Transparence dans les finances publiques de l’Ancien Régime à la Restauration : continuités et ruptures
p. 115-127
Texte intégral
1Il est ambitieux et présomptueux de vouloir évoquer la transparence dans les finances publiques de l’Ancien Régime à la Restauration. L’historien Michel Bruguière dans son ouvrage Gestionnaires et profiteurs de la Révolution, souligne que : « les finances publiques françaises avant comme après 1789, et jusqu’à la Restauration, sont dans un trou noir ». Pour l’historien Guy Antonetti cette opacité est entretenue par « un vaste complot du silence ourdi dès l’origine par les protagonistes de cette histoire, soigneusement entretenu depuis par leurs héritiers et opportunément servi enfin par les destructions massives et irréparables des incendies de 18711 ». Les incendies de 1871 sont certes un obstacle non négligeable, mais ce dernier peut être contourné par les très nombreuses sources qui s’intéressent aux finances publiques à l’époque et qui n’ont pas ou peu, été exploitées. Nous nous limiterons à ne citer ici que quelques exemples : les mémoires et discours présentés aux Assemblées des notables et aux États généraux à la fin de l’Ancien Régime par Calonne, Brienne et Necker ; les cahiers de doléances ; les libelles : à la veille de la réunion des États généraux, paraissent, en 1788 et 1789, des plans pour l’amélioration des finances publiques qui sont rédigés par des particuliers qui veulent aider le roi à redresser les finances de la monarchie et qui insistent pour cela sur la transparence et le contrôle. On dispose également de très nombreux discours prononcés dans les assemblées révolutionnaires et de la Restauration au moment du vote des lois de finances. Il faut citer aussi les mémoires ou souvenirs d’acteurs de la construction du système financier public comme ceux du ministre des Finances de la Restauration, Villèle, ou encore ceux du marquis d’Audiffret, principal artisan de l’élaboration de la nouvelle comptabilité publique. Par ailleurs, il n’est pas impossible que des archives privées inconnues encore, comme celle de la famille Lanjuinais actuellement en cours d’exploitation par l’Université de Rennes I, viennent éclaircir des points restés obscurs à cause des destructions.
2L’organisation financière de la France d’Ancien Régime est le fruit d’un long processus de maturation et de tergiversation dont les racines remontent aux xive, xve et xvie siècles. Les finances publiques ont comme origine et comme but principal le financement des guerres. Les conflits quasi permanents donnent lieu à partir de 1439 avec le recul de la féodalité à l’établissement d’une armée royale financée par la taille, qui devient le premier impôt royal permanent. Jusqu’au xviiie siècle, elle est la seule contribution levée par la monarchie uniquement sur le tiers état. Cette fiscalité royale incarnée par la taille est une des manifestations de la reconquête progressive de la monarchie sur la féodalité. En France, comme en Angleterre, le roi, à l’origine, n’a pas le pouvoir d’imposer d’office2. La fiscalité développée est la caractéristique d’un État très centralisé et d’une administration très savante qu’on ne trouve pas dans la société féodale, où la notion d’État s’est profondément dénaturée, et où l’organisme administratif est redevenu tout à fait rudimentaire par rapport à ce qui existait dans l’Empire romain.
3Dans le système fiscal féodal, les impôts généraux et nationaux ont disparu. Le roi doit vivre du sien, il n’a droit à des contributions qu’en qualité de seigneur haut justicier sur le territoire restreint qui forme son domaine. C’est un principe admis au Moyen Âge, que les revenus du domaine doivent suffire aux dépenses publiques. Dans les cas exceptionnels, tel un conflit d’importance, ces revenus étant insuffisants, le roi se procure des ressources extraordinaires, soit dans tout le royaume, soit seulement dans l’étendue du domaine de la couronne. Mais il lui faut pour cela le consentement des seigneurs laïques et ecclésiastiques, ainsi que des villes qui ont acquis par charte le droit d’établir elles-mêmes leurs impôts. Parmi les procédés dont usent les rois pour obtenir le consentement des seigneurs, on note le recours aux États généraux, qui sont convoqués pour la première fois par Philippe le Bel en 1303 pour apporter au roi aide et conseil. Le vote de l’impôt, un temps disputé par les États généraux, devient rapidement, avec la progressive centralisation et l’émergence de la monarchie administrative, un droit régalien3. Les légistes se chargent d’élaborer juridiquement la théorie du droit royal d’imposer, en prenant modèle sur les empereurs romains qui disposaient de ce pouvoir. Une dernière fois en 1484, les États généraux réunis à Tours vont essayer d’imposer le principe selon lequel l’impôt doit être consenti, en la justifiant par l’idée que le peuple qui paie les taxes doit les voter. Les envoyés du roi opposent à cela avec beaucoup de force la thèse selon laquelle « le roi […] a le droit de prendre les biens de ses sujets pour les nécessités de l’État, même si le peuple refuse son consentement. La royauté n’a plus de sens, si le roi ne peut vaincre les résistances… »
4Au xvie siècle, le droit royal d’imposer est suffisamment établi pour que les refus des États généraux ne puisse plus arrêter la couronne. Le juriste Loyseau dans son Traité des seigneuries à la fin du xvie siècle confirme ce principe : « À mon avis, il ne faut plus douter qu’en France […] nostre roy […] ne puisse faire des levées de deniers sans les consentements des états…4 ». Dans l’opinion cependant subsiste l’idée que seuls les États généraux ont le pouvoir de consentement de nouveaux impôts. Cette prétention leur vaut d’être de moins en moins convoqués, puis plus du tout réunis entre 1614 et 1789. Or, pour qu’il puisse y avoir contrôle des dépenses et transparence, il faut une périodicité dans la réunion des représentants des contribuables. Rattachées à la guerre, les finances publiques sous l’Ancien Régime sont traitées dans le secret du Conseil du roi et par conséquent ne donnent lieu à aucune publicité. Le premier à mettre en scène une « pseudo-transparence » est Necker dans son Compte rendu publié en 1781, qui n’est pas un véritable budget mais un document ayant vocation à soutenir sa politique financière basée sur les emprunts. En 1789, les cahiers rédigés pour les États généraux réclament dans leur majorité le vote de l’impôt par les représentants de la nation, mais ils restent muets sur la question de l’emploi des revenus publics. Certains mêmes, comme le cahier du tiers état de la sénéchaussée de Montpellier, proposent de s’en remettre à la discrétion du roi : « Article 8 : que les dépenses des divers départements soient fixées et arrêtées par Sa Majesté, la nation se livrant avec confiance aux vœux de Sa Majesté pour les économies5 ».
5À la veille de la Révolution, l’idée de budget n’existe pas dans le public éclairé, ce dernier n’est attaché qu’au vote de l’impôt par les représentants des contribuables. Idée, qui a été préparée par toute la littérature politique du xviiie siècle et à laquelle Louis XVI ne s’oppose pas6. En matière de finances publiques, la révolution juridique qui s’opère à l’été 1789, se limite dans un premier temps à la volonté de voter l’impôt. Le 17 juin 1789, lorsque les députés du tiers état siégeant aux États généraux se constituent en Assemblée nationale, ils revendiquent dans un même élan d’être les seuls habilités à s’occuper de la fiscalité, contestant au roi ce pouvoir régalien. Ils déclarent : « nuls et illégaux tous les impôts existants comme établis sans le consentement de la nation7 ». Mais les assemblées révolutionnaires sentent rapidement que le corollaire naturel de la règle du vote des recettes est le vote des dépenses. Aussi, la Constituante formule-t-elle le double principe du vote des impôts et du contrôle des deniers publics. C’est l’objet de l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Tous les citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement, la durée… ». Désormais la fiscalité n’est plus liée à l’exercice de la justice mais la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen impose un lien entre pouvoir de légiférer et pouvoir d’imposer et de contrôler. Les articles 13, 14 et 15 de ce texte résument les attentes de la nation vis-à-vis des finances publiques à deux éléments : l’égalité fiscale et la faculté de contrôler pour toutes les dépenses. Ce dernier point implique l’existence d’un budget annuel même si cette formalité n’est pas évoquée par la Déclaration, afin que chaque citoyen puisse vérifier lui-même l’emploi de l’argent qu’il a versé à l’État8.
6Le maître mot en matière de finances publiques est la transparence garante de l’égalité fiscale et de l’équilibre budgétaire. La quête de la transparence dans les finances publiques est continue. Nous en voulons pour preuve un écrit de 1790 rédigé par Ducloz Dufresnoy, notaire et suppléant de la députation de Paris, intitulé : Exagération de la dette publique, et calcul de son capital. L’auteur constate qu’en 1790 « le compte de la dette publique est encore dans les ténèbres, et cependant le Comité des finances est chargé depuis un an, de le faire, et de le présenter à l’Assemblée nationale… ». Plus tard en 1862, l’ancienne section de Politique, Administration et Finances propose à l’Académie des sciences morales et politiques un concours, dont le marquis d’Audiffret est rapporteur, sur le thème : « du contrôle dans les finances sur les recettes et les dépenses publiques ». Les candidats doivent, en suivant un historique, comparer les méthodes et les formes adoptées en France et dans les principaux États de l’Europe9. Mais y a-t-il possibilité et volonté de transparence dans les finances publiques ? La quête de la transparence n’est-elle pas comparable en cette matière à celle du Graal ?
7Il convient d’observer dans un premier temps les obstacles techniques puis les obstacles politiques qui entretiennent l’opacité.
I. LES OBSTACLES TECHNIQUES À LA TRANSPARENCE
8Premier obstacle : l’existence d’une comptabilité simple, régulière et complète
9Comme le fait observer Montcloux, lui-même sous-chef de la Comptabilité publique, dans son ouvrage intitulé, De la comptabilité publique, publié en 1840 : « Il ne suffit […] pas que l’impôt soit bien assis et qu’il rende le plus possible de la manière la moins lourde possible ; il ne suffit pas que le Trésor se remplisse et se remplisse aisément ; il faut encore qu’une comptabilité simple, régulière et complète, permette d’apprécier la mesure exacte des ressources du pays et garantisse à tous qu’aucune portion des sacrifices demandés à chacun n’ira se perdre dans des dépenses inutiles… »
10Montcloux constate que : « la comptabilité publique n’a été, pendant bien longtemps, qu’un vain mot ; et pourtant, qui peut dire ce qui serait arrivé en 1789 s’il n’en eût pas été ainsi ? Si un bon système de comptabilité était venu éclairer plus tôt l’abîme où s’engloutissaient les finances de l’ancienne monarchie, on aurait vu le danger plus vite, on en aurait aussi mieux mesuré la portée ; et la Révolution, hâtée de quelques lustres, se serait opérée peut-être avec moins de secousses… »
11Montcloux remarque également, et c’est un point essentiel, qu’ » une comptabilité simple et uniforme ne saurait s’établir sans la centralisation, et la centralisation n’a jamais existé complètement sous l’Ancien Régime10… ».
12Le deuxième obstacle à la transparence est la séparation entre les politiques et les techniciens et leur rôle respectif.
13Comme le souligne Jèze dans son cours de finances publiques de 1935, si « le rôle des techniciens est considérable, il n’est pas exclusif. Bien plus, il est secondaire en ce sens qu’ordinairement les techniciens n’interviennent qu’après les hommes politiques, une fois que ceux-ci ont résolu le problème politique qui est la base des problèmes financiers. Les techniciens n’ont rien de particulier à dire, en tant que techniciens, sur le problème politique. Ils n’ont d’autre rôle à jouer, touchant le problème politique que celui de sociologues ou de citoyens éclairés11… »
14Enfin, le troisième obstacle à la transparence est l’aptitude des politiques à comprendre et à contrôler les comptes.
15On lit dans le Mémorial de Sainte-Hélène, que si Napoléon jouissait d’une réputation singulière parmi tous les bureaucrates et les faiseurs de chiffres, c’est qu’il s’y entendait réellement beaucoup lui-même : « Ce qui commença ma réputation, disait-il, fut que vérifiant la balance d’une année lors du Consulat, je relevai une erreur de deux millions au désavantage de la République »12.
16Avec la Restauration, les obstacles techniques ne disparaissent pas. La mise en place des règles de comptabilité traîne.
17Chauvelin, député de la Côte-d’Or, note dans un commentaire sur la loi de finances de 1818 que « longtemps on ne s’est pas même fixé sur les deux questions si distinctes de la formation des comptes par année ou par exercice ; la loi jusqu’à l’année dernière n’a assigné aucune règle, n’a donné aucune forme à ces comptes… ».
18Il n’y a pas de méthode et les règles de comptabilité ne sont toujours pas claires.
19Chauvelin s’insurge à juste raison, en remarquant qu’ » on a semblé oublier totalement que le droit de voter les impôts, n’est rien, si l’on ne surveille leur emploi, et que toute surveillance devient impossible, si la forme des comptes n’est simple, si elle n’est déterminée par la loi, et s’il est permis aux ordonnateurs de différer de les produire, ou de les dresser par à peu près, avec des omissions ou des variations arbitraires… ».
20Le temps imparti ne permet pas non plus à la Chambre d’agir sur le budget selon ce député :
« D’après l’époque indécemment tardive, à laquelle est rendue, chaque année la loi du budget, sa discussion même est rendue inutile, puisqu’il serait trop tard, alors, pour que les retranchements sérieux qui seraient faits aux dépenses des ministères, puissent y réaliser, pou l’année, les réformes qu’ils exigeraient13… ».
II. LES OBSTACLES POLITIQUES
21On peut pointer ici l’ignorance des règles de la comptabilité publique, mais comme le constate Montcloux :
« L’ancienne monarchie n’a pas été étrangère aux idées qui doivent régir une bonne comptabilité publique. Si l’on n’a pas assis le système d’alors sur de meilleures bases, ce n’est pas faute d’avoir su, c’est parce qu’on ne voulait pas14… ».
22En effet, les principes de la comptabilité publique indispensables à la transparence commencent à poindre sous saint Louis. C’est dans les annales de ce règne qu’on trouve la première trace de la juridiction qui va s’imposer dans l’avenir sous le nom de Chambre des comptes.
23Plus tard, les ordonnances de Philippe V présentent l’aperçu d’un système financier et contiennent déjà des principes remarquables.
24Les revenus doivent, aux termes des édits, être centralisés dans un Trésor unique, et c’est dans le même Trésor que doit être versé le produit des emprunts. Chaque mois, il est fait un rapport au roi sur la situation des finances, et, chaque année, un compte général lui est rendu en son Conseil.
25Puis, c’est au tour de Charles le Sage de se faire remarquer par le soin qu’il apporte à rétablir et à fixer les mesures de comptabilité.
26Une innovation importante a lieu sous son règne : la création d’officiers qu’on appelle réformateurs. Ils sont chargés de parcourir les provinces pour y rechercher les malversations de toutes sortes. Ces officiers sont investis du droit de punir sur-le-champ les comptables. C’est également durant cette période que l’on voit pour la première fois, des fonds affectés à chaque branche de service, afin d’en assurer l’exécution.
27Au titre des obstacles politiques, il y a l’absence de budget. On a l’habitude de se focaliser sur cette absence pour expliquer l’opacité des finances de l’Ancien Régime.
28C’est sous le règne de Charles VII qu’on fixe le mode de justification des dépenses. On impose aux comptables une forme de registre calculée de manière à ce qu’on puisse obtenir à tout moment un état de la situation des finances. Les receveurs et les trésoriers sont tenus de dresser deux comptes, l’un par aperçu établi au commencement de l’année ; l’autre sur pièce après la consommation de toutes les opérations ayant rapport à l’année. Le premier de ces documents est le budget au sens moderne où l’on l’entend à l’état d’embryon. Mais il y a inconstance des politiques en matière de finances publiques.
29Les choses se dégradent avec le règne de François Ier qui se signale par de déplorables mesures en matière de comptabilité publique.
30Les emplois de comptables, jusque-là donnés par commission à des hommes de confiance, sont érigés en offices et vendus au plus offrant enchérisseur.
31Le Trésor de la couronne est réuni à celui qui est destiné à recevoir les revenus de l’État ; toute distinction entre le vote, la perception et l’emploi de ces deux natures de fonds est abolie ; ce qui permet d’appliquer aux dépenses de la cour les ressources affectées aux services publics.
32Il faut attendre Sully pour que la monarchie se donne de nouveau les moyens d’assurer la transparence.
33Le germe du budget semé sous Charles VII commence à se développer.
34Les chambres des comptes sont autorisées à refuser d’allouer les paiements faits en excédent ou en dehors des fixations arrêtées par le Conseil du roi. Le surintendant des finances reste seul et unique ordonnateur des dépenses de l’État.
35Le système méthodique et régulier de la comptabilité de cette époque faillit être couronné par l’introduction, dans les écritures publiques, de la tenue des livres en parties doubles.
36En 1607, un soldat devenu financier, Simon Stévenin, propose au ministre l’adoption de ce principe d’écriture, mais Sully va refuser car il ne voit que complication et obscurité dans ce système qui pourtant présente clarté et simplification.
37Louis XIII va créer la charge de contrôleur général des finances. Le roi se propose d’établir par le biais de cette nouvelle fonction une haute surveillance sur tout l’ensemble de la comptabilité, tant des recettes que des dépenses ; mais, dans un premier temps, on croit suffisant, pour arriver à ce but, de faire porter le nouveau contrôle uniquement sur les trésoriers de l’épargne.
38C’est également sous le règne de Louis XIII que les secrétaires d’État commencent à délivrer des ordonnances sur le trésor, pour les dépenses de leurs départements ; mais ces ordonnances ne sont pas payables par elles-mêmes. Il faut qu’elles soient rendues valables par un ordre exprès du souverain.
39Le Conseil des finances limite par avance la somme que les secrétaires d’État peuvent ordonnancer.
40Ces dispositions d’ordre sont à peu près les seules qu’il soit possible d’exhumer de ce règne, marqué dès son début par les prodigalités et l’avidité des Concini et des Luynes.
41L’influence du pouvoir despotique du cardinal de Richelieu n’est pas favorable au développement de principes rigoureux, donc gênants, en matière de comptabilité.
42En février 1641, il fait tenir au roi un lit de justice au Parlement de Paris, pour enjoindre aux magistrats d’enregistrer à l’avenir les édits bursaux sans en prendre connaissance. Cette mesure fait taire momentanément la seule voix capable de s’élever en faveur des contribuables contre l’excès des impôts. À la mort de Richelieu, il y a un déficit égal à trois années du revenu de l’État.
43Les exemples d’arbitraire et de dilapidation donnés par Richelieu guident l’attitude de Mazarin.
44En 1661, à la mort de ce dernier, une des premières préoccupations de Louis XIV va être de ramener l’ordre dans les finances.
45Louis XIV supprime définitivement la charge de surintendant des finances. Le Contrôle général des finances récupère une partie de ses pouvoirs. Il est chargé de la répartition de l’impôt et du contrôle des recettes et des dépenses. Placé entre les administrateurs et les comptables, il devient le censeur des uns et des autres.
46Le roi se réserve le soin important de régler les dépenses d’après les demandes des secrétaires d’État. Il ne veut pas qu’il y ait d’autres ordonnateurs que lui-même.
47Jusqu’en 1689, les chambres des comptes et les cours des aides, qui ont été fondées pour réprimer les malversations des comptables, ne portent qu’un regard à la dérobée sur les opérations des ordonnateurs. Un édit du 15 avril 1689, les investit de la mission d’examiner l’utilité et la régularité de la dépense.
48Lorsque Colbert arrive au Contrôle général des finances, il ajoute aux formes de la comptabilité tout ce qui lui paraît propre à assurer la rentrée des impôts, le paiement des dépenses et la reddition des comptes. Plusieurs édits sont rendus dans ce triple but.
49Un état d’évaluation est dressé, avant l’ouverture de l’année, par le contrôleur général, d’après les demandes que les secrétaires d’État soumettent à son examen.
50Les ressources présumées sont réparties, entre les différents ministères, en proportion de leurs besoins. Cet état d’évaluation est approuvé par le roi en son Conseil.
51Tous les mois, le souverain arrête la situation des recettes et des dépenses, et distribue les fonds entre les ministères.
52L’augmentation ou la diminution des revenus publics sert de base à l’établissement d’un autre état dit de prévoyance, où se trouvent déterminées, par aperçu, les recettes et les dépenses probables de l’année suivante.
53Malheureusement il en est des réformes de Colbert comme de celles de Sully, il les emporte dans sa tombe.
54La seconde partie du règne de Louis XIV forme un étrange contraste avec la première. Le désordre reprend. Les concussions et les malversations recommencent. Les comptables brisent le frein des écritures, et ne se donnent même pas la peine d’aviser le Contrôle général de leur situation.
55Les années qui suivent la mort de Louis XIV ne sont pas plus favorables à l’observation des principes de la comptabilité que ne l’ont été les dernières années de son règne.
56La Régence et la longue période du règne de Louis XV se signalent par des prodigalités effrénées. En vain les cours des aides et les chambres des comptes s’essayent à de timides représentations.
57Le changement n’intervient qu’au commencement du règne de Louis XVI. Avec l’entrée de Turgot au Contrôle général, les principes d’honnêteté et de conscience sont réhabilités comme en témoigne la lettre qu’il adresse au roi le 24 août 1774 :
« Il est d’absolue nécessité que les ordonnateurs de toutes les parties s’entendent avec le ministre des Finances. Il est indispensable qu’il puisse discuter avec eux, en présence de Votre Majesté, le degré de nécessité des dépenses proposées. Il est surtout nécessaire que, lorsque vous aurez, Sire, arrêté l’état des fonds de chaque département, vous défendiez à celui qui est chargé d’ordonner, de faire aucune dépense sans avoir auparavant concerté avec les Finances les moyens d’y pourvoir… ».
58Pour ce qui est de Necker, en revanche, le jugement de Sénac de Meilhan s’avère sans complaisance : « Necker annonça de grandes réformes, et elles se réduisirent à quelques changements15 ».
59Finalement, malgré les efforts de certains monarques, l’Ancien Régime, en ce qui concerne l’établissement des budgets et des comptes, n’a laissé aucun exemple digne d’être suivi. L’Assemblée constituante va devoir tout créer dans ce domaine.
60La valse des contrôleurs généraux des finances à la veille de la Révolution est un autre obstacle politique à la transparence.
61Comme le fait remarquer le baron de Frénilly, pair de France, dans ses Souvenirs qui couvrent la période 1768-1828 : « les contrôleurs généraux croulaient les uns sur les autres. Le désordre des finances et le manque perpétuel d’argent faisaient d’eux les maîtres de l’État ; mais à peine arrivaient-ils au Contrôle qu’ils étaient sifflés, chansonnés, usés16. »
62Toujours au titre des obstacles, il faut évoquer l’existence d’institutions bancales pour contrôler les comptes.
63Avec Sully, une Chambre de justice est créée pour rechercher les malversations et prononcer, en cas de péculat, des peines afflictives. Cette institution va se laisser corrompre et ne va punir que ceux des comptables qui ne savent pas acheter leur innocence. Finalement, le roi révoque la Chambre de justice. Cette mesure équivaut à une amnistie et à l’impunité17.
64Sous l’Ancien Régime, l’efficacité des chambres des comptes s’avère discutable. Les douze chambres des comptes, jugent chacune les écritures des comptables de leur ressort exclusivement et rendent des arrêts isolés. Aucune autorité, à l’exemple de la Cour des comptes actuelle, ne résume dans son ensemble la gestion des deniers public.
65Comme le constate le marquis d’Audiffret dans son Système financier de la France :
« Les chambres des comptes n’ont jamais participé que par une vaine formalité aux jugements des comptes généraux dont elles ne possédaient pas les éléments, et qui, soumis à la vérification du Conseil du roi, étaient renvoyés après de longs retards à ces chambres, avec ordre de se prononcer rapidement, sans autre examen18. »
66L’Assemblée constituante supprime ces chambres des comptes, et déclare qu’elle se charge personnellement de l’apurement de toutes les comptabilités (décret des 17 et 29 septembre 1791).
67Ainsi, en matière de comptes, comme en matière de trésorerie, l’Assemblée s’adjuge formellement une autorité directe et absolue. Elle fait effectuer le
68travail matériel de la vérification, sous ses ordres, par un Bureau de comptabilité composé de quinze membres que le roi nomme, mais ne peut révoquer.
69L’Assemblée, en prétendant voir et apurer elle-même chacune des 1 500 à 8 000 comptabilités environ soumises annuellement à sa juridiction, entreprend évidemment une tâche au-dessus de ses forces, qu’elle ne va jamais pouvoir remplir.
70La seule autorité capable de juger sérieusement les écritures des agents du Trésor, et d’en certifier les résultats, eût été un tribunal indépendant, constitué uniquement en vue de cet important travail. Quelques membres du Comité de liquidation vont chercher à faire prévaloir ce principe salutaire. Il s’agit de créer un Tribunal de comptabilité, pour prêter assistance au Bureau de comptabilité dans les cas contentieux.
71La mise en œuvre de ce projet aurait donné naissance à la Cour des comptes actuelle. Mais il est repoussé.
72Le Bureau de comptabilité demeure seul chargé, sous la surveillance directe de l’Assemblée, de préparer les rapports de vérifications des comptes soumis à sa sanction.
73Des retards prévisibles et importants vont résulter de ce système.
74Les commissions de comptabilité fonctionnent jusqu’à l’institution de la Cour des comptes, en 1807, qui va apurer l’immense arriéré qui remonte en partie aux premiers temps de la Révolution19.
75Comme la plupart des institutions du Consulat et de l’Empire, la Cour des comptes n’est pas une création originale de Napoléon : il en puise l’idée dans l’Ancien Régime et se contente d’en changer le nom.
76Ces deux institutions ont en commun, et c’est une continuité, de faire parvenir au roi puis à l’empereur, leurs observations sans se prononcer sur la légalité des dépenses20.
77Évoquons enfin, au titre des obstacles politiques, l’absence de responsabilité ministérielle.
78Chauvelin en 1818, à propos de la loi de finances, remarque que « si par suite de la forme actuelle de rédaction, de présentation et de discussion des budgets, de grands vices se font sentir dans la législation de nos finances, combien leur gestion ne souffre-t-elle pas du défaut d’une loi sur la responsabilité ministérielle, et d’un mode fortement institué pour la reddition, l’examen et la surveillance de la formation des comptes annuels des ministres.
79Tout a été jusqu’ici plus ou moins livré, quant au maniement des finances, à la discrétion ministérielle et à l’arbitraire21… »
80Cette dernière phrase de Chauvelin forme à elle seule une conclusion pour justifier l’impossible transparence des finances publiques de l’Ancien Régime à la Restauration.
Notes de bas de page
1 Guy Antonetti, « Introduction », in État, finances et économie pendant la Révolution française, Colloque à Bercy 12, 13, 14 octobre 1989, à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, p. VII.
2 Adolphe Vuitry, « Le régime financier de la France sous les trois premiers Valois », Études sur le régime financier de la France avant la Révolution de 1789, t. I, Guillaumin et Cie, Paris, 1883.
3 Gaston Jèze, Traité de science des finances, V. Giard & E. Brière, Paris, 1910, p. 27.
4 Charles Loyseau, Traité des seigneuries, chap. III, n° 46.
5 Cité par G. Jèze, Traité de science des finances…, op. cit., p. 32.
6 Albert Martin de Mereuïl, Le Budget de la fin de l’Ancien Régime à la Restauration, C. Robbe, Paris, 1912.
7 Collection générale des lois, proclamations et autres actes du pouvoir exécutif, juillet 1788prairial an II (dite collection du Louvre), Paris, 1792-an III.
8 Léon de Poncins, Les cahiers de 89. Les vrais principes libéraux, p. 73.
9 Marquis Charles-Louis-Gaston d’Audiffret, Rapport sur le concours ouvert relativement au contrôle dans les finances sur les recettes et les dépenses publiques [texte impr.], Paris, 1866.
10 Henri de Montcloux, De la comptabilité publique en France, H. Bossange, Paris, 1840.
11 Gaston Jèze, Cours de finances publiques, Marcel Giard, Paris, 1931.
12 Cité par Jean Tulard dans sa préface de l’ouvrage de U. Todisco, Le personnel de la Cour des comptes, Droz, Paris, 1969.
13 Bernard-François, marquis de Chauvelin, Opinion de M. Chauvelin, sur la loi de finances de 1818, Ducessois, Paris, 1818, p. 11 et suiv.
14 H. de Montcloux, De la comptabilité publique…, op. cit., p. 17.
15 Sénac de Meilhan, Des principes et des causes de la Révolution en France, Vve Duchesne, Paris, 1790, p. 53.
16 M. de Frénilly, Souvenirs du baron de Frénilly, pair de France (1768-1828), Plon, Nourrit et Cie, Paris, 1909, p. 88.
17 H. de Montcloux, De la comptabilité publique en France, op. cit., p. 17.
18 D’Audiffret, cité par René Stourm, Les finances de l’Ancien Régime et de la Révolution. Origine du système financier actuel, Guillaumin et Cie, Paris, 1885, t. II, p. 188.
19 R. Stourm, Les finances de l’Ancien Régime…, op. cit., p. 300-304.
20 U. Todisco, Le personnel de la Chambre des comptes, Droz, Paris, 1969.
21 Mis de Chauvelin, Opinion de M. Chauvelin…, op. cit., p. 20.
Auteur
Valérie Goutal-Arnal est maître de conférences en histoire du droit et des institutions à l’Université d’Orléans, habilité à diriger des recherches. Elle est l’auteur d’une édition critique avec Michel Bruguière des Souvenirs de ma famille et de ma carrière dédiés à mes enfants, de Charles-Louis-Gaston d’Audiffret publié en 2002 dans la collection du Comité d’histoire économique et financière de la France.
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La France et l'Égypte de 1882 à 1914
Intérêts économiques et implications politiques
Samir Saul
1997
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (I)
Dictionnaire biographique 1790-1814
Guy Antonetti
2007
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2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
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2006