Retour vers le futur de la Grande Guerre : pourquoi ?
p. 1-10
Résumé
Ce texte présente l’hypothèse à l’origine de ce livre, à savoir le caractère crucial de la Grande Guerre dans l’histoire économique et sociale de l’Europe au xxe siècle, en comparaison, en particulier, de la Grande Dépression ou de la Seconde Guerre mondiale. Il discute les raisons de poser cette question tant au regard de l’évolution de l’historiographie de la Grande Guerre que de la place de ce conflit sans précédent dans les représentations « spontanées » du xxe siècle (et donc parmi les points de comparaison possibles pour les crises contemporaines), en particulier dans le monde économique, avec les conséquences qui peuvent en résulter pour les choix de politique économique faits à l’échelle nationale ou internationale. Il présente les chocs résultant de la Grande Guerre : choc démographique et sanitaire, destructions dans les campagnes et les villes, atteintes environnementales, mouvements de populations, crises monétaires et financières, instabilité des finances publiques, réduction des échanges, nouvelles fragilités de la paix, révolution bolchevique. Il envisage en revanche plusieurs grands domaines pour lesquels la Grande Guerre s’inscrit dans un mouvement plus long, comme la montée des technosciences et celle de la protection sociale, les transformations des entreprises et du travail, l’élargissement du rôle des États, les mutations des relations internationales avec l’ascension des mouvements de libération nationale dans les empires coloniaux et la mise en place d’organisations internationales. Il suggère au total que la Grande Guerre peut avoir été un tournant unique, dont d’ultimes leçons seront tirées par les différents acteurs locaux, nationaux et internationaux après 1945 et jusqu’en 1973, contribuant en outre à une nouvelle phase de la mondialisation et proposant d’autres réponses à la lancinante question des inégalités.
Texte intégral
1Que reste-t-il aujourd’hui de la Grande Guerre ? Quelles sont ses traces dans l’économie et la société dans lesquelles nous vivons actuellement en Europe, terre marquée plus qu’aucune autre par ce premier conflit mondial ? Quelles institutions ayant émergé pendant le conflit, ou à cause de lui, jouent-elles encore un rôle important ? La guerre fut-elle, pour l’invention de nouvelles politiques économiques ou sociales, moins cruciale que le New Deal, le rapport Beveridge, le Front populaire ou la chute du nazisme ? Les conséquences du conflit se sont-elles effacées peu à peu ou bien cette guerre est-elle la matrice à partir de laquelle tout le reste du xxe siècle se développe1 ? Ces questions sont importantes aujourd’hui encore parce que la manière dont ont émergé institutions ou pratiques éclaire sur leur place dans notre société ou sur les motivations ou les effets prévisibles de nos réformes.
2Le déluge de publications qui a accompagné le centenaire de la guerre depuis 2014 témoigne de ce qu’elle impressionne et affecte encore nos contemporains, à un point peut-être d’autant plus fort (paradoxalement) que les derniers survivants ont désormais disparu2. Antoine Prost et Jay Winter ont, dans un essai marquant, analysé les trois générations d’historiographies de la Grande Guerre, en distinguant une première préoccupée d’abord de diplomatie et d’histoire politique (« les nations dans la guerre »), une seconde centrée sur les questions économiques et sociales (« les sociétés dans la guerre ») et une troisième mettant en exergue l’expérience anthropologique de la mort de masse (« les hommes dans la guerre »)3.
3Si l’on reprend ces trois grandes dimensions pour les conséquences à long terme de la guerre, on ne peut que remarquer des différences qui interrogent.
4En matière de politique internationale, les conséquences de la guerre restent évidentes aujourd’hui : la carte de l’Europe reste profondément héritée de l’éclatement des empires continentaux défaits – allemand et surtout autrichien, ottoman et russe –, un phénomène dont les conséquences durables ont été scrutées par les historiens. La fin tant subjective qu’objective de la centralité de l’Europe est perçue dès le lendemain de la guerre par les personnalités politiques ou les philosophes. La guerre froide elle-même apparaît en mode mineur dès la naissance de l’URSS. Durant les dernières décennies, cette historiographie s’est encore enrichie d’analyses soulignant le caractère mondial et non seulement européen de la guerre et de son impact, ainsi que ses effets sur les mouvements de populations, sur les peuples colonisés et sur les institutions internationales4.
5L’anthropologie historique de la Grande Guerre, qui prend la suite savante de l’expérience des tranchées décrite dans la littérature, analyse la dialectique de violence et de la souffrance, et ses conséquences durables multiples, de la politique aux arts5. La résurgence régulière des phénomènes fascistes, héritages indéniables dans leurs variétés nationales du traumatisme de la Grande Guerre, nous rappelle hélas encore quotidiennement son importance.
6En revanche, l’histoire économique et sociale de la Grande Guerre et de ses conséquences n’a pas connu de renouvellement aussi important depuis son apogée des années 1960-19806. Certes, l’historiographie s’est enrichie de nombreux travaux, y compris sur la France occupée ; elle a mieux pris en compte l’agriculture, la santé et l’environnement7, mais elle s’est aussi étiolée en même temps qu’elle devenait plus exacte et précise. À mesure que l’analyse de la guerre et des sociétés en guerre s’approfondissait, ses conséquences structurelles ont été délaissées, les historiens devenant plus précautionneux devant les propositions générales et s’intéressant davantage aux dimensions sociales ou politiques. Le second conflit mondial est plus souvent mobilisé pour ses conséquences économiques et sociales et ses enjeux structurels (État-providence, planification, nationalisations…), notamment par les économistes, mais ce déplacement disciplinaire n’est pas sans effets.
7En effet, pour les économistes, peut-être du fait de la prépondérance de l’influence états-unienne, la Grande Guerre n’a pas une place cruciale pour comprendre le xxe siècle. Si les comparaisons avec la première moitié du xxe siècle restent courantes et tiennent leur place quotidiennement dans les analyses ou les décisions politiques et économiques, ce n’est pas la Grande Guerre qui est invoquée. Ainsi, au début des années 2000, la force du mouvement de mondialisation économique, l’intensité du changement technologique, la montée en puissance des entreprises mondiales, la croissance des inégalités dans la plupart des pays ou la domination sans partage du libéralisme économique ont conduit à s’interroger sur le parallèle avec les années 1900, cette Belle Époque ainsi labellisée après que la Grande Guerre l’eut bouleversée. Quelques années plus tard, la profondeur comme certaines formes de la crise économique et financière de 2008 la font comparer volontiers à celle des années 19308. Avec le recul, il s’avère que la « crise des subprimes » n’a débouché (encore) ni sur les drames sociaux ni sur les changements radicaux de politiques que la Grande Dépression avait produits ; mais cela délégitime d’autant moins la comparaison que les décideurs qui en ont inventé les remèdes – à commencer par Ben Bernanke, gouverneur du Federal Reserve Board états-unien lors de la crise – l’ont fait explicitement à partir d’une analyse longuement mûrie de cette Grande Dépression9, et que les remèdes qui ont atténué cette crise comme celle du coronavirus depuis 2020 (la production massive de liquidité par les banques centrales) sont susceptibles d’effets secondaires considérables et inconnus.
8L’histoire est rarement convoquée sans intentions politiques. Invoquer la Belle Époque n’est pas usuellement fait en montrant ses tensions ou ses contradictions, mais pour suggérer une stabilité largement imaginaire, associée parfois à l’apogée de la domination européenne sur le monde (malgré l’émergence largement avancée des États-Unis). Les économistes libéraux, qui discernent aux États-Unis une période de « grande modération10 » entre 1985 et 2007, y voient rétrospectivement le modèle d’une société libérale avancée : les régimes politiques y sont plus parlementaires que réellement démocratiques, l’État y assure les libertés individuelles formelles mais n’y envisage les questions sociales que sur un mode prudemment assurantiel11. De manière analogue, la référence aux crises bancaires des années 1930 est utilisée, dans la tradition de Milton Friedman, pour privilégier un traitement strictement monétaire de la crise de 2008, et éviter ainsi que l’exemple du New Deal suscite une remise en cause des doctrines néolibérales dominantes12.
9On aura compris que les économistes tirent volontiers des parallèles avec le passé, ou l’utilisent dans leurs analyses de l’actualité, non sans intentions. Au-delà même de ces choix conscients, nombre d’entre eux tendent à traiter la guerre en général, la Grande Guerre en particulier, comme une parenthèse en ce qui concerne les transformations économiques et sociales, et donc à en sous-estimer l’impact à long terme.
10En partie pour des considérations pratiques – la fréquente disparition de données statistiques pendant les guerres du fait de la désorganisation ou de l’affaiblissement de l’économie et des appareils statistiques publics –, et en partie parce qu’elles sont « anormales », les années de guerre sont souvent exclues des études économiques de long terme, tandis que les guerres constituent un terrain spécifique pour quelques spécialistes, terrain qu’ils cherchent à banaliser par l’application des modèles économiques ordinaires13. La guerre n’est donc pas vraiment intégrée à des modèles socio-économiques qui expliqueraient tant son origine que ses conséquences à long terme.
11Le constat de ces écarts de traitement a été à l’origine de notre désir de revenir sur la question de l’impact durable de la Grande Guerre sur les économies et sociétés européennes. Il s’est inscrit dans le programme pluriannuel d’études sur la Première Guerre mondiale lancé par le Comité pour l’histoire économique et financière de la France (CHEFF) auprès du ministère de l’Économie et des Finances14. Il n’est pas question ici de revenir en détail sur la guerre elle-même, sur laquelle des synthèses de très haut niveau existent15, mais de tenter une pesée, à l’échelle du xxe siècle européen, de son impact. L’hypothèse discutée dans ce livre est que, loin d’être une parenthèse (même très longue), la Grande Guerre, au moins dans un certain nombre de domaines importants, a déterminé de manière cruciale le siècle qui l’a suivie et que son impact s’étend même jusqu’à aujourd’hui. En quel sens ? Au sens où l’on ne peut pas penser voire parfois on ne peut pas imaginer, que certaines caractéristiques cruciales des sociétés et des économies européennes d’aujourd’hui seraient présentes si la guerre n’avait pas eu lieu. Mais plus que d’identifier les domaines pour lesquels le rôle de cette guerre est, ou n’est pas, crucial, il convient plutôt de comprendre comment l’ombre de la guerre a pu porter si loin, et par quels mécanismes, quels rapports de force et quelles institutions son impact a perduré. Symétriquement, ce livre pose aussi la question du « retour à la normale » en admettant qu’une telle normalité existe en matière économique ou sociale puisque, notamment chez nombre d’économistes, c’est l’hypothèse d’un retour spontané à l’équilibre (« la normale ») qui justifie l’effacement des guerres dans la compréhension des transformations de long terme.
12Le choix de l’échelle européenne est déterminé par deux considérations : la guerre a eu en Europe un impact plus important que dans le reste du monde, même si les conséquences sur les autres continents ont été réévaluées par l’historiographie récente16. D’autre part cette échelle facilite la comparaison des situations nationales et de leurs interactions. En ouvrant la conférence internationale qui a débouché sur cet ouvrage, nous proposions de distinguer quelques transformations structurelles majeures dans les domaines économique et social, en les classant selon le rôle qu’y joue la Grande Guerre. Certains processus étaient antérieurs à la guerre et ne semblent pas avoir été affectés par celle-ci ; d’autres furent directement initiés par la guerre et semblent encore se poursuivre aujourd’hui ; enfin, un certain nombre de processus furent initiés par la guerre mais semblent s’être épuisés depuis. Comme toute catégorisation de ce genre, celle-ci a pour but principal de stimuler la discussion. Mais elle permet d’envisager des temporalités et des échelles qui dépassent celles de la plupart des récits historiques et correspondent, néanmoins, à une demande d’intelligibilité qui est légitime.
13Plusieurs processus historiques importants sont à l’œuvre dès avant la Première Guerre mondiale et se prolongent jusqu’à nos jours sans que la guerre les ait fortement infléchis. Ainsi, une des caractéristiques majeures du xixe siècle finissant et du xxe siècle est la concentration croissante des pouvoirs politiques et économiques permise par le développement de très grandes organisations hiérarchiques mobilisant de manière permanente des dizaines, voire des centaines de milliers de travailleurs : initié par les grandes administrations des premiers États centralisés, le modèle s’étend – à la suite des cas pionniers des plantations puis des compagnies de chemins de fer – à de grandes entreprises qui apprennent à intégrer progressivement de nombreuses opérations à une échelle nationale, voire internationale17. La Première Guerre mondiale contribue dans une certaine mesure à renforcer cette tendance : les administrations coordonnent de plus en plus l’effort de guerre, les approvisionnements et la logistique à l’échelle nationale, en liaison avec les syndicats patronaux qui se renforcent. Ce faisant, elles peuvent contribuer dans certains secteurs à la concentration des entreprises pour faire face de manière efficace à des commandes publiques, notamment militaires. Surtout, la coordination organisée est étendue au niveau international, au sein de chacun des deux camps, s’appuyant notamment sur de nouveaux experts de la gestion de crise internationale (nourriture, matières premières, transport maritime). Cette expertise internationale est mobilisée après la fin des combats, face à l’hyperinflation en Autriche puis à la crise de déflation de 1920‑192118.
14L’essentiel des coordinations centralisées organisées par les États au niveau national est démantelé après la guerre, même si les administrations en sortent souvent réformées (par exemple en France les administrations financières) et si des organisations originales en sont issues – telles en France la Compagnie française des pétroles (CFP), de statut mixte, ou l’Office national industriel de l’azote (ONIA), public. Quant aux organisations internationales, celles qui sont issues de la guerre – l’Organisation internationale du travail (OIT) en 1919, la Société des Nations (SDN) en 1920 – sont affaiblies par le refus d’engagement des États-Unis. Néanmoins, reprenant une partie des réseaux d’experts de la guerre, elles vont au-delà de la simple concertation pour produire des connaissances, des normes internationales et des programmes de coopération intellectuelle ou technique.
15Articulé fortement avec ce développement des grandes organisations – en particulier des entreprises privées, qui ont joué un rôle majeur dans l’industrialisation de l’électricité et de la chimie –, le développement d’une big science est aussi un phénomène antérieur à la Grande Guerre, même si celle-ci le renforce, notamment par les dépenses militaires, dans quelques domaines. La chimie moderne est ainsi mobilisée directement dans la mise au point de gaz de combat, l’une des innovations scientifico-militaires les plus spectaculaires. Mais si la guerre enrôle les communautés de savants au service des activités privées et publiques d’armement, redéfinit la propriété intellectuelle et renforce la coopération scientifique internationale19, il n’est pas évident qu’elle constitue une rupture en la matière autant que la Seconde Guerre mondiale.
16Une telle accélération est plus probable dans le cas des politiques sociales et du développement général d’un État social, même si dans certains pays comme l’Allemagne les grandes initiatives sont antérieures, tandis que dans d’autres elles tardent jusqu’après 1945. La Grande Guerre provoque en effet des transformations fortes du marché du travail, en particulier un accès renforcé des femmes et des immigrés, coloniaux ou étrangers, mais aussi souvent le renforcement des mobilisations ouvrières qui débouchent, quoiqu’inégalement, sur une réduction de la durée légale du travail et sur des droits sociaux nouveaux.
17Dans plusieurs domaines importants, la Grande Guerre provoque non pas de simples infléchissements mais des ruptures majeures, mettant en place des processus historiques de grande portée mais qui s’avèrent pourtant avoir un terme. La guerre rompt la paix, non pas seulement pour quatre ans et demi, non pas jusqu’au dernier des traités de paix – celui de Lausanne, avec la Turquie, en 1923 –, mais en un sens jusqu’à 1945. Les raisons et les conséquences économiques et sociales de l’échec de la paix de Versailles sont à la fois connues et parfois minorées. Mais considérer l’ensemble de la période de 1914-1945 comme un seul conflit risque de conduire à dédouaner les logiques économiques de leur part dans sa prolongation. Ceci peut conduire à regarder la croissance des Trente Glorieuses non plus comme la dimension économique d’une construction politique et sociale originale mais comme un simple rattrapage naturel d’une économie libérée de la guerre ; un rattrapage qui s’arrêterait quand la tendance « séculaire » aurait été rattrapée sans que ce ralentissement (à partir des années 1980) ait rien à voir avec des choix politiques.
18La rupture politique majeure provoquée par la Grande Guerre est la révolution bolchevique en Russie, suivie de la création de l’URSS fin 1922. Pendant près de soixante-dix ans, l’existence d’un bloc soviétique, outre la réduction des échanges qu’il a provoquée, a été un élément structurant essentiel des relations internationales comme du débat politique et social à l’intérieur de la plupart des démocraties occidentales, au point que Francis Fukuyama a cru un peu vite à la fin de l’histoire lorsque ce point de référence disparut20. Si l’épisode communiste est désormais clos en Europe, son impact pendant plusieurs décennies sur les sociétés et les économies européennes a cependant été majeur et y laisse aujourd’hui encore bien des traces.
19La rupture économique majeure concerne la stabilité macroéconomique. Inflation, déflation, chômage, crises bancaires systémiques, crises budgétaires, crises monétaires, crises financières internationales, protectionnisme, contrôle des changes, tous ces mots apparaissent ou prennent un sens nouveau après la Grande Guerre, du fait du conflit et des choix économiques et politiques indissociables opérés en fonction d’impératifs tant intérieurs qu’internationaux. Deux types d’outils sont alors développés, tant intellectuellement que pratiquement : la planification et la gestion macroéconomique, qui, à certains égards, sont toutes deux les filles de la Grande Guerre.
20L’impact de la Première Guerre mondiale semble donc particulièrement fort et durable dans ces domaines. Pourtant, l’ensemble des institutions et des politiques qui en ont résulté sont remises en cause, d’abord théoriquement puis pratiquement, aux États-Unis puis en Europe à partir des années 1970. Aujourd’hui, l’intervention directe de l’État dans l’économie s’est fortement réduite, la planification d’ensemble a disparu, les banques centrales sont redevenues indépendantes et parfois plus puissantes que les gouvernements (particulièrement en Europe). Les dépenses sociales (retraites, santé et chômage) restent élevées mais sont gérées sur un mode de plus en plus assurantiel et donc de moins en moins redistributif et politique – même s’il reste des exceptions. Les inégalités ont, dans nombre de pays, remonté vers un niveau proche de celui de la Belle Époque21. On se demande donc si ne se clôt pas vers 1990 le cycle d’exceptionnelle intervention économique de l’État inauguré par la Première Guerre mondiale.
21Cette remise en cause progressive de nombre de politiques et d’institutions est allée de pair, depuis les années 1970, avec la réouverture internationale d’économies longtemps isolées après les réductions drastiques des échanges et des circulations – de biens et de capitaux notamment – que la Grande Guerre puis, au-delà de leur reprise partielle dans les années 1920, la Dépression et la Seconde Guerre mondiale avaient provoquées (on sait que c’est seulement vers 1990 que les indicateurs de « mondialisation » ont retrouvé un niveau équivalent à 1913). Il est difficile mais important d’examiner dans quelle mesure cette coïncidence temporelle doit se comprendre comme une explication, en particulier si la fermeture des économies conditionna la mise en place d’interventions publiques et de politiques sociales plus fortes.
22Est-ce à dire que la Première Guerre mondiale a simplement ouvert une parenthèse qui se serait aujourd’hui refermée ? Certainement pas : d’abord parce que même si les processus qu’elle a initiés semblent en effet s’achever dans certains domaines, ils n’en laissent pas moins des traces – parfois des regrets – dans la réalité comme dans les esprits ; ensuite parce qu’il est aussi des domaines dans lesquels la guerre a initié des changements dont rien ne laisse à penser qu’ils soient réversibles. La géopolitique mondiale en est un de première grandeur, sur lequel nous ne reviendrons pas, mais qu’il importe de garder à l’esprit tant il influe sur tous les autres. La fragmentation de l’Europe résulte directement de la guerre ; son affaiblissement financier contribue à la mise en doute de son emprise coloniale sur le monde et, dans une moindre mesure, à la baisse globale de son poids économique (même si l’influence de sa démographie relative reste sans doute prépondérante à ces égards).
23La Première Guerre mondiale reste sans doute, dans ses multiples effets, l’événement le plus important du xxe siècle, au moins à l’échelle de l’Europe. Quand bien même sa dimension accidentelle est réelle, comme l’ont affirmé nombre d’historiens, elle est née de l’interaction de plusieurs processus sociaux, politiques et économiques majeurs : montée démographique de l’Europe, mouvements de construction nationale tant administrative que politique et culturelle, développement industriel et scientifique inégal selon les pays, montée du nationalisme, mouvement des nationalités, rivalités coloniales ou impériales, la liste est longue. Une fois déclenchée, la guerre renforce certains processus en cours mais en crée aussi d’autres, qui perdurent inégalement. L’hypothèse de cet ouvrage est qu’il est possible et utile d’isoler analytiquement ces différents processus, de les considérer comme pouvant avoir une pertinence sur le long terme et à l’échelle européenne, d’examiner leurs interactions, et que ces analyses sont utiles pour comprendre la situation actuelle et les perspectives qui s’offrent à nous dans le contexte géopolitique, économique, environnemental et technologique du premier xxie siècle.
24Nous avons soumis cette problématique et cette hypothèse, qui s’efforcent d’articuler les temporalités et les échelles micro et macro, à un groupe international de chercheurs qui les ont acceptées comme point de départ de leurs contributions. Celles-ci ont été présentées et discutées lors d’une conférence qui s’est réunie le 9 novembre 2018 au centre Pierre-Mendès-France du ministère de l’Économie et des Finances à Paris, avec le soutien de la Mission du Centenaire de la Première Guerre mondiale. Les versions révisées de la plupart de ces interventions sont publiées dans cet ouvrage dans l’ordre suivant.
25Dans une première partie portant sur l’économie, un chapitre initial de Pierre-Cyrille Hautcœur discute l’hypothèse d’une longue traîne de la Grande Guerre sur l’ensemble du xxe siècle en matière macroéconomique, passant en revue à la fois les « performances », les politiques économiques et les théories qui les fondent en ce qu’elles doivent à la guerre. Le second chapitre, écrit par Ted Fertik et Naomi Lamoreaux, est consacré à l’impact de la guerre sur la restructuration du monde des affaires et en particulier des grandes entreprises dans l’entre-deux-guerres à l’échelle internationale.
26La deuxième partie est consacrée aux conséquences sociales de la guerre. Elle s’ouvre par une vision d’ensemble proposée par Antoine Prost sur la recomposition des sociétés occidentales suite à la Grande Guerre. Lionel Kesztenbaum examine ensuite les multiples effets du conflit sur les populations en montrant le renouvellement des connaissances apportées par plusieurs générations de travaux et de méthodes. Bruno Valat présente une réflexion sur les temporalités historiques autour de l’État social telles qu’elles sont affectées par la guerre. Alain Supiot conclut cette partie en mettant en perspective l’État-providence, dans l’émergence duquel la Grande Guerre marque un moment important.
27La troisième partie porte sur les politiques. Un premier chapitre de Laurence Badel discute, à partir de la conférence de la Paix qui commence en janvier 1919, de la « mondialisation » des relations internationales. Un second chapitre, le dernier du livre et dont Dominique Pestre est l’auteur, porte sur les multiples imbrications entre les technosciences, l’industrie et la guerre depuis la Grande Guerre.
Notes de bas de page
1 Thèse défendue par François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au xxe siècle, Paris, Robert Laffont-Calmann-Lévy, 1995.
2 Antoine Prost, « Les Français, la mémoire de la Grande Guerre et son centenaire », Le Mouvement social, n° 269‑270, octobre 2019-mars 2020, p. 165‑183.
3 Antoine Prost et Jay M. Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2004.
4 On se reportera en particulier aux ouvrages majeurs de Lawrence Sondhaus, World War One: The Global Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2020 (1re éd. 2011) et d’Adam Tooze, Le déluge, 1916-1931. Un nouvel ordre mondial, Paris, Les Belles Lettres, 2015 (1re éd. 2014).
5 On pense notamment en France aux travaux d’Annette Becker et de Stéphane Audoin-Rouzeau, en particulier leur livre commun 14‑18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000.
6 La principale synthèse fut alors celle de Gerd Hardach, The First World War, 1914-1918, Londres, Allen Lane-Penguin Books, 1977. Sur la France : François Caron et Jean Bouvier, « Guerre, crise, guerre », dans Fernand Braudel et Ernest Labrousse (dir.), Histoire économique et sociale de la France, Paris, PUF, t. 4, vol. 2, 1980, p. 631‑691, partiellement consacré à la Grande Guerre.
7 Tait Keller, « Aux marges écologiques de la belligérance. Vers une histoire environnementale globale de la Première Guerre mondiale », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 71, n° 1, 2016, p. 65‑86.
8 Par exemple dans les articles influents de Barry Eichengreen et Kevin O’Rourke dans Vox : « A Tale of Two Depressions », 6 avril 2009, 4 juin 2009 et 8 juin 2010.
9 Ben S. Bernanke, Essays on the Great Depression, Princeton, Princeton University Press, 2000.
10 James Stock et Mark Watson, « Has the Business Cycle Changed and Why? », NBER Macroeconomics Annual, vol. 17, 2002, p. 159‑218.
11 François Ewald, L’État-providence, Paris, Grasset, 1986.
12 Milton Friedman et Anna Schwartz, A Monetary History of the United States, 1867-1960, Princeton, Princeton University Press, 1963. Cet ouvrage, dont le chapitre sur la Dépression des années 1930, long de 150 pages, est de loin le plus cité de l’ouvrage, a été le principal argument empirique mobilisé dans la lutte de Friedman contre le keynésianisme.
13 Stephen Broadberry et Mark Harrison (dir.), The Economics of World War I, Cambridge, Cambridge University Press, 2005 ; M. Harrison (dir.), The Economics of World War II: Six Great Powers in International Comparison, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
14 Le Comité a, au cours des dernières années, joué un rôle important pour animer la recherche sur ce sujet grâce à plusieurs journées d’étude qui ont donné lieu aux publications suivantes : Florence Descamps et Laure Quennouëlle-Corre (dir.), Finances publiques en temps de guerre, 1914-1918. Déstabilisation et recomposition des pouvoirs, Paris, IGPDE-Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2016, consultable en ligne, https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/4343 ; F. Descamps et L. Quennouëlle-Corre (dir.), La mobilisation financière pendant la Grande Guerre. Le front financier, un troisième front, Paris, IGPDE-Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2016, consultable en ligne, https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/4117 ; Fabien Cardoni (dir.), Les banques françaises et la Grande Guerre, Paris, IGPDE-Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2016, consultable en ligne, https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/4200 ; F. Descamps et L. Quennouëlle-Corre (dir.), Une fiscalité de guerre ? Contraintes, innovations, résistances, Paris, IGPDE-Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2018, consultable en ligne, https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/5171 ; Patrick Fridenson et Pascal Griset (dir.), L’industrie dans la Grande Guerre, Paris, IGPDE-Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2018, consultable en ligne, https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/4921.
15 Jay M. Winter (dir.), La Première Guerre mondiale, t. 1, Combats, t. 2, États, t. 3, Sociétés, Paris, Fayard, 2013‑2014.
16 Cette révision a été initiée par Hew Strachan, « The First World War as a global war », First World War Studies, vol. 1, 2010, p. 3‑14, qui souligne tant l’importance de la dimension impériale que le caractère mondialisé de la finance d’avant-guerre. Pour une vision d’ensemble soulignant notamment le rôle des matières premières dans les déséquilibres économiques et politiques, cf. Adam Tooze et Ted Fertik, « The world economy and the Great War », Geschichte und Gesellschaft, vol. 40, n° 2, 2014, p. 214‑238. Pour une réflexion historiographique, cf. Jamie Martin, « Globalizing the history of the First World War: economic approaches », à paraître dans The Historical Journal.
17 Teresa da Silva Lopes, Christina Lubinski et Heidi J. S. Tworek (dir.), The Routledge Companion to the Makers of Global Business, Abingdon, Routledge, 2020.
18 Jamie Martin, « Experts of the World Economy: European Stabilization and the Reshaping of International Order, 1916‑51 », thèse de doctorat en histoire, Harvard University, 2016.
19 Gabriel Galvez-Behar, Posséder la science. La propriété scientifique au temps du capitalisme industriel, Paris, Éd. de l’EHESS, 2020, p. 161‑185.
20 Le livre de Francis Fukuyama est d’abord paru en anglais et a été très vite traduit en français, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992 (1re éd. 1992).
21 Anthony B. Atkinson, Inégalités, Paris, Seuil, 2016 ; Thomas Piketty, Le capital au xxie siècle, Paris, Seuil, 2013.
Auteurs
Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et professeur à l’École d’économie de Paris – ou Paris School of Economics (PSE) –. Les travaux de Pierre-Cyrille Hautcœur portent sur l’histoire monétaire et financière des XIXe et XXe siècles. Il a notamment publié Le marché financier français au XIXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007 et La crise de 1929, Paris, La Découverte, 2009, ainsi que de nombreux articles scientifiques. Il dirige l’équipement d’excellence « Données financières historiques » (Équipex DFIH ; www.dfih.fr), qui permet de reconstruire quantitativement l’histoire financière des entreprises françaises cotées en bourse depuis le XIXe siècle à partir des sources, ainsi que plusieurs programmes de recherche liés, sur les microstructures des marchés boursiers, les réseaux de dirigeants ou les entreprises coloniales. Il a dirigé l’EHESS entre 2012 et 2017, et présidé par ailleurs European Historical Economics Society (EHES) de 2017 à 2019 et l’Institut national d’études démographiques (INED) depuis 2020.
Ancien élève de l’École normale supérieure, Patrick Fridenson est directeur d’études à l’EHESS et conseiller éditorial de la revue Entreprises et Histoire. Co-auteur avec Philip Scranton de Reimagining Business History, Baltimore, Johns Hopkins Press, 2013, il travaille de longue date sur les entreprises et l’État durant les deux guerres mondiales et a notamment dirigé The French Home Front, 1914-1918, Leamington Spa, Berghahn, 1992 et codirigé avec Pascal Griset L’industrie dans la Grande Guerre, Paris, IGPDE-Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2018 (consultable en ligne https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/4925), ainsi qu’un numéro de revue (avec Patrice Bret et Alain Crémieux), « Les industries et l’administration de l’Armement en France sous l’Occupation », L’Atelier du CRH, n° 23, à paraître en 2021 et « Architecture, esthétique industrielle, art. Le nouveau Renault, 1945-1985 », dans Gwenaële Rot et François Vatin (dir.), L’esthétique des « Trente Glorieuses ». De la Reconstruction à la croissance industrielle, Trouville, Éditions Librairie des Musées, 2021, p. 242‑255 et 277‑278. Il est membre du Comité pour l’histoire économique et financière de la France.
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L’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle (1955-1969)
Laurent Warlouzet
2011
L’historien, l’archiviste et le magnétophone
De la constitution de la source orale à son exploitation
Florence Descamps
2005
Les routes de l’argent
Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815)
Matthieu de Oliveira
2011
La France et l'Égypte de 1882 à 1914
Intérêts économiques et implications politiques
Samir Saul
1997
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (I)
Dictionnaire biographique 1790-1814
Guy Antonetti
2007
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (II)
Dictionnaire biographique 1814-1848
Guy Antonetti
2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006