Les banques françaises dans l’entre‑deux‑guerres : entre cartellisation et compétition
p. 347-366
Note de l’auteur
Ce texte rédigé en 2010-2012 ne tient pas compte de la bibliographie postérieure à 2016.
Texte intégral
Introduction
1Si l’analyse économique classique situe les activités et les relations entre les agents dans un cadre de concurrence idéale, dans la réalité, le marché parfait n’a jamais existé, quel que soit le secteur économique ou le niveau de développement d’un pays. Aucun système économique capitaliste n’a pu se prévaloir d’échapper aux ententes, cartels et autres oligopoles, mettant à mal la concurrence, souvent érigée en paradigme mais rarement réalisée. La situation du secteur bancaire en France depuis le début du xxe siècle offre de ce point de vue un aspect intéressant à double titre : s’est progressivement mis en place un appareil bancaire public, qui a entraîné à la fois une spécialisation bancaire et une concurrence entre secteur privé et secteur public. Dans un même temps, les ententes entre banques commerciales se sont formalisées, conduisant à une offre de crédit et de financement segmentée et peu compétitive. Ceci aura des conséquences sur l’ensemble des activités économiques du pays pendant plusieurs décennies.
2Déjà présent à la fin du xixe siècle, le phénomène semble s’être développé au xxe siècle. Les retombées de la Première Guerre mondiale engendrent une nouvelle donne économique et financière qui a des conséquences directes sur les activités bancaires. En effet, le contexte monétaire et financier instable dans lequel ont évolué les banques de dépôt depuis 1914 a eu deux conséquences principales sur le marché du crédit. D’une part, en raison du conflit et de ses conséquences géopolitiques, les principales banques ont replié leurs activités dans l’hexagone, entraînant une intensification de la concurrence entre banques sur le territoire : révolution bolchevique en Russie en 1917, éclatement de l’Empire ottoman… Autant d’événements qui vont entraîner la défaillance des États, la ruine des épargnants français mais aussi un changement de stratégie géographique de la part des banques françaises, qui réorientent, même provisoirement, leurs activités en France et dans l’Empire1. D’autre part, s’est opérée, après 1918, une spécialisation des établissements que l’État a largement contribué à façonner en renforçant l’appareil public et semi-public bancaire. C’est dans ce contexte apparemment plus concurrentiel et compétitif que se sont développées des ententes entre grands établissements de crédit, ententes qui se sont poursuivies bien au-delà de la Seconde Guerre mondiale. Le système bancaire français, enserré dans des réglementations strictes et soumis à la pression publique, a finalement évolué dans un univers très peu concurrentiel sur le territoire national, et cela jusque dans les années 1980.
3Cette étude a pour objet de situer quelques grandes étapes de cette évolution dans la première moitié du siècle, de les analyser du point de vue de l’offre bancaire et de tenter de répondre à quelques questions plus générales : quels établissements bancaires ont réussi à tirer leur épingle du jeu ? L’organisation de la concurrence « à la française » n’a-t-elle pas pesé sur le financement de l’économie et in fine sur la croissance ?
4Les banques sur lesquelles est concentrée l’étude sont celles qui sont dénommées alors les « banques parisiennes » – Crédit lyonnais (CL), Société générale (SG), Comptoir national d’escompte de Paris (CNEP) et Crédit industriel et commercial (CIC) –, qui constituent les principales banques de dépôt, auxquelles ont été ajoutées les deux plus grandes banques d’affaires2, la Banque de Paris et des Pays-Bas (BPPB) et la Banque de l’Union parisienne (BUP). Ce noyau de six banques domine à l’époque les activités financières et de crédit du marché national, sans oublier les banques régionales, qui sont encore puissantes et dynamiques dans l’offre de capitaux aux entreprises. Toutes ces banques subissent de plein fouet le changement monétaire et financier issu du premier conflit du siècle. À partir de 1918, dans ce cadre monétaire et financier plus difficile, les banques privées subissent la concurrence rapprochée d’un appareil bancaire public en pleine construction ; certaines d’entre elles vont réagir en créant de nouvelles ententes.
I. Le nouveau contexte monétaire et financier de l’après‑guerre
5Au lendemain de la guerre, la situation économique d’ensemble et, plus particulièrement, ses aspects monétaires et financiers ont des interactions évidentes avec les ressources et les emplois des banques. Dans un premier temps, l’inflation de la guerre et de l’après-guerre apparaît comme le phénomène majeur, en rupture totale avec le siècle précédent ; c’est aussi un phénomène de longue durée, qui entraîne des conséquences importantes sur l’activité des banques de dépôt. Les prix sont multipliés par quatre entre 1913 et 1918 et l’inflation se poursuit jusqu’à la stabilisation Poincaré en 1928. Selon les calculs de Jean Bouvier sur la période 1913-1943, le bilan des six grandes banques de dépôt a été multiplié par 19 en valeur, mais seulement par 1,3 en volume. Ce n’est qu’en 1928 que les banques retrouvent leur volume d’activité de 19133. Parallèlement, en raison de l’érosion monétaire, leurs fonds propres sont dévalorisés, la valeur réelle de leurs dépôts est en recul et leur situation financière se détériore. Même si la croissance de leurs dépôts augmente, cette hausse est relativement limitée par rapport à l’avant‑guerre4.
6Le second tournant majeur pour les banques se situe dans la réorientation de leurs emplois. En premier lieu, à la suite de leurs pertes de positions extérieures et de la dépréciation du franc, les grandes banques se reconvertissent très largement vers les affaires nationales ou coloniales. Les activités internationales qui se maintiennent sont surtout liées aux spéculations sur les changes, nées de l’instabilité du franc. Dans le cadre de la reconstruction des régions dévastées par la guerre et d’un rattrapage économique, les besoins de financement des entreprises françaises constituent un appel d’air pour les banques.
7Pour maintenir leurs parts de marché et s’assurer des revenus, les grandes banques s’organisent. Dans le cadre de leur réorientation stratégique à l’intérieur des frontières, elles resserrent leurs liens avec l’industrie, en faisant entrer dans leur conseil d’administration des industriels : Robert Delaunay-Belleville entre au conseil de la Banque de Paris pendant la guerre, Eugène Schneider et Humbert de Wendel dans celui de la BUP en 1919, etc. Les banques dites « de dépôt » ne sont pas en reste puisque la Société générale fait entrer quatre industriels dans son conseil à la même époque. Certaines constituent après la guerre des filiales spécialisées dans le financement à long terme, comme le Crédit lyonnais et le CNEP, qui s’allient en 1919 pour fonder l’Union pour le crédit à l’industrie nationale (UCINA), ou la BUP et la Société générale qui créent, avec l’Union des Mines, la Société anonyme de crédit à l’industrie française (Calif)5. Leur concurrent direct est le tout jeune Crédit national, mais il s’agit surtout de contrer l’offensive des banques régionales (voir supra). Ces quelques exemples illustrent l’intrication forte entre les différentes banques, quelles que soient leur taille et leur spécialisation. Pour compléter le tableau du paysage bancaire d’après-guerre, il faut aussi mentionner l’existence de banques sous contrôle de groupes industriels français et étrangers, comme l’Union européenne industrielle et financière, fondée par la BUP et le groupe Schneider en 1920, et l’Union des Mines, fondée en 1923 par des compagnies houillères, dont les Houillères du Nord.
8Surtout, les emplois des banques sont orientés depuis la guerre vers le financement de la dette publique. Depuis 1915, l’État a fait appel aux marchés de capitaux pour financer ses dépenses à travers quatre grands emprunts à long terme et des émissions régulières de bons de la Défense nationale à partir de 1915, auxquels s’ajoutent celles, plus anciennes, de bons du Trésor. Jusqu’en 1925, les papiers d’État représentent la moitié du portefeuille dit « commercial » des banques. Du point de vue des conditions de la concurrence, la nouvelle donne de l’après-guerre entraîne une conséquence importante : une compétition plus âpre entre les banques, à laquelle s’ajoute l’apparition d’une nouvelle concurrence publique.
II. La nouvelle concurrence publique : vers une segmentation du marché du crédit
9La présence de l’État dans le secteur bancaire et financier n’est pas neuve. La tutelle qu’il exerce sur les caisses d’épargne, la Caisse d’épargne postale (CEP) ou la Caisse des dépôts et consignations (CDC) remonte au xixe siècle. Mais la création certes empirique et désordonnée de banques et établissements publics se concentre dans les années 1920 ; on assiste alors à la floraison de nouveaux acteurs publics et semi-publics dans le secteur du financement après la Première Guerre mondiale : 1918, mise en place des comptes chèques postaux ; 1919, fondation du Crédit national ; 1920, création d’un établissement public, la Caisse nationale de crédit agricole (CNCA), qui centralise l’aide de l’État apportée au secteur agricole, et de la Banque française pour le commerce extérieur (BFCE) ; 1923, création de la Caisse centrale de crédit hôtelier (CCCH)… Le mouvement se poursuit dans les années 1930, au gré des besoins qui se manifestent, par la mise sous tutelle des Banques populaires, du Crédit maritime et de la Caisse centrale de crédit coopératif (CCCC)… Car certaines de ces créations répondent à des besoins précis et urgents nés de la reconstruction, comme le Crédit national, société anonyme de droit privé mais soumise à l’influence prépondérante de l’État pour la distribution des capitaux, qui met à sa disposition partie de ses ressources. Le Crédit national émettra huit emprunts entre 1919 et 1924, pour un montant total de 25 milliards de francs garantis par l’État. D’autres établissements sont créés pour aider au financement de certains secteurs (agriculture, artisanat, tourisme) qui ont été délaissés par les banques6.
10Autant qu’une volonté délibérée de l’État d’accumuler des ressources, la méfiance vis-à-vis des banques de l’opinion publique a certainement favorisé le développement du secteur bancaire public. Une attention spéciale doit être attribuée à la Caisse des dépôts et consignations, qui gère une partie des fonds des caisses d’épargne et qui a multiplié ses dépôts par 10 entre 1913 et 1936, comme l’indique le tableau suivant.
Tableau 1. Avoirs des déposants (dépôts en millions de francs)

Source : H. Laufenburger, Enquête sur le changement de structure du crédit et de la banque…, op. cit.
11C’est en effet sur les ressources recueillies que s’établit d’abord la concurrence du secteur public. Les dépôts de la clientèle permettent à ces établissements de disposer d’une capacité de prêt supérieure à celle des établissements privés. Les comptes chèques postaux (CCP) offrent un circuit de paiement concurrent des circuits bancaires, avec 714 000 comptes en 1936 (mais on ne connaît pas le nombre total de comptes bancaires). Les guichets publics des PTT en 1936 sont au nombre de 16 8007, alors que les points de vente des banques par actions ne s’élèvent qu’à 7 881. La Banque de France dispose alors d’un réseau de plus de 600 succursales ou bureaux, les Banques populaires ont plus de 680 guichets. En 1936, le nombre d’établissements publics et para-étatiques avec leurs guichets est supérieur à celui des banques privées.
Graphique 1. Les dépôts et comptes courants créditeurs dans les banques (en millions de francs)

Sources : Archives du Crédit lyonnais (ACL), 129 AH 137, Archives du Crédit agricole. Les grandes banques sont le CL, la SG, CNEP, CIC, le Crédit commercial de France (CCF), la Banque nationale de crédit (BNC) ou la Banque nationale pour le commerce et l’industrie (BNCI) selon les années. Les autres banques comprennent les diverses banques commerciales, les banques mixtes d’affaires et de dépôt aux bilans desquelles le Crédit lyonnais a pu avoir accès et qui constituent, selon l’établissement, « les trois quarts de l’activité bancaire du pays ».
A. Concurrence dans les emplois
12Fort de ses disponibilités, le secteur public bancaire devient également un concurrent des banques dans le domaine des prêts à l’industrie et à l’agriculture, empiétant sur leurs fonctions traditionnelles de crédit et de placement dans des titres de sociétés. Deux établissements sont particulièrement actifs : le Crédit national et la Caisse des dépôts et consignations.
13En vingt ans, le Crédit national lève près de 30 milliards de francs sur le marché pour financer l’industrie par le crédit à moyen terme. Cette activité concurrence surtout les banques d’affaires, qui ont pour principale fonction de financer à long terme les entreprises, mais il concurrence aussi indirectement les banques de dépôt, car le placement des emprunts du Crédit national auprès des épargnants privilégie le réseau public8.
14De son côté, la Caisse des dépôts accorde des prêts qui ont pour effet indirect de supprimer des émissions de titres sur le marché financier ou d’en réduire le montant. En effet dans les années 1930, la Caisse n’est plus seulement un adjuvant de la trésorerie de l’État mais devient également le bras séculier de son intervention dans l’économie : soit en finançant directement des investissements (électrification des campagnes, construction bon marché, modernisation des chemins de fer…), soit en faisant des placements dans des entreprises, en prêtant aux collectivités locales ou en participant à l’aide au logement9.
B. Concurrence dans le placement des titres
15En guise d’introduction à cette question, l’on citera le cas des caisses de Crédit agricole, source d’une concurrence très grave pour le Crédit lyonnais, qui s’en inquiète « car elles [les caisses] s’adressaient à la clientèle qui par le passé, nous avait apporté beaucoup de satisfaction, c’est-à-dire la clientèle agricole, celle où nous avions trouvé la majeure partie de nos souscripteurs pour les emprunts d’État10 ».
16La concurrence pour le placement des fonds d’État pèse en effet très lourdement. Le Crédit lyonnais a dressé la liste des émissions de l’État français entre 1920 et 1932, ainsi que les guichets auxquels les souscriptions ont été faites11 : outre la Banque de France et les établissements de crédit, les agents de change, la CDC, les notaires et les comptables du Trésor, qui sont les « souscripteurs classiques », on relève la présence d’intermédiaires publics et privés diversifiés : instituteurs publics, caisses d’épargne, caisses régionales ou locales de Crédit agricole, recettes des postes, greffiers, huissiers, agents généraux des compagnies d’assurances, etc., soit un réseau d’agents très varié centralisé par la Banque de France et la Banque de l’Algérie.
17Le réseau public est également privilégié pour le placement des émissions des collectivités publiques, des obligations du Crédit national et du Crédit foncier, sans oublier les obligations de chemins de fer garanties par l’État : le public nourrit le public. Comme ces fonds sont prépondérants dans l’entre-deux-guerres, l’inquiétude des banques privées est compréhensible. Car cette activité de placement est très lucrative pour les intermédiaires, qui sont rémunérés à la commission de placement et/ou à la commission de garantie. Lorsqu’un établissement place des titres dans sa clientèle, il conserve celle-ci pour le service des titres (service des coupons, garde des titres, etc.). En guise d’exemple, le barème de placement de la rente 1918 s’est établi ainsi :
Banque de France : 37,70 % = 1 508 MF ;
Crédit lyonnais : 12,07 % = 482,80 MF ;
Société générale : 8,97 % = 358,80 MF ;
CNEP : 7,18 % = 287,20 MF ;
CIC : 3,23 % = 129,20 MF ;
BNC : 2,87 % = 114,80 MF ;
tous les autres : 27,98 % = 1 119,20 MF12.
18On notera la place dominante de la Banque de France dans le barème de placement de la rente, qui fait en général office de précédent et de référence pour les autres emprunts publics et semi-publics, comme ceux du Crédit national.
19Se développe progressivement une segmentation du crédit selon les secteurs de l’économie et selon la durée des prêts : le court terme est le fait des banques de dépôt, le moyen terme (trois à dix ans) est dévolu au Crédit national, tandis que le long terme est non seulement l’apanage des banques d’affaires mais aussi celui du Crédit agricole, des Crédits maritimes, hôteliers, etc. À cette segmentation selon la durée s’ajoute la sectorisation des financements sur lesquels l’État renforce sa tutelle au moment de la Grande Dépression. Chaque type de banque a sa spécificité, qu’elle gère en quasi-monopole sur son secteur, selon les taux d’intérêt déterminés par la bonification de l’État et pour des montants également fixés par les aides publiques. Ce système anticoncurrentiel, sans risque mais coûteux, va perdurer et s’amplifier après la Seconde Guerre mondiale.
20Pourquoi le secteur public et parapublic réussit-il à concurrencer les banques privées, qui bénéficient pourtant de l’avantage de l’early comer ? Plusieurs raisons s’imposent à l’évidence. Grâce aux avantages que l’État procure à ces établissements, ils peuvent pratiquer des tarifs compétitifs : une fiscalité moins lourde, des avances d’annuités, des bonifications d’intérêt, des avances de l’État en sont les principaux. En second lieu, la variété des aides de l’État conduit à celle des emplois proposés : garantie d’intérêt, dotation, bonification d’intérêt, prêts en capital, etc. ; les entreprises ont tout intérêt à s’adresser à ces établissements qui leur offrent une panoplie qui peut s’adapter de manière souple à leurs besoins. Enfin, les établissements publics profitent de la méfiance traditionnelle des Français vis-à-vis des banques qui s’est accrue depuis la guerre ; l’épargne se détourne vers les caisses d’épargne, les comptes chèques postaux et la Banque de France. Le statut particulier de cette dernière, qui rassure du fait de son statut de banque centrale mais offre les mêmes prestations que les banques privées, lui permet de jouer sur les deux tableaux. C’est d’ailleurs l’une des cibles privilégiées des grands établissements de crédit, qui dénoncent la part du lion que la Banque se réserve dans les placements et le manque à gagner pour les banques. D’autant que l’institut d’émission non seulement finance directement l’État, mais participe également activement aux souscriptions de bons et emprunts d’État13.
21La concurrence nouvelle des banques publiques et parapubliques est-elle de nature à modifier les conditions de banques offertes aux clients ? Certes, les taux d’intérêt offerts aux clients des banques sectorisées, comme le Crédit agricole, leur ont permis de bénéficier d’une baisse des taux grâce aux bonifications d’intérêt. Cela constitue donc un avantage pour le client, mais il faudrait sans doute une étude plus poussée pour en donner la véritable mesure. Du point de vue des banques privées, l’effet est double : d’une part, la concurrence publique réduit leur marge de profit, d’autre part elle les délivre de financements peu rentables ou risqués. D’une manière générale, la segmentation et la subordination des taux d’intérêt à la puissance publique via la garantie de l’État ou la mobilisation à la Banque de France ont sur le système bancaire un effet anesthésiant, qui finit par éroder sa capacité compétitive14. L’impact, quoiqu’indirect et peu visible, n’en est pas moins profond.
22Si les banques se sont beaucoup plaintes à l’époque de la concurrence accrue du secteur public bancaire, c’est que le problème s’ajoutait à leurs difficultés nées de la guerre et réduisait leur profit sur le marché du crédit comme sur celui des opérations financières. Pour y remédier, les plus grandes d’entre elles ne vont-elles pas chercher à améliorer leurs marges dans d’autres directions ? C’est dans ce contexte que les banques vont accélérer la constitution de cartels. La concomitance des deux phénomènes interpelle l’historien, et il apparaît assez clairement que l’incertitude économique de l’après-guerre, alliée aux nouveaux besoins financiers de l’économie française, a favorisé les recherches d’ententes – pour assurer des profits en diminution.
III. Les banques privées, entre compétition et ententes
23Les ententes bancaires en France ne datent certes pas du xxe siècle. On peut en trouver des traces le siècle précédent, par exemple à l’occasion de l’établissement des barèmes pour les émissions de titres15. Elles se développent au tournant du siècle dans différentes directions et le phénomène prend de l’ampleur lors du premier conflit mondial, du fait des raisons évoquées plus haut, à savoir la baisse de la rentabilité des banques et la concurrence accrue d’un secteur bancaire public, mais apparaît aussi la nouvelle compétition accrue des banques régionales. En effet, le repli des activités des grandes banques de dépôt sur le territoire national et colonial se heurte au dynamisme de certaines banques régionales, organisées depuis le début du siècle en Syndicat des banquiers de province16. Pour en donner un tableau un peu plus juste, il faut ici souligner l’« enchevêtrement bancaire17 » qui caractérise le paysage bancaire français et qui accentue la non-concurrence du système. Par exemple, le Crédit lyonnais contrôle la Banque de l’Aquitaine, la Banque des travaux publics, la Banque commerciale et industrielle, la Banque régionale périgourdine, la Caisse d’escompte du Beaujolais, la Banque Saint-Salvi à Mantes et la Banque Soisson-Maugey à Sens. Avec la BUP, il contrôle conjointement la Banque commerciale d’Annecy18. Dans les années 1920 et 1930, les prises de participation s’accélèrent en raison des difficultés économiques de banques locales ; par exemple celles de la BUP dans des banques régionales, qui se développent après la crise économique de 193019. L’Union des Mines a des intérêts dans plusieurs banques locales : la Banque générale du Nord, la Banque Piérard, la Banque nouvelle La Prudence, la Banque Cheusi, la Banque générale de Bourgogne, la Banque Garnier, sans compter les quelque trente banques avec lesquelles elle entretient des relations d’affaires régulières. La Banque de Mulhouse se range sous la bannière du CIC, qui reprendra aussi la Banque d’Alsace-Lorraine. La crise entraîne effectivement un mouvement de concentration et de fusions bancaires ainsi qu’une concentration géographique : la région du Nord devient la première région bancaire devant la région parisienne, les deux régions rassemblant alors le quart des guichets du territoire. Mais en 1938, la France compte plus de banques qu’en 1913, en tout cas de banques publiant un bilan. Les quatre grands établissements (CL, SG, CNEP et BNCI) totalisent 59 % des dépôts des principales banques. En 1937, ces mêmes banques n’en totalisent que 46 %.
24À travers le lacis des participations ou des liens personnels qui se nouent via les conseils d’administration, apparaissent ainsi de véritables groupes financiers qui dominent le paysage bancaire. Bien que leurs contours restent flous pour l’historien, il est clair que, dans un premier temps, ces groupes bancaires réduisent la concurrence en rétrécissant l’offre diversifiée de banque, du fait de la centralisation de la décision.
25Mais la part la plus intéressante et la plus neuve de ces restrictions de concurrence réside dans la manière dont les principales banques se sont entendues sur les conditions d’exploitation et sur les barèmes d’émission de titres.
A. Les ententes sur les conditions d’exploitation
26On peut trouver trace dans les archives à partir du début du siècle des ententes20 entre banques sur certaines commissions bancaires et sur les tarifs de location des coffres-forts. Par exemple, en 1909, une entente s’établit dans certaines agences de la Société générale et du Crédit lyonnais sur le taux d’intérêt créditeur21. Le 29 mai 1922 est créé un cartel de banques du Comité de l’Union des banquiers pour les opérations de banques étrangères à Paris, en réponse aux mesures prises par les consortiums de banques de certains pays étrangers. Le problème se pose alors de l’application de l’accord à toutes les succursales de province, la SG s’opposant à cet accord qui la met en compétition avec les banques locales ; d’où l’idée de faire adhérer ces dernières. En 1925-1926, l’Union syndicale des banquiers (USB) décide une nouvelle hausse des tarifs et des conditions applicables à la clientèle étrangère.
27Les accords portent aussi sur les droits de garde des titres au porteur et sur les coupons domiciliés de certains titres ; ainsi, en 1911, le Crédit lyonnais et la Société générale cherchent-ils à établir une entente pour faire face à la concurrence de la Banque de France qui a réduit ses tarifs sur les droits de garde. En 1915, un accord « CL, CNEP, SG, CIC » est conclu sur la fixation de droits de garde moins onéreux pour les fonds d’État, les bons de la Défense nationale et les titres nominatifs. Par décision du 23 avril 1918, de nouveaux tarifs sur les opérations de bourse, les assemblées générales d’actionnaires, les opérations diverses sur titres, le paiement des coupons non domiciliés et des titres au porteur sont approuvés par les quatre établissements. Plus largement, on assiste après la guerre à un relèvement général des tarifs pour droits de garde et coupons de domiciliation, tarifs variables selon les titres – avec l’établissement d’un minimum par type de titre. En 1930 en revanche, les banques parisiennes ne sont pas toutes d’accord pour augmenter les droits de garde, qui risquent à leurs yeux de dissuader les clients, « alors que nous cherchons à développer par tous les moyens notre clientèle de déposants de titres22 ».
28Ces ententes sur les conditions de banque ne doivent pas cacher une concurrence sur les dépôts qui s’amplifie au fur et à mesure que la situation financière des établissements s’assombrit. En voici quelques exemples.
29Le premier des établissements de crédit, le Crédit lyonnais est, au moins depuis le début des années 1910, fortement concurrencé par la Société générale. Ceci serait dû, selon les dirigeants du Lyonnais, en partie à la qualité de son personnel, qui est mieux rémunéré que celui de la grande banque lyonnaise23. La Société générale a notamment amélioré sa position vis-à-vis de la clientèle industrielle et augmenté ses ressources à vue. Le nombre de ses sièges permanents et intermittents est passé de 400 en 1920 à 1 327 en 1940.
30La concurrence s’opère également dans le démarchage pour le placement des titres. À cette époque, l’extension des réseaux est effectuée en grande partie pour cela. En aval, la concurrence se traduit par le nombre de coffres-forts dont disposent les agences des grands établissements, nombre qui fait l’objet d’une surveillance attentive.
31La location de compartiments de coffres-forts des agences du Crédit lyonnais est à la fois une source de profit pour la banque et une source d’information pour l’historien sur la capacité des établissements de crédit à drainer l’épargne vers le marché financier. En effet, à cette clientèle captive de souscripteurs seront facturés les droits de garde des titres, la location de coffres-forts pour les conserver, la commission sur les coupons, etc. C’est donc une source de revenus non négligeable, même si les services-titres entraînent des frais fixes importants. À titre d’exemple, les titres en dépôt dans les agences régionales du Crédit lyonnais sont au nombre de 7,7 millions en 1927 (sans compter les agences départementales et le siège).
Tableau 2. Nombre de compartiments de coffres-forts proposés par le Crédit lyonnais en 1909 (agences régionales)
1911 | 16 627/Loués : 12 549 |
1919 | 21 124/Loués : 18 104 |
1924 | 34 711/Loués : 28 620 |
Source : ACL, 98AH4.
32La concurrence âpre dans le drainage de l’épargne se manifeste à travers la surveillance du nombre de coffres-forts des deux plus grandes banques de dépôt et le calcul du rendement des coffres. En 1911, les agences régionales du Crédit lyonnais voient leurs bénéfices sur la location des coffres diminuer du fait de la concurrence qui oblige à baisser les tarifs24. Dès 1912, le Crédit lyonnais s’inquiète du fait que la Société générale dispose de 1 005 guichets, soit près de trois fois plus que lui et qu’en outre, 443 d’entre eux sont équipés de coffres-forts25. Or, cette dernière cherche à profiter dans certaines villes – onze au total – de son monopole sur les coffres-forts pour proposer à une personne une location de coffres si celle-ci consent à lui réserver la totalité de ses affaires26. Dès réception de la lettre, la direction des agences de province étudie la possibilité d’installer des coffres dans six des villes concernées. L’agence de Marseille ayant mis en place une organisation appréciée des clients – installant le guichet pour les coupons à côté de la salle des coffres-forts –, la direction générale songe à la mettre en place dans d’autres agences. On voit donc l’attention toute particulière portée aux services à la clientèle pour distancer la concurrence.
33Mais les relations ne sont pas si tendues qu’il y paraît. En parallèle à cette âpre compétition, des accords ou des ententes se sont mis en place dès avant la guerre dans les grandes villes, mais de manière locale et diverse. En mars 1918, enfin, le CL, la SG, le CNEP et le CIC s’entendent au niveau national pour établir des tarifs de location fixés à 60 francs, 100 francs et 175 francs selon les modèles.
Tableau 3. État comparatif du nombre de compartiments de coffres-forts et des tarifs des différents sièges de banques à Paris en 1920

Source : ACL, 98AH4. Le total des compartiments de coffres-forts à Paris s’élève à 103 698.
34On perçoit bien sur le tableau l’alignement des tarifs des grandes banques à Paris, alors que les caisses d’épargne et la BUP pratiquent un prix beaucoup moins élevé. Mais ces ententes sur les conditions d’exploitation restent modestes au regard des ententes organisées qui se formalisent dans l’entre-deux‑guerres.
B. Ententes sur les barèmes d’émissions de titres
35L’enjeu pour le profit des banques n’est pas mince. Si l’on prend l’exemple du Crédit lyonnais, la part des recettes-titres dans les recettes brutes de la banque constitue environ un tiers de la recette brute dans l’entre-deux-guerres27. Ces recettes comprennent les commissions sur titres, les commissions-bourse et les bénéfices sur arbitrage. En aval, la banque bénéficie des profits liés à sa clientèle captive pour le service des coupons, la garde des titres et la location de coffres (voir infra). En plusieurs étapes, les grandes banques commerciales réussissent à former une entente durable qui leur assure une stabilité de revenus.
1. Contre l’immixtion des banques régionales, des accords ponctuels
36La concurrence entre les grands établissements et les banques régionales dans les émissions de titres existait sans doute déjà avant la guerre. On trouve trace d’accords des trois grandes banques commerciales, à laquelle est souvent associée la Banque de Paris et des Pays-Bas. Par exemple, en 1912, Hubert Bonin relève la répartition suivante d’un accord pour le placement des emprunts d’État et des municipalités au Danemark, Norvège, Finlande, Suède et Suisse : BPPB et CL pour respectivement 30 % chacun, SG et CNEP, 20 % chacun28.
37À partir de 1919, un nouveau pas est franchi. Le Crédit lyonnais s’entend avec la Société générale, le Comptoir national d’escompte de Paris, la Banque de Paris et des Pays-Bas, la Banque de l’Union parisienne et le Crédit industriel et commercial pour former un accord tacite : ne plus conduire une émission de titres sans en avertir les autres. En revanche, la répartition des parts à l’intérieur du syndicat de placement est une sérieuse pierre d’achoppement. Le critère retenu est alors la vitesse de placement de chaque établissement participant – soit sa facilité à écouler les titres –, qui favorise les grands établissements à guichets. Ces premiers accords ne concernent, dans un premier temps, que les émissions garanties par l’État, puis ils s’élargissent à l’ensemble des émissions françaises et enfin au marché local. Mais les banques de province réagissent vivement, particulièrement les banques régionales du Nord qui tentent d’empêcher la mainmise des banques parisiennes sur le financement des Houillères du Nord29, mais aussi le CIC qui crée avec la Banque Dupont en 1929 l’Union des banques régionales pour le commerce et l’industrie. Le Crédit lyonnais et ses alliées écartent des émissions de 1922 la Société centrale des banques de province, qui favorise les concurrentes de l’Est et du Nord30. Les premières victimes sont les banques locales, qui subissent l’alliance des grandes banques parisiennes avec les banques régionales à succursales31, tandis que le Crédit du Nord résiste bien aux attaques du cartel parisien durant la décennie32.
38Devant l’ampleur des demandes tant de la part de l’État que des entreprises à partir de 1920, le Crédit lyonnais se propose d’organiser le marché des émissions et défend cette idée devant le ministère des Finances, cherchant ainsi habilement à ranger la tutelle du côté des grandes banques ; cette tacite complicité n’est pas inédite, mais elle va trouver un nouvel élan.
2. La formalisation du cartel
39Dans les années 1920, plusieurs notes de conversation du Crédit lyonnais mettent clairement au jour les accords entre les grandes banques pour la répartition des commissions de placement et de garantie. Auparavant, le barème était variable d’un placement à l’autre. Les grandes banques se taillaient la part du lion des contrats, le Crédit lyonnais pouvant par exemple obtenir entre 100 % et 40 % dans le syndicat de placement, souvent autour de 70 %. Elles s’entendent dorénavant pour participer ensemble aux syndicats d’émission et se répartir les chefs de filat33, suivant que l’entreprise est une cliente ancienne de l’une ou l’autre banque. Les grandes banques acceptent difficilement toute nouvelle venue, sauf si les liens étroits de la banque avec l’entreprise émettrice le justifient. Mais ces ententes restent à géométrie variable, parfois à 3, à 4 ou à 6. Chaque cas (un secteur, une municipalité) est arrêté pour trois ans. Souvent, l’entreprise a le dernier mot et décide que son banquier « historique » a droit à une place dans le syndicat, réduisant alors la part du contrat des trois grandes. De 1923 à 1928, le barème à trois varie entre les trois grandes banques de dépôt. Par exemple, pour l’émission d’actions des Raffineries et sucreries Say en 1925, les trois banques ayant seulement 20,16 % du contrat de placement se répartissent à un tiers chacune. Pour l’émission d’actions de la Compagnie des mines d’Anzin de 1923, pour laquelle elles ont 66,17 % du contrat, le CL et le CNEP se taillent la part du lion, 41,67 %, alors que la SG n’a que 16,66 %34.
40Ce n’est qu’en 1928 que le barème se stabilise sur les bases 4-3-2 : 40 % (CL), 30 % (SG) et 20 % (CNEP). Progressivement, l’idée d’un accord formel fait son chemin, mais sous quelle impulsion ? Les historiens qui ont travaillé à partir des archives du CNEP35 voient en lui le principal instigateur, d’autres prenant pour source le Crédit lyonnais y décèlent son rôle prépondérant ; pour ne pas trancher, nous dirons que ces deux banques ont été en pointe sur le dossier, l’une et l’autre étant préoccupées de la baisse des recettes. Enfin, après de multiples tractations, les trois établissements arrivent à un accord le 29 janvier 1929. Cet accord vise :
les emprunts d’États, de villes ou de départements étrangers ;
les affaires françaises nouvelles dites « d’intérêt général, dans lesquelles aucun des trois établissements ne peut se prévaloir d’un titre spécial » et dans lesquels ils sont seuls36 ;
les affaires françaises nouvelles dans lesquelles aucun des trois ne peut se prévaloir d’un titre spécial à l’égard des deux autres, et dans lesquelles d’autres banques sont présentes ;
les obligations ou actions à placement effectif (ceci n’est pas valable pour les émissions à souscription publique).
41La répartition dans le cas où les trois sont seuls (barème à la lyonnaise37) s’établit ainsi :
Tableau 4. Barème à la lyonnaise

42En cas de présence d’autres établissements, la répartition se fait ainsi (barème à la parisienne) : pour la garantie, un tiers chacune ; pour le placement, 22,33 %, 33,33 % et 44,44 %.
43Enfin, « toute rétrocession obtenue par l’un des trois établissements dans la garantie ou dans le placement de l’un quelconque des participants à une opération visée par les présents accords sera également partagée suivant le barème appliqué à l’affaire38 ». Pour les affaires anciennes, un système de moyenne avec pondération au cas par cas est établi. Sans entrer plus avant dans les détails de l’accord, il apparaît qu’il a été soigneusement préparé de manière à couvrir tous les cas de figure. Il s’agit véritablement d’un accord national et formel, qui se maintient jusqu’au conflit mondial. D’autres ententes se mettent en place ponctuellement avec d’autres banques. Un accord à quatre se fait ainsi avec le CIC en 1933 sur le barème de placement et de garantie : 31-32 % pour le CL, 24-25 % pour la SG, 15 % pour le CNEP, le CIC obtenant entre 7 et 10 %.
3. La pérennisation du cartel ?
44L’accord sur les émissions entre les trois établissements sera renouvelé tous les cinq ans jusqu’en 1964. Sous Vichy puis après la guerre, les ententes sont poursuivies, voire confortées par la tutelle. Quelques faits significatifs sont à signaler dans l’évolution des ententes après la guerre. Des accords généraux sur les conditions de banque, sur les émissions et sur les services financiers finissent par englober la plupart des grandes banques de dépôt et d’affaires et les grandes banques régionales39.
45En revanche, le cartel sur les émissions de titres reste relativement fermé entre les trois grandes banques et sera renégocié, après 1966, avec la BNP40. Seule exception, l’accord conclu entre le Crédit lyonnais et la Banque de Paris et des Pays-Bas qui les associe pour les émissions d’obligations et d’actions41. De son côté, la direction du Trésor conforte les accords entre grandes banques pour les conditions d’emprunt des collectivités publiques (Crédit national, Crédit foncier, Ville de Paris et SNCF42). Le maintien du cartel des émissions se poursuit et s’affine jusque dans les années 1970, tel qu’on peut l’observer dans les archives disponibles. Pour les émissions de collectivités locales, des accords entre les trois grandes répartissent le chef de filat par département dans les années 1950. Enfin, des dispositions particulières sont prises en 1967 pour les émissions obligataires internationales, pour lesquelles chacune des banques assurera le secrétariat à tour de rôle43. On voit apparaître en 1972 un Comité des émissions, qui comprend six banques : la BNP, la BPPB, le CCF, le CIC, la SG et le CL. En 1972, elles refusent par un vote à bulletin secret l’entrée de la BUP dans l’entente. En 1975, la Banque de Suez et l’Union des Mines, d’une part, et le Crédit du Nord et la BUP, d’autre part, s’en voient également refuser l’entrée44. Il n’y a pas d’autre trace de l’entente au-delà de cette date. S’est-elle poursuivie dans la période de mondialisation financière et de déréglementation qui a suivi ? Il faudra attendre l’ouverture d’autres archives pour le savoir.
Conclusion
46Is big beautiful ? Sur une cinquantaine d’années, la concentration de l’offre sur trois puis six grandes banques a eu des conséquences à la fois sur le système bancaire et sur le financement de l’économie. Les petites et moyennes banques locales et régionales qui ont peu à peu disparu (environ 650 banques locales ont fait faillite après la crise de 1930) ont incontestablement souffert de la concurrence du secteur public, notamment des Banques populaires et des caisses d’épargne45. L’entente entre les grands établissements sur les conditions de banques et le placement des titres s’est ajoutée à cette concurrence publique pour affaiblir la position des petites banques en province. Plus largement, la concentration de l’offre de financement en direction des grandes entreprises a accompagné la concentration de l’offre bancaire, dans un pays où les entreprises restent traditionnellement fidèles à leur banque. Le tissu des PME françaises a pu souffrir par ricochet de cette situation oligopolistique, qui est restée figée pendant des décennies.
47Loin d’une remise en cause de l’économie libérale, la formation des cartels est le fruit d’une organisation, d’une régulation de la concurrence pour enrayer la détérioration de la situation financière des banques et lutter contre un secteur public en plein développement. De fait, les relations interbancaires se sont avérées complexes, pratiquant en alternance une forte concurrence sur les ressources et une répartition organisée sur les emplois. L’entente était appuyée implicitement par la tutelle publique, soucieuse de placer ses titres et de s’adresser en priorité aux établissements qui tiennent le marché, mais aussi de faire financer des secteurs délaissés par les banques privées.
48Le second effet induit par la situation oligopolistique est celui de l’innovation et de la prise de risque. Cette question dépasse le cadre des ententes bancaires mais le phénomène sur la longue durée a contribué à façonner une place financière sur laquelle les financements bancaires étaient assurés pour un certain nombre d’entreprises, mais pas pour les petites ni pour les plus jeunes. Après la Seconde Guerre mondiale, le renforcement de l’intervention directe de l’État dans les circuits de financement a permis une croissance du secteur bancaire très forte jusque dans les années 1980 et a conforté un système de financement fondé sur le crédit plutôt que sur l’appel au marché financier. L’état de surendettement des entreprises mis au jour au début des années 1980 a révélé la place prépondérante des banques dans leurs ressources de financement externe. Ces dernières ont-elles su faire face à la demande d’entreprises innovantes, alors qu’elles étaient assurées d’une rente de situation par le financement des grandes entreprises et des entreprises publiques ? La réponse est nuancée46. D’autre part, la segmentation de l’offre bancaire renforcée par l’État a contribué à amenuiser la concurrence entre établissements et à faire émerger un secteur protégé, le secteur parapublic et mutualiste, qui s’est épanoui tout au long du siècle. Les grandes banques commerciales, quant à elles, qu’elles aient été ou non nationalisées, qu’elles aient subi ou non la concurrence du secteur public, ont vécu à l’abri de l’aile protectrice de l’État dans un système qui a toutefois anesthésié leurs velléités d’innovation et réduit à terme leur rentabilité financière. Elles affronteront ainsi la seconde globalisation financière et la concurrence internationale de la fin du siècle conquérantes mais fragilisées47.
Notes de bas de page
1 Fabien Cardoni (dir.), Les banques françaises et la Grande Guerre, Paris, IGPDE-Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2016, consultable en ligne, https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/4200.
2 Bien que la séparation de droit n’existe pas à l’époque, les historiens et les praticiens d’alors distinguent dans le paysage bancaire français les banques de dépôt des banques d’affaires. Les banques de dépôt sont celles dont l’activité de prêts à court terme est supérieure aux prêts et engagements à long terme, tandis que les banques d’affaires ont un ratio immobilisations/actif bien supérieur, Edmond Baldy, Les banques d’affaires en France depuis 1900, Paris, LGDJ, 1922.
3 Jean Bouvier, Jeanine Levain, Jacques Rougerie et Patrick Verley, « Système bancaire et inflation au xxe siècle », Bulletin Recherches et travaux de l’IHES, n° 5, janvier 1977 et n° 6, décembre 1977 ; J. Bouvier, « Monnaie et banques d’un après-guerre à l’autre », dans Fernand Braudel et Ernest Labrousse (dir.), Histoire économique et sociale de la France, t. IV, Paris, PUF, 1979.
4 Laure Quennouëlle-Corre, « Les banques françaises et anglaises dans la Grande Guerre », dans Serge Joyal et Serge Bernier (dir.), Le Canada et la France dans la Grande Guerre, 1914-1918, Ottawa, Art Global, 2016, p. 293‑316.
5 https://www.societegenerale.com/sites/default/files/documents/Histoire/la_sg_et_lindustrie.pdf.
6 Henry Laufenburger, Enquête sur les changements de structure du crédit et de la banque, t. I, Les banques françaises, Paris, Sirey, 1940.
7 Mais le réseau postal draine en revanche moins de monnaie que le réseau bancaire traditionnel : 6,5 contre 83 milliards de francs.
8 Patrice Baubeau, Arnaud Lavit d’Hautefort et Michel Lescure, Le Crédit national. Histoire publique d’une société privée, Paris, J.-C. Lattès, 1994.
9 Philippe Verheyde, « La Caisse des dépôts et consignations dans la Grande Guerre. L’indispensable soutien à l’État : inversion ou inflexion ? », dans Florence Descamps et L. Quennouëlle-Corre (dir.), La mobilisation financière pendant la Grande Guerre. Le front financier, un troisième front, Paris, IGPDE-Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2015, p. 153‑173, consultable en ligne, https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/4117.
10 Archives du Crédit lyonnais (désormais ACL), 36 AH7, sans doute 1935.
11 ACL, 129 AH137, « Concurrence faite aux banques et aux établissements de crédit en matière de placement de titres par la Banque de France, la Caisse des dépôts et consignations, les comptables du Trésor », mai 1932.
12 ACL, DAF 36, Note de conversation, 19 novembre 1919.
13 Vincent Duchaussoy et Éric Monnet, « La Banque de France et le financement direct et indirect du ministère des Finances pendant la Première Guerre mondiale : un modèle français ? », dans F. Descamps et L. Quennouëlle-Corre (dir.), La mobilisation financière…, op. cit., p. 146.
14 André Gueslin, « Banks and State in France from the 1880s to the 1930s: The Impossible Advance of the Banks », dans Youssef Cassis (dir.), Finance and Financiers in European History, 1880-1960, Paris-Cambridge, Éd. Maison des sciences de l’homme-Cambridge University Press, 1992.
15 Jean-Louis Billoret mentionne l’existence avant 1914 d’un grand consortium de banques d’affaires, de banques de dépôt, parisiennes ou de province et de regroupements par affinités entre banques. J.-L. Billoret « Système bancaire et dynamique économique dans un pays à monnaie stable, France 1816-1914 », thèse en sciences économiques, université de Nancy, 1969. Créé en 1899, le Syndicat d’émission des banques de province fonde en 1905 la Société centrale des banques de province, dont l’importance fut, selon Billoret, reconnue par les grands émetteurs parisiens.
16 M. Lescure et Alain Plessis (dir.), Banques locales et banques régionales en Europe au xxe siècle, Paris, Albin Michel, 2004.
17 Jean-Jacques Laurendon (avatar de J. Bouvier), Psychanalyse des banques, Paris, Sedimo, 1964.
18 Ibid. Cette liste qui mêle banques de dépôt et banques d’affaires n’est pas exhaustive.
19 Hubert Bonin, La Banque de l’Union parisienne, 1874-1904-1974. Histoire de la deuxième grande banque d’affaires française, Paris, Éd. Plage, 2001.
20 Le terme de « cartel » est utilisé en 1910 dans les notes du Crédit lyonnais ; à propos du papier bancable est évoqué le tarif « en dessous du cartel ».
21 ACL, 98AH16, Note du baron Brincard à M. Madinier, 2 décembre 1909.
22 ACL, 98AH4.
23 ACL, 98AH16, Réunion du 14 avril 1927.
24 ACL, 98AH4. Il s’agit non seulement de la concurrence de banques privées, mais aussi de celle de la Banque de France.
25 ACL, 98AH4, Lettre du baron Brincard à M. Madinier, 4 mars 1913.
26 ACL, 98AH4, Note du baron Brincard à M. Madinier, 28 mars 1913. Réponse de M. Madinier : « la question des coffres-forts attire particulièrement notre attention. »
27 ACL, 36AH7, « Évolution du Crédit lyonnais entre 1910 et 1952 », s.l.n.d.
28 H. Bonin, Les banques françaises dans l’entre-deux-guerres, t. I, L’apogée de l’économie libérale bancaire française, Paris, Éd. Plage, 2000, p. 276.
29 Voir l’étude approfondie de Balaji Ambigapathy, « La stratégie de cartellisation bancaire du Crédit lyonnais en France entre 1919 et 1925 », dans Bernard Desjardins, M. Lescure, Roger Nougaret, A. Plessis et al. (dir.), Le Crédit lyonnais, 1863-1986, Genève, Droz, 2002, p. 846‑866.
30 Ibid.
31 B. Ambigapathy, « Le capitalisme bancaire en France : banques de dépôt contre banques provinciales, 1918-1930 », dans M. Lescure et A. Plessis (dir.), Banques locales et banques régionales…, op. cit.
32 H. Bonin, Histoire de banques : le Crédit du Nord, 1848-2003, Paris, Hervas, 2003.
33 Le chef de filat est la fonction d’être chef de file d’un syndicat bancaire. Ce terme est utilisé fréquemment par les banquiers dans leurs notes.
34 ACL, 21AH36, Ententes entre les trois, Barèmes anciens pour les actions, Tableau du 29 janvier 1929.
35 Ces archives ne sont malheureusement pas disponibles pour confrontation avec celles du Crédit lyonnais.
36 ACL, 21 AH36, Procès-verbal de la réunion tenue au Crédit lyonnais le 29 janvier 1929.
37 Dans le barème dit « à la parisienne », le pourcentage concernant le syndicat de garantie est différent de celui du syndicat de placement. La colonne de garantie (prise ferme) fait la part belle aux chefs de file et aux concepteurs de l’émission : les banques d’affaires. Dans le syndicat à la lyonnaise, les deux colonnes prévoient la même part des banques pour la garantie et le placement et favorisent plutôt les banques de dépôt en raison de leur capacité de placement.
38 ACL, 21AH36, doc. cité.
39 ACL, 98AH3, Réunion du 4 octobre 1945, avec la BPPB, la BNCI, la Banque transatlantique, la BUP, le CNEP, le CCF, le CIC, le Crédit du Nord, la SG, la Société marseillaise de crédit, l’Union européenne industrielle et financière, le CL.
40 ACL, 21AH35, Réunion du 1er août 1966 entre le CL et la SG. Il s’agit d’éviter l’addition de la part du CNEP et de la BNCI dans les émissions.
41 ACL, 21AH34, Accord du 15 octobre 1945.
42 ACL, 98AH3, Réunion du 28 juin 1945 entre la SG, le CL, le CNEP et la BPPB.
43 ACL, 21AH33, Compte rendu du 6 juillet 1967.
44 ACL, 21AH40, Procès-verbal de la réunion des membres banquiers du Comité des émissions, 20 mars 1972. Le Trésor peut éventuellement refuser l’accès d’une banque au Comité des émissions.
45 M. Lescure et A. Plessis (dir.), Banques locales et banques régionales…, op. cit.
46 M. Lescure, « Le financement des PME en France et en Allemagne au xxe siècle », dans Françoise Berger, Michel Rapoport et Pierre Tilly (dir.), Industries, territoires et cultures en Europe du Nord-Ouest, xixe-xxe siècle. Mélanges en l’honneur de Jean-François Eck, Roubaix, Archives nationales du monde du travail, 2015, p. 31‑44.
47 Pierre-Henri Cassou, « Les banques françaises dans la compétition européenne », Revue d’économie financière, n° 78, 2005, p. 97‑111 ; Dominique Lacoue-Labarthe, Les banques en France. Privatisation, restructuration, consolidation, Paris, Economica, 2001.
Auteur
Directrice de recherche au CNRS, rattachée au Centre de recherches historiques (UMR 8558 CNRS/EHESS), Laure Quennouëlle-Corre est spécialiste d’histoire économique et financière. Ses recherches récentes s’intéressent à la politique économique et financière contemporaine, aux mutations du système bancaire et financier au xxe siècle dans ses dimensions nationale et internationale, ainsi qu’au développement des économies coloniales et postcoloniales. Ses publications sur les marchés sont : La place financière de Paris au xxe siècle. Des ambitions contrariées, Paris, IGPDE-Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2015, consultable en ligne, https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/3820 ; « French Bankers and the Transformation of the Financial System in the Second Half of the Twentieth Century », dans Youssef Cassis et Giuseppe Telesca (dir.), Financial Elites and European Banking: Historical Perspectives, Oxford, Oxford University Press, 2018.
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