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Du Plan Marshall au Plan Brady

La dette des pays en développement à la lumière du Plan Marshall1

p. 711-719


Texte intégral

I. Le Plan Marshall : une vue subjective

1Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le capital productif de l’Europe était usé, détruit, vieilli. Il fallait reconstruire ce que la guerre avait détruit, et réparer ce qu’elle avait conduit à négliger. Il fallait rattraper l’énorme retard des techniques et des capacités de production européennes par rapport à l’Amérique, encore accru par la guerre. La France résumait bien l’objectif : modernisation et équipement.

2Cet objectif avait été identifié dès avant la fin de la guerre, ainsi que l’impossibilité de l’atteindre par les seules forces de l’épargne européenne et des mécanismes du marché financier. C’est en vue de cet objectif et pour surmonter cet obstacle que fut créée la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD). Mais dès qu’on dut confronter les problèmes réels, on se rendit vite compte que ses ressources étaient aussi très insuffisantes.

3C’est l’aide bilatérale américaine qui remplit le rôle d’abord dévolu à la BIRD. Au Foreign Aid Act de 1947 succéda le European Recovery Program de 1948, le Plan Marshall. Il n’entre pas dans mon propos d’en traiter longuement, surtout en présence d’éminents spécialistes. Ce que je choisis d’en retenir, c’est que d’avril 1948 à juin 1951, le Plan Marshall a transféré à l’Europe plus de 1 % du PIB américain, plus de 3,5 % du PIB européen (sans compter l’aide militaire ni l’aide à d’autres régions)1. Trois quarts de l’aide Marshall consistaient en dons, et le reste en prêts à faible taux d’intérêt. Il faut ajouter à tout cela la liquidation des créances internationales d’avant-guerre, dans des conditions très avantageuses pour les débiteurs, notamment l’Allemagne. Le tout était lié à la surveillance de l’ensemble des politiques économiques, dans un cadre qui privilégiait la libéralisation des échanges intraeuropéens et la programmation à moyen terme.

4L’Europe occidentale dépassa son niveau économique d’avant-guerre dès 1949 : la reconstruction était terminée, alors que quatre ans après la fin de la première guerre mondiale, on était encore en pleine crise. Certes, ce n’est que vers 1970-1975 que l’Europe retrouva par rapport aux États-Unis son niveau relatif d’avant-guerre, mais le succès du Plan Marshall était incontestable. Dès lors, il devint la référence incontournable pour toute action d’aide internationale d’envergure.

II. Le surendettement : chronique d’une crise annoncée

5Dans les années cinquante, la BIRD était la principale source de financement du développement, mais il apparut que les besoins dépassaient ses ressources, et que ses conditions financières (pourtant bien meilleures que celles du marché) étaient trop dures par rapport aux capacités d’endettement de beaucoup de pays en développement. La communauté internationale réagit en augmentant les aides bilatérales au développement, notamment dans le cadre de groupes d’aide animés par la Banque Mondiale ; et en créant l’Association Internationale de Développement (AID), qui devait faire des prêts à des conditions financières très avantageuses. Les deux mécanismes connurent une croissance rapide au cours des années soixante.

6La BIRD avait été créée pour remédier au refus des marchés financiers à prêter à l’Europe exsangue et aux pays en développement ; et l’AID, pour remédier à l’incapacité de beaucoup de pays en développement à assurer le service de dettes aux conditions du marché, ou s’en rapprochant, comme les prêts de la BIRD. Dans les années soixante-dix, le marché lui-même (c’est-à-dire les banques commerciales) s’est mis à prêter à des pays naguère considérés insolvables. En même temps, la BIRD augmentait fortement ses prêts. On faisait valoir que les taux d’intérêt du marché (en dollars) atteignaient à peine le taux d’inflation ; le coût réel de ces emprunts était donc très avantageux.

7La période d’amortissement des prêts bancaires était courte, particulièrement en termes réels. Le service de la dette augmentait, et les ratios d’endettement aussi. Au cours des deux décennies précédentes, on avait généralement accepté la règle qu’il ne fallait pas que le ratio du service de la dette, c’est-à-dire son rapport aux exportations, dépasse 20 %. Après 1970-75, on a redéfini les ratios acceptables. On dit qu’il n’y avait plus de raison de limiter le ratio du service de la dette à 20 %, puisque les prêts bancaires pouvaient sans difficulté refinancer principal et intérêts, ce que ne pouvaient faire les sources financières des années soixante, prêts de la BIRD, aide bilatérale et crédits-exportations.

8On pouvait effectivement refinancer le service de la dette, mais en y affectant une part croissante des emprunts neufs. Malgré la croissance généralement satisfaisante des PIB et des exportations des pays emprunteurs, le montant annuel des emprunts neufs tendait à augmenter encore plus vite ; et ces emprunts croissants servaient de plus en plus à refinancer le service de la dette. On pouvait prévoir que la prochaine décennie serait bien difficile pour le développement : « La flexibilité, apportée à la gestion des paiements extérieurs dans les années soixante-dix par la montée des prêts des banques commerciales, va diminuer dans les années quatre-vingt. Les emprunteurs auront plus de mal à gérer des ratios de dette élevés ; et les prêteurs prendront une attitude prudente envers ces emprunteurs... la probabilité de rééchelonnements et de cessations de paiements va augmenter... Bien des pays en développement devront réduire leurs déficits extérieurs en comprimant péniblement la consommation et en coupant les investissements... Créer suffisamment d’emplois et soulager la pauvreté, toujours difficile, deviendrait impossible s’il fallait simultanément réduire la consommation, l’investissement et la croissance. Les tensions sociales qui s’ensuivraient réduiraient encore l’efficacité économique2. »

9La hausse des taux d’intérêt, intervenue à partir de 1979, a précipité la crise. Juste avant qu’elle n’éclate, le Rapport Annuel de la Banque Mondiale3 pour 1982 notait : « L’une des conséquences de cette augmentation du service de la dette et en particulier du versement des intérêts a été que, ces dernières années, une partie encore plus importante des nouveaux emprunts a servi à financer le service de la dette ».

10Les transferts nets (l’excédent du montant des emprunts neufs sur le service de la dette) avaient permis à l’Amérique latine de financer un excédent des investissements par rapport à l’épargne nationale (et des importations par rapport aux exportations) de l’ordre de 2-3 % du PIB. Après la crise, malgré les prêts concertés, les rééchelonnements et, plus récemment, la montée des arriérés de paiements, le service de la dette a dépassé les emprunts neufs d’un montant similaire. Avec une épargne nationale constante, il fallait réduire les investissements de façon équivalente, d’environ 5-6 % du PIB ; de même pour les importations, dans l’hypothèse d’exportations constantes. De fait, les importations et l’investissement en Amérique latine restent bien inférieurs aux sommets de 1980-81 ; par habitant, ils sont revenus aux niveaux d’il y a quinze ou vingt ans.

11Une autre crise de la dette se préparait en même temps, pour les pays à faibles revenus qui recouraient surtout à l’aide sous forme de prêts à très faibles taux d’intérêt. Ces financements étaient adaptés aux besoins de pays très pauvres, capables de performances de croissance modestes mais positives, qui ont effectivement évité la crise : l’Inde en est encore un bon exemple. Mais pour les pays sans croissance, même des prêts à très faible intérêt peuvent finir par devenir trop onéreux. Or un bon nombre de pays à faibles revenus n’ont connu, dès 1975, qu’une croissance factice (comme le Myanmar-Birmanie) ou pratiquement nulle, comme la majorité des pays africains. Ces pays continuent à recevoir des transferts nets largement positifs. Ceux-ci ont pourtant eu tendance à baisser depuis 1980-85, l’augmentation de l’aide neuve n’arrivant plus à compenser celle du service de la dette. En valeur réelle et par habitant, la baisse est très sensible. Ce sont des causes internes qui ont provoqué le fléchissement de la croissance, mais la baisse des transferts nets est venue contrer les efforts de redressement, souvent en conjonction avec la détérioration des termes de l’échange.

12En somme, une des crises de surendettement est due à ce que des pays à croissance assez satisfaisante empruntaient trop, trop vite et trop cher. L’autre crise a éclaté parce que des pays qui empruntaient à des conditions très favorables ne pouvaient plus assurer même un minimum de croissance. Le premier type caractérise surtout l’Amérique latine, le second surtout l’Afrique subsaharienne, mais on retrouve en réalité des éléments de l’un et l’autre type sur les deux continents, et presque dans chaque pays. Les problèmes de financement n’étaient nulle part seuls à l’origine de la crise ; mais dans tous les pays surendettés, ils ont joué un rôle. Surtout, dans tous ces pays l’insuffisance des financements extérieurs (à plus forte raison quand ils sont négatifs !) aggrave les difficultés du redressement.

13D’autres documents retracent le détail des réactions officielles à la crise. Toute généralisation implique une double simplification : la situation de chaque pays était sui generis, et les créanciers ont toujours insisté sur la nécessité de répondre aux problèmes cas par cas. Mais il a toujours été clair que par-delà les questions financières, le problème réel que confrontaient les pays surendettés et la communauté internationale, c’était celui de la baisse des ressources disponibles, c’est-à-dire la baisse de la consommation et de l’investissement.

14Voici ce qu’en disaient les rapports annuels successifs de la Banque Mondiale : « malheureusement les mesures prises par de nombreux pays en développement pour limiter leurs emprunts ont été et continuent d’être extrêmement pénibles... des compressions budgétaires ont provoqué une réduction des investissements... les investissements privés ont aussi sensiblement baissé.... Il faudra de nombreuses années à certains pays, notamment en Amérique latine, pour se remettre de leurs problèmes actuels (1983). »« De nombreux pays en développement ont payé cher le succès de leurs efforts pour assurer le service de leur dette extérieure... Il faudra des années pour revenir aux niveaux de consommation par habitant de 1980 (1984). »« La croissance de la production a repris dans les pays en développement (sauf dans les pays d’Afrique), mais la stagnation, voire la baisse, de la consommation par habitant et de l’emploi s’est poursuivie en Amérique latine. Les problèmes de l’endettement ont été endigués, mais rarement résolus (1985). »« Les politiques restrictives qui, pour une partie de l’opinion publique, avaient uniquement pour but de mobiliser des fonds pour rembourser les banques étrangères ont suscité des tensions au sein des institutions politiques (1986). »« Les pays industriels et les pays en développement ont tous fortement intérêt à éviter une rupture plus grave de confiance entre les débiteurs et les créanciers et une nouvelle détérioration du niveau de vie des pays les plus pauvres (1987). »« Tout progrès dans la recherche d’une solution acceptable à la crise de la dette exige une reprise de la croissance par habitant... La plupart des pays très endettés, y compris les quelques pays qui ont entrepris de vigoureux programmes d’ajustement, ont enregistré des taux de croissance de la production beaucoup plus faibles et leurs taux d’épargne et d’investissement ont beaucoup diminué (1988). » « En 1988, la situation économique des pays fortement endettés en tant que groupe s’est détériorée (1989). »

15Et finalement, en 1990 :

16« En 1989... la croissance du PIB par habitant a été d’environ 0,3 % dans les pays d’Afrique subsaharienne. Les meilleurs résultats enregistrés... tiennent dans une large mesure à la hausse des prix de certains produits de base... En Amérique latine, ... la production par habitant a diminué d’environ 0,6 %... En Afrique subsaharienne et en Amérique latine, les taux d’investissement ont été plus bas encore que l’année précédente. »

17En somme, on voyait bien que la croissance était le véritable enjeu. On voyait aussi la nécessité inéluctable de sacrifices et d’efforts d’ajustement structurel par les pays eux-mêmes, mais aussi la difficulté, voire l’impossibilité de mener à bien ces efforts sans un financement suffisant.

III. Austérité et ajustement structurel

18La plupart des pays surendettés ont entrepris des efforts de redressement, généralement avec l’appui des institutions financières internationales (IFI). Ces efforts combinent l’austérité, qui doit ramener les dépenses aux moyens disponibles, aux ajustements structurels, qui doivent permettre d’user des moyens disponibles de façon plus efficiente, afin d’accroître les revenus et d’accélérer la croissance. Le FMI s’est intéressé, notamment dans les premières années de la crise, surtout au premier volet de ce diptyque, et la Banque Mondiale au second ; mais en réalité, l’un et l’autre ont soutenu des programmes mêlant les deux éléments, la plupart du temps de façon très intimement coordonnée. Ces programmes constituaient en quelque sorte la contre-partie de l’aide financière et de la caution morale des IFI.

19Quand on n’a plus de ressources et qu’on ne peut plus en emprunter, il faut bien dépenser moins. La justification intellectuelle des programmes d’austérité n’est pas plus compliquée que cela et, malgré les récriminations, ils réunissent facilement un consensus intellectuel. Il leur est beaucoup plus difficile de réunir, et encore plus de maintenir, un consensus politique, puisqu’il faut désigner ceux qui doivent supporter dans les faits le poids de l’austérité. Il est d’autant plus difficile de réunir et de maintenir ce consensus, que les premiers bénéficiaires de l’austérité semblent être les prêteurs étrangers, dont on soupçonne parfois la collusion avec les groupes dirigeants nationaux. Mais même dans le cadre purement national, les difficultés ne manquent pas. L’accord intellectuel se fait facilement sur la nécessité de protéger les groupes les plus vulnérables ; mais ce ne sont pas ceux-là qui sont au pouvoir et prennent les décisions. Il est déjà difficile de partager les fruits de la croissance ; bien plus difficile encore de partager les ceintures de l’austérité !

20Le consensus est d’autant plus difficile à atteindre que la stagnation et les sacrifices qu’elle entraîne se prolongent plus longtemps. Or, puisque les ressources manquent, l’efficacité économique tient l’autre clé de la réussite. C’est l’efficacité que recherchent les programmes d’ajustement structurel. Les mesures visant à augmenter l’efficacité ne sont pas, elles non plus, indolores. Il faut transférer les facteurs de production de certains secteurs vers d’autres, et pour cela changer les prix et les revenus relatifs, donc amplifier la réduction de certains revenus. Assurer l’efficacité dans l’utilisation du capital, et une incitation adéquate à l’épargne : cela implique des taux d’intérêt réels plus élevés, dont des salaires réels plus bas sont une nécessaire contrepartie. On doit abaisser le taux de change réel, afin de rendre suffisamment attractives les exportations et la substitution aux importations ; en contrepartie, il faut abaisser d’autant plus les revenus tirés d’activités n’entrant pas en concurrence avec l’étranger.

21Il existe généralement un consensus intellectuel sur la nécessité de profondes transformations structurelles et, au début, un consensus politique sur la nécessité de les mener à bien. Mais en ce qui concerne la nature précise des mesures d’ajustement à prendre, le consensus intellectuel est moins profond qu’il n’y paraît parfois. On est certes d’accord, du moins en principe, sur un certain nombre de mesures à ne pas prendre, sur certaines règlementations et interventions de l’État qu’il faut démanteler. On sait identifier ce qui conduit à l’inefficacité et au gaspillage, ce qui réduit l’effort productif, ce qui rend rigides les structures et immobiles les facteurs de production. Mais une fois engagé le démantèlement des obstacles identifiés, il n’y a pas vraiment d’accord général sur ce qu’il faut faire pour accélérer le mouvement vers les améliorations souhaitées. Pour reprendre l’image keynesienne, on sait enlever les entraves qui empêchent le cheval de s’approcher de l’eau ; souvent, on ne sait pas vraiment comment le faire boire.

22Et on ne sait pas combien de temps il faudra pour que l’ajustement se fasse. Ce temps, beaucoup l’ont sous-estimé quand on a engagé les programmes d’ajustement, tout comme ils ont sous-estimé le soutien financier nécessaire. Or, à force d’attendre les améliorations promises, le consensus sur la nature même des mesures à prendre s’affaiblit encore. A force de marcher sans atteindre la terre promise, certains finissent par se demander s’ils marchent bien dans la bonne direction. Plus encore que le consensus intellectuel, le consensus politique s’affaiblit aussi, puisque les sacrifices sont très inégalement partagés, et que personne de crédible n’ose même plus prédire quand ils vont porter leurs fruits.

23Il n’y a pas véritablement d’alternative souhaitable à la poursuite des efforts d’ajustement structurel, même s’ils doivent comporter pas mal de tâtonnements. Par contre, il faut bien envisager la possibilité qu’ils ne réussissent pas, ou qu’ils aient des coûts sociaux ou politiques excessivement élevés. Dès le début de la crise, la communauté internationale avait bien pris conscience de ce danger, même si le danger encouru par les créanciers a parfois pu lui sembler plus grave et plus imminent, en tout cas plus digne d’attention.

IV. La gestion internationale de la crise des prêts concertés aux réductions de dette

24La baisse du revenu, des ressources disponibles et des investissements constitue la réalité de la crise. Celle-ci est liée à la dette, parce que c’est l’endettement qui a déclenché la panne des mécanismes financiers classiques. C’est vrai en ce qui concerne les pays à revenus intermédiaires. C’est vrai aussi en ce qui concerne les pays à faibles revenus (étant donnés les mécanismes budgétaires, et la lenteur de la croissance de l’aide neuve). C’est la dette qui a absorbé les efforts internationaux, aux dépens, peut-être, d’efforts visant à créer de nouveaux mécanismes de financement, adaptés aux besoins et aux capacités des pays en développement.

25Schématiquement, la gestion de la crise des pays à revenus intermédiaires est passée par trois phases. On a d’abord mobilisé des prêts publics, surtout d’institutions internationales, afin de faire face aux problèmes immédiats de liquidités. Ces prêts étaient généralement liés à des mesures de redressement économiques que devaient prendre les pays eux-mêmes, dans le cadre d’accords formels avec le Fonds Monétaire International (et le plus souvent aussi avec la Banque Mondiale). Autre condition : les banques commerciales devaient rééchelonner le principal de leurs prêts, et faire un « prêt concerté » d’argent neuf pour couvrir une part raisonnable des charges d’intérêts.

26Ce double lien visait à assurer que les fonds publics transférés par les organisations internationales facilitent effectivement le redressement économique, et ne soient ni gaspillés par l’emprunteur, ni entièrement transférés aux créanciers privés. Seulement, malgré les accords de prêts concertés, les banques fournissaient en fait moins d’argent neuf que prévu, et beaucoup moins qu’il n’aurait été nécessaire. Les financements publics accrus assuraient donc surtout le paiement des intérêts aux créanciers privés ; l’investissement, la consommation et les importations des pays surendettés restaient déprimés.

27D’où « l’initiative Baker » de septembre 1985. Elle apportait peu d’éléments vraiment neufs, mais elle rendait plus explicites les trois composantes de l’action menée. Elle apportait aussi la caution officielle du gouvernement américain au rôle du secteur public, notamment celui des institutions financières internationales (IFI), après la longue période d’hostilité larvée de l’équipe Reagan-Regan. Cette caution n’était pas que morale, puisque Mr. Baker promettait que, le moment venu, les États-Unis donneraient leur appui au renforcement des moyens d’action des IFI. Les IFI augmentèrent effectivement leurs interventions, mais en fait les banques commerciales diminuèrent les leurs. Elles continuaient à rééchelonner le principal, mais prêtaient de moins en moins d’argent frais. Les paiements d’intérêts absorbaient donc une part croissante des ressources propres des pays surendettés et de leurs emprunts auprès des IFI.

28Après quelques tâtonnements, on en vint donc à la troisième phase, qui dure encore, celle des réductions de dette. A l’automne 1988, le Président Mitterrand avait déjà proposé une mesure de ce genre, et peut-être aussi le Ministre des Finances japonais, M. Myazawa4 ; mais c’est le Ministre des Finances des États-Unis, Nicolas Brady, qui a donné la respectabilité à l’annulation partielle de la dette des pays à revenus intermédiaires, en formulant le plan qui porte son nom en mars 1989. Deux des trois volets restent les mêmes, apport des IFI et mesures de redressement économique du pays endetté. Dans le cadre du troisième volet, au lieu de demander aux créanciers privés le simple rééchelonnement du principal et un refinancement partiel des intérêts, on leur demanda d’annuler une partie de leur créance, en choisissant une des nombreuses options offertes : réduction du principal, bonification d’intérêts, conversion en actions.... Pour renforcer l’attractivité de ces choix, certains des nouveaux instruments offerts bénéficient de garanties partielles fournies ou financées par les IFI. Le processus du transfert du risque et du financement du secteur privé vers le secteur public continue.

29Cette tendance était jusqu’ici freinée par la non-participation des créanciers publics aux réductions de dette des pays à revenus intermédiaires, encore que les conditions de rééchelonnement consenties par le Club de Paris se soient grandement améliorées au fil des années. Mais il semble acquis que les créanciers publics bilatéraux devront suivre les banques commerciales dans la voie des réductions de dette. Ils ont commencé à étendre à des pays à revenus intermédiaires des mécanismes dont ils ont déjà fait bénéficier des pays à faibles revenus. Le premier bénéficiaire d’une telle mesure est la Pologne, qui jouit de la sympathie de tous, y compris de nombreux électeurs américains d’origine polonaise. Ce pays, qui doit 23 milliards de dollars aux créanciers publics bilatéraux et seulement 10 milliards de dollars aux créanciers privés, vient de conclure avec le Club de Paris un accord qui devrait mener à l’annulation de la moitié des créances publiques. Cette réduction radicale et durable du fardeau de la dette va peut-être donner une chance au vigoureux programme polonais de réformes économiques.

30En ce qui concerne les pays à faibles revenus, l’évolution fut parallèle. On reconnut plus tôt la difficulté de leurs problèmes, et le fait qu’ils ne seraient résolus, au mieux, qu’à très long terme ; on mit en place des programmes visant à atténuer, voire à renverser le déclin des flux d’aide ; on préconisa plus vite, plus ouvertement, et avec un succès plus rapide, la réduction des dettes. Ces programmes étaient en quelque sorte précédés par la montée des retards de paiement, relativement bien tolérés par les créanciers. Ces dernières années, les pays surendettés à faibles revenus n’ont effectivement payé qu’environ 40 % du service de la dette dû, après rééchelonnement. Ces 60 % d’arriérés signalent à quel point il est devenu urgent d’appliquer les conditions de Toronto5, mais aussi combien elles sont insuffisantes, puisqu’en valeur actualisée, elles sont au mieux équivalentes à un élément-don de 20 %, c’est-à-dire à une annulation de 20 % de la dette. Les « conditions de Trinidad », qui impliquent un élément-don de 67 %, correspondent mieux aux capacités qu’indiquent ces arriérés.

31Les créanciers avaient longtemps résisté aux conditions d’allègement de dette plus favorables, même quand ils en admettaient au fond le bien-fondé dans un cas précis, parce qu’ils craignaient la « contagion ». La contagion touche effectivement les créanciers qu’on voulait d’abord privilégier et des pays moins pauvres que ceux qu’on voulait d’abord favoriser : ainsi le récent accord du Club de Paris avec la Pologne. Les sacrifices consentis pour assurer le service de la dette, toujours pénibles, le sont encore plus quand des voisins bénéficient de mesures d’allègements exceptionnelles. Un responsable hongrois ne faisait-il pas remarquer l’autre jour que les tensions sociales en Hongrie seraient aggravées si la Pologne obtenait des conditions favorables d’allègement de dette ? Un processus dynamique semble engagé pour les pays à revenus intermédiaires, et porte à des allègements de dette de plus en plus favorables. Pour ce qui est des pays à faibles revenus, on peut s’attendre à ce que les « conditions de Trinidad » remplacent les « conditions de Toronto » comme référence.

V. Vers la solution ?

32Appliquées plus tôt, de telles mesures auraient peut-être permis de relancer la croissance dans certains pays. Suffiraient-elles maintenant à résoudre la crise de la dette, du financement et du développement (du moins pour les pays qui font un sérieux effort pour pratiquer maintenant une gestion économique raisonnable) ? Plusieurs facteurs viennent tempérer les tentations d’optimisme. L’un d’eux concerne l’environnement international. La crise de la dette a pratiquement coïncidé avec une reprise économique vigoureuse dans les pays industriels ; et elle a perduré malgré une croissance économique mondiale longue et soutenue. L’allègement de dette se fait plus généreux juste quand cette croissance s’est ralentie. Sur la durée et la sévérité du ralentissement de l’économie mondiale, les prévisions sont partagées ; mais en tout état de cause il compliquera la tâche du redressement économique des pays en développement.

33A ce ralentissement normal il faut ajouter les répercussions de l’invasion du Koweit par l’Irak, et les destructions de toutes sortes qu’elle a causées : pétrole temporairement plus cher, marchés perdus, transferts des travailleurs migrants taris... De plus, la reconstruction absorbera de très importants capitaux, donc favorisera le maintien de taux d’intérêt réels élevés à l’échelle mondiale.

34Même certains des pays qui ont su maintenir leur croissance pendant les années quatre-vingt ne sont pas à l’abri. Sans être menacés d’une répétition des crises aiguës de 1982, certains d’entre eux pourraient bien se trouver privés du financement international nécessaire à la poursuite d’une expansion suffisamment rapide. Par exemple, l’Inde, dont la cote de solvabilité vient d’être abaissée par Moody’s, trouvera-t-elle les capitaux extérieurs ou l’épargne interne nécessaires à la poursuite de l’élan de modernisation et de croissance accélérée de la dernière décennie ? Le consensus social en faveur de la modernisation résistera-t-il à un fort ralentissement ? La Chine, dont la dette extérieure a décuplé en dix ans et atteint maintenant 45 milliards de dollars, peut-elle compter sur la continuation de l’influx dont elle a tant profité, et pourrait-elle s’en passer ? Plus près de nous, en Afrique du Nord, et aussi en Europe de l’Est, où l’on commence seulement à mesurer la difficulté et la longueur des restructurations indispensables, saura-t-on les mener à bien sans appuis financiers extérieurs importants ?

35D’où viendraient de tels appuis, dans l’état actuel des choses ? L’efficacité des marchés de capitaux ne fait pas de doute. Cependant, le niveau des taux d’intérêt réels limite la capacité de la plupart des pays en développement (y compris ceux de l’Europe de l’Est) à utiliser les capitaux d’origine privée. Par ailleurs, ses déboires récents limitent la volonté du marché à mettre des capitaux privés à la disposition de tels pays. Des prêts à moyen terme portant des taux d’intérêt réels qui dépassent 4 ou 5 % sont mal adaptés aux besoins de financement de processus de restructuration dont on ne connaît pas la durée, sachant seulement qu’elle sera longue.

36Les IFI dont les conditions se rapprochent de celles du marché (la BIRD et la BERD, par exemple) sont soumises à une contrainte similaire, en plus de celles portant sur la composition de leur portefeuille. Leurs futurs transferts nets sont déjà fortement obérés par le service dû sur leurs créances, dont une bonne partie provient du soutien aux tentatives d’ajustement des années quatre-vingt, et de la prise en charge (plus ou moins directe) des créances privées.

37Reste l’aide proprement dite ; mais c’est à peine si on peut espérer que les tendances actuelles et les engagements pris permettront la stabilisation de la valeur réelle de l’aide reçue par personne.

38On pourrait se contenter de ce constat. Mais que ce soit à cause de l’environnement ou des mouvements migratoires, il est plus que jamais évident que les pays riches et les pays pauvres sont interdépendants. On ne peut se substituer aux pays en développement pour assurer une bonne gestion de leurs économies ; mais on devrait pouvoir assurer un financement approprié à ceux qui s’aident eux-mêmes.

39Le Plan Marshall a bénéficié de circonstances particulièrement favorables. La guerre froide naissante motivait les hommes politiques du Congrès américain ; l’excédent budgétaire laissé par la fin de la seconde guerre mondiale leur donnait les moyens de leur politique. Mais tout cela n’aurait mené à rien sans la vision globale qui a mesuré les problèmes, entrevu leur solution, osé tenter une approche toute nouvelle.

40En 1987 le Rapport Annuel de la Banque Mondiale se demandait « ... si les créanciers auront assez de fermeté politique et assez conscience de leur propre intérêt pour assurer un flux suffisant de ressources financières aux pays en développement pendant la longue période de restructuration macroéconomique à venir. »

41La question reste posée.

Notes de bas de page

1  De nos jours, les pays industriels consacrent à l’aide moins de 0,4 % de leur PIB. Seuls les Pays-Bas et les pays Scandinaves approchent de 1 %. Par contre, les recettes d’aide d’un assez grand nombre de pays en développement, surtout en Afrique et au Moyen-Orient, dépassent largement 3 % de leur PIB, même si on ne tient compte que des « transferts nets », c’est-à-dire de l’aide reçue moins la totalité du service de la dette payé.

2  Jean Baneth, « Developing Countries’ Capital Needs, Debt Problems and Growth Prospects after the second OU Shock », communication au International Congress on Applied Systems Research and Cybernetics, Acapulco, 12-16 décembre 1980. Actes publiés sous le titre Applied Systems and Cybernetics, Pergamon Press, 1981.

3  Contrairement à la plupart des autres documents de la Banque, ce sont les Administrateurs qui ont fait préparer chaque Rappport Annuel. Ils en discutent en détail et en adoptent le texte, généralement à l’unanimité. Ces rapports reflètent donc le consensus des Administrateurs, donc celui de presque tous les gouvernements.

4  M. Myazawa a dû démissionner avant d’avoir pu clarifier le sens exact de ses propositions.

5  Les plans américains sont éponymes : on dit Initiative Baker, Plan Brady, comme naguère Plan Marshall et jadis Plan Dawes. Les propositions européennes sont toponymes : les conditions d’allègement de dette proposées par le Président Mitterrand aux G-7 réunis en 1988 au sommet de Toronto s’appellent « conditions de Toronto », comme on appelle « conditions de Trinidad » celles (plus radicales) proposées par M. Major lors de la réunion ministérielle du Commonwealth tenue en ce pays en 1990.

Notes de fin

1  Jean Baneth est directeur du Bureau de Genève de la Banque Mondiale. Les opinions, interprétations et conclusions de cet article sont celles de l’auteur et ne doivent pas être attribuées à la Banque Mondiale, ni à son Conseil d’administration, sa direction ou ses pays membres.

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