Conclusion générale
Dynamiques de l’État et trajectoires des finances publiques du long xxe siècle
p. 253-257
Texte intégral
1Au terme de ce travail collectif et interdisciplinaire – et même s’il est sans doute trop tôt pour présenter des résultats définitifs, compte tenu des lacunes historiographiques signalées en introduction –, il est néanmoins possible de mettre en évidence plusieurs difficultés méthodologiques récurrentes, de souligner trois éléments explicatifs incontournables de l’histoire des finances publiques et, enfin, de proposer deux chronologies, liées mais en partie désynchronisées, celle du gouvernement par l’État de ses finances et celle de l’intervention financière de l’État dans l’économie. Ce texte, en guise de conclusion, demeure provisoire et permet en outre d’ouvrir quelques perspectives de recherches à poursuivre.
2Des diverses études rassemblées ici émergent, de manière plus ou moins explicite, une quadruple mise en garde méthodologique. D’abord, l’étude des finances publiques implique de maîtriser des mécanismes et des outils complexes de technique financière appliqués à divers domaines (fiscalité, budget, dette, dépenses de soutien à l’économie, protection sociale, etc.), mais aussi d’en percevoir et d’en analyser les fondements comme les effets économiques, territoriaux, sociaux, politiques, voire culturels.
3Ensuite, tous les autrices et auteurs de ce volume ont été conduits à exposer, diversement mais nécessairement, des données quantitatives – pas toujours aisées à lisser et à homogénéiser sur la longue durée – et à préciser la portée et la signification historiques des chiffres ainsi obtenus par des investigations qualitatives sur les divers voies et moyens de production de ces chiffres. Cette entreprise a nettement montré la nécessité de disposer à l’avenir de séries homogènes de longue durée sur les finances publiques incluant l’ensemble du xxe siècle et les premières décennies du xxie siècle, afin de fournir une base de données, solide, actualisée et propre à être exploitée par la communauté scientifique, plus de quarante ans après la publication des travaux pionniers de Louis Fontvieille, de Christine André et Robert Delorme, et les analyses de Jean Bouvier à ce sujet.
4Troisième point de vigilance, la mise en perspective historique des finances publiques implique d’aller voir du côté des dépenses en détail, mais de les articuler avec précision aux recettes du moment, car seul leur ajustement d’ensemble permet d’éclairer la nature des choix financiers, mais aussi sociaux et politiques, que celles-ci recouvrent. Il conviendrait, dans un second volume, de s’attarder plus profondément qu’on a pu le faire dans le présent ouvrage sur les diverses recettes, sur leurs justifications contemporaines et leurs dynamiques sur un siècle.
5Enfin, quatrième obstacle méthodologique, manier des séries chronologiques homogénéisées et rétropolées sur la longue durée oblige toute historienne et tout historien à éviter l’anachronisme qui menace dès qu’on oublie que les contemporains, eux, n’utilisaient pas nécessairement des ratios. Les chercheurs d’aujourd’hui construisent et raisonnent sur des ratios qui n’existaient pas à l’époque étudiée. Il en est ainsi par exemple du taux de dépenses (ou de recettes) publiques rapporté à la PIB ou au PIB, largement sollicité ici, mais qui n’était guère pris en compte par les gouvernants ou les divers responsables pendant une grande partie du xxe siècle. D’où, par exemple, la perception faussée mais quasi chronique, chez une partie des élites publiques et privées et au-delà, du nombre excessif de fonctionnaires, ce qui n’est pas nécessairement confirmé par les calculs postérieurs. De ce constat découle la nécessité d’un travail de découplage entre l’analyse des réalités reconstituées et la contextualisation et l’historicisation des représentations contemporaines de ces mêmes réalités, car, par-delà une approche strictement positiviste, on sait bien qu’une perception, même qualifiée de fausse a posteriori, peut exercer, sur le moment, une influence certaine. De même, s’il est relativement aisé de définir rétrospectivement des scansions au sein de ce long xxe siècle, les contemporains n’ont eu, eux, que rarement pleinement conscience des moments charnières qu’ils traversaient. Ainsi, même s’il apparaît, quatre décennies plus tard, qu’une rupture financière, économique et idéologico-politique majeure intervient à la charnière des années 1970 et 1980, gardons-nous de penser que les acteurs d’alors avaient une préscience des effets sur le long terme (jusqu’aux années 2020) de ce tournant aux multiples composantes. Manière somme toute de se prémunir de toute approche téléologique, ou pire complotiste, prétendant découvrir un projet néolibéral ourdi entre quelques initiés. Il est cependant confirmé que les grandes décisions en matière de finances publiques relevaient d’un très petit nombre d’acteurs (publics et privés), particulièrement à la fin de notre période, même si des mobilisations de citoyens ont pu parfois infléchir ou contrarier les évolutions souhaitées.
6Surmontant ces difficultés méthodologiques, cette recherche collective a permis de pointer plusieurs éléments clés de l’histoire des finances publiques du xxe siècle, qui appellent néanmoins des recherches plus approfondies. Limitons-nous à trois d’entre eux.
7D’abord, les guerres, qu’elles soient mondiales ou coloniales, jouent bien entendu un rôle majeur dans les fluctuations quantitatives des finances publiques du siècle, mais également dans la configuration du système financier dans son ensemble (outils fiscaux, acteurs administratifs et politiques, singularités des finances de la défense). Trois constats plus neufs apparaissent. En premier lieu, il appert que l’impact sur les finances publiques déborde largement les années de conflit armé : en amont, en raison du coût de la guerre qu’on prépare (à partir de la Revanche ou encore à partir des crises marocaines du début du siècle), en aval, avec le poids des dépenses de réparations et de reconstructions, qui pèse parfois très longtemps après les affrontements. Ensuite, on constate que, si les guerres poussent à augmenter les recettes fiscales – il en est ainsi pour le vote si longtemps repoussé de l’impôt sur le revenu à l’été 1914, effectif à compter de 1917 –, une fois les combats achevés, les recettes demeurent et sont dès lors utilisées à des fins de dépenses civiles. Enfin, la France du xxe siècle se singularise par rapport à ses voisins d’Europe continentale par un poids relatif des dépenses militaires plus lourd, même si leur part, en proportion de la richesse nationale créée, est bien moindre dans le second que dans le premier xxe siècle. Cela est moins dû à la construction et à la modernisation jusqu’à nos jours du système d’armes nucléaires qu’aux longues guerres coloniales (de 1946 à 1962) et surtout qu’à une volonté de maintenir un ensemble de forces armées complet, dont une composante apte à des projections mondiales. Nul doute que cela a pu peser sur le développement économique d’ensemble depuis 1945 par rapport à celui d’autres États européens à la charge militaire bien moindre, telle que l’Allemagne. Encore convient-il de le mesurer précisément, ce qui invite à une étude des dépenses militaires sur la longue durée dans une future publication.
8Deuxième élément ici mis en évidence, il est artificiel de séparer trop nettement finances publiques et finances privées, dont les fluctuations apparaissent comme inversées sur la durée considérée. Les premières décennies avant 1939 sont celles de finances publiques quantitativement limitées par rapport au produit national, pendant que le financement de l’économie, nationale et internationale, s’effectue largement par la multiplication de modalités financières privées. Les années d’après 1945 voient en revanche un essor des finances publiques, largement dû à la régression des finances privées à la suite des chocs cumulés de la Dépression des années 1930, de la défaite et de l’Occupation. Enfin, à partir des années 1980, l’expansion des finances privées s’effectue pour partie au motif d’éliminer l’« effet d’éviction » que le pompage des capitaux disponibles pour les besoins budgétaires publics aurait opéré sur les sources de financement de l’économie marchande. Ce mouvement de balancier justifie pour partie la chronologie proposée plus loin.
9Troisième élément clé pour qui veut faire de l’histoire financière, les finances publiques ne sont jamais déconnectées des phénomènes sociaux, économiques ou encore politiques de leur époque. Les finances publiques se révèlent bel et bien, suivant la trilogie chère à Pierre Vilar, comme produits, facteurs et signes de réalités historiques plus larges. Pour le dire autrement, elles contribuent à façonner, à leur mesure, la société, l’économie et la politique, mais, en retour, elles en dépendent. Plus précisément, les finances publiques sont parties prenantes de deux processus distincts, même s’ils sont liés : la construction d’un système financier étatique, et même de beaucoup des structures de l’État, d’une part ; l’intervention de l’État via ses finances dans le développement de la société, de l’économie et du système politique, d’autre part.
10Les communications de ce volume montrent que ces deux dynamiques suivent deux chronologies qui ne sont que partiellement superposables. Elles font apparaître deux xxe siècles financiers parallèles, dont les bornes sont différentes.
11L’histoire du gouvernement des finances publiques, pour commencer, est marquée par quatre césures. La Première Guerre mondiale provoque indéniablement l’entrée dans une nouvelle ère étatique. L’entre-deux-guerres est caractérisé par un effort fiscal soutenu, la consolidation de l’Administration (notamment financière, avec la création en 1919 de la direction du Budget au ministère des Finances), puis par des procédures parlementaires et des instruments en partie nouveaux (notamment les décrets-lois, les comptes spéciaux du Trésor et les programmes d’armement des années 1930).
12La période 1945-1958 se distingue par la multiplication, en lien avec la « conversion » des finances publiques au soutien actif à la croissance et au bien-être général, d’institutions contribuant à l’extension des champs d’intervention de l’État ou d’organismes parapublics (Commissariat général du Plan, Sécurité sociale, entreprises nationalisées, Fonds de modernisation et d’équipement, Institut national de la statistique et des études économiques-Insee, expansions de services publics…). Initiés par la puissance publique, les développements des plans comptables généraux pour les entreprises et de la comptabilité nationale pour mesurer l’économie dans son ensemble vont dans le sens d’une meilleure connaissance par l’État du monde économique l’environnant, et partant d’une meilleure allocation de ses soutiens financiers.
13La période entre 1958 et 1974 voit, avec l’ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances, la fin de la prépondérance des Assemblées et commissions parlementaires sur les décisions financières, effective depuis les années 1870, et, avec les dispositions de la Constitution de la Cinquième République, la rénovation des modes de programmation civils et militaires. Ce tournant renforce le pouvoir financier de l’exécutif, et notamment le pouvoir du ministère des Finances (avec notamment l’intégration de l’Insee en 1961, la création d’une direction de la Prévision en 1965 ou encore la mutation, puis le lent déclin de la planification). Le tout soutenu par une augmentation, d’une ampleur unique dans l’histoire contemporaine, des recettes et des excédents budgétaires provenant de la Grande Croissance.
14À partir de 1974, les finances publiques subissent de nombreuses contraintes exogènes, inconnues jusqu’alors : chocs pétroliers, fluctuations des taux de change, émergence de concurrents asiatiques, essor de la « nouvelle économie », de la mondialisation et de la financiarisation des entités (publiques et privées). L’année 1974 marque les débuts du ralentissement de la croissance et d’un chômage de masse, qui provoquent, entre autres choses, la série ininterrompue des budgets en déficit. Les décennies 1980 et 1990 apportent leur lot de contraintes nouvelles : les effets financiers de la décentralisation administrative et les critères macro-budgétaires pour intégrer l’Union monétaire européenne. En dépit d’une hausse constante du poids de la dette publique et des dépenses sociales d’intervention, et si l’on met de côté l’innovation fiscale majeure que constitue en 1989 la contribution sociale généralisée, le système financier français, lui, n’évolue guère avant l’adoption de la loi organique sur les lois de finances (Lolf) en 2001, entrée en vigueur en 2006, qui entraîne une réforme du processus et de l’architecture budgétaires. Avec cette Lolf et la constitutionnalisation de la programmation de l’ensemble des finances publiques en 2008 se clôt le xxe siècle du système financier.
15Pour sa part, la chronologie de l’interaction entre finances publiques d’un côté, et économie et société de l’autre côté, ne comporte que trois césures. On a vu que les finances publiques sont à la fois constitutives et tributaires de trois compromis sociopolitiques successifs : le compromis républicain de 1880 à 1944 (avec l’épisode de Vichy, contrebalancé par le programme de renouveau républicain de la Résistance), l’État social de 1945 à 1976 et un compromis néo-libéral instable de 1976 à 2019.
16Depuis 2020, le cumul des crises sanitaire, numérique et climatique – sans parler ni du terrorisme internationalisé, ni de la guerre à l’est de l’Europe – impose de nouvelles contraintes et des perspectives inédites aux acteurs économiques, à l’État et à ses finances publiques. Mais ceci relève d’une autre histoire.
Auteurs
Chercheur HDR rattaché au laboratoire IDHE.S (UMR 8533 CNRS-Paris 1 Panthéon Sorbonne), Fabien Cardoni est chargé d’études historiques au bureau de la Recherche de l’Institut de la gestion publique et du développement économique (Comité pour l’histoire économique et financière de la France, ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance). Ses recherches portent sur l’histoire des finances publiques (leurs normes, leurs outils, leurs acteurs) au xixe-xxe siècle. Il a récemment codirigé, avec Matthieu Conan, Étienne Douat et Céline Viessant, Singularités des finances de la défense et de la sécurité (Paris, Mare&Martin, 2021) et, avec Anne Conchon, Michel Margairaz et Béatrice Touchelay, Chiffres privés, chiffres publics xviie-xxie siècle. Entre hybridations et conflits (Rennes, Presses universitaires de Rennes, à paraître en 2022). Il va également publier Le futur empêché. Une histoire financière de la défense en France 1945-1974 (Paris, Éditions de la Sorbonne, à paraître en 2022).
Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne (Institut d’histoire économique et sociale), Michel Margairaz a été directeur du laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société (UMR 8533) de 2014 à 2018. Il a récemment publié L’État détricoté. De la Résistance à la République en marche, avec Danielle Tartakowsky (Paris, Éditons du Détour, 2e édition revue et augmentée, 2020) ; Les biens communs en perspectives. Propriété, travail, valeur xviiie-xxie siècle, en codirection avec Christian Bessy, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2021 ; Chiffres privés, chiffres publics xviie-xxie siècle. Entre hybridations et conflits, en codirection avec Fabien Cardoni, Anne Conchon et Béatrice Touchelay, Rennes, Presses universitaires de Rennes, à paraître en 2022.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances, 1918-1946
Les hommes, le métier, les carrières
Nathalie Carré de Malberg
2011
Le choix de la CEE par la France
L’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle (1955-1969)
Laurent Warlouzet
2011
L’historien, l’archiviste et le magnétophone
De la constitution de la source orale à son exploitation
Florence Descamps
2005
Les routes de l’argent
Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815)
Matthieu de Oliveira
2011
La France et l'Égypte de 1882 à 1914
Intérêts économiques et implications politiques
Samir Saul
1997
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (I)
Dictionnaire biographique 1790-1814
Guy Antonetti
2007
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (II)
Dictionnaire biographique 1814-1848
Guy Antonetti
2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006