaines et non à quelques-uns seulement. Il doit aussi concerner tous les maîtres d’œuvre, aussi bien les services de l’État que les entreprises des particuliers. Cela crée déjà un ajustement délicat à opérer parce qu’il est aisé – ou il devrait être aisé – d’établir un véritable plan de direction pour les services de l’État ; par contre, dans un régime libéral ou semi-libéral, on se contente généralement d’un plan d’orientation et de persuasion lorsqu’il s’agit des entreprises privées.
18D’autre part, le Plan ne se contente pas de déterminer les catégories de besoins considérées comme très importantes, essentielles ou prioritaires. Le Plan doit aussi prévoir les procédés par lesquels seront mis à la disposition de ces besoins ou de ces activités prioritaires les moyens nécessaires : transports, crédits, main-d’œuvre, énergie, etc. Dans la mesure où ces moyens seront attribués ou affectés aux secteurs que l’on veut encourager, les autres secteurs en seront privés. Ainsi, apparaît immédiatement – et j’y insiste – une interdépendance entre :
Les productions que l’on veut stimuler ;
Les autres productions qui servent les premières, et qui doivent être stimulées également ;
Les autres productions moins utiles, qui seront provisoirement restreintes, sacrifiées ou éliminées.
19L’interdépendance entre les domaines économiques les plus divers – les uns qui seront aidés, les autres qui seront plus ou moins comprimés – constitue l’une des caractéristiques fondamentales du Plan.
20La détermination d’une série d’objectifs indépendants, proposés seulement pour des industries données, ne constitue donc pas un plan. Pour qu’il y ait plan, il faut qu’il y ait une liaison organique entre les décisions prises dans des domaines que l’on aurait pu croire au premier abord entièrement indépendants les uns des autres, mais dont je viens de montrer en réalité l’interdépendance profonde. Cette considération est essentielle : l’insuffisance de la liaison entre les divers domaines aboutit à l’insuffisance de la sélection, et elle entraîne l’impossibilité d’assurer l’exécution des investissements considérés comme les plus utiles, c’est-à-dire l’impossibilité de réaliser l’ensemble du Plan.
21C’est bien ce qui est apparu en France en 1947, 1948 et 1949, lorsque les programmes primitivement prévus ont été l’objet d’abattements forfaitaires globaux et empiriques. À un moment donné – et je reviendrai sur cette décision –, en 1948, l’ensemble des crédits d’investissement a subi un abattement forfaitaire de 40 %. On pourrait croire, au premier abord, que cette décision générale ne modifiait pas la structure d’ensemble du Plan. Ce serait une grande erreur, car un abattement global de 40 % a pour effet de réduire en même temps, et dans la même proportion, ce qui est primordial, ce qui est important et ce qui est secondaire, et ce qui est inutile. Cette procédure d’abattement général, global et proportionnel, est incompatible avec la notion même de Plan.
22Lorsque des révisions apparaissent nécessaires en cours d’exécution du Plan (et bien entendu, de telles corrections peuvent toujours apparaître nécessaires parce qu’un plan, comme toutes les choses humaines, est une création continue), les décisions à prendre doivent toujours faire respecter les hiérarchies fixées d’avance. Des investissements doivent être réalisés coûte que coûte ; quelles que soient les péripéties économiques, les décisions successives ne doivent jamais avoir d’autre objet que de garantir la suprématie des priorités essentielles. Ces priorités concernent les ressources clés ou les secteurs de base, par exemple l’énergie. L’énergie est une ressource clé, car aucun progrès effectif, dans aucun domaine, ne peut être escompté tant qu’un déficit énergétique subsiste.
23En résumé, quand on parle de plan sans autre précision, on vise un ensemble de fins et de moyens qui intéressent toute la vie économique d’un pays (et parfois même, comme on l’a vu récemment, la vie économique de plusieurs pays).
24Si telle est la notion large et extensive du Plan, on peut se demander si le « Plan français de 1946 » a effectivement droit à ce nom. Il peut y avoir une discussion sur ce point ; ce qui est certain, c’est que l’évolution qu’a subie le Plan français, le Plan Monnet3, ces dernières années, a eu pour effet d’en altérer grandement le caractère général, ainsi que je le démontrerai lorsque je l’examinerai devant vous en détail. À l’heure actuelle, ce que l’on appelle le « Plan Monnet » ne correspond plus qu’à une série de programmes particulière, concernant un certain nombre de domaines importants, et il semble que le nom de « plan » ne lui convient pas, ou ne lui convient plus. Il m’arrivera, pour sacrifier à l’usage établi, de continuer à utiliser le mot de « Plan » pour viser les travaux orientés par le commissariat général au Plan. Mais dès maintenant, je vous demande de conserver présent à l’esprit que la notion précise – et en quelque sorte scientifique – de « plan » ne doit plus s’appliquer à partir du moment où un programme de travaux ne comporte plus que des définitions ou des déterminations d’objectifs dans un certain nombre de domaines particuliers, sans qu’une liaison précise et organique soit constamment respectée entre eux.
25Enfin, il faut comprendre la différence qui sépare ce que l’on appelle le « plan » et ce que l’on appelle la « conjoncture ». La conjoncture consiste essentiellement en une prévision : elle suppose que l’économie se développe librement et elle tend à prévoir ce que sera son évolution ultérieure ; elle vise, sans plus, à éclairer les pouvoirs publics et les producteurs. En ce sens, on peut dire que la conjoncture ressemble à la météorologie : elle prétend prévoir les faits économiques comme la météorologie prétend prévoir le temps qu’il fera. Mais la conjoncture ne prétend pas agir sur l’évolution économique, de même que la météorologie ne prétend pas agir sur le temps. Il en est tout autrement de la planification, car celle-ci se propose de modifier l’évolution spontanée du mouvement économique, d’agir sur cette évolution.
« Les plans, comme l’écrit Staline dans son rapport au 5e Congrès communiste de l’URSS, ne sont pas des plans de prévision, des plans de conjoncture. Ce sont des plans de directives qui ont un caractère obligatoire pour les organes dirigeants, et qui déterminent l’orientation du développement économique dans l’avenir, et à l’échelle de tout le pays. »
26M. Bettelheim précise, et va aussi un peu plus loin, que les plans contiennent, à la différence de la conjoncture et de la prévision, des tâches économiques concrètes assignées aux autorités responsables publiques ou privées, dans le but de réaliser une adaptation de la production aux besoins sociaux.
27Il est évident que toute planification suppose un travail préalable de conjoncture, c’est-à-dire de prévision. Seulement, ce travail préalable est accompagné de directives plus ou moins autoritaires, et c’est bien pour cela que le Plan implique l’existence d’une autorité économique et ne peut reposer sur la seule efficacité des initiatives individuelles et de l’intérêt privé. Je vais m’arrêter un instant sur cette idée.
28J’ai dit tout à l’heure que le plan, c’est le choix ; mais j’ai ajouté aussitôt : c’est le choix par une autorité publique responsable. Et j’ai dit aussi que s’il n’y a pas de Plan, les options inévitables se feront néanmoins, car elles ne peuvent être éludées ; mais au lieu d’être volontaires et conscientes, elles se feront alors sous l’influence des initiatives individuelles et des seuls intérêts particuliers.
29En réalité, quel que soit le régime social et économique, on ne peut pas abandonner totalement – je dis bien « totalement » – à la seule initiative privée le soin de faire les choix les plus importants, et de se substituer au Plan. Il y a certes des tenants de l’initiative privée, de la libre entreprise, mais aujourd’hui, personne ne défend plus le principe total et sans aucune réserve de l’initiative privée ; personne ne pense qu’il est possible de s’en remettre sans limitation aucune à la seule initiative privée du soin de réaliser les choix les plus importants.
30En effet, l’initiative privée donnera toujours la préférence aux travaux qu’elle considère comme les plus rentables ; or, les travaux qu’elle considère comme tels ne sont pas forcément ceux qui importent le plus à la collectivité. Par exemple, dans un régime où subsiste l’inégalité des fortunes (et cela est, plus ou moins, le fait de tous les régimes que nous connaissons), des articles de luxe seront toujours demandés par une fraction de la population disposée à les payer à un prix avantageux pour le producteur. En l’absence de tout contrôle et de toute action des pouvoirs publics, la liberté totale des placements et des investissements entraînerait donc souvent un développement plus ou moins inopportun des productions de luxe, tandis que des besoins vitaux resteraient peut-être insatisfaits.
31D’ailleurs, la question ne se pose même pas pour les investissements les plus essentiels, ceux qui concernent les secteurs de base dans un pays comme la France : l’électricité, les chemins de fer, les charbonnages. Dans ces domaines, les investissements nécessitent des sommes considérables qui se chiffrent par dizaines et centaines de milliards ; les particuliers sont, de toute manière, hors d’état de mobiliser les ressources qui seules permettront à ces travaux d’équipement d’être réalisés. Nous en avons fait l’expérience récemment lorsque, dans le secteur privé, il a été décidé de créer les deux grands trains de laminoirs dont je reparlerai : Usinor et Sollac4. L’investissement s’élève à 35 milliards ; aucune source privée n’est en état de fournir à l’heure actuelle 35 milliards pour un investissement de ce genre, cependant essentiel. Il faut bien que, par un moyen ou un autre, ce soit l’État qui finance ces travaux ; ils ne sont plus à l’échelle du secteur privé. Or, l’État, en présence de demandes nombreuses, ne pourra pas exécuter à la fois toutes les tâches souhaitées ; il devra dresser un tableau des urgences et des hiérarchies, c’est-à-dire un Plan.
32Certains croient que le marché privé des capitaux pourrait se charger de tous les investissements, même les plus lourds, si les industries en question, la plupart actuellement nationalisées, étaient restituées au secteur privé. Il semble bien qu’il y ait là une illusion. Déjà, au xixe siècle, l’initiative privée seule aurait été impuissante à créer et à développer les réseaux ferrés ; il a fallu, pour créer les réseaux ferrés en France, que l’État donne sa garantie aux émissions faites sur le marché. Plus tard, les sociétés d’électricité, abandonnées à elles-mêmes, n’ont jamais pu réaliser le programme d’électrification qui aurait répondu aux besoins. Et tout à l’heure, je vous rappelais que les deux grands trains de laminoirs qui sont actuellement en voie de construction ou d’achèvement n’ont pu être réalisés par le secteur privé que moyennant des financements qui sont des financements étatiques.
33Aujourd’hui, malheureusement, l’épargne privée est devenue très faible, beaucoup plus faible qu’elle n’était au siècle dernier. Elle est insuffisante déjà pour les seuls besoins des entreprises privées, lesquelles doivent, pour leur modernisation et leur équipement, recourir à l’aide de l’État. Et là, l’État – qui, je le répète, ne peut pas satisfaire toutes les demandes – doit respecter des critères, respecter des hiérarchies, suivre les directives d’un plan. Ainsi, tout nous ramène à la notion de tri, de priorité, de hiérarchie des besoins et des urgences, à la nécessité de l’intervention de l’État dans le cadre d’un plan général.
34Le Plan comporte deux échelons successifs de problèmes et, par conséquent, de solutions. Il y a d’abord le problème qui a trait à l’ajustement de l’offre globale et de la demande globale, et que l’on peut appeler le problème global du revenu national ; c’est le problème synthétique du Plan, le problème global du Plan. Puis, dans le cadre du revenu national, viennent les problèmes de priorité : tous les besoins ne pouvant être satisfaits à la fois, lesquels seront retenus par priorité ? Là, il y a de nouveau deux sortes de choix à faire : d’abord, le premier problème dont j’ai déjà parlé bien souvent, à savoir le choix entre consommation et investissement ; puis, en second lieu, les sous-répartitions dans chacun de ces deux domaines : quelles consommations plutôt que d’autres ? Quels investissements plutôt que d’autres ?
L’ajustement global de l’offre et de la demande
35Voyons d’abord le premier problème de base du revenu national, le problème que j’ai appelé synthétique, qui a trait à l’ajustement de l’offre globale et de la demande globale.
36À un niveau donné de la production correspond, d’évidence – comme je l’ai dit au cours de la première leçon, je crois –, un volume donné de consommation et d’investissements. En conséquence, faute de pouvoir relever sans délai la production, on ne peut pas, en même temps, améliorer le niveau de vie (c’est-à-dire accroître la consommation) et augmenter le volume des investissements et de la reconstruction. C’est bien ce qu’explique le rapport du commissariat général au Plan de décembre 1949 dans une formule qui peut apparaître comme une lapalissade, mais dont je vous demande, au contraire, de comprendre tout le contenu : « Toutes les possibilités d’un pays reposent sur sa production, et sont limitées par elle ». Encore une fois, cela peut apparaître comme une lapalissade, mais si vous y réfléchissez, vous verrez que des conclusions précises en découlent : toutes les possibilités d’un pays, consommation ou investissement, reposent sur sa production et sont limitées par elle.
37Il est donc toujours indispensable de replacer le problème de la reconstruction comme le problème de la modernisation et de l’équipement de l’économie française dans le cadre d’ensemble, celui qui est constitué par le volume des ressources effectivement disponibles, seul repaire concret susceptible de déterminer les chances de réalisation d’un programme d’action gouvernemental. Chaque fois qu’une demande de consommation ou d’investissement est présentée, chaque fois qu’une question de ce genre se pose aux pouvoirs publics, elle doit être ramenée au problème fondamental, au problème unique qui domine tous les autres : celui de l’équilibre entre les besoins solvables, d’une part, et les ressources matérielles disponibles, d’autre part.
38Les besoins solvables, c’est-à-dire la demande, à savoir le total de tous les revenus privés appelés à être dépensés, quelles qu’en soient la nature et l’origine, et de toutes les dépenses de l’État (investissements, reconstruction, dépenses militaires, etc.). L’ensemble de la demande sur le marché est donc l’ensemble des besoins solvables ; c’est l’une des colonnes dont l’équilibre doit être assuré par rapport à l’autre.
39L’autre colonne, ce sont les ressources matérielles disponibles (production agricole, production industrielle, services) plus les importations, moins les exportations ; c’est l’offre, le total des disponibilités nationales telles que je les ai définies au cours de la première leçon.
40La commission du Bilan national, qui fonctionne auprès du commissariat général au Plan, a suivi ce problème de l’équilibre global ; elle a publié depuis 1947 une série de rapports semestriels auxquels je vous ai déjà renvoyés. Ces rapports constituent un effort du plus haut intérêt qui n’avait jamais été réalisé en France dans le passé. Pour chaque semestre qui s’est écoulé depuis 1947, la commission du Bilan a estimé :
d’une part, la masse des produits et des services qui seront offerts au public, qui seront mis à la disposition du public et de l’État, c’est-à-dire la masse des disponibilités nationales ;
d’autre part, en contrepartie, le total des revenus monétaires, c’est-à-dire les sommes appelées à être dépensées.
41On a critiqué les chiffres de la commission du Bilan national, et certainement ces chiffres constituaient-ils des approximations quelquefois discutables. La commission elle-même a toujours précisé que ces chiffres devaient être considérés non pas comme des évaluations précises, mais comme des approximations. Néanmoins, l’expérience a prouvé que, dans leur ensemble, les approximations de la commission du Bilan national ont toujours été assez correctes et que, de semestre en semestre, elles ont toujours permis de pressentir l’évolution des événements économiques. D’ailleurs, l’intérêt principal de ces rapports semestriels réside beaucoup plus dans la méthode suivie, qui paraît bien correcte pour caractériser le danger d’inflation ou de déflation, que dans l’exactitude minutieuse – à quelques centaines de millions près – de tel ou tel chiffre proposé.
42Cette méthode d’interprétation du revenu national et de prévision de la masse des biens et des services offerts ainsi que des revenus appelés à être dépensés par les particuliers ou par l’État est couramment utilisée, aujourd’hui, dans la plupart des pays du monde, aussi bien dans les pays de libre entreprise comme les États-Unis ou le Canada, que dans des pays dirigistes comme la Grande-Bretagne ou la Hollande, ou des pays d’économie planifiée comme la Tchécoslovaquie ou l’Union soviétique. Si cette méthode est employée dans un si grand nombre de pays du monde, quelles que soient les doctrines fondamentales auxquelles se rattachent leurs gouvernants et les préférences doctrinales des uns et des autres, il semble bien qu’il y ait là un enseignement pour nous. En tout cas, il s’agit d’une base de travail qui, si elle est adoptée par un si grand nombre de gouvernements, s’impose au nôtre si nous voulons bénéficier des progrès dans les méthodes qui ont été réalisés à l’étranger dans les domaines de l’action économique et de l’économie appliquée.
43La commission du Bilan national a travaillé depuis 1947 dans cette direction ; pour chacun des semestres successifs, la commission a constaté au départ un excédent de demandes probables sur les offres probables, un excédent de l’ensemble des revenus dépensables par rapport à la masse des disponibilités appelées à être offertes sur le marché. Chaque semestre, la commission conclut que toutes les demandes ne pourront pas être satisfaites parce que l’on ne peut pas consommer plus de produits qu’il n’en existe et qu’on ne peut pas acheter plus de produits qu’il n’en est offert. Comment donc s’est fait l’équilibre ? Eh bien chaque semestre, la commission a annoncé qu’à défaut d’une action appropriée et énergique tendant à comprimer la demande, l’équilibre ne pourrait se faire que par le moyen d’une forte hausse des prix. Et c’est en effet ce qui s’est passé dans l’ensemble, réserve faite toutefois de la période la plus récente.
44Ce qui est important, c’est que vous compreniez bien que si, au début d’une période donnée (par exemple un an ou un semestre, disons, la période qui s’écoule entre deux récoltes), il peut bien apparaître que le volume global des demandes dépassera le volume global des disponibilités : mais à la fin de la période, lorsqu’au lieu de faire une prévision, on fait au contraire une observation rétrospective, l’équilibre forcément s’est toujours fait entre l’offre et la demande, parce que les biens offerts ont été achetés et ont été répartis, d’une manière ou d’une autre, l’équilibre s’est toujours fait. Cet équilibre ne peut se faire que selon trois moyens, trois processus – que l’on pourrait d’ailleurs ramener à deux.
45Supposons, si vous voulez, que pour une période d’un an, les revenus dépensables tels qu’on peut les prévoir s’élèvent, disons, à 9 000 milliards (c’est un chiffre purement arbitraire que je donne ici uniquement pour faciliter l’exposé), tandis que la production telle qu’on peut également la prévoir n’est que de 8 500 milliards de marchandises. Que va-t-il se passer ? Il n’y a que trois possibilités :
soit les particuliers, qui ont gagné 9 000 milliards, n’ont dépensé à la fin de l’année que 8 500 milliards et ont acheté la totalité de la production pour 8 500 milliards. Dans ce cas, ils ont utilisé 8 500 milliards de leur revenu et ont épargné 500 milliards, lesquels n’ont pas été dépensés. Alors, l’équilibre entre les demandes et les offres s’est réalisé : il y a eu 8 500 milliards de production et 8 500 milliards de demandes satisfaites sur le marché. L’équilibre s’est fait : il n’y a pas eu de pression inflationniste, les prix sont restés stables et il y a eu 500 milliards d’épargne ;
soit, deuxième hypothèse, les particuliers ou l’État, qui avaient disposé de 9 000 milliards de revenus dépensables, ont dépensé effectivement ces 9 000 milliards. Avec ces 9 000 milliards, ils se sont partagé l’ensemble de la production qui était évaluée, au début de la période, à 8 500 milliards. Ainsi, ils ont décaissé 9 000 milliards pour acheter des marchandises qui, au début de la période, étaient évaluées à 8 500 milliards. Par conséquent, il y a eu une hausse des prix : on a acheté 9 000 milliards des marchandises qui n’en valaient que 8 500. L’équilibre, dans ce cas, s’est fait par la hausse des prix des marchandises, qui est passée de 8 500 milliards au début de la période à 9 000 milliards. Il n’y a pas eu d’épargne supplémentaire, contrairement à ce qui s’était passé dans la première hypothèse ;
soit, troisième hypothèse, c’est un équilibre intermédiaire qui s’est produit à un niveau quelconque entre 8 500 et 9 000 milliards, cet équilibre comportant tout à la fois une certaine quantité d’épargne et une certaine dose d’augmentation du prix.
46En tout cas, quel que soit le processus réalisé, les marchandises offertes ont été partagées, et d’évidence elles seules, parce qu’il n’y en avait pas d’autres.
47En présence de ces trois possibilités, quels sont pour les pouvoirs publics les moyens d’assurer l’ajustement entre la demande et l’offre globale ? Le moyen qui vient tout de suite à l’esprit consiste à accroître la production. Si l’on augmente la production, donc l’offre, l’équilibre peut se faire. Dès lors, si seulement 8 500 milliards de marchandises sont disponibles au début de la période que j’ai prise à titre d’exemple et si, par l’action des pouvoirs publics, on arrive à augmenter rapidement la production et à la porter à un niveau supérieur, on approche évidemment de l’équilibre. En réalité, si la production passe de 8 500 à 9 000, il y a tout lieu de supposer qu’il y aura plus de salaires distribués, plus de profits réalisés par les producteurs et par les intermédiaires ; dans ce cas, le revenu, qui était de 9 000 milliards au début de la période, va s’accroître. Pourtant, les choses ne sont donc pas si simples : en effet, ceux qui gagneront davantage vont probablement épargner une plus forte partie de leur revenu. Néanmoins, l’augmentation de la production est une bonne méthode si on peut l’obtenir pour tendre vers l’équilibre, surtout si une partie des nouveaux revenus est reprise par l’impôt, pour l’accroissement de l’épargne spontanée ou autrement.
48Seulement, le relèvement de la production ne peut souvent être que lent et progressif. En période de plein-emploi, il est freiné par un ou plusieurs goulets d’étranglement. Faute de pouvoir agir suffisamment vite sur l’offre pour l’accroître, les pouvoirs publics sont amenés à agir sur la demande pour la restreindre ; à défaut de pouvoir porter le volume global des marchandises offertes de 8 500 à 9 000 ou à 9 500, ils vont donc être amenés à agir sur les revenus réalisés, qui sont de 9 000 milliards dans mon hypothèse, pour les comprimer et les rapprocher autant que possible de 8 500 milliards, c’est-à-dire du niveau de l’offre. Les pouvoirs publics vont ainsi tenter d’augmenter l’épargne en amenant les particuliers qui touchent 9 000 milliards à ne pas les dépenser et à en épargner une fraction afin de rapprocher le total de la demande (9 000 milliards) du total de l’offre (8 500 milliards).
49Pour restreindre la demande – de 9 000 milliards à 8 500 (chiffres arbitraires, je le répète) –, on peut soit diminuer la consommation, soit diminuer les investissements. L’action sur les investissements a toujours été considérée comme une technique anti-inflationniste. Seulement, si l’on ne veut pas y recourir, ou si l’on n’y recourt que dans une mesure insuffisante, c’est alors la consommation qui doit être réduite par un procédé ou par un autre. On ne peut pas échapper à cette alternative : dans le cadre d’un volume de production donné, la restriction des investissements ou celle de la consommation, ou des deux, sont inévitables en période de plein-emploi, car on ne peut pas employer, en consommation ou en investissement, plus que le revenu national ne fournit de ressources réelles.
50Pour terminer sur ce point, je voudrais revenir sur une objection à laquelle j’ai déjà fait allusion ; contre les méthodes d’exposition et de raisonnement que je viens de résumer, et contre les conclusions constructives que l’on en tire, on a souvent fait valoir l’insuffisance et l’inexactitude de nos statistiques5. Nous disposons en France, sans aucun doute, d’un appareil statistique rudimentaire, très inférieur à celui dont disposent des pays mieux outillés à ce point de vue, tels que la Grande-Bretagne ou les États-Unis ; notre documentation statistique est médiocre, encore qu’il faille reconnaître qu’elle a fait de gros progrès depuis la guerre.
51Depuis fin 1947, le commissariat général au Plan a publié les études semestrielles déjà mentionnées qui, malgré des imperfections indiscutables dont les auteurs eux-mêmes ont convenu, ont fourni toujours des perspectives assez exactes et ont permis, je le répète, de pressentir assez bien – au moins dans ses grandes lignes – l’évolution économique postérieure. Aussi, la faiblesse et le manque de précision de nos statistiques officielles ne doivent pas faire obstacle à l’adoption d’une politique économique basée sur l’interprétation correcte des éléments du revenu national et de son équilibre.
52L’imperfection et le manque de précision qui existent confirment seulement la nécessité d’améliorer, dans toute la mesure du possible et au plus vite, les éléments d’information dont nous disposons. À ce sujet, je tiens à signaler le décret du 31 mars 1950 relatif à l’organisation d’une comptabilité nationale6. Ce décret a constitué un petit Comité d’experts nommés par arrêté du président du Conseil et du ministre des Finances ; ce Comité est chargé de remplir les trois missions suivantes :
« 1. Proposer toutes modifications dans l’établissement des comptes publics et des statistiques susceptibles de faciliter l’établissement des comptes et budgets économiques de la Nation ».
Par conséquent, obtenir des administrations et des services publics qu’ils se plient à une discipline meilleure, susceptible de faciliter la collecte, la centralisation et, si j’ose dire, la comparabilité des informations chiffrées qu’ils fournissent.
« 2. Établir pour les 15 octobre de chaque année et dès 1950 :
a. Les comptes économiques de la Nation pour l’exercice clos,
b. Les comptes provisoires pour l’exercice en cours,
c. Les comptes prévisionnels pour l’exercice suivant.
3. Présenter un rapport sur la nature et le sens des résultats obtenus. »
53Nous ne pouvons pas encore savoir ce que donnera ce Comité d’experts7, mais son programme de travail, dont je viens de vous donner connaissance, est prometteur. Il est à souhaiter que ce Comité permette d’améliorer, dans l’avenir, les conditions de l’information économique, et surtout son exploitation. En effet, c’est bien le manque de connaissance et d’éducation économiques de l’opinion et de la presse qui constitue le plus grand obstacle à la conception du choix, ou plutôt, puisque le choix est inévitable – ainsi que je l’ai déjà dit à plusieurs reprises –, à la conception du choix conscient, délibéré, voulu, à la conception du Plan.
54Beaucoup de nos concitoyens ne comprennent pas encore que tout n’est pas possible à la fois, qu’à un niveau donné de production correspond un niveau limité de consommation et d’investissement, qu’on peut réduire l’une au profit de l’autre – ou réciproquement –, mais que l’on ne peut pas accroître en même temps – comme la démagogie le propose trop souvent – la consommation (c’est-à-dire le niveau de vie présent) et les investissements (c’est-à-dire la préparation du niveau de vie futur).
Le partage des ressources entre l’investissement et la consommation
55Je voudrais maintenant – et je développerai ce point au cours de la prochaine leçon – revenir de manière moins théorique, mais plus précise, sur la première grande option, celle dont j’ai parlé déjà si souvent : l’option entre consommation et investissement. Je vous ai montré qu’elle est inévitable, mais aussi qu’elle s’est produite plus ou moins consciemment à toutes les périodes de l’histoire, et enfin qu’elle se produit aussi inévitablement quel que soit le régime social et économique dans lequel une civilisation ou un État se développe.
56Cette option entre consommation et investissement, avec des termes divers, vous la trouverez évoquée chez les auteurs les plus divers. Vous la trouverez chez Marx, vous la trouverez chez Lénine, et vous la trouverez également – sous une forme différente, bien entendu – en lisant les œuvres de M. Charles Rist ou de M. Henri Truchy. C’est, par conséquent, une question fondamentale, une question que les pouvoirs publics ne peuvent pas ne pas se poser. Mais c’est aussi, comme je l’ai déjà dit, une question politique, parce qu’en réalité ce n’est pas sur des critères scientifiques ou objectifs seuls que l’on peut y répondre. Il existe de pareils critères, des limites obligatoires aux désirs ou aux vues doctrinales, mais il y a aussi un grand élément d’appréciation.
57C’est une question politique de savoir si l’on veut – et jusqu’à quel niveau – soit développer les satisfactions immédiates, le niveau de vie, c’est-à-dire l’expansion de la consommation et sacrifier en conséquence l’avenir (au moins en partie), soit, au contraire, œuvrer en faveur d’avantages futurs, ceux qui résultent à terme d’un accroissement présent des investissements et sacrifier (au moins en partie) le présent.
58Il ne faut donc pas s’étonner que se soit développée ces dernières années une grande controverse entre les partisans et les adversaires d’une politique d’investissements. Cependant, il serait imprudent d’adopter ici, et sans réserve, une thèse extrême. Il faut mesurer les avantages et les inconvénients respectifs, dans une situation financière et économique donnée, d’un freinage relatif des travaux d’investissement ou, au contraire, d’un effort accentué en faveur des programmes d’investissement. Mais il y a, dans un sens ou dans l’autre, des limites qui ne peuvent pas être dépassées, des données de fait qui limitent la liberté des pouvoirs publics.
59La première donnée de fait qui limite la liberté des gouvernements, et que j’ai déjà évoquée, résulte de l’existence d’un minimum en dessous duquel on ne peut faire descendre ou laisser descendre la consommation durablement ; si l’on veut comprimer la consommation de manière excessive, c’est-à-dire développer les investissements de manière excessive, on provoque alors des résistances et des réactions qu’il est quelquefois difficile ou impossible de surmonter du point de vue social. Il y a aussi un autre aspect à ne pas négliger, toute question sociale ou humanitaire mise à part : en se plaçant du seul point de vue de l’intérêt de la production, il est nécessaire de sauvegarder le capital humain. Un niveau d’existence trop déprimé, une compression trop violente de la consommation entraîne une baisse du rendement. Par conséquent, il existe une limite en dessous de laquelle, dans une civilisation donnée, avec des mœurs données et une psychologie donnée, on ne peut pas faire descendre le niveau de la consommation.
60À l’opposé, il existe également un minimum d’investissements en dessous duquel on ne peut pas descendre durablement. Si l’on franchissait cette limite, l’usure de l’outillage non renouvelé entraînerait en effet des pertes de production et, par conséquent, de nouveau une baisse du niveau de vie ainsi qu’une hausse des prix de revient, laquelle ferait bientôt sentir ses effets, par exemple sur le plan de la concurrence internationale. Par conséquent, il y a là encore un seuil que l’on ne peut dépasser, en dessous duquel on ne peut faire tomber les investissements.
61L’arbitrage des pouvoirs publics entre le quantum d’investissement et le quantum de consommation doit se situer entre les deux limites inférieures et supérieures que je viens de préciser.
62C’est un fait qu’entre ces deux limites extrêmes, la proportion de l’investissement global par rapport au revenu national est aujourd’hui plus élevée qu’avant la guerre dans presque tous les pays du monde, en tout cas en Europe. Au début de la prochaine leçon, je décrirai devant vous l’évolution que nous constatons dans ces dernières décades, et tout spécialement ces dernières années, et je vous montrerai qu’il y a en effet une tendance générale, surtout en Europe, vers le développement des investissements, et cela dans une proportion très supérieure à celle que l’on constatait avant la guerre.
63Mais avant d’en arriver à ces observations de fait, je voudrais tirer des indications qui précèdent quelques conséquences importantes.
64Pour réaliser un volume donné d’investissements, il ne suffit pas, dans les circonstances actuelles – ainsi que vous l’avez maintenant compris –, d’y affecter des ressources, et il importe peu que ces ressources soient mobilisées par emprunts, par crédits bancaires, par émission monétaire ou de toute manière. Le pouvoir d’achat ainsi mis à la disposition des investissements risque en effet, si l’on n’y prend garde, de venir concurrencer sur le marché le pouvoir d’achat préexistant des particuliers et des collectivités publiques. Si l’on se contente de mettre à la disposition de tel ou tel investissement des ressources supplémentaires, il en résulte alors une compétition entre les diverses catégories de la demande (celles qui préexistaient et celles que l’on vient d’accroître) et cette compétition déclenche la hausse des prix en vertu d’un processus connu. La monnaie perd alors une partie de sa valeur et, de ce fait, les crédits accordés à l’investissement perdent une fraction de leur pouvoir d’achat. Dès lors, les investissements projetés, bien qu’on leur ait fourni apparemment les moyens de financement nécessaires, ne se réalisent que partiellement.
65C’est ce qui s’est produit en France de 1945 à 1949 : les crédits votés pour l’exécution du Plan Monnet n’ont jamais permis de réaliser totalement les programmes qui avaient été élaborés.
66Pour être efficaces, les crédits accordés à l’investissement doivent avoir une contrepartie, c’est-à-dire que doit y correspondre une réduction corrélative des autres éléments de la demande : besoins publics ou consommation publique. Si, toutes choses égales par ailleurs, on accorde à un moment donné 50 milliards de plus, par exemple, pour des programmes d’investissement, et si l’on réduit par ailleurs de 50 milliards la demande privée ou publique, l’équilibre n’est pas altéré. Il n’y aura pas de compétition nouvelle entre diverses demandes concurrentes puisque le volume global de la demande n’aura pas changé, et que l’on aura pris d’un côté ce que l’on aura donné de l’autre. L’équilibre sera donc respecté ; il n’y aura pas de hausse des prix. 50 milliards de plus affectés aux investissements permettront d’exécuter le programme envisagé au début de la période considérée, et cela se réalisera par le moyen de la réduction de la demande – seul procédé, j’y insiste, qui permette de doter effectivement l’investissement.
67S’il est facile d’exprimer cette idée, qui est simple, claire et presque élémentaire, il est beaucoup plus difficile, dans la pratique courante, dans l’administration de la chose publique, de calculer le volume effectif de la compression réalisée dans la demande antérieure (consommation et investissement) et, par voie de conséquence, le volume des investissements qui est ainsi devenu réalisable.
68Il existe cependant un signe indirect, caractéristique, qui permet toujours – au moins après coup – de se rendre compte de ce qui s’est passé : c’est l’évolution des prix au fur et à mesure de l’exécution d’un programme d’investissement. Si l’exécution d’un programme d’investissement n’entraîne pas de hausse des prix, on peut être assuré qu’il s’est produit dans la période considérée une quantité équivalente d’épargne. Si, dans la même période, les prix baissent au contraire, cela signifie que la restriction de la consommation et le développement de l’épargne ont dépassé en importance le volume de l’investissement réalisé ; et si les prix montent, c’est alors que l’épargne a été insuffisante. Dans ce cas, le programme d’investissement ne sera pas réalisé totalement car l’épargne a été insuffisante, la consommation est restée trop élevée, et n’ont pas été dégagés en fait les moyens d’exécution qui auraient seuls permis de réaliser le programme projeté.
69De 1945 à 1949, nous n’avons pas su répartir efficacement le revenu national, notamment entre l’investissement et la consommation. Le total de ces deux éléments a toujours tendu, sauf dans la dernière période, à dépasser les ressources disponibles, et à cause de cela, les prix dans l’ensemble ont monté. L’épargne a été insuffisante pour que puissent se réaliser les programmes d’investissement qui avaient été annoncés.
70Ainsi, nous revenons toujours à la même idée : c’est la compression de la consommation (ou la compression de certains autres investissements considérés comme moins importants) qui permet d’exécuter un programme d’investissements lorsqu’il a été décidé. Réduire la consommation ou réduire d’autres investissements non prioritaires, c’est le moyen inévitable. Nous allons maintenant l’examiner en détail, ce qui nous mettra en présence du second aspect des problèmes du Plan.
71Le premier aspect est la nécessité de faire cadrer le volume global de la demande par rapport au volume global de l’offre. Le second aspect est celui de la sous-répartition : au sein de la consommation et au sein des investissements, il faut réaliser des sous-répartitions, déterminer les consommations qui seront effectivement réalisées, considérées comme prioritaires, ainsi que les investissements qui seront effectivement exécutés parce qu’on les considère comme essentiels.
72Sur ce point, je résumerai rapidement deux principes simples permettant de choisir, parmi les consommations et les investissements, quels sont ceux qui doivent avoir le pas sur les autres.
73La première idée est la suivante : l’action entreprise dans le cadre du Plan – c’est une évidence – doit tirer le parti maximum du potentiel de production existant. La première tâche du Plan est en effet de parvenir, dans les plus brefs délais, à une utilisation maximum du potentiel de production ; pour cela, il faut évidemment prendre d’abord appui sur ce qui existe pour construire l’avenir.
74Malgré ses faiblesses et ses insuffisances, l’héritage du passé constitue un actif auquel on ne peut ajouter que lentement. De plus, les conditions naturelles, la structure du capital existant (par exemple ce qui reste après des destructions de guerre), les qualifications de la main-d’œuvre sont des données qui s’imposent plus ou moins pendant un temps. La sélection qui s’est opérée dans le passé ne s’est pas faite sans raison, sans motifs profonds. Il y a beaucoup de chances pour que les activités qui se sont maintenues ou développées en France autrefois soient, sauf cas exceptionnels, bien adaptées aux conditions naturelles et humaines du pays. Elles doivent pouvoir être placées sur une base de concurrence internationale après l’effort de modernisation qui est projeté. L’agriculture, par exemple, doit rester l’une des plus importantes activités françaises. En effet, la France jouit de tous les avantages nécessaires pour produire à des cours comparables à ceux des pays agricoles les mieux outillés. La rénovation de la production agricole prend d’ailleurs d’autant plus de valeur qu’il paraît superflu de graver la balance des comptes d’importations massives de produits alimentaires dont la production est possible en France.
75Quant à notre industrie, sa vocation sur la base de l’expérience du passé semble orientée vers l’élaboration de produits finis et demi-finis. Cette fabrication, obtenue à partir de matières premières et d’énergie partiellement importées, doit être suffisante pour couvrir les besoins de la consommation française et permettre, par l’exportation, de rembourser les devises décaissées lorsque nous avons acheté à l’extérieur les matières premières et les sources d’énergie nécessaires. Ceci concerne surtout la construction mécanique, l’industrie textile et l’industrie chimique.
76En résumé, tirer tout le parti possible du potentiel existant est la première condition à réaliser pour produire davantage, pour produire plus vite, et pour produire mieux.
77En second lieu, le succès du Plan dépend de l’accroissement des ressources clés qu’il réalisera. L’utilisation maximum du potentiel de production économique existant constituait en 1945 et 1946 un premier objectif ; et une fois celui-ci atteint, de nouveaux progrès restent liés à l’accroissement des ressources clés. Cette considération, loin de perdre de son importance avec le temps, restera primordiale. L’expansion de la production augmentera, dans l’avenir, les besoins en charbon, en électricité, en acier, en ciment, en engins mécaniques, en transports. On sait, par exemple, qu’il sera possible d’importer certains outillages, mais on prévoit que leur importance ne dépassera pas, disons, 10 % du total des équipements indispensables ; par conséquent, il faut fabriquer en France le surplus, soit 90 %, et il faut faire face à cette tâche en développant les activités qui sont à la base de toutes les autres : les industries clés.
78C’est bien pourquoi les besoins en énergie et en matières premières se trouvaient à la base même du Plan français de 1946. Il existe en effet une sorte de hiérarchie qui a été observée dans tous les pays qui ont fait, à des degrés divers, de la planification. Si vous étudiez, par exemple, la perspective de l’œuvre de planification de la Russie soviétique, vous constatez que le premier plan quinquennal a été consacré à peu près exclusivement à la création des éléments de base, des sources d’énergie ; c’est l’époque à laquelle on a construit le Dnieprostroï8, où l’on a développé la production de pétrole et lancé les grands programmes d’électrification. Le deuxième plan quinquennal a été consacré à l’industrie lourde et à certaines industries de transformation. Puis, dans une troisième période, on s’est consacré à l’industrie mécanique, à l’industrie légère et on a commencé à se préoccuper du logement. Enfin, dans la dernière période, celle qui a précédé la guerre, on s’est préoccupé essentiellement du logement et d’un certain nombre d’industries légères : le textile, les industries alimentaires, etc. Par conséquent, on est parti des industries clés et petit à petit, sur les fondations ainsi construites, on a abouti à la satisfaction des besoins individuels.
79Voici ce que je voulais vous dire de la question du Plan, et les explications que je viens de vous donner complètent ce qui avait été indiqué primitivement.
Annexe
Le « dirigisme9 »
Complétant les explications données au cours, un échange de vues sur les procédés de l’action économique des pouvoirs publics se développe au cours d’un débat ultérieur entre le professeur et les élèves. En voici le compte rendu.
J’ai reçu une autre question : « Vous nous avez présenté une étude critique de la politique économique de 1945 à 1950 et des causes de ces insuffisances.
La cause essentielle ne serait-elle pas la répugnance profonde de l’opinion à supporter plus longtemps des contraintes et des restrictions (avec, comme exemple, la critique du dirigisme) ?
Le seul moyen de réaliser le Plan n’était-il pas de renoncer à des contraintes incompatibles avec notre régime politique ? »
Est-ce que quelqu’un demande la parole ?
Un élève - N’y a-t-il pas confusion entre une contrainte tatillonne pratiquée en cas de pénurie générale et les contraintes d’autre part, qui ne sont pas tellement le fait d’une pénurie générale en temps de guerre ? [À peu près inaudible.]
M. le professeur - Dans l’opinion que vient d’exprimer votre camarade, une partie est justifiée. On ne peut pas déterminer la politique d’un pays, et plus spécialement sa politique économique, sans tenir compte de la psychologie de la population à laquelle elle doit s’appliquer. C’est pourquoi, lorsque j’ai fait, à plusieurs reprises, l’éloge de la politique suivie dans certains autres pays, j’ai toujours précisé que cette politique était conforme à la psychologie de tel pays et qu’elle pouvait peut-être ne pas donner les mêmes résultats dans un autre pays, le nôtre par exemple. Cette politique aurait pu être moins efficace ; peut-être même, dans certains cas, néfaste.
Néanmoins, on n’est pas totalement dépourvu de moyens d’action sur la psychologie d’un pays, à condition d’abord de l’informer loyalement et, si besoin est, courageusement.
En France, nous avons souffert non seulement d’une absence réelle d’information économique, mais d’une sorte de contre-information. Pendant la guerre, pendant l’Occupation, pour les besoins mêmes du combat, on a enseigné aux Français qu’il ne fallait pas obéir au dirigisme officiel. La Libération survenue, on n’a pas assez expliqué aux Français que les circonstances n’étaient plus les mêmes ; le devoir de sabotage économique, qui avait été partout prôné pendant l’Occupation, devenait un véritable crime contre la collectivité nationale à partir du moment où nous ne travaillions plus, si j’ose dire, pour le roi de Prusse, où nous travaillions pour nos propres besoins.
D’autre part, les Français ont été souvent amenés à juger l’idée même du dirigisme (pour employer le mot généralement utilisé en France), sur une expérience qui a été très mal appliquée ; et puis elle était fort impopulaire parce qu’elle portait sur des points très sensibles, par exemple dans le secteur alimentaire. Ce que disait votre camarade, tout à l’heure, était justifié sur ce point. L’économie française, dans la période qui a suivi immédiatement la Libération, aussi bien dans le secteur alimentaire que pour les produits de base, connaissait une pénurie aiguë qui rendait inévitables des mesures de répartition, forcément pénibles, désagréables. C’est là-dessus que l’on a trop souvent jugé, en France, ce que l’on a appelé le « dirigisme ».
Dans une période où les pénuries les plus cruelles ont disparu, notamment dans le domaine alimentaire10, l’intervention de l’État peut prendre des formes très différentes ; on a ainsi souvent opposé le dirigisme étroit, tatillon, le dirigisme qui met en cause la situation individuelle et quotidienne de chaque Français, à ce que l’on a appelé par ailleurs le « dirigisme des sommets », c’est-à-dire celui qui comporte des mesures d’interventionnisme coordonné concernant des domaines où les individus se sentent moins directement atteints (par exemple le recours aux droits de douane, l’orientation des crédits bancaires, la répartition des crédits à long terme, la fiscalité, la répartition des matières premières essentielles, etc.). Ces moyens d’action extrêmement puissants, si on les emploie de manière coordonnée et logique, peuvent permettre d’agir sur l’économie nationale très utilement sans aboutir à une réglementation tatillonne et mesquine portant sur tous les détails ; ils aboutissent à une sorte de canalisation des grandes ressources disponibles vers les secteurs où l’on veut, précisément, les diriger, parce que l’on estime qu’ils constituent les points d’impact les plus intéressants pour la collectivité.
On peut même agir sur la consommation individuelle par des procédés qui ne sont pas ceux du rationnement ; on peut, par exemple, agir sur la consommation individuelle, et cela même dans l’ordre alimentaire, par des procédés moins directs, moins visibles que le rationnement dans une période où la pénurie n’existe pas. Ces procédés sont, par exemple, les subsides et les taxes. Lorsque l’on veut restreindre la consommation d’un produit donné, soit parce qu’il est rare, soit parce qu’il est économiquement coûteux, soit parce que l’on est obligé de se le procurer à l’étranger en le payant avec des devises difficiles à obtenir, on peut frapper ce produit d’impôts élevés et l’on restreint ainsi la consommation. Si, au contraire, on veut stimuler certaines consommations, que l’on estime souhaitables collectivement, on peut établir des subsides destinés, précisément, à orienter la population vers ces consommations devenues moins coûteuses pour la population. Un jeu équilibré de taxes et de subsides, provoquant un freinage opportun dans certains domaines par le moyen des taxes et, au contraire, une stimulation dans d’autres par le moyen des subsides, permet d’agir de manière efficace sur la consommation individuelle sans que les individus se sentent personnellement atteints par des mesures irritantes de rationnement et de contrainte.
Voici un exemple : il y a quelques mois, vous avez lu dans les journaux qu’en Union soviétique, pays d’économie planifiée s’il en est, on avait supprimé le rationnement alimentaire, les cartes de tickets, etc. Cela ne veut pas dire que le gouvernement soviétique se désintéresse de la consommation, de son volume global et de sa répartition : le volume global de la consommation est constamment orienté par le moyen des impôts sur les salaires et de l’emprunt (quand vous entendez parler d’un emprunt en Russie soviétique, c’est une variante de l’impôt, c’est un prélèvement direct sur les salaires ; dans une économie comme celle de l’URSS, on peut assimiler l’emprunt et l’impôt ; ce n’est pas le cas d’une économie comme la nôtre). Ainsi, supprimer les cartes d’alimentation, cela ne veut pas dire que l’État se désintéresse de la consommation, soit en ce qui concerne son volume global qui est commandé par le montant des taxes, des impôts sur les salaires et l’emprunt, soit en ce qui concerne même l’orientation particulière de telle ou telle consommation.
Comment agit-on lorsque l’État veut stimuler la consommation de telle ou telle denrée, de telle ou telle marchandise ? Par décret ou arrêté, le prix de cette denrée, de cette marchandise est réduit ; s’il y a une très bonne récolte de blé et si l’on veut pousser le consommateur à consommer beaucoup de pain, on réduira massivement le prix du pain. Au contraire, lorsqu’une denrée est taxée (par exemple parce que la récolte a été mauvaise, parce que l’on préfère la stocker pour certaines éventualités futures ou encore parce que les importations de cette denrée particulière ont été réduites), si donc l’on veut freiner cette consommation, il suffit d’augmenter le prix de la denrée en question. Vous avez donc, par le jeu des prix, une action indirecte sur la consommation qui permet aisément d’orienter le volume global et la répartition de la consommation.
Toutefois, il faut doser les subsides et les taxes indirectes de telle manière que leur effet global combiné n’entraîne pas d’inconvénient. Si le total des subsides dépasse le total des taxes, on stimule l’ensemble de la consommation ; dans le cas inverse, on en réduit le volume. Vous voyez donc que par divers moyens (droits de douane, crédits bancaires, crédit à long terme, commerce extérieur, fiscalité, taxes, subsides, répartition des matières premières essentielles, importations et exportations, etc.), l’État peut orienter l’économie nationale sans que son intervention prenne l’aspect de ce dirigisme étroit et individuellement gênant que nous avons connu autrefois. Dans un système de ce genre, on peut parfaitement concevoir que l’individu ne sente pas sa liberté réduite, en ce qui concerne, tout au moins, les choix de la vie quotidienne. Il y a plus : l’individu continue à exercer son arbitrage entre les différentes marchandises offertes et par ses choix qui restent libres ; il oriente l’économie nationale en faisant connaître les désirs de la population ainsi que l’articulation des demandes sur le marché par rapport aux prix pratiqués, taxes et subsides inclus. Je vous renvoie, à ce sujet, à un ouvrage de M. Bettelheim, dont j’ai déjà parlé. M. Bettelheim est l’un des théoriciens français de la planification et il a spécialement étudié les questions que pose l’économie soviétique. Il a publié plusieurs ouvrages dont l’un est intitulé Les problèmes théoriques et pratiques de la planification11. Je vous conseille vivement de lire l’introduction de ce livre. Vous pouvez également lire un livre de M. Robert Mossé12 sur l’économie collectiviste qui est une description de l’économie soviétique. Vous verrez comment, dans une économie planifiée, certains éléments de liberté doivent subsister pour permettre aux consommateurs d’opérer des arbitrages qui orientent ensuite l’action des pouvoirs publics.
M. Bettelheim écrit : « Une économie rationnellement planifiée ne doit pas plus être confondue avec le STO qu’avec le rationnement… » Et un peu plus loin : « Dans une économie planifiée, il est nécessaire que subsiste, pour le consommateur, la liberté d’exprimer ses besoins. Une planification rationnelle suppose la liberté de la consommation ; il revient au consommateur lui-même de faire connaître ses besoins, d’opérer les choix économiques entre les objets de consommation. »
Encore est-il nécessaire que l’opinion publique soit exactement informée des intérêts fondamentaux et des possibilités de l’économie nationale, des raisons qui expliquent la politique du gouvernement et de la nécessité des mesures (fiscales, par exemple) que prend le gouvernement13. Dans certains pays, l’effort d’information économique est constamment poursuivi ; en Angleterre, par exemple, ou dans les pays scandinaves, cet effort est systématiquement développé par les pouvoirs publics afin de faire comprendre à chaque instant à la population ce que l’on attend d’elle, dans quelle mesure son aide est requise et dans quelle mesure satisfaction peut être donnée à ses désirs. Mais la population reste libre d’opérer ses choix dans le cadre des réglementations en vigueur.
Et voici une autre observation : pour que la planification réussisse, il est nécessaire de combattre l’inflation. Il n’y a pas de planification raisonnable en période d’inflation. Les distorsions que provoque l’inflation sont contraires à toute tentative de planification équilibrée, l’inflation ayant pour effet constant de détourner vers des besoins improductifs, vers des spéculations nuisibles une partie importante des ressources nationales. Par conséquent, l’une des conditions fondamentales de la réussite de la politique de planification est d’éviter l’inflation dans l’économie du pays considéré.
En France, nous avons souffert de l’inflation ces dernières années, et cela a été l’élément de perturbation le plus grave dans la tentative – à vrai dire modeste – de planification que nous avons faite.
Un élève - [Inaudible.]
M. le professeur - Je ne comprends pas très bien votre question… Si vous voulez démontrer qu’en temps de guerre (avec tout ce qu’implique la guerre moderne), on ne peut pas imaginer autre chose qu’une économie de guerre, vous avez raison ; vous n’avez alors exprimé qu’une lapalissade. En temps de guerre, tous les moyens de la collectivité sont orientés vers les besoins de la guerre. Les procédés, même les plus néfastes pour l’avenir, sont employés lorsqu’on estime qu’il est nécessaire d’y recourir pour faire face aux besoins immédiats de la bataille.
Mais je n’avais pas parlé de ce qui se passe en temps de guerre ; si nous en avions le temps, nous pourrions essayer d’établir un parallèle entre l’économie de guerre (considérée comme un cas limite) et, compte tenu de certaines conditions particulières (reconstruction, réarmement, etc.), une économie qui reste, malgré tout, une économie de temps de paix. Actuellement, et malgré les dangers de guerre, un certain nombre d’options subsistent pour les gouvernements. Ils doivent faire la part entre l’héritage du passé (la Reconstruction), les besoins présents (le niveau de vie, les lois sociales) et les nécessités de l’avenir (la Défense nationale). Les uns disent : « Laissez les choses aller d’elles-mêmes, laissez l’économie se développer librement, il en résultera les meilleures conséquences et les meilleurs arbitrages pour la satisfaction de tous ces besoins ». D’autres, au contraire, pensent que, dans un état moderne, l’État doit tout prendre en main et la planification doit être totale.
J’ai essayé, en ce qui me concerne, de vous soumettre une perspective qui corresponde à la fois aux besoins de l’économie française au xxe siècle et à la psychologie de notre peuple, dont il faut tenir compte comme d’une donnée de fait. J’ai essayé de vous montrer que l’État peut orienter le développement économique par des procédés qui ne gênent pas, comme on dit, « aux entournures » et à chaque instant chaque individu, et qui respecte autant que possible sa liberté pour ses affaires personnelles et pour sa consommation personnelle.
En 1950, le gouvernement dispose de moyens d’action économique puissants, à condition qu’il les emploie de manière coordonnée et logique, et qu’ils ne se contrarient pas les uns les autres, comme on l’a vu souvent. L’État dispose de moyens d’intervention qui lui permettent, par exemple, de développer les investissements, les dépenses militaires ou les lois sociales. À lui de savoir exactement dans quel sens il veut s’orienter. C’est une question préalable et de nature politique.
J’ai énuméré, tout à l’heure, ces procédés de ce que l’on a appelé, le « dirigisme des sommets » ; la formule n’est pas de moi14.
Notes de bas de page
1 Malgré différentes recherches, nous n’avons pas pu déterminer exactement les dates des différentes leçons (cf. dans la présentation, la mention des voyages de Pierre Mendès France durant l’année 1950 et le relevé des quelques indications éparses dans le tapuscrit).
2 Charles Bettelheim (1913-2006) est un économiste marxiste enseignant à l’EPHE qui a beaucoup publié sur la planification en économie. Cf. sur sa riche trajectoire, François Denord et Xavier Zunigo, « “Révolutionnairement vôtre”. Économie marxiste, militantisme intellectuel et expertise politique chez Charles Bettelheim », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 158, 2005/3, p. 8‑29. L’ouvrage cité est C. Bettelheim, Les problèmes théoriques et pratiques de la planification, Paris, Presses universitaires de France, 1946.
3 Jean Monnet (1888-1979), négociant originaire de Cognac n’est pas seulement le « père de l’Europe » présidant aux destinées de la Communauté européenne du charbon et de l’acier en 1952, il a été auparavant le premier commissaire au Plan entre décembre 1945 et 1952. Cf. Éric Roussel, Jean Monnet, Paris, Fayard, 1996.
4 Usinor (Union sidérurgique du nord de la France) et Sollac (Société lorraine de laminage continu) sont des groupes sidérurgiques français fondés en 1948. Cf. sur ce sujet, Françoise Berger, « La France, l’Allemagne et l’acier (1932-1952). De la stratégie des cartels à l’élaboration de la CECA », thèse de doctorat en histoire sous la direction de René Girault et Robert Frank, université de Paris 1, 2000.
5 La question est ancienne et importante pour l’élaboration de toute politique publique. Pour la période de la IIIe République, on se permet de renvoyer à Alain Chatriot, « Organiser des services de documentation économique permanente », dans Béatrice Touchelay et Philippe Verheyde (dir.), La genèse de la décision. Chiffres publics, chiffres privés dans la France du xxe siècle, Pompignac près Bordeaux, Bière, 2009, p. 147‑162. Il faut rappeler également que l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) est tout juste créé en avril 1946 ; cf. B. Touchelay, « L’INSEE des origines à 1961 : évolution et relation avec la réalité économique, politique et sociale », thèse de doctorat en histoire sous la direction d’Albert Broder, université Paris-Est Créteil Val-de-Marne, 1993. Sur les liens entre statistiques et dirigisme économique, un article reflète bien le débat de l’époque : Léon de Riedmatten, « L’économie dirigée. Ses rapports avec les statistiques », Journal de la société statistique de Paris, t. 89, 1948, p. 263‑288.
6 Décret n° 50‑410 du 31 mars 1950 relatif à l’organisation d’une comptabilité nationale, Journal officiel de la République française, Lois et décrets, 6 avril 1950, p. 3731‑3732. Cf. André Vanoli, Une histoire de la comptabilité nationale, Paris, La Découverte, 2002.
7 Cf. Aude Terray, Des francs-tireurs aux experts. L’organisation de la prévision économique au ministère des Finances, 1948-1968, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2003, consultable en ligne, https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/1470, p. 70‑79. Le premier rapport est remis le 23 janvier 1951, donc de manière postérieure au cours de l’ENA. A. Terray note à son propos : « Quelles sont les conclusions du rapport interprétatif sur la situation économique de la France pour l’année 1950 ? Il est court et il souligne les conséquences inflationnistes de la guerre de Corée ; son message est que la France doit choisir entre le réarmement et l’investissement. Ces thèmes préfigurent l’aventure mendésiste du Seef [Service des études économiques et financières] quelques mois plus tard. » (p. 77).
8 Il s’agit d’un grand chantier soviétique d’aménagement hydroélectrique du fleuve Dniepr en Ukraine commencé en 1927 et achevé en 1932. Après les destructions de la Seconde Guerre mondiale, le principal barrage hydraulique est reconstruit ; cf. T. Louguinonov, « Le Dnieprostroï aujourd’hui et demain », La Houille blanche, septembre-octobre 1946, p. 327‑328. Pour une perspective historique : Anne D. Rassweiler, The Generation of Power: The History of Dneprostroi, Oxford, Oxford University Press, 1988.
9 Il n’est pas étonnant que Mendès France soit amené à préciser ce que l’on peut entendre par dirigisme, tant la notion est alors discutée. Le socialiste Albert Gazier distingue ainsi pas moins de cinq formes différentes de dirigisme : le dirigisme des producteurs et des intermédiaires – ou néolibéralisme –, fondé sur le seul critère du profit ; le dirigisme des pays totalitaires ; le dirigisme de nécessité – ou planisme – ; le dirigisme de Vichy – ou corporatisme – ; le dirigisme français depuis la Libération, qualifié par Gazier de « bureaucratisme » (cf. A. Gazier, « Libéralisme ou dirigisme ? Position du problème », Fiche « Arguments et Ripostes », Supplément au Bulletin intérieur du Parti socialiste SFIO, n° 22, juillet-août 1947 ; je remercie Mathieu Fulla pour l’indication de cette référence). Par ailleurs, sur les débats entourant le dirigisme pendant la Seconde Guerre mondiale, cf. Philip Nord, Le New Deal français, op. cit., p. 103‑128.
10 Il faut rappeler ici que les difficultés de ravitaillement alimentaire ne disparaissent pas à la Libération, mais dominent encore toute la seconde moitié des années 1940. Cf. Fabrice Grenard, La France du marché noir, 1940-1949, Paris, Payot, 2008 et Les scandales du ravitaillement. Détournements, corruption, affaires étouffées en France, de l’Occupation à la guerre froide, Paris, Payot, 2012.
11 C. Bettelheim, Les problèmes théoriques et pratiques de la planification, op. cit.
12 Robert Mossé (1906-1973) est professeur d’économie à la faculté de droit de Grenoble, militant socialiste et conseiller municipal de Grenoble. Comme on l’a signalé dans la présentation, il est membre de la délégation française présidée par Mendès France en juillet 1944 à la conférence de Bretton Woods – mais les relations entre les deux hommes étaient tendues, si l’on en croit une lettre de Mossé du 5 janvier 1945 citée par Michel Hollard, « Comment Pierre Mendès France s’informait sur l’économie ? », dans M. Hollard et Guy Saez (dir.), Politique, science et action publique. La référence à Pierre Mendès France et les débats actuels, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2010, p. 89. Le livre cité par Mendès France doit être : Considérations sur l’économie soviétique, Paris, Société nouvelle des Jurisclasseurs, 1933, ou l’un des ouvrages de l’auteur publié ultérieurement, comme L’économie collectiviste, Paris, LGDJ, 1939.
13 On ne peut que penser ici aux initiatives prises par Mendès France à deux reprises dans son exercice des responsabilités politiques lors de causeries radiophoniques où il se veut pédagogue entre novembre 1944 et mars 1945 (P. Mendès France, Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 73‑113) et entre juin 1954 et février 1955 (P. Mendès France, Dire la vérité, op. cit.).
14 Après quelques recherches, on peut penser que Mendès France fait allusion à une expression employée par l’homme politique Paul Reynaud (1878-1966). Ce dernier l’utilise en effet dans un article publié dans une revue (P. Reynaud, « Le peuple français a tourné la page », La Revue de Paris, mai 1949, p. 3‑7) et il l’aurait employé devant la commission des Finances de l’Assemblée nationale alors qu’il est ministre des Finances dans le gouvernement d’André Marie – c’est ce que déclare en séance le 9 août 1948 le député Robert Buron, cf. Journal officiel de la République française, Débats parlementaires, Assemblée nationale, mardi 10 août 1948, p. 5581.
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