Conclusion
p. 777-784
Texte intégral
1Ce qui apparaît à travers les communications et les débats auxquels ont donné lieu le colloque et la table ronde qui en a clos les séances, c’est de toute évidence le fait que le plan Marshall a été non pas seulement un thème majeur de recherche ouvert aux spécialistes mais un événement demeuré vivant dans les mémoires, parce qu’il a été en soi un acte de très grande générosité, qu’il a coïncidé avec la reprise de la croissance économique en l’Europe, et qu’il a acquis, de ce fait, un poids affectif comparable à celui qu’on attribuait autrefois, pour des raisons inverses, au krach de 1929. Les deux événements balisent en quelque sorte l’histoire du xxe siècle, l’un, marquant la fin de l’ère du laissez-faire, et l’autre, les débuts de celle de l’économie administrée.
2Ceci ne signifie pas qu’un consensus se soit imposé sur tous les points évoqués dans le colloque. Nombreux ont été les historiens qui se sont montrés critiques à l’égard du discours du 5 juin 1947, en insistant sur les arrière-pensées politiques du moment, sur le désir des autorités américaines d’utiliser « l’arme économique » afin de contenir le communisme, au risque de rompre l’Europe en deux blocs. Tandis que d’autres, plus sensibles à la continuité de l’assistance qui a été apportée à l’Europe, ont mis en parallèle les quatre milliards de dollars, accordés à la Grande-Bretagne en 1946-1947 pour soutenir la livre, et les quelque treize milliards et demi de l’Aide Marshall, en insistant sur l’échec de la première expérience et sur l’obligation où se sont trouvés les Américains d’élargir et de mieux coordonner leur action, et d’y inclure leurs alliés et leurs anciens adversaires.
3La même dualité d’opinion se retrouve dans les jugements portés sur le programme. Les uns en ont stigmatisé le caractère improvisé, le fait qu’il ait été engagé « sans conception claire des besoins européens », pour remédier à un effondrement économique jugé imminent. Alors que d’autres ont cru pouvoir en analyser logiquement les étapes. L’une, consacrée au restockage européen – 80 % des premiers crédits ont été affectés à la couverture des besoins alimentaires et à des achats de matières premières, la part réservée aux biens d’équipement n’ayant progressé, sur une base annuelle, que de 7 % à 19 % du total des crédits. La seconde, caractérisée par un élargissement des quotas d’importation et la mise en place de l’UEP, donc par une tentative pour multilatéraliser les échanges. Enfin, après les débuts de la guerre de Corée, priorité a été donnée aux missions de productivité et aux politiques de redistribution des revenus, le rapport Marjolin de 1951 souhaitant les substituer à des opérations plus coûteuses en capital comme les constructions de logements sociaux, dont le financement était moins assuré. La cohérence de l’entreprise ne paraît devoir être mise en question.
4Mais au-delà de ces prises de position divergentes, ce qui fait l’originalité du plan Marshall et peut donner lieu à débats, c’est l’impression de très grande réussite qu’il a laissée dans l’esprit des contemporains. Les capitaux mis gratuitement à la disposition de l’Europe ont fait que les États ont dû planifier leur action, qu’ils ont démontré par là leur capacité à mobiliser des ressources sur une très vaste échelle, à moderniser les structures de production, et préparé la voie à vingt années de croissance. Le pouvoir d’impulsion que l’on prête à l’Etat vient, pour beaucoup, du souvenir des épreuves subies dans les années 1930 et la guerre et des résultats obtenus. Mais la réalité est-elle conforme à ce mythe ? Certains auteurs ont cru devoir relativiser l’utilité du programme, en arguant du fait qu’une injection de capital étranger était inutile à l’époque, sauf peut-être en France et aux Pays-Bas. Qu’en est-il véritablement ? Les fonds consacrés au relèvement de l’Europe ont-ils été efficacement utilisés ? Et, pour autant que la conjoncture le permette, serait-il souhaitable de renouveler l’expérience au profit du Tiers Monde ou des pays de l’Est ? A en juger d’après les arguments présentés, la réponse à ces questions pourrait ne pas être positive. Ceci, pour trois raisons.
Les objectifs à long terme
5La première de ces raisons a trait aux objectifs américains. Ils ont été analysés, de manière générale, en rappelant les dangers que l’Europe a rencontrés au premier semestre de 1947. Donc en faisant état, au plan politique, des menaces soviétiques en Méditerranée et sur le continent. Et en rappelant les rigueurs de l’hiver de 1946-1947, le blocage partiel des transports et des usines, les pénuries de charbon et de blé, et l’obligation où s’est trouvée l’Europe de s’approvisionner en Amérique, sans pouvoir offrir de contreparties suffisantes en marchandises et en services, et sans avoir de marché de substitution, alors que la suppression du contrôle des prix en novembre 1946 aux Etats-Unis affectait défavorablement les termes de l’échange. Le déficit global a été au triple de celui d’avant-guerre ; il a atteint 7,4 milliards $ en 1947, dont 5,6 milliards avec l’Amérique, ce qui a mis les pays européens dans l’impossibilité de faire face à leurs obligations sans aide extérieure. Cependant, si la situation a exigé des mesures d’urgence, ceci ne doit pas faire oublier que les Américains ont cherché, à cette occasion, à modifier le cadre institutionnel des échanges. Le plan Marshall n’a pas été conçu seulement en réaction à un incident ponctuel, mais pour remédier aux crises de surproduction, qui s’étaient succédé à partir de 1918, et dans le cadre d’un système destiné à prévenir un retour aux politiques de déflation, de discrimination et d’exclusion commerciale, aux dévaluations compétitives, auxquelles ils attribuaient l’aggravation de la dépression, après 1929, aux Etats-Unis et dans les pays neufs.
6Ceci apparaît, lorsqu’on cherche à préciser les origines du plan. Il a été fait brièvement allusion, au cours du colloque, aux groupes de pression américains et à leur rôle dans la décision du Congrès. Mais sans préciser ceux d’entre eux qui ont été directement liés à la conception du projet. Or, il n’est pas indifférent d’en rappeler les principaux. Soit les membres des bureaux d’étude et de planification du State Department, du Pentagone et de la Mission économique américaine à Londres, qui étaient en charge de la préparation des programmes d’après-guerre. Ceux des services extérieurs, car ils avaient repris à leur compte et réactualisé, après la conférence d’Ottawa, les vieilles idées wilsoniennes de non-discrimination et d’abolition des privilèges coloniaux ; c’est à leur initiative que l’on doit la création d’un espace commercial intra-américain, en 1934-1938, la Charte de l’Atlantique et les traités d’Aide Mutuelle de la guerre, et les premiers projets d’unification européenne. Enfin, les industriels, et plus particulièrement les dirigeants des grandes entreprises, ont joué un rôle central. La tradition voulait, en effet, depuis l’expérience du War Industries Board de 1917, que l’administration fasse appel à leur concours, en période de crise. Ils avaient été nombreux à participer aux agences du New Deal, aux Offices de mobilisation de la guerre, et à divers comités de réflexion politique, tels que le Business Advisory Council, le Committee for Economie Development, et le Council on Foreign Relations. Ils ont très naturellement fourni une partie des cadres de l’ECA, VEconomie Coopération Administration, créée en octobre 1947 pour conduire l’action américaine en Europe.
7C’est leur présence qui explique que l’ouverture et l’intégration du marché européen ont figuré, avant tout autre objectif, parmi les buts que devait se fixer la nouvelle administration. Ceci, parce que les gérants de l’aide Marshall étaient porteurs d’un héritage culturel qui attribuait la réussite américaine, et donc le succès de ses grandes entreprises, à la vague d’immigration du début du siècle et à la création d’un grand marché de masse. Parce qu’ils savaient également d’expérience que le doublement du produit national aux Etats-Unis, entre 1933 et 1947, avait été rendu possible grâce au rétablissement de la demande et à son maintien à un niveau élevé. Et parce qu’il était visible que les institutions de base du marché, négligées en Europe pendant toutes ces années, avaient à être reconstruites. C’est en tout cas le thème que devait défendre Paul Hoffman, l’ancien président de Studebaker Corporation et du Council on Foreign Relations, qui était devenu administrateur de l’ECA. Intervenant devant l’OECE, en octobre 1949 et 1950, et s’interrogeant sur les moyens de réduire l’inégalité des revenus entre l’Europe et l’Amérique, son diagnostic était simple :
8« I admit that Western Europe does not hâve ail the natural resources we possess. But there is one resource we hâve and Europe does not, which Europe could possess – and that is a single great market. If that market is achieved through intégration..., it would have a multitude of helpful conséquences. It would accelerate the development of large scale, low-cost production industries. It would make the effective use of ail resources easier, the stifling of healthy compétition more diffîcult. Such a step would not vastly increase productivity overnight. But the massive change in the environment would, I am convinced, set in motion a rapid growth in productivity. This would make it possible for Europe to improve its compétitive position in the world and thus more nearly satisfy the expectations and needs of its people1 ».
9Le rétablissement d’une économie de marché, élargie à l’ensemble de l’Europe de l’Ouest, peut donc être considéré comme l’objectif central du programme.
L’utilisation des fonds Marshall
10En pratique, néanmoins, étant donné la rapidité avec laquelle l’Europe s’est redressée, une fois le programme engagé, il est devenu presque de règle d’attribuer ce résultat, non pas à des mesures susceptibles de réactiver le marché, dans le court terme, mais aux investissements et par conséquent à l’utilisation de la contre-valeur de l’Aide Marshall dans les différents pays. Ceci a été plus particulièrement le point de vue français, car la France avait accumulé d’importants retards en matière d’investissements, et ses représentants à Washington avaient obtenu, dès avant la mise en application du programme, que l’essentiel des fonds seraient affectés à la modernisation du pays.
11Cependant, l’expérience française ne saurait être généralisée. Si l’on se guide en effet sur la répartition de l’aide américaine, on voit que, sur un montant global de 8,6 milliards $ de fonds de contrepartie, 2,6 milliards ont été réservés à l’Angleterre, à la Norvège et aux Pays-Bas, et affectés, à hauteur de 84 %, au remboursement de leur dette publique, donc à des opérations strictement financières et non d’investissement ; quant aux 4,8 milliards $ accordés à l’Allemagne, à la France et à l’Italie, s’ils ont été utilisés aux trois quarts à des fins productives, les sommes ainsi dégagées n’ont pas dépassé le dixième des investissements, et n’ont donc pu avoir l’effet de levier qu’on leur prête. De plus, le programme d’assistance n’a reçu la sanction du Congrès américain qu’à une date relativement tardive, trois années pleines après la fin des combats, donc à une époque où la reconstruction était pratiquement achevée. La production industrielle, à cette date, était déjà supérieure de 20 % en moyenne à celle de 1938 dans l’Europe de l’Ouest (moins l’Allemagne) ; les investissements s’étaient poursuivis pendant la guerre, et les anciens pays belligérants disposaient donc d’un matériel plus nombreux et présentant une meilleure structure d’âge ; en Allemagne, par exemple, en dépit des destructions dues aux bombardements, le parc-machines avait progressé de 1,6 à 2,4 millions d’unités, et celles qui avaient moins de dix ans d’âge étaient passées de 29 % à 55 % du total2. La France avait d’ailleurs mis à profit les années d’immédiat après-guerre pour récupérer une partie des usines démontées en 1940, renouveler le matériel roulant dans les chemins de fer, et accroître au-delà de leur niveau d’avant-guerre les capacités de production dans le secteur clef de l’énergie.
12Selon la thèse présentée dans de nombreux rapports, la reprise européenne se trouvait entravée, non par un manque de capacité, mais par un excès des contraintes : il restait à lutter contre l’inflation et les détournements de ressources au profit des marchés parallèles, à dépasser le cadre des échanges bilatéraux, à supprimer les plafonds imposés à l’industrie allemande et les limitations d’accès à son marché, cela, afin de dédoubler les approvisionnements en moyens de transport et en biens de capital, et de ne plus dépendre uniquement des Etats-Unis.
13De fait, à partir du printemps de 1949, à la suite d’une nouvelle crise du change, qui avait fait craindre que les Américains n’aient à prolonger leur aide au-delà de 1952, ceux-ci ont fait pression sur les gouvernements en Europe pour qu’ils procèdent à un ajustement de leurs parités monétaires, afin d’améliorer leur capacité de vente à l’exportation. Une dévaluation de la livre, suivie par celle des monnaies continentales (moins la Suède et la Suisse), a donc été négociée au cours de l’été 1949 par le secrétaire au Trésor, John Snyder, et appliquée au mois de septembre, ce qui a pratiquement mis fin à la pénurie des dollars : le surplus courant des États-Unis, qui avait atteint 11,6 milliards $ en 1947, est revenu à 6, puis à moins de 2 milliards en 1949 et 1950, et s’est maintenu à ce niveau par la suite, les exportations européennes ayant progressé globalement de 50 % par rapport à l’avant-guerre.
14Puis, dans un deuxième temps, les Américains ont cherché à élargir la base des échanges sur le continent. Ils ont donc affecté une partie de l’aide Marshall à la couverture du déficit néerlandais, et facilité l’application du traité de Pré-Union de ce pays avec la Belgique et le Luxembourg. Ils ont doté, en septembre 1950, l’UEP d’un fonds de garantie et assuré par ce moyen la transférabilité des soldes intra-européens ; et apporté leur concours aux programmes d’investissement de la Norvège et de l’Allemagne, ces deux pays cherchant à reprendre leur place sur les marchés internationaux. Cette politique, évidemment, a subi un temps d’arrêt du fait de la guerre de Corée et des hausses brutales des matières premières qu’a entraînées le réarmement. Mais, si l’on en juge d’après les balances de paiements en 1952, donc en fin du programme, le retour à l’équilibre était assuré (tableau 1). La Grande-Bretagne bénéficiait d’un surplus extérieur, au titre de ses opérations courantes, outre celui que lui apportaient à nouveau les pays de la zone sterling dans leurs échanges avec l’Amérique. Et, après une crise particulièrement grave, la balance allemande s’est redressée au printemps de 1951 – le surplus courant du pays devait dépasser 13 milliards $ en dix ans.
15L’intégration européenne est devenue une réalité, parce que la structure des ventes de l’Allemagne, à base de machines et de biens d’équipement, était complémentaire de celle des exportations que lui ont adressées l’Autriche, le Benelux, les pays Scandinaves et la Suisse. Le marché européen s’est réorganisé autour des deux pôles de Londres et de Francfort.
16La France, pour sa part, est demeurée à l’écart de ces restructurations. Son déficit avec la zone dollar s’est résorbé, venant de plus d’un milliard de dollars en 1947 et 1948, mais pour être aussitôt remplacé par ceux qui se sont creusés avec ses voisins. Comme le montre le tableau 1, la balance courante était encore lourdement déficitaire en 1952, et ne devait revenir à l’équilibre qu’après deux nouvelles dévaluations en 1957 et 1958. Ce qui peut sembler paradoxal, étant donné l’importance attachée aux investissements, leur niveau élevé (de l’ordre de 17 % du PIB) et l’appui donné par l’administration américaine à la politique suivie, puisque le pays a reçu 4,8 milliards $, en dons et prêts divers, de juillet 1945 à juin 1952, soit 12 % de l’aide accordée par les Etats-Unis, et jusqu’à 31 % du total, pendant les années où l’ECA a apporté son concours à la réalisation du plan Monnet. Doit-on en conclure à une inadaptation des projets ? Richard Kuisel, écrivant en 1981, avait dressé la liste des plans français, présentés en appui à des demandes d’assistance – soit le programme de remise en marche de l’économie, en août 1944, le premier plan de modernisation de décembre 1945, ses deux révisions de janvier et septembre 1947 ; mais il leur avait attribué un simple rôle d’argumentaire financier, en rappelant la pénurie de devises dont souffrait le pays et les difficultés que rencontraient les missions françaises à persuader leurs interlocuteurs du bon usage qui serait fait des fonds donnés ou avancés3. Qu’en a-t-il été dans les faits ? L’assistance accordée a-t-elle été efficacement utilisée ?
17Deux remarques peuvent être faites sur ce point. D’abord, concernant la couverture des importations : les crédits accordés ont représenté 60 % des achats effectués en 1948-1952 dans la zone dollar ; indépendamment des achats courants, ils ont donc permis aux grandes entreprises de se procurer des équipements modernes aux Etats-Unis et de mener à terme des programmes qui dataient souvent de la fin des années 1930, dans la sidérurgie, le secteur de l’aluminium, la chimie, l’automobile ; une étape technique importante a donc été franchie. Et, par ailleurs, près d’un milliard de dollars, les deux tiers de la contre-valeur réservée aux investissements, ont été affectés aux quatre secteurs nationalisés, les Charbonnages, l’Electricité et le Gaz de France, les Chemins de fer, avec pour résultat d’éviter à ces entreprises les lourdes charges qui leur auraient été imposées si elles avaient dû s’endetter à moyen terme et à des taux élevés (tableau 2). L’autonomie du pays, en matière d’énergie, a été ainsi améliorée ; la production d’électricité, en particulier, déjà en avance de 25 % à la veille du programme, a atteint en 1952 un niveau au double de celui d’avant-guerre ; et les houillères ont gagné 20 %, étant passées de 9,7 % à 11,3 % de l’extraction européenne. Mais sans qu’on ait précisé à l’époque l’effet de cet arbitrage sur l’efficacité des industries, aux différents niveaux de la production.
18Les rendements et les coûts, en effet, étaient traditionnellement défavorables aux entreprises françaises, dans les secteurs amont4. Ont-elles été mieux à même d’affronter la concurrence étrangère à partir de 1953, une fois les pénuries surmontées ? De même ont-elles aidé les utilisateurs, situés en aval ? Et, puisque les capitaux étaient rares à l’époque, ces choix n’ont-ils pas désavantagé les entreprises nouvelles, en leur fermant l’accès à des financements bon marché ? Quoique le problème n’ait pas été directement traité au cours du pré-colloque qui s’est tenu au Ministère de l’Industrie, le 25 janvier 1991, avec la participation d’anciens membres des commissions et des cabinets ministériels de l’époque, plusieurs témoins ont regretté la non-inscription au premier plan Monnet, parmi les industries à soutenir, des télécommunications, de l’automobile, de la machine-outil, et même du bâtiment, ce qui aurait contribué à diversifier la production et facilité la redistribution de la main-d’œuvre. Les données citées par Frances Lynch, au cours du colloque, conduisent d’ailleurs à penser que l’excès d’endettement des entreprises françaises, l’insuffisance du stock des machines (au cinquième de l’Allemagne), et la cherté des prix, dans les secteurs de base – de 15-30 % pour le charbon, 15-20 % pour l’acier, 25-30 % pour l’électricité, comparés à ceux de l’étranger –, ont été responsables de la dégradation de la balance extérieure au début des années 1950.
19La répartition a été de 545, 313 et 125 millions de dollars pour l’EDF, les Charbonnages et la SNCF (colonne 1). Et de 255 millions $ et 46 millions $ pour l’Industrie et la Marine, ce qui ne laisse que 10,2 % du total pour l’Industrie (colonne 2). Les sommes réservées aux services américains ont été déduites du montant global.
Les enseignements
20Cependant, si l’on prend en compte la performance française sur l’ensemble de la période de reconstruction, il ne fait pas de doute que les résultats ont été remarquables. En 1952, donc à la fin du programme, le PIB se trouvait en progrès de près de 30 %, sur son niveau de 1938, contre des baisses de 16 % pour le produit national, et de 30 % et 60 % pour les investissements et les exportations, au cours des années 1930. De plus, en raison du meilleur équilibre entre l’offre et la demande, et des mesures prises en 1948 pour réduire les excédents monétaires, les hausses des prix à la consommation, qui avaient été de 50-60 % par an à partir de la Libération, sont revenues à 10-13 % en 1949 et 1950, mettant fin aux difficultés rencontrées dans la gestion des fonds publics, la fuite devant la monnaie, la rétention des récoltes, etc. L’aide américaine a donc été décisive, dans la mesure où l’ensemble des pays européens ont pu surmonter les pénuries de produits primaires de 1947, remédier au déficit extérieur, sans déflation, et rétablir progressivement la liberté des prix et par conséquent les mécanismes du marché. On serait donc tenté d’imaginer que les mêmes remèdes sont applicables au bénéfice des pays de l’Est, puisque ce sont les mêmes problèmes de modernisation des structures de production et celui du passage à une économie de marché qui se trouvent posés.
21Mais il est évident que les situations ne sont pas comparables. Du fait de la situation de surliquidité de ces pays, de leur retard technique, de la disproportion des moyens à mobiliser pour redresser leurs échanges. Et surtout, du fait de la différence des comportements et des attitudes collectives. On a mis l’accent sur la contribution de l’aide Marshall au plan matériel. Mais il faut également tenir compte de la hiérarchie des valeurs qui ont caractérisé les années d’après-guerre. La période où le programme a exercé son action a été effectivement des plus courtes : la couverture américaine, dans le cas de la France, a représenté 26,3 % des importations pendant trois ans, entre 1948 et 1950, pour retomber à moins de 9 % en 1951 et 1952 ; et la partie de la contre-valeur affectée aux secteurs productifs a fléchi, pendant ces deux périodes, de 11,5 % à quelque 2 % de la formation brute de capital fixe. Par contre, ce qui a duré, et cela pendant quinze à vingt ans, c’est la volonté commune à l’ensemble des catégories sociales de moderniser l’Europe.
22Le choc de l’occupation dans les petits pays, qui avaient cru que leur neutralité assurait leur défense, le souvenir des désastres militaires en France, mais aussi celui des erreurs politiques de l’entre-deux-guerres, ont fait que toute une génération s’est donné pour objectif de reconstruire l’économie, sans en attendre de contrepartie immédiate. Il est à peine besoin de rappeler, sur ce point, la dureté des conditions de vie, l’auto-discipline dans le travail, la valorisation des efforts et l’acceptation des politiques de bas salaires, qui ont été de règle, par exemple, en Norvège et aux Pays-Bas. On ne peut expliquer le redressement allemand, sans évoquer la situation du pays, à l’époque de la défaite, mais aussi les sacrifices qu’ont représentés le gel des salaires et l’ajustement en hausse des prix, dans les six mois qui ont suivi la réforme monétaire de juin 1948, et les 12 % de chômeurs de l’hiver 1949-1950. Même en France, mais avec un certain décalage dans le temps, le plan Marshall a modifié les anticipations, puisque les gains de productivité, en progressant plus rapidement que les salaires après 1948, ont permis à l’auto-financement de reprendre sa place dans la vie des entreprises. On a enregistré, en effet, à la fois une modération des grèves – les journées de travail perdues ont fléchi de 23 millions en 1947, à 10, puis à 2-3 millions par an en 1948-1952 –, et un très net ralentissement du mouvement des salaires, les 200 % de gain de 1945-1948 étant ramenés à 20 % en 1949-1950. En bref, ce sont les objectifs et les motivations du monde du travail qui expliquent sans doute le succès de la reconstruction. Et il est bien évidemment à craindre qu’ils n’aient pas d’équivalents de nos jours.
23Le même raisonnement s’applique aux dirigeants de l’époque, car l’assistance américaine aurait pu jouer un rôle contre-productif, si la génération entrée dans la vie active à l’époque de la crise des années 1930 et qui détenait la responsabilité du pouvoir n’avait pas été animée des mêmes préoccupations et du même système de valeurs. Les comparaisons entre les pays montrent, en effet, que le contrôle des fonds Marshall par des organismes centraux a eu parfois des résultats contestables, en défavorisant les firmes de petite taille, face aux grandes organisations, et celles appartenant au secteur privé, face aux entreprises publiques. De même, les institutions de crédit, en contact avec le monde de l’entreprise, ont été souvent écartées au bénéfice d’organismes administratifs, soucieux de se réserver le choix des objectifs et la répartition des fonds, et qui n’hésitaient pas à les affecter, au besoin, à la couverture de leur trésorerie. On a cité, sur ce point, l’exemple de David Zellerbach, directeur de la mission de l’ECA en Italie, au printemps 1949, qui protestait contre l’absence de mesures prises pour réduire le déficit public, encourager l’épargne, libérer le crédit, et laisser les forces du marché assurer la relance de l’activité.
24Peut-être faut-il élargir le débat et rappeler qu’un apport de capitaux étrangers dont l’emploi ne serait pas contrôlé, risque d’avoir pour résultat, non pas d’assurer l’émergence d’une économie de marché efficace, mais de pérenniser des structures bureaucratiques et d’entraver à terme le progrès. François Bloch-Lainé, évoquant la décennie 1945-1954, avec le recul du temps, pose le problème : « la France, a-t-il écrit, ne se serait sans doute pas redressée aussi vite sans l’Etat ; mais elle se serait peut-être fortifiée davantage ensuite, si elle avait su se passer de lui... On lui doit des réussites techniques, des percées spectaculaires sur le marché mondial. Cependant, les retombées de ce « doping » ne sont pas toutes positives : tant de hauts fonctionnaires mis à la tête des grandes firmes... ; l’importance du complexe militaro-industriel qui a favorisé les armements plus que les industries civiles ; la commodité des débouchés aidés sur les marchés d’exportation : tout cela nuit à notre compétitivité vis-à-vis de concurrents dont l’entraînement a été différent5 ». Le mérite du plan Marshall, comme le montre le colloque, c’est d’avoir su concilier les deux termes de l’alternative : moderniser les économies et les aider à sortir de l’engrenage administratif né de la guerre. Mais qu’en serait-il d’autres pays, dans les circonstances évidemment différentes que sont celles du temps présent ?
Notes de bas de page
1 Michael J. Hogan, The Marshall Plan. America, Britain and the Reconstruction of Western Europe, 1947-1952, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 274 et 349.
2 Alan Milward, War, Economy and Society, 1939-1945, Londres, Allen Lane, 1977 ; et The Reconstruction of Western Europe, 1945-1951, Londres, 1984.
3 Richard F. Kuisel, Le capitalisme et l’État en France. Modernisation et dirigisme au xxe siècle, trad. de l’anglais, Paris, Gallimard, 1984, p. 367.
4 INgvar Svennilson, Growth and Stagnation in the European Economy, Genève, ONU, 1954, p. 254-255 et 266.
5 François Bloch-Lainé, « L’État, les entreprises et la croissance française », in Jacques Lesourne et Pierre Massé, éd., L’urgence du Futur. Existe-t-il des stratégies économiques de long terme pour la France ? Paris, Economica, 1989, p. 28.
Auteur
Professeur émérite à l’université de Paris X, Nanterre, 200, avenue de la République, 92001 Nanterre Cedex.
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