Le Plan Marshall et la transition de l’économie française
p. 723-727
Texte intégral
1L’objet de mon propos est d’exposer comment, en partie grâce à l’aide Marshall, une France déjà affaiblie avant guerre, largement détruite par la guerre, avait retrouvé en 1948-50 le chemin de la croissance et de l’ouverture sur le monde extérieur ; si la guerre de Corée n’avait pas été déclarée en juin 1950, la France aurait été prête à affronter la concurrence extérieure dès cette époque.
2Dès avant la guerre, une France affaiblie, en repli. C’est en 1936 que pour la première fois les décès l’emportent sur les naissances ; la production industrielle, de 100 en 1928 descend à 75 entre 1932 et 1938. On produit 200 000 autos en 1938 contre 220 000 en 1929 ; on travaillait 48 heures en 1929, on ne travaille plus que 39 heures en 1938 ; le revenu national de 1938 est de 16 % moins élevé que celui de 1929 et le commerce extérieur enregistre une chute dramatique ; en 1938 les exportations ont baissé de 60 %, les importations de 52 % par rapport à 1929.
3A cette France affaiblie, la guerre amène des destructions dramatiques réparties sur tout le territoire, et non plus seulement dans le Nord comme cela avait été le cas en 1914-1918. 600 000 morts, 28 % du capital immobilier détruit, tous les ports dévastés, 9 000 ponts détruits ; le point de savoir si le taux de change est approprié ou non ne se pose pas, car l’on ne peut exporter quoi que ce soit. Il est impossible de fabriquer, et donc d’exporter.
4La France prend de ce fait un retard supplémentaire par rapport aux autres grands pays, par rapport à la Grande-Bretagne et aux États-Unis dont la production sur la base de 100 en 1938 a doublé, (200 pour le Canada, 270 pour les États-Unis) ; la France ne produit plus que 40 à 50 % de la production déjà faible de 1938. L’on fait ce que l’on peut du côté de la demande, puisqu’on ne peut pas faire grand-chose du côté de l’offre. Je rappelle l’emprunt de la Libération, novembre 1944, après avoir discuté d’échange éventuel des billets, qui se révèle alors impossible... faute de billets, puis l’échange des billets en avril 1945, puis l’impôt de solidarité du 4 juin 1945 ; mais tout cela ne fait ni construire les usines ni pousser les légumes. La France est peu à peu en train de s’asphyxier. Sa balance des paiements est terriblement déficitaire ; pour les trois années 1945-46-47, un total de 5,6 milliards de dollars, en face desquels nous n’avons que 2 milliards de réserves en or et en devises, qui seront dépensées pendant ces trois années, à concurrence de 600 millions en 1945, 1 milliard en 1946 et le reste en 1947 ; on réquisitionne les avoirs en devises, l’or des particuliers ; la Banque de France fond les napoléons réquisitionnés ; on rééchelonne les dettes, la dette de guerre ; les 3 milliards de l’aide militaire sont réétalés sur 30 ans ; l’on s’endette car les Américains croient encore qu’on peut encore prêter bilatéralement à l’Angleterre, à la France et faire fonctionner les deux organismes récemment créés à Bretton-Woods : la BIRD et le FMI. Ce sont les accords Blum-Byrnes, avec les deux prêts Exim-Bank qui font presque 2 milliards de dollars, 630 millions pour le Blum-Byrnes et les deux emprunts Exim-Bank de 650 et 550 millions de dollars. La France tire au FMI 150 millions de dollars et devient le premier emprunteur de la BIRD ; le Crédit national est l’artisan de cet emprunt : son président Wilfrid Baumgartner, qui négocie avec John McCloy, s’attire cette remarque : « Wilfrid, don’t speak like Louis XIV ».
5Mais l’on est au bout de la route : la croissance est faible, à 85 % en 1946 et en 1947, on a à peine retrouvé le niveau de production industrielle de 1938 ; l’inflation est déchaînée ; les prix sont au niveau 1 000 en 1947. L’année 1947 est véritablement dramatique : un hiver froid, un été torride, la sécheresse ; les rations de pain de l’été 1947 sont inférieures aux rations de 1942-43 ; les tensions s’aggravent naturellement avec le départ des ministres communistes et la création de FO en mai 1947, la grande grève des mineurs de novembre 1947. L’inquiétude culmine avec le coup de Prague en février 1948. Et l’on a bien senti pendant ce torride été de 1947 au Grand Palais, pendant la Conférences des Seize, avec les hésitations de l’URSS et de la Tchécoslovaquie, qu’un monde était en train de basculer.
6Je rappelle rapidement les caractéristiques de l’aide Marshall : ce n’est plus une aide alimentaire ou humanitaire comme les fonds GARIOA ou UNRRA ; c’est une aide pour la balance des paiements mais qui n’est pas donnée en dollars comme les crédits des années précédentes ; elle est en nature, elle est destinée à réamorcer la pompe des importations absolument indispensables ; l’effet d’éviction du commerce est nul pour la France car, quels sont les produits que l’on reçoit en 1947 ? Pas beaucoup d’aide alimentaire, des locomotives, des wagons et des biens d’équipement comme le train à bandes de la sidérurgie... Et c’est sur ces bases que la production va repartir.
7C’est une aide conditionnelle et affectée, collective et multilatérale.
8Conditionnelle, d’où le problème de la contre-valeur. Je rappelle que les États-Unis ont le droit de s’en servir pour leurs besoins propres, à concurrence de 10 % (ils le feront assez largement), que l’idée de base était la « stérilisation » de la contre-valeur, qui aura lieu en Angleterre ; mais en France, la contre-valeur va servir, après en avoir persuadé les Américains, au financement des investissements. Ce financement passe par l’intermédiaire du Trésor, ou plutôt du Fonds de Modernisation et d’Equipement (FME) géré par le Crédit national, mais le bon approvisionnement du FME fait partie des fins de mois ou de journée du Trésor ; c’était le travail de Dominique Boyer, alors secrétaire général de la Commission des investissements, que de décider des investissements qui pourraient être financés par les crédits de contre-valeur ; mais c’était aussi le travail des fonctionnaires du Trésor de supplier les Américains de débloquer les fonds le mardi plutôt que le vendredi pour faire les fins de journée du Trésor. Cela a naturellement conduit à une collaboration très étroite avec les Américains ; il faut rappeler la personnalité de W. Tomlinson, le jeune représentant du Trésor américain, alors âgé de 30-32 ans, et qui est mort deux ans plus tard après une grave crise cardiaque. Il était le surveillant, en même temps que l’avocat de la France. Son adjoint Donald J. Mc Grew était lui aussi un merveilleux enquêteur ; un jour, il téléphone au Trésor : « il y a une erreur dans la situation hebdomadaire de la Banque de France. – Ce n’est pas possible, ça n’arrive jamais ! » Et finalement c’était vrai, il y avait une erreur dans la présentation. Cette relation amicale a été très importante.
9Aide collective, et multilatérale pour faciliter la coopération internationale ; le retour à la convertibilité était bien l’objectif, à l’intérieur d’un bilatéralisme élargi ; cette vertu de la concurrence, cette destruction du bilatéralisme étroit est très intéressante et très novatrice, car conceptuellement, tout le monde n’en était pas persuadé ; toute l’école de Cambridge prônait alors le bilatéralisme et le contingentement.... Et ce n’est qu’en 1953-54, au FMI, qu’après des discussions approfondies il a été décidé de retourner à la convertibilité ; mais on a prouvé le mouvement en marchant. Tout cela a mené à l’UEP ; mais il faut se rappeler que l’UEP était un espace de liberté à l’intérieur d’une muraille, d’une protection douanière et contingentaire que les États-Unis avaient acceptée ; l’UEP fonctionnait comme un accord bilatéral de paiement mais élargi. C’étaient des règlements effectués par les banques centrales et dont les comptes étaient tenus par la BRI. De 1950 à 1958, l’UEP a permis des règlements de soldes bilatéraux de 44 milliards de dollars ; mais ces 44 milliards de dollars ont été réglés pour 19 milliards par des compensations dans l’espace (A créancier de B et débiteur de C), par 12 milliards de compensation dans le temps (c’est-à-dire que l’on vous fait crédit et l’on attend que la conjoncture se retourne, c’est le cas de l’Allemagne en particulier, qui a été en 1950 le premier débiteur de l’UEP), et enfin seulement 13 milliards en règlements en or et en devises, ou en crédits consentis par l’organisation, et donc avec une composante de devises ou d’or extrêmement faible, peut-être la moitié de ces 13 milliards...
10Quelle France retrouve-t-on très vite après qu’elle eut reçu 3,5 milliards de dollars sur une période de six ans à peu près ? Les 3,5 milliards de dollars pour la France (sur les 23-24 milliards de dollars du Plan Marshall) représentaient 13 % de la PIB française ; ils ont permis le financement des investissements ; le FME a reçu chaque année 250 milliards de FRF, c’est-à-dire l’équivalent d’un milliard de dollars par an ; la croissance a repris au rythme de 8 % par an. Sur une base 100 en 1949, on se trouve à 108 en 1950, à 116 pour l’industrie et à 250 pour l’énergie. La formation de capital reprend très vigoureusement (18 % du revenu national en 1949 et 1950). Les finances publiques ont un financement sain, non monétaire ; « l’impasse » dont une partie est couverte par une partie de la contre-valeur, ne dépasse jamais 400 milliards de F ; elle est couverte, sans recours à la Banque de France, par les correspondants traditionnels du Trésor.
11Les finances extérieures se rétablissent également ; la balance commerciale, encore déficitaire d’1,5 milliard en 1948, est équilibrée en 1950. Les réserves de change se reconstituent, au rythme de 160 millions de dollars en 1949 et de 200 millions de dollars en 1950. Le vendredi 23 juin 1950, nous avions préparé au cabinet de M. Petsche, une communication pour aviser le FMI que la France, inéligible au Fonds depuis 1948, rentrait dans le giron de l’organisation et se proposait de déclarer une parité de 350 F pour un dollar ce week-end. A midi, l’on a appris le déclenchement de la guerre de Corée, l’on a rangé le télégramme et la France n’est revenue au FMI avec une parité que cinq ou six ans plus tard.
12Cette époque a été marquée par un vigoureux esprit de coopération, avec les Américains, mais aussi avec les Européens, qui allait culminer avec l’ouverture du Marché commun. Quelques projets l’illustrent : le projet d’union douanière franco-italienne, signé à Turin le 26 mars 1949, la discussion pour une association avec le Bénélux et l’Italie, « Finebel », avec l’espoir de recevoir la bénédiction américaine et aussi un peu des fonds Marshall, en 1949 ; la CECA en mai 1950. Et aussi les premiers balbutiements du Marché commun sur la base de projets français et hollandais en 1950-52, qui seront retardés par le réarmement allemand et la discussion de la CED... Ce n’est qu’après l’échec de celle-ci en 1954, qu’on se retrouvera à Messine en 1955. Deux ans plus tard, le Marché commun était signé.
13Quels enseignements pouvons-nous aujourd’hui tirer pour les pays de l’Est de l’expérience ainsi brièvement rappelée ? Beaucoup de similitudes en apparence :
le niveau des destructions ;
les besoins d’infrastructures ;
la nécessité d’une aide.
14On sent que, comme la France en 1945, ces pays ne peuvent plus compter sur l’endettement ; ils ont épuisé leurs possibilités de rééchelonnement, d’ailleurs ils ne paient plus leurs dettes ; quant à l’investissement étranger, il ne produit rien ou pas grand-chose. À certains égards, leur situation est même plus dramatique que la nôtre en 1945, ou que celle des pays en voie de développement ; ceux-ci, au moins en paroles, se sont convertis à l’investissement étranger et le reconnaissent préférable à l’endettement, même du point de vue de leur indépendance. En URSS ou dans les pays d’Europe orientale, l’on n’en est pas là. Pas de base juridique qui permette l’investissement, pas de droit de propriété, pas de droit de la faillite, pas de tribunaux ; pas de structure libre des prix ; or il n’y a pas de meilleur moyen pour exproprier un investisseur étranger que de bloquer les prix du produit qu’il fabrique ; pas ou peu de main-d’œuvre qualifiée, et, en définitive, assez peu de gens qui veulent travailler... C’est un handicap écrasant. Ceux d’entre vous qui ont lu le rapport des quatre organisations internationales (OCDE, FMI, BIRD, BERD) commandé par le Sommet de Houston, ne peuvent être que terrifiés par l’ampleur des destructions dans le sol, de la pollution, mais aussi du désarroi dans les esprits que ces années ont laissé. Quelqu’un disait hier que c’était l’aide américaine qui a remis sur pied la Corée du Sud ou Taiwan. Je ne peux souscrire à cette idée ; ce n’est pas l’aide américaine qui a produit les 80 milliards de dollars de réserves de Taiwan ; c’est d’abord le travail du peuple de ce pays. Les pays de l’Est et l’URSS sont-ils prêts à fournir le même effort ? Peut-on faire pour les pays de l’Est quelque chose qui ressemble au Plan Marshall qui était, je le rappelle, une aide affectée, conditionnelle et multilatérale ?
15La possibilité d’une aide publique, c’est-à-dire à fonds perdus et venant des budgets nationaux me paraît exclue. Aucun des pays de l’Est, – et l’URSS moins encore – n’est éligible à l’aide AID ; les pays de l’AID, pour lesquels on a déjà bien du mal à trouver 4 ou 5 milliards par an, ne doivent pas avoir plus de 400 dollars de revenu par tête. Le plus pauvre des pays de l’Est, la Bulgarie, a un revenu de 1 800, les autres 2 100 ou 2 500, le plus élevé, la Tchécoslovaquie, 3 200 ; L’on ne trouvera nulle part en Occident des contribuables prêts à donner de l’aide. L’idée d’une aide budgétaire n’est pas réalisable.
16Aide affectée. Toute aide affectée en importations est destructrice des industries locales. Même chose pour l’aide alimentaire qui empêche le blé de pousser dans les pays bénéficiaires. Ce n’est pas la bonne voie. Pour les investissements, c’est sûrement souhaitable, mais les grands investissements de base peuvent être assurés par un financement privé (cf. les investissements américains ou japonais pour le développement de la Sibérie, notamment dans le pétrole)... À part une aide temporaire à la balance des paiements, je ne vois pas qu’on puisse s’inspirer du Plan Marshall.
17Aide conditionnelle. Cela non plus n’est pas de saison. Je ne vois pas les pays de l’Occident ayant des contrôleurs en Tchécoslovaquie ou en Bulgarie pour leur dire comment faire leurs investissements. La conditionnalité de l’aide est aujourd’hui extrêmement difficile ; il y a deux boucs émissaires dans le monde pour qui c’est admis : la BIRD et le FMI, mais qui régulièrement sont mis au pilori pour leur ingérence. L’âpreté du débat à la Banque Interaméricaine de Développement pour introduire un peu de conditionnalité, alors qu’elle est possédée par les débiteurs, montre la difficulté du problème. La BERD a une conditionnalité politique que ses fondateurs ont eu le soin d’inclure. Mais je ne crois pas qu’on puisse revenir à une conditionnalité autre que celle des organismes internationaux existants.
18Enfin aide multilatérale. Le Plan Marshall a voulu l’élargissement d’un espace bilatéral. Là aussi, les choses ont changé. Le Plan Marshall avait deux objectifs : la coordination des investissements dans les pays bénéficiaires, qui a échoué, et la sortie du bilatéralisme, qui a réussi, mais dans un monde tolérant. Les tarifs douaniers existaient encore, non négligeables ; les contingents aussi. Les Américains avaient accepté une discrimination à leur encontre ; le monde entier vivait sous le régime de l’article XIV du FMI et l’article VIII du GATT qui étaient des régimes légaux de protection, ce qui a disparu. Il n’y avait pas à l’époque de libération de mouvements de capitaux qui n’a commencé qu’en 1958 ; il n’y avait guère d’investissements directs privés et pas de marché des changes (rouvert en France à l’automne 1950). Des accords de paiements et des mécanismes financiers de règlement des échanges commerciaux existaient entre des pays qui pouvaient se faire concurrence et dont les économies étaient complémentaires. Il ne fallut pas attendre très longtemps pour que la concurrence s’installe.
19Aujourd’hui, les données sont différentes ; je ne vois pas comment on recréerait un COMECON pour inviter ces pays à des règlements bilatéraux en devises de leur propre famille, du type de l’UEP, alors que la Yougoslavie a déjà sa monnaie liée au mark, que la Pologne est revenue à la convertibilité... Ce serait un retour en arrière. On ne voit pas la Bulgarie, la Tchécoslovaquie reconstruire des barrières douanières pour s’échanger des Trabant ou des Skoda... Il faut certes conserver à ces pays un droit de protection, mais dans le cadre d’une ouverture au reste du monde, comme le font les pays en voie de développement. La véritable sauvegarde qu’il faut conserver, c’est la possibilité de dévaluer, comme le FMI le recommande à tous les pays en voie de développement pour ne pas laisser subsister longtemps une surévaluation de leur monnaie qui donne lieu à des spéculations ou à des exportations de capitaux... Il ne faut pas leur imposer une réévaluation brutale de leur monnaie ; cela a pu être fait en RDA, car la destruction de l’industrie locale, qu’entraîne cette réévaluation, sera suivie d’une reconstruction financée par l’Allemagne de l’Ouest. Il ne faut pas rêver à la construction d’ensembles régionaux fondés sur des protections contingentaires ou douanières ; il vaudrait mieux s’inspirer de formule de transition, comme les associations à la CEE (Grèce, Turquie).
20Je ne crois pas que les leçons du Plan Marshall nous inclinent à préconiser pour ces pays des structures régionales, pas plus d’ailleurs qu’en Afrique, où il n’existe guère de complémentarité entre les différents pays.
Auteur
Inspecteur général des Finances honoraire. Durant sa carrière, il a occupé, entre autres, les postes de directeur des Finances extérieures (1962-1965), sous-gouverneur de la Banque de France (1966-1974), président du Crédit national (1974-1982), président de la banque française Standard-Chartered (1987-1988), président de la Banque française de service et de crédit (1989). Il fut également professeur à l’ENA (1956- 1958) et à l’IEP de Paris (1959-1983).
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