Pour une organisation des paiements entre les pays de l’Est
p. 729-754
Texte intégral
1Dans leur processus de transition vers l’économie de marché, les pays de l’Est font aujourd’hui face à de nombreuses contraintes. Beaucoup de ces contraintes tiennent aux conditions de fonctionnement de l’« économie de commandement » et à ses médiocres performances. D’autres découlent de l’ambition des transformations requises, et du débat persistant sur le choix du bon rythme et de la bonne séquence de transition.
2Face à l’ampleur des défis mais aussi aux carences du raisonnement purement analytique, il était tentant de se référer à l’histoire, en l’occurrence de rapprocher la transition actuelle des pays du CAEM1 de celle des pays européens au lendemain de la dernière guerre mondiale. Une tentation dangereuse sur certains points, fertile sur d’autres, puisqu’elle amène à prendre la mesure du rôle joué par le réseau d’échanges internationaux, par les contraintes financières et par l’organisation monétaire. Certaines similitudes entre l’Europe occidentale d’après guerre et l’Europe orientale actuelle sautent aux yeux, qu’il s’agisse de la situation de surliquidité (récemment corrigée en Pologne et dans quelques autres pays grâce à la libéralisation des prix et à l’inflation en résultant), de la sous-productivité de l’économie réelle, de la pénurie de devises fortes, du réseau d’accords commerciaux bilatéraux, etc. Mais des différences notables existent aussi. Entre ceux qui prétendent transposer presque telle quelle l’Union Européenne des Paiements (UEP) à la zone du CAEM et ceux qui réfutent toute inspiration née de l’expérience de l’UEP, nous adopterons la position suivante : l’esprit de l’UEP dégage des principes importants pour conforter l’ouverture et l’intégration actuelle des pays de l’Est, mais il convient d’adapter les mécanismes institutionnels proposés au cas traité. Donc l’histoire nous fournit en l’occurrence des enseignements puissants, mais elle nous met aussi en garde contre l’imitation servile.
3Trois aspects sont successivement abordés :
4– les leçons du passé dégagées à la lumière des problèmes de l’Europe de l’Est aujourd’hui ;
5– l’ampleur des besoins monétaires et financiers de l’Europe de l’Est ;
6– des propositions plus constructives, débouchant sur une approche intégrée des problèmes extérieurs des pays de l’Est.
I. Les leçons du passé devant les problèmes d’aujourd’hui
7Dans la transformation des économies de l’Europe de l’Est et de l’URSS, l’avenir de leurs échanges réciproques pose des problèmes redoutables. L’effondrement de ces échanges ne contribuerait pas à favoriser l’ouverture internationale de ces pays. Mais la conjonction de la pénurie de devises et de la disparition du COMECON rend cet effondrement probable.
8Remarquant que la situation des pays de l’Europe occidentale après la deuxième guerre mondiale au regard des échanges internationaux présentait des traits similaires, certains économistes ont suggéré qu’il pourrait être opportun d’adopter la solution élaborée et mise en œuvre à l’époque. Les échanges entre pays européens ont été progressivement libéralisés avant que ces pays puissent lever les obstacles au commerce vis-à-vis de la zone dollar. Pour libéraliser les échanges, il fallait rétablir un mécanisme multilatéral de paiements. Mais la voie classique de la convertibilité externe des monnaies nationales, expérimentée en 1947 avec la livre sterling, s’avéra impraticable. Pour sortir de l’impasse, une difficile négociation aboutit à une solution originale en juillet 1950 : construire une zone monétaire régionale dont les mécanismes étaient compatibles avec la fragilité des monnaies nationales. Ce fut l’Union Européenne des Paiements (UEP) qui fut une institution monétaire de transition d’une grande efficacité et un apport décisif au redressement de l’Europe occidentale.
9Dans le débat qui s’est noué sur l’opportunité et les conditions d’adaptation d’une UEP à la transition des pays de l’Est, on ne peut qu’être frappé par la pauvreté des arguments employés. Des positions de principe, généralement hostiles, ont été prises dans les milieux officiels des pays occidentaux et dans les organisations internationales. Ces positions révèlent une profonde méconnaissance des conditions de formation de l’UEP et de la nature exacte de ses performances. Un examen concis mais précis de ces résultats s’impose donc avant de confronter les enseignements à la situation actuelle des pays de l’Est pour voir s’ils sont pertinents ou non. Enfin, contrairement à la manière dont les débats ont été menés jusqu’ici, nous ne pensons pas que l’UEP soit à prendre ou à laisser. Il y a place pour une réflexion approfondie sur les principes à suivre en vue d’une adaptation aux objectifs affirmés par les gouvernements des pays concernés et au système monétaire international actuel.
A. Des insuffisances du bilatéralisme et de l’impossibilité de la convertibilité
10Dès la deuxième année de l’aide Marshall, il apparut que la résorption des goulots sectoriels dans les systèmes de production européens, par acquisition de produits vitaux dans la zone dollar, était une démarche très insuffisante. Le commerce intra-européen ne redémarrait que très lentement et la pénurie de dollars, toujours aussi vive, menaçait en 1949 de détruire les maigres progrès accomplis depuis 1947. Le Secrétariat de l’OECE et les fonctionnaires américains de l’ACE (Administration de la Coopération Économique à qui revenait la gestion de l’aide Marshall du côté américain) perçurent très vite qu’une nouvelle approche était urgente. Mais comment faire ? Les efforts pour multilatéraliser les accords de paiements bilatéraux avaient échoué et la tentative de rendre la livre sterling convertible avait été un désastre, entraînant un durcissement des contrôles de change et un repli sur le bilatéralisme le plus étroit. Il est instructif de s’interroger sur les raisons de ce double échec, car bien des caractéristiques se retrouvent dans les échanges entre les pays anciennement socialistes et dans leur situation monétaire vis-à-vis des pays à monnaies convertibles.
11Le bilatéralisme est un dispositif institutionnel permettant d’utiliser des monnaies inconvertibles dans une situation de pénuries de réserves en monnaies convertibles. Le bilatéralisme de l’après-guerre avait deux avantages sur les dévaluations compétitives et les surenchères protectionnistes des années trente. Il garantissait des taux de change fixes (mais ajustables) et il permettait aux pays les plus démunis de recevoir des financements extérieurs à l’intérieur d’accords bilatéraux. Ces accords étaient ainsi conçus. Deux gouvernements approuvaient conjointement une nomenclature de transactions extérieures entre leurs pays. Pendant une période comptable et grâce à un taux de change bilatéral fixe, le solde net des transactions bilatérales approuvées définit une créance officielle du pays excédentaire sur le pays déficitaire. Il s’ajoute aux résultats de toutes les périodes comptables antérieures depuis le début de l’accord pour former le solde comptable cumulé. Tant que ce solde cumulé ne dépasse pas un seuil préalablement négocié, la marge de crédit, l’autorité monétaire du pays excédentaire accepte de conserver en contrepartie une créance dans la monnaie du pays déficitaire. Les marges étant conclues dans les deux sens, chaque pays a une marge de manœuvre dans la monnaie de l’autre pour financer ses engagements nets.
12Le système des paiements intra-européens de l’après-guerre était donc un réseau d’accords bilatéraux non transférables : il n’était pas possible de compenser une position débitrice dans un accord par une position créditrice dans un autre. Un tel système est très vulnérable à l’existence de débiteurs et de créditeurs structurels dans le commerce bilatéral. Lorsque les marges de crédit sont atteintes, la stimulation initiale du commerce fait place à un blocage des importations des pays déficitaires en provenance des pays excédentaires. La structure du commerce extérieur de chaque pays se modèle sur ses accords de paiements. Le volume total du commerce dans le réseau des accords dépend crucialement des capacités d’exportation et des prix dans les pays les plus faibles.
13Les possibilités d’accroître la souplesse du bilatéralisme sont très limitées. Les taux de change multiples, pour augmenter les prix des exportations vers les partenaires européens et les diminuer vers la zone dollar, rendent les prix opaques et font préférer les marchandises les moins compétitives (donc plus chères) aux plus compétitives (donc moins chères). Difficile de créer une incitation à la concurrence de cette manière ! Le recours à un crédit plus important, par augmentation des marges, est favorable à court terme. Mais les pays créanciers n’avaient pas les moyens d’évaluer les chances d’être remboursés ; ils étaient donc peu enclins à accorder des marges de crédit a priori illimitées sur de courtes périodes comptables. Restait la modification des règles monétaires : injecter du multilatéralisme dans les accords bilatéraux pour tenter de consolider les créances bilatérales.
14Progresser dans la voie du multilatéralisme sans rétablir les marchés des changes, c’est recourir au principe de compensation. Au lieu de voir une collection d’accords bilatéraux séparés et non transférables, on considère le réseau des positions bilatérales comme un tout ; ce qui oblige de reporter les soldes bilatéraux dans une même unité de compte. L’instauration d’une unité de compte commune fut le premier pas vers la compensation multilatérale. Mais si l’on voulait concilier la compensation multilatérale et le respect des marges de crédit inscrites dans les accords bilatéraux, on rencontrait un obstacle paralysant : il fallait faire la compensation sans accroître aucune balance bilatérale. La seule catégorie de positions que l’on peut annuler sous cette contrainte est celle des compensations circulaires (ou de première catégorie). C’est l’ensemble des excédents et des déficits bilatéraux que l’on peut arranger en circuits fermés, chaque pays étant dans un circuit débiteur d’un partenaire et créancier d’un autre pour le même montant en unités de compte. Lorsqu’on a retiré toutes ces boucles, il existe des soldes bilatéraux hiérarchisés du créancier bilatéral extrême (un pays qui n’a plus aucun déficit bilatéral vis-à-vis de ses partenaires) jusqu’au débiteur bilatéral extrême (un pays qui est dans la situation opposée). Entre les deux, les autres pays sont classés de manière que chacun n’ait que des déficits avec ceux qui le précèdent et que des excédents avec ceux qui le suivent. On aboutit à une configuration unidirectionnelle dans laquelle les compensations supplémentaires (compensations de seconde catégorie) ne peuvent être réalisées sans augmenter certaines balances bilatéraies. Ce sont les dettes des pays dont les monnaies doivent devenir transférables pour permettre à des pays plus débiteurs qu’eux dans la structure des positions hiérarchisées de réduire une partie de leurs déficits bilatéraux.
15A partir d’octobre 1948 une petite partie de l’aide Marshall fut allouée à certains pays (aide indirecte) en contrepartie des droits de tirage qu’ils consentaient pour permettre la transférabilité de leurs monnaies. C’était le maximum qui pouvait être demandé au Congrès américain. Il était hors de question qu’il vote des crédits supplémentaires pour conforter des mécanismes de paiements tournant le dos à la convertibilité des monnaies européennes et aboutissant, au moins à court terme, à discriminer encore plus les importations contre les marchandises américaines. De leur côté, les Anglais étaient très réticents à accorder des droits de tirage qui pouvaient entraîner une augmentation de leurs besoins en dollars et amputer leur pouvoir d’achat sur les marchandises américaines. Les marges de manœuvre dont disposait l’ACE étaient fort réduites. De fait les compensations de seconde catégorie furent insignifiantes en montant et eurent des effets pervers. Les pays qui acceptaient d’accorder des droits de tirage cherchaient à les neutraliser en augmentant les prix de leurs exportations envers leurs débiteurs, pour réserver leurs capacités d’exportation à des destinations leur donnant accès, sinon à des devises convertibles, du moins à des monnaies plus fortes. Aussi, à l’automne 1949, les marges de crédit étaient-elles saturées, leur élargissement bloqué. Le commerce intra-européen menaçait de s’effondrer et une vague de dévaluations sanctionna la persistance de la pénurie de dollars.
16A la même époque des voix influentes proposèrent la démarche classique d’un retour échelonné à la convertibilité des monnaies nationales. Les banquiers centraux, notamment, firent entendre leur voix par l’intermédiaire du Comité des Gouverneurs. Ils étaient hostiles à tout système de paiements impliquant l’octroi de crédits automatiques ; ce qu’exigerait l’application pleine et entière de la compensation multilatérale. Ils craignaient en outre que l’intégration monétaire régionale résultant d’une telle démarche ne conduise à former un bloc économique fermé, en contradiction avec les principes de Bretton Woods. Ils redoutaient, au plus haut point, que les pays les plus « sages » soient empêchés de mener des politiques monétaires orthodoxes comme ils l’entendaient et que l’Europe devienne une zone monétaire inflationniste. Enfin, ils s’inquiétaient de la création d’un organisme international qui pourrait faire ombrage à la BRI et qui recommanderait des choix de politique économique aux gouvernements. Aussi les gouverneurs préconisaient-ils des politiques déflationnistes pour préparer le retour à la convertibilité. Après les dévaluations de septembre 1949, ils pensaient que certains pays (surtout la Grande-Bretagne) en étaient proches. Il fallait établir un noyau de convertibilité en Europe (livre sterling, franc belge, franc français, lire). Les accords bilatéraux seraient maintenus avec les autres pays ; mais les pays dont les monnaies seraient devenues convertibles devraient libéraliser leurs échanges extérieurs avec les autres pays européens pour aider ces derniers à redresser leurs balances commerciales. La convertibilité pourrait ainsi s’étendre de proche en proche.
17Les arguments de ce débat nous sont familiers. Ils ne sont pas étrangers aux conseils qui sont donnés aux dirigeants des pays de l’Est et de l’URSS. Mais, dans le climat social de l’époque, les dirigeants politiques au pouvoir dans les plus importants pays européens (sauf la Belgique) n’étaient pas prêts à sacrifier la croissance et la modernisation de leur système productif à l’orthodoxie monétaire. En outre, les gouvernements, notamment le gouvernement britannique, rejetaient le diagnostic orthodoxe sur les causes de la pénurie de dollars. Pour les dirigeants britanniques la convertibilité de la livre sterling en dollar ne pouvait être tentée derechef qu’avec des réserves de change beaucoup plus importantes et une position équilibrée ou déficitaire des États-Unis vis-à-vis du reste du monde. Ces conditions n’étaient pas accessibles à court terme ; elles dépendaient de l’accroissement de la productivité industrielle que l’on pouvait espérer à moyen terme d’un effort d’investissement soutenu et de l’expansion des échanges intra-européens.
18Enfin, sur un plan doctrinal, la primauté de la stabilisation macroéconomique par la déflation monétaire était rejetée. On peut certes trouver un niveau d’emploi suffisamment déprimé pour atteindre un équilibre approximatif des balances courantes. Mais l’expérience des années trente, qui était fraîche dans les mémoires, avait montré que l’on ne sortait pas spontanément de ce marasme. Une politique déflationniste qui stopperait l’effort d’investissement pour reconstruire et moderniser les économies européennes irait à l’encontre de l’objectif proclamé. Il fallait trouver une autre voie pour rendre compatible la libération des échanges et la finalité du plein emploi qui était le souci primordial des gouvernements dans l’après-guerre.
B. La négociation de l’UEP : compromis entre intérêts nationaux et apport du Plan Marshall
19Le débat exposé ci-dessus se retrouvait au sein de l’administration américaine. Le Fed et la Treasury étaient plutôt sur des positions « libérales » : les Européens devaient adopter tout de suite la charte de Bretton Woods et se préparer en dévaluant et en menant des politiques anti-inflationnistes rigoureuses. Le département d’État et l’ACE, comme les gouvernements européens, ne croyaient pas que le retour à la convertibilité était praticable. Il fallait au préalable multilatéraliser les paiements et libéraliser les échanges. L’ACE, en particulier, qui était sur le terrain européen, redoutait qu’à la fin du Plan Marshall la pénurie de dollars ne provoque un retour des nationalismes rivaux. Le problème était d’abord monétaire. Il fallait rendre les monnaies européennes transférables entre elles, tout en demeurant inconvertibles en dollars, avant d’envisager de lever les barrières quantitatives aux échanges. C’est là que se trouve sans doute le premier et le plus important apport du Plan Marshall. Pendant la difficile et décisive négociation du printemps 1950, son administration avança constamment des propositions et favorisa les compromis entre les intérêts divergents des gouvernements. Certes les apports financiers que l’ACE pouvait engager à partir de l’aide Marshall jouaient un grand rôle pour faciliter les compromis. Mais on ne doit surtout pas oublier les initiatives de l’ACE à Paris et les démarches à Washington pour combattre les influences contraires. L’ACE a véritablement réorienté la philosophie de l’aide Marshall pour la mettre au service de l’UEP qu’elle considérait comme un prélude à l’intégration européenne.
20C’est d’ailleurs l’ACE qui lança la proposition initiale pour une compensation multilatérale et qui offrit d’allouer des fonds en dollars pour soutenir ce projet. Les Américains cherchaient à garder le contrôle des fonds qu’ils étaient prêts à fournir pour soutenir le système. Ils insistèrent aussi pour une puissante autorité de supervision ; ce qui eut le don d’irriter les Anglais, ainsi que le FMI qui se sentit menacé dans ses prérogatives. Un comité d’experts fut constitué au sein de l’OECE pour préparer les propositions détaillées, rapporter au conseil, prendre en compte les observations des gouvernements et rechercher la substance des compromis possibles.
21Les positions opposées les plus tranchées étaient représentées par le Royaume-Uni et la Belgique. Ces gouvernements furent les principaux négociateurs avec les Américains. Ces derniers chercheront toujours à préserver des arrangements permettant une pleine participation de la zone sterling dans l’Union Européenne, contre les avis de nombreux officiels à Washington qui ne comptaient pas sur une pleine participation anglaise. Ainsi, bien que la politique américaine vis-à-vis de l’Europe ait été partagée en fiefs rivaux, la négociation de l’UEP n’eut pas à en souffrir.
22Au départ de la négociation, les Anglais voulaient un système qui ne perturbât aucun arrangement international existant, concernant la livre sterling (balances sterling détenues par les non-résidents, transférabilité limitée au sein de la zone sterling, crédits en sterling sur les accords bilatéraux). Ayant un stock d’or très insuffisant pour couvrir les arrangements en sterling, ils redoutaient que l’or ne demeure une monnaie de règlement. Ils insistaient donc pour que les déficits soient réglés par crédit. Enfin et surtout, ils ne voulaient pas entendre parler d’un organisme supranational qui pourrait interférer avec leur politique intérieure. En vérité, les autorités britanniques considéraient que les relations commerciales avec l’Europe étaient un aspect secondaire de leur stratégie tournée vers la restauration du rôle international de la livre sterling.
23Les pays continentaux, qui avaient engagé la négociation d’un traité sur le charbon et l’acier, étaient désireux d’organiser un système de paiements multilatéral. Parmi eux, la Belgique avait des idées arrêtées sur les règles de ce système. Spécialisée dans les produits intermédiaires fortement demandés par la reconstruction mais importatrice de matières premières et de biens d’équipement, la Belgique était structurellement excédentaire avec l’Europe et structurellement déficitaire avec la zone dollar. Aussi la Belgique voulait-elle des règlements en or et en dollars pour discipliner les débiteurs. La direction de la Banque nationale, notamment, pourfendait toute idée de crédit automatique.
24Les administrateurs de l’ACE purent habilement se placer en position médiatrice sur les modalités de règlement. D’un côté ils pensaient qu’on ne pourrait pas faire sauter les barrières commerciales si des paiements en or importants menaçaient les pays déficitaires. De l’autre, ils admettaient qu’il fallait contraindre par des paiements en or les pays à poursuivre des politiques correctrices et que les gestionnaires de l’Union devaient avoir autorité pour influencer ces politiques.
25Les deux plus gros obstacles à la conclusion d’un accord d’union monétaire étaient les conditions de participation de la zone sterling et le montant des crédits automatiques que les créanciers allaient devoir accepter. Ces obstacles furent levés à l’arrachée lorsque l’approche de l’échéance fit prendre conscience du danger pour les économies européennes d’une absence de tout mécanisme de paiements.
26L’ACE voulait absolument une pleine participation du Royaume-Uni dans l’Union. Elle reconnaissait les problèmes particuliers de ce pays. Cependant donner un privilège à la livre sterling dans les règlements aurait été contraire à l’esprit de la multilatéralisation des paiements. Cela aurait, en effet, empêché la pleine transférabilité des monnaies européennes. Si les pays de l’OECE avaient pu détenir librement des réserves en livres sterling pour effectuer leurs règlements avec l’Union et si les créanciers de l’Union avaient la possibilité de demander le règlement en or de leurs positions créditrices, le capital de l’UEP aurait pu être épuisé par une avalanche de livres sterling dans la compensation. On se serait retrouvé indirectement devant l’expérience malheureuse de la tentative de convertibilité en 1947. C’est d’ailleurs pourquoi les Anglais ne voulaient pas entendre parler de règlement en or, attitude que les créanciers potentiels (Belgique et Suisse) rejetaient catégoriquement.
27Pour sortir de l’impasse, c’est-à-dire permettre aux Anglais de sauver la face sans altérer les mécanismes de l’UEP en fonctionnement permanent, l’ACE et les pays continentaux proposèrent aux Anglais que les pays pourraient utiliser leurs ressources existantes au moment de la création de l’Union, après quoi ils devraient reporter pleinement leurs positions bilatérales à la compensation. Il fallut des pressions américaines à un niveau élevé de hiérarchie gouvernementale pour que les Anglais acceptent ce plan. Ils abandonnèrent l’idée d’un rôle croissant de la livre sterling dans les règlements intra-européens. Ils obtinrent en contrepartie que les positions existantes en sterling méritaient une attention spéciale. Pour éviter que la multilatéralisation des balances sterling existantes dans les compensations de l’UEP n’accroisse dangereusement le déficit anglais vis-à-vis de l’UEP et n’oblige le Royaume-Uni à tirer sur ses réserves d’or, ce pays obtint une contribution spéciale de l’aide Marshall. L’ACE indemnisa le Royaume-Uni pour toute perte de réserves consécutive à l’utilisation de ces balances par des débiteurs de l’UEP, étant stipulé que ces ressources existantes ne pourraient pas être reconstituées. Dans le même esprit il fut distribué des crédits et débits initiaux, sortes de handicaps pour tenir compte des déséquilibres structurels probables à la création de l’UEP. Les pays qui faisaient un don initial à l’UEP étaient défrayés par une aide conditionnelle de l’ACE (Belgique, Royaume-Uni, Suède). En contrepartie six pays reçurent des crédits initiaux pour couvrir des déficits attendus avant utilisation des quotas.
28La question des quotas qui déterminait le montant des crédits automatiques disponibles dans l’UEP était décisive pour le fonctionnement de l’Union. L’opposition entre Anglais et Belges était frontale et conduisait à une impasse un mois avant la date fatidique de l’expiration des accords de paiements antérieurs. Un compromis fut néanmoins trouvé sur la base d’une proposition française. Le quota serait fixé à 15 % du total des échanges (Exportations + Importations) de chaque pays. Le ratio global de règlement crédit/or serait fixé à 3/2. Il y aurait cinq tranches épuisant successivement le quota. La première tranche serait entièrement à crédit. Ensuite les créanciers de l’UEP auraient un ratio 50-50 pour toutes les autres tranches. Les débiteurs devraient payer un pourcentage en or croissant d’une tranche à l’autre, de 20 % à 80 %, le montant de crédits reçus décroissant symétriquement. Le compromis fut conclu les 16 et 17 juin grâce à un accroissement de l’aide de l’ACE à la Belgique. Il fut aussi recommandé que la Belgique réoriente ses importations de la zone dollar vers la zone UEP.
C. L’Essence de l’UEP : un mécanisme monétaire pour promouvoir la libéralisation des échanges en Europe
29L’UEP fut une contribution aussi décisive au rétablissement rapide de l’Europe occidentale qu’elle est aujourd’hui incomprise. Ce fut une transition vers la convertibilité des monnaies européennes. Car l’UEP créa un système multilatéral des paiements en Europe malgré la pénurie de dollars. Elle apporta la stabilité monétaire qui permit aux facteurs de croissance de se renforcer, alors que la convertibilité était encore hors d’atteinte. Ce système permit le développement des échanges commerciaux entre pays semblables, qui souffraient du même handicap de productivité vis-à-vis de la zone dollar. Le développement des échanges réciproques fut permis par le mécanisme de paiements qui fit sauter le carcan bilatéral. La spécialisation industrielle entre pays européens put s’approfondir et les productions se diversifier, donnant une impulsion aux progrès de productivité. En peu d’années la compétitivité de la plupart des pays européens vis-à-vis de la zone dollar était rétablie, les échanges commerciaux progressivement libérés et les réserves de change reconstituées. La convertibilité put être instaurée dans l’ordre, sans que les pays qui avaient décidé de l’assumer n’aient à supporter des contraintes externes écrasantes.
30L’UEP constituait une zone monétaire qui enregistrait les transactions intra-européennes et qui coexistait avec la zone dollar. Le système des paiements comportait deux modalités complémentaires : la compensation multilatérale et le règlement des positions nettes par cession d’actifs de réserve.
31La compensation se déroulait sur des périodes comptables mensuelles, ouvertes et solidaires. Dans chaque période on calculait un solde net des transactions de chaque pays avec l’ensemble de ses partenaires. Ce solde définissait une position créditrice ou débitrice de la banque centrale du pays à l’égard de la chambre de compensation de l’UEP. Cette position s’ajoutait algébriquement à la somme algébrique cumulée des soldes depuis la création de l’UEP pour définir la position cumulative comptable qui était soumise au règlement. Il y avait donc deux possibilités de compensation : celle qui faisait passer des soldes bilatéraux aux soldes multilatéraux au sein d’une période comptable ; celle qui réduisait les positions nettes dans le temps par inversion du sens d’évolution des soldes. Lorsqu’une position cumulative se réduisait, on dénouait les opérations antérieures dans l’ordre inverse de leur enregistrement.
32L’agent central de la compensation était aussi l’agent de règlement ; ce qui en faisait une institution monétaire supranationale. Suivant son signe algébrique et la tranche du quota dans laquelle elle se trouvait, la position nette comptable d’un pays définissait, dans une proportion déterminée, une créance (ou une dette) à l’égard de l’UEP et une acquisition (ou une cession) d’or avec cette institution.
33Des huit années d’existence de l’UEP, il est possible de dégager des enseignements de portée générale.
34Le mécanisme multilatéral des paiements a été décisif. La majeure partie des soldes bilatéraux s’est compensée, soit dans les périodes comptables mensuelles, soit par réversibilité dans le temps. Aussi le crédit automatique intra-mensuel, inhérent au fonctionnement de la compensation, n’a-t-il en aucune manière été une licence accordée à des pays déficitaires pour esquiver les contraintes de balance des paiements. D’ailleurs au fur et à mesure de l’amélioration de la situation de l’ensemble de l’Europe, le règlement des positions en or a été durci. Dès juin 1953, le Conseil de l’UEP alignait les obligations des débiteurs sur les droits des créanciers avec un partage à 50 % entre crédits et règlements en or dans toutes les tranches sauf la première tranche dépourvue de paiements en or. En juin 1955 le partage était porté à 25 % pour les crédits UEP et 75 % pour les règlements en or. Il y avait donc contrainte à l’ajustement pour les pays déficitaires et convertibilité partielle, mais de plus en plus grande, pour les créanciers. En même temps, l’efficacité de la compensation multilatérale a permis une énorme économie de devises convertibles. Considéré globalement sur l’ensemble de la vie de l’UEP (juillet 1950-décembre 1958), le financement des positions bilatérales s’est fait pour 70 % par la transférabilité des monnaies européennes à travers les compensations et seulement 30 % ont constitué des soldes nets exigeant un règlement. Parmi les 70 % compensés, 43 % l’ont été dans les clearings mensuels et 27 % ont été des compensations cumulatives différées. Parmi les 30 % réglés, 23 % l’ont été en or ou en dollars, 1 % par des dons et prestations diverses et 6 % seulement ont été des crédits de l’UEP. Les affirmations sur le caractère inconvertible de cette monnaie de crédit internationale et sur la polarisation entre créditeurs structurels et débiteurs structurels peuvent donc être rejetées. Il y a certes eu des exercices comptables reflétant de fortes tensions dans les balances de paiement, où la part du crédit a été beaucoup plus importante. C’est justement le grand mérite de l’UEP d’avoir su doser le trade off entre financement et ajustement des balances de paiements pour éviter le recours aux restrictions des échanges et faciliter l’adaptation des politiques macroéconomiques.
35L’UEP a permis de garantir des changes fixes et a donné à tous les pays un accès au credit sur des bases équitables. Ce sont deux atouts pour résoudre les problèmes de pays qui souffrent de déséquilibres structurels de grande ampleur. A contrario, les expériences malheureuses de l’Amérique latine nous renseignent sur les effets catastrophiques de l’ouverture financière internationale dans des pays dont les systèmes financiers ne sont pas aptes à évaluer la solvabilité des débiteurs, à exercer un suivi sur l’utilisation de fonds et la bonne fin des prêts. On a assisté à un endettement échevelé et accompagné de surévaluations monétaires, suivi par un étranglement du crédit et des dévaluations compétitives ruineuses. Les pays de l’Est européen sont engagés dans la même spirale fatale avec les séductions d’un établissement prématuré de la convertibilité sans qu’aucune des conditions économiques internes ne soit vérifiée. Au contraire, le grand mérite de l’UEP a été de trouver une voie progressive vers la convertibilité en inventant un mécanisme monétaire qui permette de stimuler la compétitivité commerciale. Le maintien de changes fixes a joué un grand rôle, après que des taux de change appropriés aient été établis à l’automne 1949, pour éviter les spirales inflationnistes et les dévaluations compétitives. L’ancrage des prix extérieurs sur des tendances régulières et prévisibles, pour les marchandises achetées dans la zone dollar, était une contribution essentielle à la formation d’un système de prix intérieurs libérés progressivement des rationnements et des contrôles détaillés. Cet ancrage a été possible parce que la transférabilité des monnaies européennes était protégée de la spéculation sur les changes, tant que le fonctionnement normal d’un marché des changes était hors d’atteinte. L’UEP a donc permis à la concurrence commerciale de se développer à l’abri des désordres d’une libération prématurée des mouvements de capitaux. Quant à l’accès au crédit, il avait l’immense mérite de développer le financement mutuel du commerce intra-européen, au lieu de tout attendre des États-Unis ou des marchés privés. Sous la contrainte des règles de l’UEP dont on a vu qu’elles limitaient strictement tout dérapage du crédit, les pays créanciers avaient un intérêt à prêter via l’UEP parce qu’ils avaient un espoir raisonnable que leurs prêts allaient développer leurs propres exportations.
36Les mécanismes de l’UEP ont transformé des restrictions multiples sur les importations en contrainte extérieure globale, prise en compte par les politiques macroéconomiques. Ces dernières ont été soumises à des surveillances et recommandations de l’OECE par l’intermédiaire du Conseil de l’UEP. En effet l’arbitrage entre ajustement et financement se reflétait dans l’évolution du partage entre crédit et règlement en or. Tous les pays de l’UEP étaient donc concernés par les décalages de conjoncture, la situation commerciale de l’ensemble de la zone UEP vis-à-vis du reste du monde, les problèmes structurels découlant des rythmes différents de modernisation industrielle, les chocs extra-économiques (guerres de décolonisation notamment) qui provoquaient des divergences de rythme d’inflation. Chaque pays étant étroitement concerné par les ajustements des autres, les débats intergouvernementaux sur les politiques économiques ont été formalisés dans le Conseil de l’UEP qui avait capacité à émettre des recommandations. Ces dernières avaient un pouvoir coercitif pour les pays qui avaient atteint leurs quotas et ne pouvaient donc recevoir de nouveaux crédits que sur une base discrétionnaire. L’UEP a connu un degré de coopération plus poussé que le SME, un degré qui n’est envisagé dans la Communauté qu’à l’occasion du développement de la surveillance multilatérale dans la transition vers l’UEM.
37Les deux premières années de fonctionnement de l’UEP, notamment, ont dû affronter des situations critiques. Dès les premiers mois le déficit allemand se creusa et la position débitrice épuisa très vite le quota en novembre 1950, alors que l’élan conjoncturel ne laissait présager aucun retournement spontané du déficit au cours de l’hiver 1950-1951. Il fallait agir vite pour que l’Allemagne ne réimpose pas des restrictions drastiques d’importations qui auraient entraîné des rétorsions en chaîne. Le Conseil de l’UEP désigna des experts pour établir un diagnostic. Leur rapport mit en évidence que le déficit extérieur était transitoire et imputable à un excès de l’absorption interne. Il n’était donc pas question de recommander une dévaluation. Il s’agissait de trouver la bonne réponse pour consolider la toute fraîche démocratie allemande en intégrant irréversiblement son économie dans l’Europe. L’Allemagne, de son côté, était prête à accepter un contrôle économique extérieur comme prix de la reconnaissance de sa respectabilité politique. Ce contexte politique favorisa la solution collective : combinaison d’une discipline monétaire en Allemagne et d’une coopération financière internationale allant au-delà de ce qui était inscrit dans les règles de l’UEP.
38Au cours de l’exercice 1951-1952 apparut un problème plus épineux : la polarisation des soldes entre l’excédent de l’UEBL et les déficits de la France et du Royaume-Uni. Cette configuration fut difficile à gérer parce qu’elle mettait en péril la solvabilité de l’UEP elle-même. Il s’agissait de problèmes de structure entre pays à large influence. Les autorités belges ne tenaient pas à augmenter leurs importations pour freiner l’accroissement de leurs excédents sur l’UEP car elles craignaient l’inflation interne et surtout l’aggravation de leur déficit vis-à-vis de la zone dollar. Cette double contrainte ne pouvait être corrigée que par une réorientation du commerce extérieur qui pouvait revenir transitoirement sur la libéralisation des échanges à l’égard de l’UEP. La difficulté venait de ce que la compensation des soldes bilatéraux était limitée à la zone UEP. Pour rééquilibrer les soldes il fallait améliorer la compétitivité vis-à-vis de la zone dollar. En outre, les autorités belges faisaient remarquer que les importations françaises et anglaises liées à leur réarmement auraient dû être sorties du calcul des soldes nets et recevoir des financements spéciaux. La Belgique accepta finalement un allongement de son quota ; mais elle prit des mesures pour restreindre ses exportations vers l’UEP et Ses importations payées en dollars. Jointes à la fin de la guerre de Corée, qui fit baisser les prix des matières premières, ces mesures corrigèrent en partie les divergences des soldes. Les années suivantes, la modernisation des économies européennes leur permit de concurrencer les produits américains en Belgique. Le solde de la Belgique dans l’UEP put tendre vers l’équilibre tout en permettant de reprendre la voie de la libéralisation progressive des échanges.
D. L’UEP face à la convertibilité des monnaies nationales : les perspectives avortées de l’Accord Monétaire Européen (AME)
39Après la fin du Plan Marshall, le gouvernement américain s’inquiéta du succès de l’UEP, craignant que la dualité du système monétaire international ne se perpétue. Dès 1952, il refusa une dotation supplémentaire pour renforcer les réserves de l’UEP. A l’intérieur même de l’Europe, la pénurie de dollars disparut et plusieurs pays accumulèrent des réserves de change au point d’envisager un retour prochain à la convertibilité de leurs monnaies. Le Royaume-Uni surtout comptait bien restaurer le rôle international de la livre sterling.
40Les Anglais parvinrent à entraîner une coalition hétéroclite, composée des créanciers extrêmes qui voulaient se débarrasser de tout crédit automatique et des débiteurs extrêmes qui étaient hostiles au durcissement des conditions de règlement au sein de l’UEP. De 1953 à 1955 on assista à diverses initiatives unilatérales, prises en dehors de l’UEP, pour se diriger vers une convertibilité de fait. Dès mai 1953 on remit en route l’arbitrage bancaire sur les changes et les interventions des banques centrales. La transférabilité de la livre sterling s’étendit à tous les non-résidents ; une devise titre fut créée et la livre devint convertible sur les marchés des changes de Zurich et New York. Le mark allemand fut déclaré transférable à son tour en mars 1954. Puis les contrôles de change furent relaxés pour les résidents allemands.
41Les opérations d’arbitrage et la transférabilité des devises européennes auprès des pays extérieurs à l’UEP déplacèrent une large partie des compensations multilatérales vers les marchés des changes. N’importe quel pays membre pouvait désormais manipuler à volonté son solde comptable avec l’UEP en acceptant ou en utilisant une devise transférable d’un autre pays de l’UEP pour régler ses transactions avec les pays extérieurs à l’UEP. Il pouvait aussi acheter ou vendre ces devises transférables sur les marchés des changes extérieurs à l’Europe. L’automatisme des crédits de l’UEP dans les tranches des quotas était vidé de sens. Un pays pouvait emprunter délibérément des devises de ses partenaires et les utiliser pour accumuler de l’or ou des dollars.
42Il fallait mettre un terme à ce désordre. Un conflit de doctrine devait être affronté et un compromis trouvé. Les partisans d’une approche collective voulaient transformer l’UEP pour qu’elle prenne en charge les fonctions assumées par les marchés des changes. L’approche individualiste des Anglais préconisait de liquider l’UEP pour que les devises principales retrouvent leur rôle antérieur sur les marchés monétaires mondiaux. L’Accord Monétaire Européen de juillet 1955 tenta cette conciliation. Il vaut de l’examiner pour les idées qu’on peut en retirer pour résoudre les problèmes monétaires externes des pays de l’Europe de l’Est. Car l’Accord Monétaire Européen (AME) cherchait à maintenir la cohérence de l’UEP, qui avait prouvé son efficacité, dans des conditions d’inégale aptitude des pays membres à faire le pas vers la convertibilité de leurs monnaies.
43Une fois le courant général des échanges réanimé en Europe, l’UEP devait être dépassée dans ses dispositions les plus contestables : des crédits automatiques sur la base de distorsions régionales dans les balances des paiements, ces crédits n’étant convertibles que dans le système insatisfaisant des quotas et des tranches de règlement. Les arguments anglais étaient que la compensation multilatérale était devenue superflue puisque les arbitrages sur les marchés des changes s’en chargeaient. Cependant ce mécanisme postulait pour être efficace des marchés de capitaux hautement développés dans tous les pays qui se décidaient à rétablir la convertibilité. Or cela était loin d’être le cas. Pour des pays qui ne pouvaient établir qu’une convertibilité sur comptes courants, des difficultés de balance des paiements risquaient d’entraîner une très forte instabilité du taux de change. Pour les éviter les banques centrales allaient devoir intervenir avec des réserves suffisamment importantes sur les marchés des changes. Grâce à un fonds commun de monnaies convertibles, l’UEP pouvait assurer que les réserves seraient d’un montant suffisant pour que les pays en difficulté n’aient pas intérêt à retourner à l’inconvertibilité. Quant au mécanisme multilatéral de compensation entre banques centrales, il garantissait que les devises achetées sur les marchés des changes étaient garanties contre les pertes de change par l’UEP. Ainsi la création d’un Fonds Monétaire Européen et la transformation du mécanisme de compensation et de règlement furent-ils les deux enjeux du débat qui aboutit à l’Accord Monétaire Européen. La substance de ce débat vaut pour faire des propositions nouvelles et fécondes qui pourraient être adaptées à la situation des pays de l’Europe de l’Est.
II. L’appréciation des besoins monétaires et financiers de l’Europe de l’Est
44Il est indispensable de prendre la mesure des déséquilibres et de l’inadéquation des mécanismes institutionnels actuellement à l’œuvre, avant de dégager des perspectives à court-moyen terme. Les espaces dans lesquels interviennent les ajustements ne sont sans doute pas figés une fois pour toutes, et il faut s’interroger sur les critères d’une éventuelle recomposition des cadres géographiques du processus d’intégration. Enfin, il faut analyser les mécanismes à mettre en œuvre à la fois pour faciliter certains ajustements et assurer les financements indispensables.
A. L’état des lieux
1. L’ampleur des déséquilibres
45La situation présente2 des pays du CAEM se caractérise par plusieurs traits :
a. Un ralentissement sensible de la croissance
46L’évolution est quasi générale. Un exemple spécialement important, celui de l’URSS, où la croissance du produit matériel net (PMN) est tombée en moyenne à 2,7 % sur la période 1986-1989, contre 3,2 % sur la période 1981-1985. En 1990, le recul du PMN devrait se monter à 4 %.
b. Une situation contrastée de la balance courante à l’intérieur du CAEM
47En 1989, quatre pays ont eu un déficit de la balance des paiements courants, en tête l’URSS (– 7,4 milliards de dollars), la Pologne (– 1,8), la Hongrie (– 1,4) et la Bulgarie (– 1,1). La Roumanie et la Tchécoslovaquie ont dégagé des excédents, respectivement de 2,9 et 0,3 milliards de dollars. Pour chaque pays, il serait éclairant, en pratique assez délicat compte tenu des incertitudes statistiques, de relier le solde courant au bilan de l’investissement et de l’épargne nationale. Dans le cas de l’URSS, on ne peut s’empêcher de rapprocher le déficit courant du déficit budgétaire, même si les ordres de grandeur ne sont pas comparables (le second n’était pas éloigné de 10 % en 1989) et même si des hypothèses sur la causalité devraient être étayées par des analyses complémentaires.
c. La polarisation des échanges extérieurs à l’intérieur du CAEM
48Le CAEM représente le cadre dominant du commerce extérieur des pays membres, à l’importation et à l’exportation. Ceci tient à la fois à la division internationale socialiste du travail, l’URSS vendant à ses partenaires des produits de base (dont le pétrole) et leur achetant des biens d’équipement, etc., à la non-compétitivité des produits fabriqués à l’Est sur les marchés occidentaux, à la persistance du bilatéralisme des échanges, etc. Si les autres pays de l’Est sont complémentaires, dans leur spécialisation internationale, de l’économie soviétique, ils sont plutôt concurrents entre eux. En 1988, la Bulgarie effectuait 80 % de ses exportations et 74 % de ses importations avec les autres pays du Comecon (respectivement 61 % et 50 % avec la seule URSS). Les proportions sont près de deux fois moindres pour la Pologne et la Roumanie. La polarisation des échanges à l’intérieur du CAEM a, dans la période récente, tendu à se réduire fortement pour les pays les plus avancés dans la réforme et les plus anciennement désireux de prendre leur distance vis-à-vis de l’URSS : en 1990, plus de 70 % du commerce extérieur de la Hongrie s’est fait hors CAEM, et le chiffre correspondant est de 60 % pour la Pologne. Dans les deux cas, il s’agit d’économies relativement ouvertes (les exportations représentent 38 % du PNB hongrois, 23 % du PNB polonais, soit des chiffres tout à fait comparables à ceux enregistrés pour plusieurs pays membres de la CEE), et qui sont en mesure d’accompagner la diversification géographique de leur commerce extérieur par des réserves croissantes en devises convertibles. Ainsi, la Pologne a dégagé un excédent courant de 4 milliards de dollars vis-à-vis de l’OCDE, et la Hongrie un excédent de 1 milliard.
49La polarisation d’ensemble du commerce sur le CAEM illustre une déconnexion entre le commerce extérieur et les autres dimensions de l’activité économique, car l’intensité des flux de capitaux et l’intégration des appareils nationaux de production à l’intérieur de la zone du CAEM restent très limitées. Elle traduit aussi un phénomène plus fondamental, difficile à corriger sur une courte période : la très faible substituabilité entre les produits échangés à l’intérieur du CAEM et ceux faisant l’objet d’un commerce avec les pays occidentaux. Ce point sera repris et développé dans la troisième partie.
d. Le carcan de dettes extérieures lourdes
50Derrière la disparité des encours en valeur absolue (en 1989, 54 milliards de dette extérieure en monnaies convertibles pour l’URSS, 36 milliards pour la Pologne, 19 milliards pour la Hongrie), il y a convergence dans le poids du service de la dette pour la plupart des pays membres. Certains pays – spécialement la Pologne – vont bénéficier de formules d’allègement de la dette à l’égard des entités publiques. Il faudra bien aborder rapidement la question de l’extension de l’initiative Brady (même si cette initiative n’a pas donné, lorsqu’elle a été appliquée en Amérique Latine ou en Asie, les résultats escomptés) à certains pays de la zone.
2. La défaillance des mécanismes de compensation et de financement
51Par certains aspects, les mécanismes monétaires et financiers mis en place dans le cadre du CAEM se voulaient ambitieux puisque avec le rouble « transférable » l’objectif était de sortir de l’économie de troc et d’amorcer la transition vers le multilatéralisme.
52En fait, le bilan est vite établi. Le rouble n’a de transférable que le nom, car, en fait, un pays qui a un excédent vis-à-vis d’un pays membre A ne peut l’utiliser pour régler un déficit à l’égard d’un autre pays membre B. Les échanges intra-CAEM sont en fait régis par le troc et le bilatéralisme (les accords bilatéraux sont d’ailleurs négociés tous les cinq ans, quitte à faire l’objet de protocoles d’application chaque année). A la fois du point de vue des procédures de clearing et des mécanismes de financement d’éventuels déséquilibres temporaires (les déséquilibres « structurels » requérant ici comme dans d’autres zones du monde non seulement un financement, mais aussi et surtout un ajustement), il faut parler d’échec du passage du bilatéralisme au multilatéralisme qui reflète, dans l’ordre international, la difficulté (voire l’échec) de l’instauration d’une économie d’échange à l’intérieur des pays membres. La non-transférabilité des soldes est liée à la totale inconvertibilité des monnaies impliquées ; elle contraint considérablement l’échange international. Mieux vaudrait, dans la plupart des cas, un déséquilibre extérieur intra-CAEM financé par des crédits plus ou moins conditionnels (sur le modèle des seuils tel qu’il s’appliquait dans le cadre de l’UEP) plutôt que des déséquilibres contraints ajoutant aux sources domestiques d’inefficience économique des causes externes.
B. Les perspectives relatives aux déséquilibres de la zone
53A long terme, la situation à l’intérieur du CAEM sera conditionnée par les rythmes de croissance, eux-mêmes largement dépendants du succès ou de l’échec des réformes économiques en cours. A plus court terme, d’autres éléments doivent être pris en considération.
1. Les hypothèses sous-tendant les perspectives
54A partir de 1991, les échanges intra-CAEM doivent se faire aux prix mondiaux et en devises convertibles. Un double choix auquel vont être confrontés les pays de l’Est, qui devrait en pratique intervenir avec gradualisme dans la mesure où l’ajustement sur le niveau des prix mondiaux devrait prendre deux ou trois ans. Il devrait en résulter plusieurs conséquences (A. Kirman et L. Reichlin, 1990) : 1) un déficit accru de l’ensemble du CAEM vis-à-vis des pays occidentaux ; 2) un déficit des petits pays du CAEM vis-à-vis de l’URSS ; 3) une dégradation sensible des termes de l’échange qui va toucher en particulier les pays exportateurs de biens industriels. En outre, la polarisation sur la zone CAEM devrait en principe diminuer, puisqu’il y aura beaucoup moins d’incitations que par le passé à mettre en œuvre une « préférence de structure » en faveur des partenaires de l’Est.
55La deuxième hypothèse centrale, plus aléatoire par définition, concerne l’évolution du prix du pétrole. Dans le rapport commandé aux quatre organisations internationales concernées à la suite du sommet de Houston, sont distingués deux scénarios pour 1991, l’un dit « de base » avec un prix du baril à 26 dollars, l’autre dit « possible » avec un prix du baril à 20 dollars. D’après le premier scénario, pourtant favorable au desserrement de la contrainte externe pour l’économie soviétique, la balance des opérations courantes de l’URSS (non compris l’or) resterait encore de – 10 milliards de dollars en 1991.
56En fait, ces hypothèses pétrolières sont peut-être un peu élevées, compte tenu de la menace de surcapacité sur le marché pétrolier après la guerre du Golfe. Si l’on envisage pour 1991 un prix moyen proche de 18 dollars le baril, les transferts entre l’URSS et les autres pays de l’Est sont réduits d’autant, mais la situation extérieure de l’économie soviétique devient critique.
2. D’autres conclusions des hypothèses
57Trois autres conclusions sont à signaler :
Le passage aux prix mondiaux et la faible probabilité d’un vrai contre-choc pétrolier vont accentuer le caractère « insoutenable » de la dette de certains pays de l’Est ;
Dans ce qui fait figure de jeu à « somme nulle », l’URSS fait figure de grand bénéficiaire, à court terme du moins. Certaines asymétries déjà en place vont se renforcer. C’est en partant de ce constat – l’installation durable de l’URSS dans une position de créancier « structurel » vis-à-vis des autres pays de la zone – que P. Kenen
(1990) réfute l’application d’un mécanisme proche de l’UEP à la zone des pays de l’Est. Nous aurons l’occasion de souligner plus loin les limites de ce point de vue. Quoi qu’il en soit, en partant du découpage actuel des espaces nationaux, il est probable qu’à court terme, la polarisation économique et les déséquilibres commerciaux s’accentuent. Mais il pourrait s’agir d’une phase de transition, liée à la libéralisation extérieure et à l’application des prix mondiaux, au-delà de laquelle il devient très délicat de se prononcer.L’introduction des prix mondiaux dans le commerce du Comecon est sans doute un bénéfice pour tous à long terme. C’est, en effet, une partie indispensable de la réforme des prix et de la libéralisation des échanges extérieurs. Cependant, à court terme, l’effet inverse peut en résulter, compte tenu de la pénurie aiguë de devises dont souffrent tous ces pays. Les échanges entre les pays de l’Est menacent de s’effondrer. L’avantage relatif de l’URSS ne se réaliserait que sur un volume d’échanges fortement réduit. Finalement tous les pays y perdraient. Faute d’établir un mécanisme de paiements compatibles avec les contraintes financières existantes, une décision potentiellement favorable, le passage aux prix mondiaux dans les échanges du Comecon peut entraîner des effets opposés à ceux qu’on attend.
C. Vers la recomposition des espaces économiques ?
58La dissolution du CAEM signifie-t-elle qu’il faut poser le problème de l’ajustement et du financement des déséquilibres à partir d’autres entités que celles considérées jusqu’à présent ? Question essentielle, à laquelle pour l’instant seuls des fragments de réponse peuvent être apportés !
1. Le poids des forces centrifuges en URSS3
59Le renforcement des pouvoirs locaux illustre d’une certaine façon l’accentuation du phénomène de crise en URSS. Au-delà des aspects politiques et culturels, plusieurs facteurs d’ordre économique ont tendu à accentuer les conflits entre le centre et la périphérie (Républiques, régions, villes, etc.) : les difficultés économiques ; la nécessité et l’incapacité de mettre en place une réforme monétaire digne de ce nom ; les conflits d’intérêt dans la répartition des subventions budgétaires, ... A partir de là, plusieurs scénarios sont envisageables (J. Sapir, 1990) : 1) un scénario optimiste dans lequel la réforme économique finit par s’affirmer, la décentralisation est réussie et où, grâce à la résolution des conflits les plus ouverts, l’État fédéral se reconstruit ; 2) un scénario catastrophe (du moins du point de vue de l’État fédéral) où le pouvoir central se délite et où certaines républiques (pas seulement celle de Russie ou les États baltes) quittent la fédération pour éventuellement s’agréger à d’autres entités ; 3) un scénario intermédiaire dans lequel la réforme économique et monétaire s’amorce en laissant planer quelques espoirs, mais où cependant les velléités d’autonomie de certaines Républiques (voire de certaines régions) se concrétisent. Pour J. Sapir, c’est ce dernier scénario qui semble le plus probable. Quoi qu’il en soit, une éventuelle redistribution des cartes à l’intérieur de l’URSS et une éventuelle association de certaines Républiques avec d’autres pays du CAEM, voire avec des pays hors CAEM, aurait des conséquences évidentes sur les flux de commerce et les soldes extérieurs. Le tableau ci-dessous indique pour 1988 ces flux et ces soldes pour les Républiques soviétiques en 1988.
60Il ressort de ce tableau des taux d’ouverture relativement élevés, et la confirmation d’une prépondérance des échanges internes à l’union. « Comparées aux États membres de la Communauté, les Républiques soviétiques sont beaucoup plus ouvertes au commerce intérieur et beaucoup plus fermées au reste du monde4. » Ceci tient, entre autres facteurs, au monopole des organismes publics de commerce extérieur. Mais la situation pourrait évoluer assez rapidement sous la pression des forces centrifuges.
2. L’amorce d’une sous-zone deutschemark ?
61Malgré les ressentiments nés de la dernière guerre mondiale, certains pays de l’Est sont aujourd’hui tentés de prendre comme « point d’ancrage » l’Allemagne, et non l’URSS. Dans l’esprit de certains, l’ancrage au voisin allemand est perçu comme une étape vers un ancrage plus institutionnel (c’est-à-dire une adhésion ou au moins une association à la CEE porteuse d’espoir d’adhésion ultérieure). Cela concerne peu, pour l’instant, la Pologne, fortement « dollarisée » et par certains aspects réticente à s’ouvrir à l’Allemagne. Les deux principaux pays concernés sont en fait la Tchécoslovaquie et la Hongrie.
62Pourtant la Tchécoslovaquie reste encore très imbriquée dans le commerce intra-CAEM (en particulier avec l’URSS). Mais les premières ventes de devises aux enchères ont été effectuées en deutschemarks (non en dollars). D’autre part, au-delà de la visibilité de l’accord Skoda-VW, la nature des sociétés mixtes constituées fournit une indication intéressante : sur les 1 600 sociétés mixtes mises sur pied en Tchécoslovaquie, 450 ont été créées à partir de capitaux allemands (près de la moitié si l’on ajoute les capitaux allemands et autrichiens). Dans le domaine de l’investissement direct, l’ancrage de la Hongrie à une zone deutschemark est moins visible (les Japonais sont les premiers créanciers de la Hongrie, et l’intérêt des entreprises américaines semble significatif). Dans le domaine monétaire et bancaire on perçoit bien l’attrait exercé sur la Hongrie, pays du CAEM le plus avancé dans le sens de la libéralisation financière, par l’ancrage allemand.
3. Vers un système à plusieurs vitesses ?
63De même que l’on peut être tenté de poser la question de l’intégration dans la CEE à partir d’un schéma à plusieurs vitesses, de même la recomposition des espaces économiques en Europe de l’Est pourrait s’inspirer d’une démarche analogue. Avec cependant en tête l’idée qu’un système à plusieurs vitesses doit être conçu comme une façon de permettre aux pays les moins avancés de rattraper leur retard (donc comme une formule transitoire), et qu’il serait présomptueux de l’envisager comme une formule durable, compte tenu du risque de creusement des écarts initiaux. On pourrait ainsi concevoir pendant quelque temps la coexistence de sous-zones fonctionnant avec du multilatéralisme et d’autres sous-zones toujours contraintes par la rigueur des accords bilatéraux.
64Pourquoi maintenir l’objectif d’intégration des pays de l’Est ? Parce que, outre les avantages à en attendre en termes de « création de trafic » et d’approfondissement de la division du travail, il paraît indispensable pour traiter la question de la convertibilité des monnaies. Un petit pays même diversifié, même excédentaire en paiements courants, n’a sans doute pas les moyens de restaurer durablement la convertibilité de sa monnaie même pour les seules opérations courantes.
65La question de la délimitation des zones monétaires « optimales » pose des difficultés encore plus marquées à l’Est qu’à l’Ouest. Par exemple, la Roumanie paraît nettement « décrochée » vis-à-vis de la Hongrie, de la Pologne ou de la Tchécoslovaquie, à plus d’un titre. Elle a un PNB par tête de 2 900 dollars contre 5 500 en Pologne et 4 700 en Hongrie. Autre signe, elle est, parmi les pays du CAEM, le seul pays à ne pas avoir mis en place de réforme bancaire, avec un système à « deux niveaux » (banque centrale et banques de second rang) (même la Bulgarie a adopté une loi bancaire allant dans ce sens).
66Les critères traditionnels de l’analyse des zones monétaires optimales, à l’intérieur desquels s’applique un régime de changes fixes (éventuellement ajustables), sont sans doute encore plus limités lorsqu’ils sont appliqués aux pays du CAEM que lorsqu’ils concernent l’Europe de l’Ouest. Ainsi, l’argument de la mobilité du travail à l’intérieur de la zone ne paraît pas déterminant. Le critère privilégié par P. Kenen (1969), la diversification de l’économie, est plus éclairant car il met l’accent sur la nature de spécialisations internationales, et la concurrence ou la complémentarité des appareils productifs nationaux.
67De toute façon, un système à plusieurs vitesses n’empêcherait ni le jeu des forces centrifuges ni la dislocation des échanges à l’intérieur du CAEM. De plus, la tentation de l’ancrage au DM plutôt qu’à l’ensemble des monnaies européennes représentées par l’ECU pourrait renforcer les asymétries en faveur de la devise allemande, néfastes pour la progression vers l’union économique et monétaire. D’où l’intérêt d’une solidarité monétaire à l’Est associée à la réalisation de l’UEM.
III. Pour une approche intégrée des problèmes extérieurs des pays de l’Est
68La plupart des analyses occidentales récentes sur les réformes économiques dans les pays de l’Est ont mis l’accent sur la convertibilité externe des monnaies. Elément essentiel de la stabilisation monétaire et de la libération des prix, la convertibilité ne saurait être repoussée jusqu’à ce que les principales réformes de structure aient porté leurs fruits. Des mesures préalables à une convertibilité viable ont été prises dans certains pays et devraient l’être dans les autres : suppression des taux de change multiples, légalisation et unification de tous les marchés parallèles, établissement d’un taux de change rémunérateur pour les exportateurs. Ces mesures vont de pair avec l’assainissement macroéconomique, l’établissement d’une banque centrale avec pour unique mission de préserver la stabilité de la monnaie, la transformation des institutions de crédit spécialisées en banques commerciales autonomes et la création de nouvelles banques commerciales par association avec des banques occidentales. Il doit cependant être bien entendu que la convertibilité, comme les propositions que nous allons faire pour rendre plus efficace cette importante décision monétaire, ne sont pas des panacées. Ce sont des dispositions qui sont destinées à desserrer les contraintes financières externes des pays concernés, à supporter la réforme des prix et à aider la mise en place des règles de concurrence. On ne peut évidemment pas en attendre que, par miracle, les initiatives monétaires relèvent la productivité du travail et éliminent les friches industrielles qui handicapent sérieusement la restructuration économique de ces pays.
A. Pour une convertibilité limitée au compte courant
69Aussi ambitieuses que soient ces transformations, elles sont très loin de conduire à une convertibilité totale. Un système bancaire à deux niveaux est le socle de toute réforme économique. Sans banque centrale pour contrôler la monnaie, pas de banques commerciales ; sans banques commerciales pour évaluer les débiteurs et surveiller la bonne fin des crédits, pas de contraintes budgétaires strictes sur les agents économiques ; sans contraintes budgétaires, pas de libération des prix efficace, donc pas de signification pour la convertibilité. Mais une structure bancaire minimale et robuste pour financer l’économie n’est pas la même chose qu’un ensemble de marchés de capitaux attractifs pour affronter la convertibilité monétaire totale. De tels marchés seront hors d’atteinte pour longtemps. Il est prudent et sage de limiter la convertibilité à ce qui est indispensable pour l’ouverture commerciale des pays de l’Est : une convertibilité limitée aux opérations courantes et libre pour les comptes de non-résidents. Cette convertibilité implique un contrôle de change non discriminatoire : les devises gagnées par les résidents exportateurs sont obligatoirement cédées aux organismes bancaires agréés ; les devises acquises par les résidents importateurs le sont auprès des mêmes intermédiaires pour le financement des opérations courantes. L’expérience de pays comme la France, l’Italie ou le Japon pendant de nombreuses années, montre que cette convertibilité limitée n’est pas une entrave mais une aide à la réalisation des avantages comparatifs et à la libéralisation du commerce extérieur. A contrario, l’expérience désastreuse des pays du cône sud de l’Amérique latine montre qu’une libéralisation financière brutale, avant que des mécanismes concurrentiels aient été solidement établis, conduit au chaos économique orchestré par des distorsions absurdes des taux de change.
70La convertibilité sur opérations courantes peut être amorcée très tôt si les transactions sont centralisées par la banque centrale. Puis, au fur et à mesure de leur implantation, les banques commerciales peuvent animer un marché interbancaire des changes. Enfin, lorsque les instruments financiers se diversifient, il sera possible d’assouplir le contrôle des changes sous la protection d’un double marché des changes.
71On pourrait en conclure qu’il n’y a rien d’autre à faire sur le plan externe que d’appliquer ces mesures : unifier les taux de change, choisir un taux de change suffisamment sous-évalué et le garder stable par les moyens de la politique monétaire, mettre en place un contrôle de change efficace. Chaque pays devrait individuellement s’engager dans cette voie parallèlement à l’instauration de son système bancaire et à des mesures drastiques de stabilisation macroéconomique. Les différents organismes internationaux de financement aideraient les pays qui s’aideraient, par des crédits conditionnels de soutien aux ajustements structurels et de financement de programmes de développement. Cette démarche est préconisée par des milieux influents, académiques et officiels, aux États-Unis et de manière plus surprenante en Europe. Quoique nécessaire, cette démarche est pourtant très insuffisante. Elle repose, en effet, sur des hypothèses hautement contestables.
B. Que conserver du COMECON ?
72La démarche précédente s’inscrit dans une doctrine libre-échangiste qui tourne le dos à l’expérience de l’Europe occidentale d’après guerre et qui veut reproduire les errements dont les conséquences désastreuses ont été observées en Afrique et en Amérique latine. C’est une démarche qui encourage chaque pays à s’intégrer dans l’économie mondiale en général, sans se préoccuper des proximités régionales, des niveaux de développement, de la pénurie des réserves de change dont souffrent les pays concernés et de leur impossibilité d’accéder au marché international des capitaux. Cette démarche suppose donc que les produits échangés au sein du COMECON et ceux qui sont échangés avec l’Occident sont substituables. Elle admet qu’un taux de change suffisamment bas permettra à chaque pays de gagner assez de devises fortes par ses exportations pour financer les besoins d’importations en produits occidentaux, de manière à soutenir la croissance forte sans laquelle la transition vers l’économie de marchés sera une illusion amère. Elle tire un trait sur le CAEM et prétend même que les échanges précédemment tissés, parce qu’ils sont bilatéraux et planifiés, sont un frein aux réformes économiques. Plutôt que de réformer le CAEM, on prétend qu’il est préférable de le faire disparaître entièrement. Pour s’intégrer à l’économie mondiale il faudrait curieusement que les pays de l’Est désintègrent des décennies de division internationale du travail dans le COMECON.
73Rappelons que cette argumentation était très active en Europe occidentale après la guerre. Elle fut rejetée par les gouvernements des pays européens à cause de la fausseté de ses prémisses : les produits vendus et achetés par les pays européens les uns aux autres n’étaient pas substituables avec ceux qui étaient vendus ou achetés aux États-Unis. Ils n’étaient substituables à aucun taux de change compatible avec la gestion macroéconomique rigoureuse que préconisaient les mêmes zélateurs du libre échange. Pour progresser vers cette substituabilité il fallait diversifier les systèmes productifs et élever les niveaux de productivité en libéralisant les échanges internes de la zone européenne, acceptant ainsi délibérément un détournement temporaire des échanges à l’encontre des produits américains. Les apports de ces derniers, comme les acquisitions de savoir-faire et les importations de capitaux, devaient appuyer l’intensification du commerce intra-européen, non pas le détruire.
74Les analyses de notre seconde partie montrent que les grandes lignes de ce diagnostic sont valables pour les pays de l’Est. Ces pays ne sont pas d’anciennes colonies spécialisées dans la production de matières premières, important de l’Occident tous leurs produits manufacturés et privés de marchés intérieurs. Leur trajectoire ne va pas non plus pouvoir être assimilée à celle de la zone Asie-Pacifique. Il existe une division technique du travail entre les pays de l’Est et l’URSS, avec des normes et des matériels dont la non-compatibilité vis-à-vis des références occidentales ne pourra être surmontée que progressivement. Ces pays sont des sociétés salariales qui ont des marchés intérieurs. Un effondrement de leurs échanges intérieurs et la fuite éperdue dans l’extraversion totale, pour gagner des devises à tout prix par la concurrence sauvage des uns contre les autres, feraient à coup sûr avorter les réformes car les classes moyennes salariées y ont un poids qui est sans commune mesure avec les pays du Tiers Monde.
75Il faut donc préserver les échanges du COMECON et les faire évoluer au rythme des réformes économiques prises par chaque pays. Cela implique de sortir du bilatéralisme et de répercuter dans ces échanges les conséquences de la libération des prix et de la décentralisation des décisions économiques au fur et à mesure de leurs avancées dans chacun des pays. Les échanges du COMECON doivent donc être placés sur une base multilatérale et décentralisée. Mais la pénurie de devises fortes implique absolument que le règlement de ces échanges soit conçu selon des dispositions qui économisent les réserves de change. On a montré dans la première partie que l’établissement d’un système multilateral de compensation et de règlement, appelé union de paiements, répond à ces exigences. Il économise les devises fortes et donne une garantie de change aux agents économiques des pays membres dans leurs échanges réciproques.
C. Pour un Fonds monétaire et pour une approche pragmatique de sa conditionnalité
76La Communauté européenne a tous les atouts pour jouer vis-à-vis des pays de l’Est et des Républiques de l’URSS le rôle que les États-Unis ont tenu vis-à-vis de l’Europe occidentale après la guerre. Aujourd’hui comme en ce temps-là, le FMI est inadapté pour apporter des solutions aux problèmes monétaires qui se posent. Encore faut-il reconnaître l’enjeu et promouvoir le mécanisme monétaire adéquat au lieu de le combattre. Pour cela il faut encourager la création de deux institutions : l’Agence Centrale de compensation et de règlement pour le commerce entre les pays de l’Est d’une part ; un Fonds Monétaire pour centraliser les apports initiaux de réserves par la Communauté Européenne et pour accorder des crédits conditionnels en cas de difficultés temporaires des balances de paiements globales d’un quelconque des pays de l’Est d’autre part.
77L’idée essentielle, qui n’a pas été complètement appliquée dans l’UEP, mais qui aurait pu l’être et qui devrait l’être dans une éventuelle adaptation aux problèmes monétaires des pays de l’Est, est de supprimer le financement intérimaire automatique. Compensation multilatérale et crédit sont deux notions complètement différentes qui gagnent à être séparées mais qui peuvent être interconnectées. Car la compensation multilatérale est une notion strictement monétaire qui est logiquement associée au règlement, non pas au crédit.
78Pour supprimer le crédit automatique, il suffit d’organiser la compensation sur une base journalière avec règlement intégral des soldes nets multilatéraux en fin de journée, au lieu de l’organiser sur une base mensuelle. La compensation garde sa raison d’être : économiser les monnaies fortes grâce à la transférabilité des monnaies qui ne sont pas encore ou peu convertibles ; fournir une garantie de change aux monnaies dont le soutien dans le marché est encore trop fragile et qui, livrées à elles-mêmes, risquent de régresser aux accords bilatéraux. Le système multilatéral de règlement est donc un cadre institutionnel pour la coopération monétaire. Il donne la plus grande efficacité à l’aide qu’un groupe de pays à monnaies fortes peut accorder à un groupe de pays en train d’accéder aux échanges commerciaux libres. C’est un système qui place l’ensemble des pays concernés dans une situation d’intérêts coincidants.
79Pour réaliser la compensation multilatérale entre les banques centrales il faut instituer une Agence Centrale de compensation et de règlement. Il faut aussi que les pays déclarent leurs parités vis-à-vis d’une unité de compte externe qui fut le dollar pour l’Accord Monétaire Européen et qui aurait avantage à être l’écu pour les monnaies des pays de l’Est aujourd’hui. Le cas intéressant est celui où certains pays ont rendu leur monnaie convertible sur comptes courants pour les non-résidents et où d’autres pays ont toujours des monnaies inconvertibles. Seuls ces derniers pays continuent à faire passer la totalité des transactions qui les concernent par le système de compensation. Pour eux le solde net est toujours l’indicateur synthétique de leur position par rapport à l’ensemble de leurs partenaires. Il n’en est plus de même pour les pays dont les monnaies ont une convertibilité limitée. Car les non-résidents, y compris les banques centrales étrangères, qui détiennent des monnaies devenues convertibles peuvent les céder sur les marchés des changes contre des monnaies fortes qui sont extérieures au système multilatéral. Il s’ensuit que les soldes nets de compensation n’ont plus pour ces pays de relation nécessaire avec leur balance de paiements vis-à-vis de l’ensemble de leurs partenaires dans l’Union. Mais cette compensation continue à garantir la multilatéralité du commerce avec les genres de convertibilité les plus hétéroclites, en évitant la distorsion des exportations vers les pays dont les monnaies sont les plus convertibles. On s’oppose ainsi au cloisonnement des échanges selon que les pays ont des monnaies convertibles ou inconvertibles.
80Dans ce système les banques centrales des pays à monnaies convertibles ont le choix d’intervenir sur les marchés des changes entre des cours maxima et minima à leur propre risque et pour leur propre compte, ou de reporter les soldes à la compensation à des cours acheteur et vendeur en unités de compte, cours qu’ils ont préalablement notifiés à leurs partenaires et à l’Agence centrale. S’il y a des monnaies fluctuantes, les pays qui veulent reporter leurs transactions à la compensation doivent définir le cours du jour de leur monnaie auquel doit être faite la conversion en unités de compte pour que l’Agence centrale puisse calculer les soldes nets.
81La robustesse de ce mécanisme monétaire dépend toutefois de la solidité des monnaies qui accèdent à la convertibilité sur comptes de non-résidents. C’est là qu’entre en scène le deuxième volet du dispositif : le Fonds Monétaire. Il fournit des facilités de crédit en monnaies fortes, conditionnelles et discrétionnaires, qui ne sont pas des aides à l’économie mais des moyens de soutenir la convertibilité par deux procédés complémentaires : des apports initiaux en réserves et des financements pour surmonter les difficultés temporaires des balances de paiements globales. L’administration du Fonds doit donc être investie de l’autorité de surveillance et de recommandation à l’égard des politiques économiques des pays qui demandent à tirer sur ces facilités. Le montant des facilités est constitué du capital initial du Fonds et du produit d’émissions obligataires du Fonds sur les marchés internationaux. Les avoirs du Fonds sont placés en titres à court terme et à haut degré de liquidité. En plus des apports extérieurs de pays donateurs, chaque pays membre contribue au capital du Fonds. Des appels de fonds complémentaires peuvent être éventuellement demandés aux pays dont les réserves sont devenues abondantes. L’administration du Fonds décide de ces contributions et des conditions des prêts.
82Les encours à court terme du Fonds Monétaire devraient être accordés sous certaines conditions, relatives à la fois à la nature temporaire des déséquilibres de balances des paiements – nature délicate à apprécier ex ante comme l’expérience du FMI l’a bien montré – et au contenu des politiques économiques mises en œuvre (c’est le volet de l’ajustement). Comme dans le cadre de l’UEP et d’autres mécanismes appliqués dans l’économie mondiale, il faudrait prévoir la définition de seuils à partir desquels la conditionnalité se durcirait.
83Même si le Fonds monétaire doit appliquer sa propre conditionnalité, il faudrait éviter de « surdéterminer » l’économie des pays de l’Est en superposant des conditionnalités soit excessives soit contradictoires (et peut-être les deux à la fois). Autrement dit, la réflexion sur la conditionnalité à mettre en œuvre par le Fonds monétaire ne peut être séparée d’une approche plus globale de la conditionnalité appliquée par la BIRD, le FMI, la BERD..., et qui touche des sujets aussi cruciaux que l’horizon temporel des programmes d’ajustement (cf. la nécessité de coordonner les financements à court et à long terme), l’équilibre entre la régulation de la demande et celle de l’offre, la place des ajustements de taux de change dans le cadre de ces programmes.
D. Pour une union de paiements dans l’esprit de L’Accord monétaire européen
84Si on ne transforme pas le CAEM en union de paiements, alors qu’on décide de mettre les échanges sur la base des prix mondiaux, on se dirige vers l’alternative suivante : un effondrement des échanges par pénurie de moyens de règlement, cet effondrement n’ayant aucune chance d’être compensé par une augmentation équivalente des échanges avec l’Ouest ; le maintien de fait d’accords bilatéraux qui freinera la libéralisation des échanges et les réformes à l’intérieur des pays.
85Même lorsqu’ils sont conscients de ce danger, les adversaires d’une union de paiements se braquent sur l’UEP première formule, celle qui fut établie en 1950, pour affirmer que sa transposition ne convient pas aux problèmes actuels des pays de l’Est.
86Deux arguments sont mis en avant. Le premier est que certains des pays de l’Est, la Hongrie, la Tchécoslovaquie et la Pologne, ont déjà fait un grand pas vers la convertibilité. Ce serait un retour en arrière inacceptable de les inclure dans une union de paiements qui les amènerait à détenir les monnaies inconvertibles de leurs partenaires. Le second est la taille de l’union de paiements et l’asymétrie structurelle des échanges dont elle devrait assurer les règlements. Car l’UEP a été un succès parce qu’elle couvrait une vaste zone de quinze pays avec leurs dépendances coloniales. Les échanges étaient diversifiés, les tailles des économies étaient semblables, les polarisations des déficits et des excédents n’avaient qu’un caractère temporaire. Dans les pays de l’Est, la situation est très différente. Si l’URSS est incluse et si les échanges sont comptabilisés aux prix mondiaux, deux inconvénients majeurs sont à redouter ; l’énorme différence de taille entre l’économie de l’URSS et celle des autres pays ; la polarisation permanente des déficits sur les pays de l’Est, de l’excédent sur l’URSS.
87Le premier argument exprime un malentendu et une mauvaise connaissance de l’histoire monétaire européenne. Il n’est certes pas question de calquer aveuglément l’UEP. C’est pourquoi nous avons tenu à en dégager les enseignements et à en souligner l’adaptation à une acquisition progressive de la convertibilité. Deux conclusions ont été mises en évidence : il faut soigneusement distinguer le mécanisme monétaire d’une union de paiements et la question du crédit ; il faut concevoir un système qui soit compatible avec une disparité de situations des pays à l’égard de la convertibilité monétaire. On a montré que ces exigences pouvaient être prises en compte en organisant un système de compensation multilatérale entre les banques centrales et en stipulant que la période de compensation est la journée avec règlement des positions nettes multilatérales en fin de journée. Ce dispositif supprime les crédits automatiques en monnaies inconvertibles et se passe de tout système de quotas. Cela signifie que l’unité de compte dans laquelle sont déclarées les parités des monnaies nationales doit être une grande monnaie internationale. Cela veut dire aussi que la monnaie de règlement de la zone, émise par l’Agent Central, doit être convertible dans une grande monnaie internationale. Ces deux propriétés satisfont la garantie de change et l’économie des réserves de change en monnaies fortes par les pays membres.
88Le second argument est étonnant par l’étroitesse des vues prospectives qu’il révèle. Quels que soient les choix politiques des Républiques, à l’égard du maintien dans l’URSS ou de l’indépendance de jure, il est certain que leurs économies vont devenir celles de pays largement autonomes5. Tous les arguments avancés pour préserver la division du travail entre pays de l’Est et URSS se prolongent au sein de l’URSS elle-même. Une union de paiements sera indispensable pour maintenir la cohérence des échanges entre les Républiques qui composaient l’URSS et entre ces Républiques et les autres pays de l’Est. On se trouve donc devant un vaste ensemble de territoires nationaux, qui seront à des degrés très divers de convertibilité monétaire, pour lequel la polarisation de l’excédent sur un seul créditeur structurel disparaît. Si la Russie, par exemple, est largement exportatrice de produits énergétiques, elle est aussi importatrice de produits manufacturés. L’excédent de l’URSS va éclater et se répartir selon les Républiques. Cette transformation considérable de l’espace économique renforce, plutôt qu’elle n’affaiblit, le besoin de rechercher un mécanisme monétaire selon les principes énoncés plus haut. Ce sera une condition majeure de la cohérence économique au cours de la restructuration et probablement de la stabilité politique dont les gouvernements des pays de la CEE devraient tenir le plus grand compte. Contre une organisation monétaire reliant étroitement les pays de l’Est et de l’Ouest de l’Europe, on oppose aussi fréquemment un troisième argument. Les opinions publiques et les forces politiques les plus influentes en Europe de l’Est sont animées par une mentalité de chacun pour soi et ne veulent pas rester liées à l’URSS. Il y a là encore un profond malentendu. D’abord ces pays ne sont pas hostiles, loin de là, à nouer des échanges renouvelés avec certaines des Républiques composant l’URSS. Ensuite tous se disent partisans d’un rapprochement avec la CEE et d’une intégration à long terme dans cet espace. Les propositions monétaires que nous avançons s’inscrivent dans cette perspective d’une chance historique que l’Europe ne doit pas laisser passer. L’économie mondiale n’est pas un vaste marché homogène où il suffit de se glisser. Cette vision abstraite ne correspond pas à la réalité de cette fin de siècle qui est la constitution de vastes ensembles régionaux en Europe, en Amérique du Nord et en Asie Orientale. Il ne s’agit donc pas du tout dans nos propositions de cantonner les pays de l’Est européen et l’URSS dans un bloc économique dépassé. Il s’agit de concevoir les meilleures chances de succès pour le but qui est proclamé de part et d’autre : une grande Europe, politiquement réconciliée, économiquement et culturellement traversée par des échanges diversifiés et mutuellement avantageux.
E. Pour une connexion par l’écu d’une union des paiements dans les pays de L’Est et du système monétaire européen
89Les deux institutions proposées ci-dessus devraient être placées sur base écu qui remplirait ainsi toutes les fonctions monétaires internationales dans l’union des paiements des pays de l’Est : unité de compte, règlement, réserve.
90La promotion de l’écu dans ce contexte s’impose avec une évidence quasi irrésistible. Tout pays qui amorce sa marche vers la convertibilité doit ancrer sa monnaie sur une grande monnaie convertible ou sur un panier de monnaies convertibles et doit fixer un taux de change approprié (régime des changes fixes et ajustables). Pour les raisons développées plus haut, tous les pays de l’Est ont intérêt à choisir la même monnaie de référence. L’importance de leur commerce avec l’Europe occidentale et la structure de ce commerce font de l’écu la monnaie qui minimise les risques de l’ancrage. C’est une monnaie dont les marchés ont récemment développé les instruments liquides de placement, permettant de détenir efficacement des réserves.
91Pour les gouvernements des pays de la Communauté, l’avantage économique et politique serait immense dans la concurrence sans merci qui va se développer pour la conquête des pays de l’Est. Les entreprises de la Communauté auraient des risques de change beaucoup plus faibles que leurs concurrentes américaines et japonaises. Les organismes de financement de la modernisation de ces pays pourraient inscrire leur action dans un cadre monétaire stable. Les autorités monétaires des pays du SME n’auraient pas à craindre que l’usage des monnaies européennes par les banques centrales des pays de l’Est ne perturbe le fonctionnement du SME. Enfin, à l’heure où tout le monde envisage un renforcement de l’écu dans la perspective de la deuxième phase de la transition vers l’UEM, l’élan qui serait donné à l’écu en tant que pivot de l’association du SME et d’une union des paiements des pays de l’Est serait irrésistible.
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Notes de bas de page
1 Le sigle CAEM est utilisé même si le Comecon est en voie de dissolution. D’autre part, le cas de l’ex-RDA n’est pas traité ici, puisque la réunification allemande apporte une solution spécifique aux problèmes économiques et financiers de l’ancienne Allemagne de l’Est.
2 En février 1991, date de la rédaction du texte.
3 Au printemps 1991, la fragmentation de l’URSS était possible mais pas encore probable.
4 Économie européenne, décembre 1990, p. 82.
5 La pertinence de ces hypothèses s’est confirmée avec les déclarations d’indépendance des Républiques et la disparition de l’URSS en décembre 1991.
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Le Plan Marshall et le relèvement économique de l’Europe
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Le Plan Marshall et le relèvement économique de l’Europe
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