Le financement public international du développement à la lumière de l’expérience du Plan Marshall
p. 689-710
Texte intégral
1La discussion des modes de financement du développement s’impose au vu des résultats : les taux de croissance des produits intérieurs des pays concernés dépassent faiblement le taux de croissance démographique, la dette totale culmine autour de 1.300 milliards de dollars ce qui correspond à 183 % des exportations de ces pays ; quant aux remboursements du principal et aux intérêts, ils représentent une fois et demie les entrées nettes de ressources financières toutes origines confondues. Il est donc tentant d’opposer le financement important, gratuit et libre de l’aide Marshall, au financement continu, peu concentré, onéreux et conditionné qui caractérise le transfert actuel vers les pays en développement.
2Cependant, l’analogie doit être maniée avec précaution car les conditions du transfert actuel sont très différentes et parce qu’elles sédimentent les échecs successifs enregistrés depuis trente ans dans l’aide au développement. A défaut de faire cet exercice on risquerait de préconiser une action purement financière qui n’aurait que peu d’incidence sur l’amélioration réelle des économies concernées et n’aboutirait qu’à reporter le problème à moyen terme.
3Pour évoquer cette question nous traiterons trois points.
4En premier lieu, nous examinerons le contenu économique du Plan Marshall et, en particulier, les conditions et les raisonnements sous-jacents à sa mise en œuvre.
5En second lieu, nous opposerons le Plan Marshall au financement public du développement du point de vue de la nature de l’équation globale de transfert d’une façon voisine de celle utilisée par Keynes pour discuter de la question des réparations allemandes consécutives au Traité de Versailles. C’est à cette occasion, en effet, qu’ont été posés les premiers éléments permettant de discuter des relations entre une zone créditrice et une zone débitrice d’une façon plus évoluée que celle consistant à s’en tenir à l’arithmétique des échanges réels financiers.
6En troisième lieu, nous tenterons de proposer quelques suggestions concernant les difficultés rencontrées par les responsables des prêts d’ajustement globaux et sectoriels, difficultés qui sont particulièrement à l’ordre du jour dans les pays en cours de transition vers l’économie de marché. Cette discussion se ramènera en fait à la question de savoir s’il est possible de concevoir un transfert international public sous responsabilité limitée du récipiendaire.
I. Les caractères économiques généraux du Plan Marshall
A. Un transfert public, sans contrepartie, et d’un montant massif
7Dénommé officiellement Programme de relèvement européen, le Plan Marshall s’apparente à un transfert public sans contrepartie. Ce plan a d’abord pris la forme d’autorisations d’importations de produits américains en Europe pour un montant global de 13,6 milliards de dollars de l’époque et pour une période allant de 1948 à 1952. Pour l’essentiel, à hauteur de 90 % environ, ces importations ne s’accompagnent d’aucune exigence de remboursement, leur financement étant assuré par un prélèvement fiscal exceptionnel voté par le Congrès américain. Gérée par l’Import-Export Bank, la part remboursable bénéficiait de conditions extrêmement favorables : un taux d’intérêt de 2,5 % et une maturité de 35 ans avec différé de paiement. S’y ajoutait également une aide gratuite complémentaire conditionnelle à la réalisation d’échanges commerciaux intra-européens.
8Cette aide sans contrepartie financière s’analyse comme un transfert public d’épargne forcée américaine permettant d’annuler les contraintes macroéconomiques qu’aurait imposé le remboursement d’un prêt. C’est ce que l’on qualifie aujourd’hui d’« aide publique au développement » au sens où le transfert est « accordé par le secteur public dans le but essentiel d’améliorer le développement économique et le niveau de vie, et dont l’utilisation, soit ne fait l’objet d’aucun remboursement, soit bénéficie de conditions libérales ».
9Mais la contre-valeur en monnaie nationale du transfert américain était cependant versée par les importateurs européens sur un compte spécial du Trésor, en France, par l’intermédiaire du Crédit national pour les importateurs privés. Ces fonds de contrepartie étaient ensuite alloués au plan domestique selon des priorités établies par les gouvernements européens sous réserve d’obtenir l’accord des autorités américaines (Economic Coopération Administration).
10Au regard de l’aida publique actuellement accordée aux pays en développement, le montant de l’aide Marshall paraît tout à fait considérable. Tout en soulignant les difficultés posées par le choix d’un taux de conversion monétaire, J. Mouly évalue la valeur du transfert en direction de la France aux environs de 4 % du PNB français en 1948 et 1949, et de 2 % en 1950 et 1951. Selon certains calculs de la BRI, repris par A. Milward, l’aide Marshall aurait représenté l’équivalent de deux ans de croissance normale du produit national des Pays-Bas et de près d’un an et demi de croissance pour la France. Du côté des États-Unis, les chiffres sont plus éloquents encore : si l’on utilise un coefficient d’actualisation fondé sur le déflateur du PNB américain de 1950 et 1989, l’aide américaine initiée par G. Marshall, et qui ne représente d’ailleurs qu’une partie de l’aide économique et militaire qu’apporteront les USA à l’Europe à cette époque, s’est élevée à plus de 75 milliards de dollars de 1989. A titre d’exemple, en 1989, les États-Unis ont octroyé au titre de l’aide publique au développement un montant de 7,66 milliards de dollars 1989 contre une moyenne annuelle de 19 milliards de dollars 1989 au début de la décennie cinquante. En pourcentage du PNB, l’épargne forcée de l’Amérique consacrée au relèvement européen atteignait 1,12 % en 1948, 1,86 % en 1949, 1,18 °/o en 1950 et environ 1 % en 1951. En 1989, les USA ont transféré 0,15 % de leur PNB au titre de l’Aide publique au développement et pour l’ensemble des pays du Comité d’Aide au développement de l’OCDE, cette part s’élevait à 0,33 %.
11Indépendamment de l’absence d’obligation de remboursement pour les pays bénéficiaires, à 90 % en tout cas, on doit donc souligner le caractère particulièrement massif de l’aide publique octroyée par le Plan Marshall dans les années 1948-1952.
B. Des finalités multiples
12L’initiative Marshall qu’annonce le Secrétaire d’État américain en juin 1947 répond, certes, à une situation d’urgence, tout à la fois économique et politique, mais elle vise surtout une finalité plus lointaine quant au devenir économique de l’Europe occidentale.
13L’aide américaine avait bien sûr pour objet de permettre à l’Europe d’affronter le considérable déséquilibre commercial que celle-ci enregistre en 1947, tout particulièrement vis à vis de la zone-dollar. Indissociable des destructions de la guerre et des exigences de la reconstruction, ce déficit répondait également à la vigueur de la reprise économique en Europe à compter de 1946 : la production industrielle progressait alors à un rythme voisin de 20 % par an. Pour beaucoup, cependant, cette situation précaire n’exigeait pas la mise en œuvre d’une politique d’urgence à condition qu’on laissât jouer les automatismes monétaires et qu’une dévaluation massive des monnaies européennes fût pratiquée. Mais l’Administration américaine ne partageait pas ce point de vue, se rangeant plutôt du côté des tenants de la thèse de la « pénurie de dollars » qui accordaient au déficit européen un caractère structurel lié aux nombreux goulots d’étranglement de l’offre européenne dans le domaine des biens d’équipement et des produits intermédiaires. Du côté américain, par conséquent, un autre type de politique économique paraissait s’imposer, qui permettrait en outre d’éviter les retombées spécifiquement politiques d’un ajustement monétaire exigeant des mesures de stabilisation, voire de déflation, internes.
14Car au printemps 1947, s’agissant de l’Europe, l’urgence est aussi de nature politique. La montée des troubles sociaux, notamment en France, les succès électoraux remportés par le Parti Communiste en Italie et en France, les divergences croissantes entre les États-Unis et l’Union Soviétique à propos du statut de l’Allemagne, ainsi que les difficultés rencontrées par la Grande-Bretagne dans le « contrôle » de la Grèce et de la Turquie, font craindre à l’Amérique un basculement de l’Europe. Le début de la « guerre froide » et l’affirmation de la doctrine Truman justifient alors pour les États-Unis une initiative en matière économique que R. Aron analysera plus tard, pour l’essentiel, comme le moyen « d’endiguer le communisme et de réduire les dangers de subversion intérieure ».
15Mais au-delà de cette double urgence, le discours de Harvard révèle un autre objectif du Plan Marshall qui en explique le dispositif d’application. S’il s’agit d’assurer durablement « la sécurité et la paix dans le monde libre », le rétablissement d’une économie mondiale « saine » est un impératif qui suppose désormais l’affirmation d’un interventionnisme plus marqué du gouvernement américain en matière externe, fut-ce à titre provisoire, afin d’assurer le relèvement économique et politique du Vieux Continent.
16Dès 1944, à la Conférence monétaire de Bretton-Woods, puis en 1946 et 1947 à l’occasion des Conférences de Genève et de la Havane consacrées aux questions commerciales, les États-Unis avaient usé de toute leur influence pour imposer de nouvelles règles du jeu économique reposant sur le multilatéralisme des paiements et la convertibilité externe des monnaies, et sur le libre-échange comme principe de base du commerce international. Or, au printemps 1947, les autorités américaines semblent constater que ces nouvelles règles du jeu économique international en lesquelles beaucoup verront, non sans raison, une « pax americana », restent encore prématurées. Nombreux sont les gouvernements qui ont reporté sine die le retour à la convertibilité externe de leur monnaie, souhaitant conserver le contrôle de l’accès aux devises étrangères eu égard aux exigences de la reconstruction. Le bilatéralisme commercial ainsi que les quotas d’importation n’ont pas été supprimés et les déséquilibres de balances des paiements semblent aller bien au-delà des ressources dont dispose le FMI pour pallier provisoirement ce type de situation : il se trouve donc hors-jeu. Quant à la pénurie des dollars en Europe, elle révèle l’incapacité des pays européens d’assurer à la fois la reconstruction des appareils productifs, le relèvement du niveau de vie des populations fortement éprouvées par la guerre, et l’insertion sans protection dans la compétition économique internationale.
17Négligeant alors leur isolationnisme traditionnel et leur méfiance vis à vis des formules d’économie dirigée, les autorités américaines, sans doute moins explicitement que cela ne l’est dit ici, imaginent l’instauration d’une « phase intermédiaire » dans l’après-guerre, impliquant un effort financier important de l’Amérique afin d’accorder à l’Europe les moyens de se relever économiquement et politiquement, avant même que les mécanismes du marché mondial auxquels ils tiennent fussent durablement instaurés. Le renforcement du potentiel industriel européen, l’affirmation de ses capacités exportatrices ne constituent pas la garantie microéconomique du remboursement d’un prêt, mais la garantie macroéconomique d’une insertion à part entière de l’Europe dans le marché mondial, fut-ce au prix éventuel, encore assez peu soupçonné à l’époque, d’une remise en cause future de l’« imperium » économique américain. Selon une expression évocatrice de H. Houthakker, membre du groupe de conseillers économiques du Président H. Truman, « on ne peut pas jouer au poker sans que tous les participants n’aient au moins quelques « chips ». S’y ajoute certainement aussi le souci plus politique de gagner l’Europe aux « valeurs du monde libre ». N’évoque-t-on pas alors, du côté américain mais aussi en Europe, l’édification future des États-Unis d’Europe ?
18S’ajoutant à la gravité de la situation économique et politique de l’Europe de 1947, l’initiative américaine révèle une finalité plus lointaine, plus « systémique » dirait-on aujourd’hui, qui justifie la spécificité du dispositif d’élaboration, puis de mise en œuvre du transfert public américain de 1948 à 1952. Il ne s’agira pas seulement de gommer les traces économiques du second conflit mondial, mais aussi de mettre fin aux distorsions monétaires, aux contingentements commerciaux liés au bilatéralisme et à l’enlisement protectionniste de l’Europe dans l’entre-deux-guerres. Le souci américain de voir émerger une économie européenne plus puissante parce qu’intégrée économiquement, et par là même plus forte politiquement, voire militairement, révèle la pluralité des finalités du Plan Marshall. Au-delà d’une opération de financement des déséquilibres commerciaux, il s’agit d’influer sur le mode d’allocation de l’investissement en Europe en admettant que nombre de signaux du marché doivent être provisoirement écartés au profit d’une programmation, non seulement de la reconstruction européenne, mais aussi de l’économie internationale de l’après-guerre.
19A la fois, objets et sujets de l’aide américaine, les pays européens furent cependant associés à la définition du dispositif de transfert, tout au moins au début.
C. Une négociation politique et multilatérale
20L’initiative Marshall est annoncée le 5 juin 1947 sans qu’aucun véritable programme ne semble avoir été préparé au sein de l’Administration américaine pour en appliquer les orientations. S’ajoutant à l’urgence, – les premiers versements spécifiquement rattachés au Plan Marshall interviendront dès le 3 avril 1948 mais une aide intérimaire assurera la transition, notamment pour la France, dès le 6 septembre 1947 – les multiples dimensions de l’initiative du Secrétaire d’État américain vont justifier l’application pragmatique d’un premier principe clé.
21Les autorités américaines vont exiger que soit mise en place une procédure de négociation multilatérale entre l’Europe et les États-Unis exigeant au préalable l’installation d’une « organisation », à l’échelle européenne, chargée de formuler les besoins immédiats de l’économie européenne dans son ensemble. On trouve là une conséquence du souci américain de faire émerger une stratégie de relèvement commune, évitant les doubles emplois et surtout de nature à préfigurer un processus d’intégration de l’économie européenne. Cette « structure » fut installée à un niveau politique élevé – ministériel – avec l’ouverture de la Conférence de Paris en juillet 1947 et la création du Comité de coopération économique européenne. Il était également entendu que la satisfaction immédiate de certains besoins d’importations, largement compromise par la chute des réserves de change des principaux pays européens, ce qui constituait alors leur principale préoccupation, ne devait pas leur faire perdre du vue les échéances à plus long terme de la reconstruction économique et, en particulier, l’exigence de promouvoir les échanges commerciaux intra-européens.
22Le déroulement de la Conférence de Paris s’avéra, on le sait, très difficile. La Grande-Bretagne, dès l’annonce de l’initiative Marshall, n’acceptait pas que sa situation fût « banalisée » dans un cadre multilatéral, préférant conserver des rapports bilatéraux avec les États-Unis, ce que les américains refusèrent catégoriquement.
23De nombreuses dissensions internes se manifestèrent notamment à propos de la question allemande. La France fit de l’internationalisation de la Rhur un préalable à sa participation au plan américain et elle obtint l’aval des États-Unis à ce sujet le 14 août 1947. Plus généralement, à quelques exceptions près, dont J. Monnet constitue le meilleur exemple, les Européens restaient principalement préoccupés par les échéances les plus immédiates, par la gestion des pénuries, et étaient finalement peu sensibles à l’opportunité et aux avantages d’une allocation européenne de l’aide américaine. En conséquence, malgré certains progrès ponctuels, sous la pression notamment de la Belgique qui obtient l’instauration de la convertibilité des lignes de crédits commerciaux bilatéraux en Europe, le Rapport fourni, fin août 1947, par le Comité n’est rien d’autre que l’addition de seize requêtes nationales. Elles exprimaient un point de vue encore très imprécis, voire timoré, quant à l’intégration économique européenne et, plus encore, quant à l’objectif de multilatéralisation des paiements et d’édification d’un nouvel organisme européen chargé de répartir les différentes tranches de l’aide américaine. En outre, le montant total de l’aide proposée allait bien au-delà de l’enveloppe que les experts américains pensaient pouvoir obtenir du Congrès : 29,2 milliards de dollars, soit environ le double de ce que l’Administration américaine jugeait raisonnable. Début septembre 1947, les États-Unis demandent une révision des propositions européennes en insistant sur la nécessité d’une réduction de l’enveloppe globale et en réaffirmant l’exigence d’une plus grande intégration, d’une plus grande cohésion dans la définition des besoins.
24Malgré une tentative de conciliation impulsée notamment par J. Monnet en septembre 1947, la Conférence fut suspendue sans résultat tangible mais sans pour autant compromettre le principe de l’aide. De façon pragmatique, l’Administration américaine fixa elle-même le montant, les modalités et la clé de répartition du transfert entre les différents intéressés pour 1948, en s’appuyant, pour l’essentiel, sur l’importance relative des déséquilibres commerciaux des années 1946-1947. Particulièrement tenace à ce sujet, le gouvernement américain proposa la création de l’OECE (avril 1948) dont la mission était de répartir les futures allocations de l’aide Marshall tout en recherchant activement la promotion des échanges commerciaux intra-européens. Mais des difficultés ressurgirent très vite et les USA imposèrent à nouveau leur propre répartition du transfert jusqu’en 1952.
25A première vue, la négociation multilatérale devant conduire les Européens à l’élaboration d’un plan de relèvement intégré fut un échec. La méthode employée, au-delà de son échec ponctuel, exerça pourtant un impact à plus long terme sur l’économie européenne. Pour avoir associé à un projet commun des hommes politiques et des hauts fonctionnaires d’horizons divers et de sensibilités souvent opposées, les négociations menées au sein du Comité, puis de l’OECE, semblent avoir progressivement transformé le débat d’experts consacré au choix des produits américains susceptibles d’être importés en Europe par chaque pays, en un débat plus politique quant aux contraintes qui pèseraient sur le développement économique du Vieux Continent en l’absence de stratégie collective. En témoigne parfaitement le renversement d’attitude de la France qui aboutit à sa conversion à l’alliance franco-allemande et à l’instauration du Plan Schuman. Suivant en cela A. Milward, il semble donc qu’une sorte de pédagogie de l’idée européenne, voire qu’un certain fonctionnalisme de l’intégration économique européenne ait émergé du pragmatisme d’élaboration du Plan Marshall. Bien que ce furent les États-Unis qui décidèrent de l’affectation intra-européenne de leur transfert, on peut considérer que l’UEP, la CECA puis le Traité de Rome furent d’une certaine façon l’aboutissement de ce long apprentissage.
26Mais la spécificité économique du Plan Marshall tient aussi à la relative légèreté de la conditionnalité imposée par les États-Unis dans l’accès à leur programme d’aide.
D. Conditionnalité légère et pragmatisme d’exécution sans dérive déflationniste
27Certains économistes invoquent à propos du Plan Marshall l’ingérence américaine, autant dans la définition des produits faisant l’objet d’autorisations d’importations qu’au moment de l’affectation interne des Fonds de Contrepartie. Ce faisant, ils sont proches de certaines critiques portées aujourd’hui à l’encontre des institutions de Bretton-Woods. Mais comparativement à la situation actuelle, la conditionnalité requise pour l’accès à l’aide Marshall paraît, ex post, beaucoup moins contraignante. S’agissant tout d’abord des autorisations d’importations, il ne semble pas que les choix des pays européens aient été significativement restreints. Mis à part certains produits rares ou jugés stratégiques, les pays bénéficiaires purent opter pour les produits de leur choix et l’on doit notamment souligner la part très importante des importations de biens d’équipement. A titre d’exemple, pour l’année 1950, près de 40 % des livraisons issues de l’aide Marshall à la France étaient constituées d’importations de machines et de véhicules alors même que ces produits ne représentaient, la même année, que 10,5 % du total des importations françaises. En ce qui concerne, en second lieu, l’utilisation des Fonds de Contrepartie, on pouvait craindre que l’E.C.A. n’exerce un contrôle ressenti comme une véritable ingérence. C’est d’ailleurs ce qui explique le refus de la Grande-Bretagne d’utiliser cette contrevaleur. Mais selon la plupart des économistes ayant abordé la question, et plus encore aux dires de certains hauts fonctionnaires français en poste au début des années cinquante, le contrôle des experts américains fut rarement ressenti comme une conditionnalité particulièrement contraignante. En témoigne le fait que les différents pays bénéficiaires aient utilisé de façon tout à fait spécifique leurs Fonds de Contrepartie. En France, en Italie, l’essentiel fut affecté à l’investissement et il est patent que le Plan Monnet n’aurait pu être mené à son terme si rapidement sans l’aide américaine. Le Danemark, en revanche, ne consacra que 17 % du transfert à l’investissement. D’autres pays consacrèrent l’essentiel de ces fonds au remboursement anticipé de la dette publique. Cette situation fut cependant facilitée, tout particulièrement en France, par la convergence de vue des experts américains et français, les uns ayant activement participé à l’expérience du New Deal, les autres adhérant aux ambitions de modernisation et d’équipement industriel sous l’impulsion de l’État dans le cadre du Plan Monnet.
28Plus encore, cette aide massive ne semble pas s’être accompagnée d’une conditionnalité macro-économique tout à fait contraignante malgré l’affirmation, maintes fois réaffirmée dans les accords Marshall, de l’exigence d’assurer la « stabilité monétaire ». On sait que la France donnera la priorité à l’expansion et à la reconstruction, au détriment de la stabilité des prix, tout au moins jusqu’en 1952. Tel ne fut pas le cas en Grande-Bretagne où les gouvernements travaillistes montrèrent un attachement bien plus marqué à la stabilité monétaire et à la défense de la livre – il est vrai en échouant en 1949 – et plus encore en Italie où fut mis en place en 1947 un plan de refroidissement économique créant d’importantes difficultés sur le marché du travail et suscitant même des critiques de la part de l’E.C.A., beaucoup plus favorable à une politique macro-économique expansionniste.
29Cette autonomie des politiques nationales apparaît également dans le choix des mécanismes d’allocation des ressources qui restèrent du ressort des gouvernements, révélant là encore le pragmatisme d’exécution et le respect des responsabilités nationales. Si la France, les Pays-Bas ou la Norvège établissent alors un contrôle public très étroit de l’investissement, le Danemark, la Belgique, la Grande-Bretagne optèrent plutôt pour un rétablissement très rapide des signaux du marché. Ce respect des prérogatives gouvernementales en Europe, même s’il s’insère dans un cadre imposé par les Etats-Unis, est peut-être l’une des explications de l’absence de dérive déflationniste de l’ajustement assuré par le programme Marshall. Les taux d’investissement restèrent très élevés, et en tout cas bien plus élevés qu’ils ne l’étaient avant-guerre en Europe. C’est ce que confirme le tableau ci-dessous où apparaissent les taux d’accumulation d’un certain nombre de pays européens entre 1938 et 1949.
30De même, on doit noter l’extrême rapidité du développement des exportations européennes pendant cette période, et plus nettement encore des exportations intra-européennes. De 1947 à 1951, le commerce intra-européen, exprimé en pourcentage du revenu national, passe de 17,3 % à 23,6 % pour la zone belgo-luxembourgeoise, de 12,8 % à 28,3 % pour les Pays-Bas. Cette part double en France et en Grande-Bretagne, et dans tous les cas le commerce intra-européen est bien plus élevé en 1951 qu’il ne l’était en 1938. De ce point de vue, l’objectif avoué de renforcer l’intégration européenne en intensifiant les échanges commerciaux internes a été atteint en même temps d’ailleurs que les exportations globales des pays européens enregistraient une croissance extrêmement rapide : entre 1948 et 1951, multiplication par 2,4 aux Pays-Bas, par 2,3 en France, par 1,9 au Danemark, par exemple.
31Avec cette expansion quasi explosive du commerce international, on tient là une autre spécificité du déroulement et de l’exécution du Plan Marshall. Sans doute à cause de l’absence d’exigence de remboursement, certainement aussi en raison d’une conditionnalité considérablement plus clémente que ne le craignaient les Européens, l’ajustement externe des économies européennes rend possible que l’initiative américaine ne s’est pas traduit par une détérioration des niveaux de vie mais semble au contraire avoir conforté leur redressement. La nature théorique du transfert paraît donc très différente de celle que connaissent aujourd’hui les pays en développement.
II. Plan Marshall et financement du développement la nature du transfert global
32Depuis le début des années 1980, les transferts financiers des pays industrialisés vers les pays en développement ont pris certaines formes qui évoquent celles du plan Marshall. La crise de la dette de 1982, conjuguée avec la réticence des banques commerciales privées et des firmes à s’engager dans le financement du développement et l’investissement direct ont fait croître de façon considérable la part des financements publics.
33Alors qu’ils ne représentaient que 43 % des transferts nets (investissements directs compris) allant à destination des pays en développement au début de la décennie, ils comptent pour environ 80 % de ces flux en 1990 répartis en transferts sans contrepartie financière pour environ 20 %, en emprunts auprès des États et institutions multinationales pour 46 % et en financements exceptionnels (arriérés et rééchelonnement) pour 34 %.
34Il peut donc paraître judicieux d’évoquer à leurs propos l’équilibre global du transfert Nord-Sud et de le comparer à l’équilibre États-Unis – Europe dans les années d’après guerre. Pour ce faire, nous rappellerons les termes d’un débat amorcé par Keynes et qui a fait l’objet, depuis, de développements significatifs.
A. L’équation économique du transfert
35– L’équilibre mondial réel-financier
36En équilibre général international, chaque groupe de pays ; pays industrialisés/pays en développement doit, avant transfert, satisfaire les égalités suivantes (en notant d’un * le groupe de pays récipiendaires) :
37avec :
38p = termes de l’échange définis comme le rapport entre le prix relatif du bien composite exporté par le groupe des pays excédentaires par rapport au prix du bien composite importé.
39M = importations du bien composite
40X = exportations du bien composite
41A = vente nette d’actifs aux étrangers
42R = revenu net des investissements à l’étranger
43Ces deux équations sont strictement symétriques et la relation qui s’établit entre la zone (1) et la zone (2) est celle du prêteur vis-à-vis de l’emprunteur. Le prêteur a un excédent de sa balance des biens et services (exprimés en termes de bien composite) p • X > M qui lui permet d’acheter des actifs étrangers (A < 0) et de recevoir des revenus d’intérêts (R > 0).
44L’emprunteur a un déficit de sa balance des biens et services (1/p • X* < M*) qu’il finance par une vente d’actifs aux étrangers (A* > 0) et paie les revenus d’intérêts correspondants (R* < 0).
45En termes réels ces relations sont toujours vérifiées et traduisent simplement le fait que l’épargne de la zone 1 est supérieure à son investissement et qu’elle s’investit dans les pays de zone 2.
46L’enjeu pour les pays de la zone débitrice est double :
affecter cette épargne étrangère qui correspond à une vente nette d’actifs financiers à des opérations d’investissement (des projets) choisis de façon à éviter de reporter sur les générations futures une charge de remboursements supérieure à la rentabilité réelle des projets,
faire en sorte qu’à moyen ou long terme cette zone puisse atteindre l’équilibre réel, voire se trouver dans la situation prêteur, ce qui constitue en fait un des meilleurs critères économiques de réussite d’une politique de développement.
47Telle est la fonction normale du transfert financier assorti d’une contrepartie de remboursement et de paiements d’intérêts.
48Notons que le transfert financier pourra jouer ce rôle s’il dégage dans la zone débitrice une rentabilité suffisante pour augmenter le taux d’épargne national, ce qui suppose que sa rentabilité soit supérieure à la somme du remboursement du principal, des intérêts et de l’effet taux de change correspondant au glissement probable de la parité de la monnaie nationale. Dans le cas où la rentabilité du transfert financier est insuffisante, la zone débitrice se voit acculée à une dépendance financière permanente et le transfert financier tend à perdre sa signification économique profonde : il devient un instrument d’ajustement qui a la double fonction de boucler les besoins en trésorerie de la zone débitrice et de consolider le portefeuille d’actifs des institutions prêteuses de la zone créditrice.
49– L’effet du transfert officiel sans contrepartie
50Pour isoler cet effet qui a fait l’objet de la discussion entamée par Keynes, supposons qu’il n’y ait pas d’emprunts ou de prêts internationaux donc que A = A* = R = R* = 0. Si un transfert officiel T intervient au bénéfice de la zone débitrice il correspondra a un transfert de pouvoir d’achat de la zone créditrice. Avant d’en considérer les effets, il convient de distinguer trois situations :
51– dans la première le transfert est dit effectué il s’ajoute aux recettes d’exportation de la zone débitrice pour son montant exact. Dans ce cas,
52T + M = p · X
53(3) pour la zone créditrice
54et
55M* = 1/p · X* + T*
56(4) pour la zone débitrice
57Le transfert de pouvoir d’achat est complet : la zone créditrice le finance par une épargne additionnelle (naturelle ou forcée par la pression fiscale). La zone débitrice bénéficie de ce pouvoir d’achat en devises sans avoir à puiser sur son épargne nationale.
58Pour la zone créditrice le transfert a généré un surplus commercial d’un montant égal qui a de fait converti le transfert en termes réels. Quant à la zone débitrice, le transfert a permis de supporter un déficit commercial plus important.
59– dans la seconde situation le transfert est dit sous-effectué.
60Dans ce cas, il conduit à une vente d’actifs financiers de la zone créditrice et à un achat d’actifs financiers de la zone débitrice : A’ et A’* symbolisent la cession d’actifs dans chacune des deux zones.
61On a donc :
62avec
63(5) dans la zone créditrice
64et :
65avec
66(6) dans la zone débitrice
67Dans ce cas la zone débitrice « aide » au transfert en achetant des actifs à la zone créditrice ; le transfert n’est pas pleinement constitué puisque le surplus commercial de la zone créditrice est inférieur au transfert financier.
68– dans la troisième situation, le transfert sera dit sur-effectué. Il s’accompagne alors d’un achat par la zone créditrice d’actifs de la zone débitrice. Dans ce cas. A’ < 0 A’* > 0 et T < p • X – M. La zone débitrice bénéficie du transfert augmenté du placement d’une partie de l’épargne de la zone créditrice.
69Cependant, il faut noter que la nature du transfert a des effets revenus qui doivent normalement affecter les termes de l’échange (p). Le transfert sera en général sous-effectué si les propensions marginales à importer des deux pays sont faibles (une loi de type Marshall-Lerner a été établie par la théorie sur ce point ; en appelant m et m* les propensions marginales à importer des deux zones il faut que 1 > m + m*) et sur-effectué dans le cas de propensions marginales à importer fortes. Il est tout à fait intuitif de penser, en effet, que le transfert doive pousser à une réduction des importations de la zone créditrice par diminution de son pouvoir d’achat et à une augmentation des importations de la zone débitrice couplée avec une augmentation de la demande nationale de biens exportables, ce qui entraînera une pression sur son solde commercial. Puisque les produits exportés par la première sont importés par l’autre, il est normal qu’en cas d’effets revenus significatifs un transfert sur-effectué s’accompagne d’une détérioration des termes de l’échange de la zone débitrice. Dans le cas d’un transfert sous-effectué, il y aura au contraire une tendance à l’amélioration des termes de l’échange de cette zone.
70Trois conclusions peuvent être tirées de cette présentation simplifiée de l’équation globale du transfert :
en premier lieu, il est dans la nature même du transfert que la zone qui fournit le transfert soit dans une situation d’excédent commercial,
en second lieu, le transfert avec contrepartie de cession d’actifs réels ou financiers, comme le transfert de pouvoir d’achat, nécessite une très grande vigilance sur la destination des fonds reçus. Dans le premier cas, il impose des rendements réels importants, sauf à accepter de faire délibérément supporter aux générations futures la charge des remboursements. Dans le second cas, il doit minimiser l’effet sur les termes de l’échange donc limiter la consommation accrue des biens importés et des biens destinés à l’exportation,
en troisième lieu, la situation dite ici sur-effectuée est plus dommageable à moyen terme pour la zone débitrice que la situation sous-effectuée qui caractérise la transition vers une situation équilibrée moins débitrice. En effet, la situation où le transfert public s’accompagne d’une cession importante d’actifs de la zone débitrice porte en elle les conditions de sa reproduction. Les rendements réels doivent être extrêmement élevés surtout si les taux d’intérêts augmentent et si la monnaie nationale se déprécie, les termes de l’échange ont une tendance mécanique à la détérioration. Dans cette situation le transfert a tendance à devenir un moyen récurrent permettant de satisfaire les besoins de trésorerie de la zone débitrice.
B. L’équation de transfert vers les pays en développement dans les années 1980 à la lumière du Plan Marshall
1. Le financement du développement : un transfert qui évolue dans ses composantes mais dont la nature ne se modifie pas
71Le tableau 2 ci-dessous traduit la permanence du caractère sur-effectué du transfert vers l’ensemble des pays en développement.
72Depuis le début des années 80, les balances des biens et services sont déficitaires pour des montants de l’ordre de 40 milliards de dollars. La tendance à l’amélioration constatée après la crise des années 82-83 s’est retournée en 1988 occasionnant, malgré une progression importante des transferts officiels sans contrepartie (15 milliards de dollars en 1989 contre 8 milliards en 1982), un déficit courant de 16 milliards de dollars.
73Les cessions d’actifs réels correspondant aux investissements directs étrangers se sont maintenues au niveau de 12 milliards en 1989 (contre 19,7 milliards en 1982).
74Les cessions d’actifs financiers (les emprunts extérieurs nets) représentent 32 milliards en 1989 contre 98 milliards en 1982, résultat de la baisse considérable des prêts effectués par les banques commerciales des pays industrialisés (69,4 milliards en 1982 pour – 3,4 milliards en 1989). L’action directe et indirecte des organisations officielles a compensé partiellement ce phénomène dans la mesure où elle a procuré 68 milliards en 1989 contre 62 milliards en 1982. Il est notable de souligner à ce propos que les crédits publics de long terme ont diminué au bénéfice de financements exceptionnels liés à des opérations de rééchelonnement de la dette extérieure (27,2 milliards en 1989 contre 5,7 milliards en 1982).
75En fin de période 1989, l’équation globale du transfert vue à partir de la balance de l’ensemble des pays en développement peut donc être représentée de la façon suivante :
76(en milliards de dollars)
77avec :
78M* = importations de biens et services 1/p · X* = exportations de biens et services
79T* = transferts officiels sans contrepartie (net)
80T*p = transferts privés sans contrepartie (principalement transferts des revenus du travail et revenus des investissements)
81A’* = cession d’actifs réels et financiers (investissements directs + emprunts extérieurs nets)
82D = utilisation/reconstitution des réserves, diverses erreurs et omissions (un chiffre négatif représente une reconstitution des réserves).
83Cette équation globale s’est accompagnée des conséquences secondaires (second burden) annoncées par la théorie.
84En premier lieu, on a bien observé une détérioration des termes de l’échange de l’ensemble des pays en développement de l’ordre de 3,5 % en moyenne annuelle sur l’ensemble de la période 82-89. Cette détérioration a été concentrée sur l’Afrique (– 7,5 %), le Moyen-Orient (– 6,7 %), l’Hémisphère Occidental (– 3,3 %), alors que les pays en développement d’Asie ont enregistré une légère amélioration (0,3 %). Bien qu’il soit hors de propos de soutenir que les effets revenus soient les seuls responsables de cette situation, il est néanmoins probable que le niveau élevé des propensions à importer en Afrique et en Amérique du Sud ait joué un rôle sensible. Les missions du FMI introduisent d’ailleurs dans leurs conditionnalités une clause de limitation des importations (y compris des importations de biens d’équipements) lors des négociations préparatoires aux prêts d’ajustement.
85En second lieu, le taux d’épargne intérieur de l’ensemble des pays en développement est resté stable avoisinant 20 % du PIB sur l’ensemble de la période, signe que l’épargne privée nationale ne se substitue pas à l’épargne étrangère, le taux d’investissement ayant tendance à fléchir.
86En troisième lieu, l’augmentation de l’inflation a pris des caractères exponentiels puisque le taux moyen annuel (pondéré par le PIB) d’augmentation des prix à la consommation était de 22,7 % lors de la période 1972-1981, alors qu’il est passé à 48 % en 1982-1989 pour culminer à 105 % en 1989 et 1990. A cette inflation considérable a correspondu une dépréciation importante des taux de change.
87En quatrième lieu, enfin, on a pu observer dans de nombreux pays un développement des productions non échangeables (en particulier des services et du commerce) au détriment du secteur d’exportation allant au-delà de la tendance mondiale à la tertiarisation et donc en conformité avec l’analyse économique du transfert.
2. Les enseignements du Plan Marshall
88Bien que les conditions structurelles et, en particulier, la qualification générale de la main-d’œuvre, la nature des capacités de production installées, le contexte technologique, soient très différents, l’expérience de l’après-guerre apporte d’utiles possibilités de réflexion.
89Les effets du caractère massif, gratuit et non récurrent du plan Marshall
90Contrairement à la situation actuelle, l’aide Marshall a été affectée massivement sur une période de 4 ans. Les premières années, elle a représenté 5 % du PIB des récipiendaires pour chuter à 2 % du PIB la quatrième année. Cette observation est à opposer au financement international public et privé actuel qui se maintient en tendance autour de 2 % du PIB des pays en développement.
91Le modèle de transfert tel qu’on pouvait l’observer en 1949 était faiblement sur-effectué puisque envisagé à partir du pays donateur (les États Unis en 1949), il présentait la forme ci-dessous :
92États-Unis 1949 : (en milliards de dollars)
93A un milliard de dollars près, il s’agissait d’un transfert gratuit très proche de l’excédent de la balance des biens et services des États Unis. L’avantage pour les pays récipiendaires fut de ne pas avoir à supporter de charges d’intérêt (celles-ci représentent actuellement près de 100 milliards de dollars pour les pays en développement soit une somme supérieure aux transferts nets – avec et sans contrepartie – cumulés avec les investissements directs).
94Par ailleurs, les États-Unis, du fait de la liaison étroite entre les exportations et le transfert n’eurent pas à déplorer de détérioration des termes de l’échange, ceux-ci ayant même tendance à évoluer en leur faveur pendant la réalisation du plan Marshall.
95Après une période de deux années où les pays receveurs furent encore dans un système de transfert sur-effectué (avec déficit de la balance des biens et services et cessions d’actifs réels et financiers), commença une phase de transition caractérisée par la réduction du déficit commercial et l’achat d’actifs réels et financiers (transfert sous-effectué) qui devait déboucher sur une situation voisine de l’équilibre.
96Dès 1952, en effet, la RFA avait un solde commercial équilibré, situation que la France enregistra en 1955, le Royaume Uni, pour sa part, atteignant une situation voisine de l’équilibre commercial à la fin des années 50.
97Quant aux Etats-Unis, pays créditeur, leurs exportations avaient augmenté (de 1954 à 1956) à un rythme annuel de 6 % (contre 12 % pour leurs importations) si bien qu’en 1956 ils se trouvaient dans une situation moins créditrice commercialement, mais avec d’importants actifs réels et financiers, éléments qui transformèrent le niveau du transfert ainsi que sa nature (les transferts privés avec contrepartie s’étaient substitués aux transferts publics) et permit de l’élargir à d’autres pays.
98États-Unis 1956 : (en milliards de dollars)
99Une volonté politique et des conditions permissives favorables pour le plan Marshall à opposer à une absence de projet global et des conditions déprimées pour l’aide publique au développement.
100Cette évolution de l’équation de transfert a été rendue possible par plusieurs facteurs.
101En premier lieu, il y avait une volonté politique puissante fondée sur la métaphore de la réconciliation et de la réalisation de l’union européenne. Le rôle joué par ce grand projet mobilisateur ne doit pas être sous-estimé. Sur le plan strictement économique, il a permis presque immédiatement de bénéficier des effets d’échelle liés au développement des échanges intra-européens. Il constitue une des grandes différences par rapport à la situation actuelle.
102En simplifiant beaucoup on peut dire que l’aide publique au développement a connu deux grandes périodes :
103– dans la première période, les pays de la zone créditrice se sont efforcés, directement ou par l’intermédiaire de la coopération multilatérale, de participer à la constitution en tant que nations des entités issues de la décolonisation. Ils ont centré leur financement sur les grandes opérations structurelles qui permettaient de jouer ce rôle : infrastructures, réforme agraire, éducation, santé notamment. Ils ont cherché alors à rationaliser l’utilisation des fonds en affinant le choix des projets. Par ailleurs, les pays de la zone créditrice, y compris les institutions de Bretton Woods, et, en particulier la Banque Mondiale, ont, dans de nombreux cas, suivi les pays dans leur effort pour d’industrialiser et chercher à développer des modèles de développement moins dépendants de l’extérieur. Ces modèles de développement étaient fondés sur la mise en place d’un secteur public important prenant en charge nombre d’activités productives et appuyé par des banques de développement. La métaphore existait bien alors puisqu’il s’agissait de constituer en nations les nouveaux États et de leur donner une cohérence économique ;
104– la seconde période commence autour des années 1975 quand l’action conjuguée de la crise du pétrole et la faible rentabilité de nombreux de projets publics firent prendre conscience de la nécessité d’ouvrir davantage les économies concernées. Cette prise de conscience culmina en 1982 avec la crise de la dette qui n’est jamais que le résultat cumulé des manquements au principe de rentabilité économique. Depuis lors, tout fut mis en œuvre pour conjurer le risque d’une crise qui allait toucher les pays en développement en même temps que leurs créditeurs. De ce point de vue l’évolution peut être considérée comme favorable. Cependant, le grand projet a disparu au profit d’une gestion plus fine et moins confiante dans la responsabilité des pays récipiendaires quant à l’allocation du capital qui leur est affecté. Elle n’a pas non plus un projet clair à proposer car le niveau du transfert public actuel et sa logique s’apparentent plutôt à des opérations de bouclage d’un compte de trésorerie mondiale, voire plus récemment à la compensation des effets sociaux de l’ajustement, qu’à une véritable stratégie de développement. Le caractère encore principalement national du transfert, sa pluralité d’affectation, les difficultés de sa mise en œuvre dans un cadre de responsabilité limitée, point que nous aborderons en détail plus loin, sont autant d’éléments qui interdisent d’en espérer des effets spectaculaires.
105En second lieu, les conditions générales de l’aide Marshall étaient propices à un rattrapage rapide des pays européens. Pour dire les choses simplement tout convergeait vers la mise en œuvre d’un cercle vertueux de type keynésien. Le niveau de demande était élevé, notamment du fait de la guerre de Corée, les capacités de production étaient immédiatement utilisables parce que leur technologie était adaptée, le pays excédentaire était le pays prêteur si bien qu’il n’avait pas besoin d’emprunter lui même pour financer son équilibre de balance courante, donc les taux d’intérêts pouvaient être faibles. Les effets des dévaluations étaient en général positifs du fait de la réponse des capacités de production. La situation actuelle est évidemment bien différente : l’évolution rapide de la technologie déclasse les immobilisations qui n’évoluent pas. Les deux principaux pays excédentaires (Japon et RFA) jouent un rôle insuffisant dans le transfert public du développement (en 1989 : 0,32 % du PIB du Japon et 15 % de son excédent de balance des biens et services, 0,41 % du PIB de la RFA et 7 % de son excédent sur biens et services, contre 2 % du PIB des États-Unis en 1949 et 97 % de son excédent de biens et services). Les États Unis, second pays prêteur en valeur, sont eux mêmes fortement endettés ce qui, comme chacun sait, est à l’origine du niveau élevé des taux d’intérêt.
106En troisième lieu, il convient de souligner l’inertie du dispositif du transfert public actuel du développement. Cette inertie n’est pas directement liée aux institutions qui en ont la charge et qui ont réalisé d’importantes modifications de leur approche. Elle provient de la cohérence du système financier mondial qui s’organise sur une base Nord-Nord autour du transfert des excédents financiers japonais et allemands vers les États-Unis. En dehors de son effet sur le niveau des taux d’intérêt, cette situation produit des opportunités pour les investisseurs privés qui peuvent les détourner des emplois plus rentables mais plus risqués dans les pays en développement. Il en résulte que le financement public se substitue à la finance directe privée alors qu’il devrait permettre de la développer. A cet égard de nombreuses indications laissent à penser que la prime de risque associée à des placements dans les pays en développement est surestimée par rapport au taux de rentabilité envisageable, ce qui produit des distorsions dans le mécanisme d’allocation du capital au niveau mondial. En tout cas, il est fort paradoxal que la communauté internationale recommande, souvent à juste titre, le retour au marché des pays en développement alors que sa propre intervention prend une forme presque exclusivement publique.
107Sauf à résorber de façon spectaculaire les déséquilibres des pays industrialisés et, en particulier, celui des États-Unis, l’enjeu est donc d’optimiser le transfert international public. Nous aborderons maintenant cette question en nous demandant quelles sont les conditions d’efficacité d’un transfert public avec responsabilité limitée du bénéficiaire.
III. Le financement public international du développement : comment concevoir un transfert onéreux sous responsabilité limitée ?
A. La rationalité du transfert international public dans les années 1980
108Le financement international officiel (public et effectué par les organismes multilatéraux) du développement est confronté à une double difficulté :
composé pour plus de 50 % de prêts onéreux (un tiers en provenance de la coopération bilatérale, deux tiers de la coopération multilatérale), il requiert des taux de rendement susceptibles de suivre l’évolution des taux d’intérêts et des apports en devises permettant un remboursement en dollars,
parallèlement, les conditions de rentabilité des capitaux publics ou garantis par la puissance publique se sont dégradées pour une série de raisons complexes qui tiennent à la faillite générale des systèmes centralisés.
109Cette observation apparaît clairement dans le tableau ci-dessous qui donne les écarts entre les taux de rentabilité moyens à l’évaluation, et les taux de rentabilité réels à l’achèvement, de plus de 1100 projets financés par le Groupe de la Banque Mondiale de 1974 à 1988. On y observe bien que les taux de rentabilité requis ont augmenté de façon à suivre les taux d’intérêts (22,6 % contre 18,2 %) alors que la rentabilité effective a diminué (12,7 % contre 16,7 %) creusant l’écart de rentabilité (– 9,9 points contre – 1,5 points).
Tableau 3 Taux de rentabilité économique prévus à l’évaluation et réestimés des opérations évaluées : 1974-1988
Années d’évaluation | TRE moyen à l’évaluation (i) | TRE moyen à l’achèvement (ii) | Écart (ii-i) |
1974-1980... | 18,20 % | 16.70 % | – 1,5 – 9,9 |
Source : Banque Mondiale, résultats de l’évaluation rétrospective, 1988.
110Ce phénomène, cumulé avec la crise de la dette qui en est pour partie la conséquence, a d’abord conduit au développement du financement international public d’ajustement, financement qui est de nature compensatoire et qui étale les difficultés de remboursement tout en consolidant les actifs des institutions créditrices. Il a abouti, ensuite, à un consensus général sur la nécessité de mettre en place de meilleures conditions d’allocation des ressources.
111De façon très résumée il en est résulté une nouvelle rationalité du financement public du développement qui prend les caractères suivants :
En premier lieu, le financement public international du développement privilégie l’optimisation de l’allocation du capital des pays en développement sur la base des niveaux requis par l’équilibre général international. Cette mise en correspondance du niveau des variables d’équilibre macroéconomiques nationales (prix, taux d’intérêts, taux de change principalement) avec le niveau qu’elles devraient avoir compte tenu de la position relative des économies considérées, a pour fonction de permettre une allocation du capital conforme à la vérité des prix et des rendements (prime de risque comprise). La pédagogie est fortement incitative puisque l’accord des pays conditionne l’obtention de prêts d’ajustement indispensables à leur équilibrage financier ;
En second lieu, il incite à une panoplie de mesures réglementaires destinées à favoriser cette translation de l’équilibre macroéconomique : ouverture des économies, libéralisation des prix, mise en place de codes de commerce incluant la possibilité de faillite des entreprises publiques dans les économies planifiées, création de marchés des capitaux, lois bancaires instituant notamment un meilleur contrôle et une plus grande autonomie des banques centrales ;
En troisième lieu, il incite et participe à la généralisation des opérations de privatisation des banques et des entreprises détenues par l’État.
112Cette orientation générale est peu contestable au vu du gaspillage des ressources occasionné par les affectations centralisées et de la nécessité de permettre aux pays en développement de s’insérer dans les logiques marchandes, financières et technologiques mondiales. Elle pose pourtant des difficultés de mise en œuvre qui ne sont pas toutes imputables aux pays récipiendaires. Le niveau de ces difficultés est tel, en particulier dans les pays qui ont été gérés par un système fortement centralisé, qu’il risque de remettre en cause le principe même de la libéralisation. Par ailleurs, elle est difficile à expliquer aux populations qui ont du mal à y trouver le grand principe mobilisateur qui fondait le transfert public après les indépendances. Il en résulte que nombre d’États, conscients des difficultés sociales, jouent le jeu de la libéralisation à minima de façon à satisfaire la communauté internationale, celle-ci acceptant de fait une responsabilité croissante dans le déroulement du processus.
B. Les interrogations soulevées par la nouvelle rationalité du transfert public international
113Ce que l’observation des résultats des opérations d’ajustement et de libéralisation menées dans les pays en développement et dans les pays planifiés permet de dire est qu’il est relativement facile de fixer le bon niveau d’équilibre des variables macroéconomiques et que les moyens pour réaliser cet ajustement sont maîtrisés. En général, il s’agit de dévaluer fortement la monnaie, de libérer les prix, ce qui les fait augmenter fortement, de rechercher des taux d’intérêts réels positifs, ce qui a la même conséquence. Si cet ajustement est mis en œuvre de façon rapide, il place les variables considérées à des niveaux inhabituels (les taux d’intérêts nominaux en Pologne ont atteint jusqu’à 60 %) mais supprime les rationnements physiques dont souffrent les agents individuels. En particulier, il fait disparaître les marchés parallèles. Une des hypothèses développées est qu’un ajustement rapide et brutal (dans les pays en développement concernés comme dans les pays de l’Est) translatera l’économie concernée à un niveau certes largement inférieur, mais sain, ce qui la placera dans un système « non distordu » d’allocation des ressources.
114Cependant cette translation qui est aisée à concevoir par les économistes pose un considérable problème de coût lorsque l’on considère la situation réelle des systèmes financiers et industriels. Elle peut s’accompagner en outre de dynamiques explosives dont il importe de saisir la nature.
115Le coût de la translation
116La situation de départ, hormis les différences de niveau, est toujours semblable : les entreprises publiques qui représentent plus de 90 % de la valeur ajoutée produite dans les pays planifiés mais qui correspondent aussi à un pourcentage considérable dans des économies réputées plus libérales (le Maroc et la Tunisie par exemple) sont dans une situation d’exploitation largement déficitaire. Les banques qui ont à leur actif les encours de crédits effectués au profit de ces entreprises ont des portefeuilles sans signification et il arrive fréquemment qu’elles financent elles-mêmes les paiements d’intérêts par des découverts bancaires. Cela les rend dépendantes du Trésor qui fait pression sur la Banque centrale pour son propre financement.
117La solution de l’ajustement brutal au niveau macroéconomique implique donc nécessairement une diminution importante de la taille des banques et des opérations de restructurations industrielles qui se solderont par le déclassement d’une partie considérable du capital installé, donc par une réduction des capacités de production et une très forte croissance du chômage. Le transfert international public participe actuellement à ces opérations de restructuration par des prêts d’ajustement sectoriels. Il est trop tôt pour en faire dès maintenant l’évaluation. Il semble néanmoins que ces prêts concernent les entreprises publiques les plus performantes et qu’ils sont hors de proportion avec les sommes nécessaires pour maintenir les capacités de production.
118Les difficultés organisationnelles
119Quand bien même les pays accepteraient le coût de la translation, il reste que la responsabilité de sa mise en œuvre est extrêmement difficile à préciser. La question concerne l’endroit où poser le verrou économique qui la rendra effective. Globalement, et nous prendrons ici le cas limite des économies centralement planifiées, il convient de rendre le Trésor indépendant de la Banque centrale, de déconnecter les banques et les entreprises du Trésor (entreprises qui dans la plupart des économies planifiées lui confient leur fond de roulement), de rendre les banques et les entreprises pleinement responsables de leur bilan. La plupart des textes qui constituent le cadre juridique de cette novation ont été mis en place. Cependant, on constate actuellement que ces textes ne sont pas appliquées.
120La raison tient à la direction qu’ont choisie les experts des institutions de prêt qui ont recommandé de placer le verrou au niveau des banques. Celles-ci seraient restructurées sur la base des conditions prudentielles admises au niveau international, seraient autonomes et devraient se refinancer sur un marché monétaire nouvellement mis en place. On a même recommandé que ce refinancement s’effectue à taux d’intérêts variables. Ainsi responsabilisées, les banques prendraient la responsabilité de mettre en faillite les entreprises publiques non rentables.
121Cette situation qui est commune dans nos économies a montré ses limites dans des systèmes où les entreprises publiques ont une forte dimension symbolique et participent au développement régional. Le résultat est que les banques n’ont pas pris cette responsabilité et que l’État rencontre les plus grandes difficultés à se substituer à elles pour ce faire.
122Le risque de dynamiques de chaos
123La raison supplémentaire qui justifie les hésitations des États est que le processus par lequel les systèmes économiques sont censés atteindre l’équilibre requis par le niveau adapté des variables macroéconomiques n’est pas maîtrisé. Il s’agit là d’une des faiblesses habituelles du raisonnement économique. Celui-ci peut en général déterminer de façon satisfaisante le point d’équilibre optimal, mais est beaucoup moins à même de préciser comment un système fort éloigné de l’équilibre optimal et caractérisé par des comportements non compatibles avec cet équilibre, pourra converger vers lui.
124D’abord, l’articulation entre le niveau macroéconomique des variables de pilotage (prix, taux d’intérêt, taux de change), les comportements des systèmes industriels et financiers et les comportements individuels, est difficile à mettre en œuvre.
125Dans une économie capitaliste industrialisée, cette question n’a pas véritablement d’objet dans la mesure où le fonctionnement des marchés assure la concordance entre ces différents niveaux.
126Dans une économie allant vers le marché, la situation est fort différente car les entités des systèmes industriels et financiers ont elles-mêmes de fortes connotations macroéconomiques (monopoles publics à domiciliation bancaire unique, prix administrés, banques qui sont des agences du Trésor etc.). La difficulté provient de la différence de réactivité des agents économiques individuels (ménages et entreprises privées) par rapport aux agents publics industriels et bancaires. Elle est aggravée par le fait que de nombreux niveaux d’incompatibilité existent entre les conditions de fonctionnement de ces deux types d’agents. Ainsi par exemple :
le glissement du taux de change supprimera le marché parallèle de devises et entraînera un rapatriement des revenus des travailleurs étrangers en même temps qu’il renchérira les prix des intrants importés par les entreprises publiques, sans contrepartie immédiate du côté des exportations ;
la libéralisation des prix permet aux monopoles publics de limiter leurs pertes en même temps qu’elle engendre une baisse importante du pouvoir d’achat. Dans ce cas les ménages paieront le maintien de structures non compétitives ;
la hausse des taux d’intérêt ou la mise en place d’intérêts variables, profite à l’épargnant et nuit à l’entreprise qui voit ses frais financiers augmenter. La difficulté vient du fait que ces incompatibilités (observables dans tout système) sont d’un niveau tel que leur mauvaise gestion peut être à l’origine d’un surcoût d’ajustement considérable.
127Ensuite, le réajustement des variables macroéconomiques peut conduire à des processus divergents cumulatifs. La dépréciation de la monnaie et la libéralisation des prix engendrent des tensions inflationnistes (tant que la concurrence sur le marché national ne sera pas instaurée et les capacités de production réhabilitées) qui poussent à la montée des taux d’intérêts nominaux. Celle-ci, à son tour, entraîne les entreprises à accroître l’augmentation des prix, ce qui produit une nouvelle impulsion sur les taux d’intérêts, etc... Ces processus de chaos sont mal connus, difficiles à maîtriser et paraissent à l’œuvre dans de nombreuses économies actuellement. Ils sont potentiellement très dangereux car ils risquent de conduire à des mesures d’ajustement récurrentes à des intervalles de temps de plus en plus rapprochés.
128La privatisation
129La privatisation fait partie des mesures fortement recommandées par les prêteurs internationaux et est en œuvre dans de nombreux pays. La démarche repose sur l’idée qu’en tout état de cause les systèmes publics ou autogérés ont des inconvénients intrinsèques qui interdisent qu’ils participent à une allocation des ressources efficace. Cette thèse, dans sa version radicale, repose sur le postulat que la propriété privée peut seule permettre de passer d’un système à ressources non contrôlées à un système à ressources rationnées affectées de façon optimale à partir des signaux des marchés. Elle est justement défendue comme le moyen de mettre en conformité les comportements microéconomiques avec les équilibres macroéconomiques requis par l’ouverture des économies. Exprimée ainsi, elle évoque néanmoins beaucoup trop l’époque des indépendances, où la thèse opposée (l’appropriation collective des moyens de production) était dominante, pour ne pas être considérée avec circonspection.
130Il n’est cependant pas dans notre propos de critiquer ces opérations qui sont justifiées par le caractère hétéroclite du portefeuille d’entreprises publiques de l’État, son coût budgétaire et son peu de rapport avec la nature collective des activités.
131Cependant, si la privatisation d’une partie du portefeuille d’entreprises publiques de l’État est une nécessité, elle ne saurait constituer par elle-même le remède aux difficultés actuelles :
d’abord, sauf à distribuer gratuitement les actions correspondantes (ce qui est envisagé dans certains pays), elle nécessite de disposer d’une épargne nationale ou étrangère ;
ensuite, elle concerne les entreprises du portefeuille public qui sont négociables, donc celles qui ont les meilleurs résultats. Ce faisant, elle affaiblit la cohérence de l’ensemble du portefeuille public et en particulier les holdings publics qui après les indépendances ont développé de réelles qualifications de gestion industrielle ;
enfin, la tentation est grande pour que le produit de la privatisation serve plutôt à financer les besoins budgétaires courants au détriment des investissements de réhabilitation.
C. Quelques suggestions
132Les réflexions qui précèdent montrent la complexité et les enjeux du transfert international public dans la période actuelle. A la lumière du plan Marshall nous présenterons les remarques suivantes.
133En premier lieu, se pose le problème du niveau du transfert. La communauté internationale se tromperait, si elle pensait pouvoir contribuer significativement à l’ajustement général des pays en développement et des pays de l’Est sur la base des sommes transférées actuellement. Sur ce point nous serons catégoriques, en particulier pour ce qui concerne les pays à planification centrale. Le coût de l’ajustement et du passage au marché est hors de proportion avec le niveau actuel des transferts. Les audits en cours des grandes entreprises montrent que les plus récentes ont pris un retard technologique (dû à leur position de monopole) qui leur interdit de différencier leurs produits. Elles subissent par ailleurs des charges hors exploitation liées à leurs responsabilités collectives que l’État devra prendre en charge. Dans leur configuration actuelle, elles sont dans leur grande majorité incapables de soutenir la compétition sur leur propre marché et sur les marchés internationaux. Il est probable que les populations ne supporteront pas le coût en termes de chômage de cette compétition, donc que les États refuseront d’aller plus avant dans la libéralisation lorsqu’ils en auront mesuré les effets.
134En second lieu, il convient de diminuer le coût moyen du transfert qui, même lorsqu’il est octroyé par les organisations officielles, est élevé parce que ces dernières doivent se refinancer sur les marchés internationaux. Cela nécessite, soit une augmentation des transferts gratuits, soit une modification de la nature même de l’équilibre financier international (par résorption des déficits américains), soit une augmentation sensible des contributions des deux grands créditeurs et, en particulier du Japon, la RFA ayant à supporter l’ajustement de l’Allemagne de l’Est.
135En troisième lieu, il convient d’accepter la nécessaire durée de la phase de transition indispensable et de laisser aux États le choix du chemin qui conduira à l’équilibre. Il s’agit sans doute là de la principale leçon à tirer de la période d’après guerre. Le Plan Marshall a clairement accepté la progressivité de l’ajustement ; il n’a en tout cas pas imposé des niveaux d’équilibre des prix, des taux d’intérêts et des changes. Il en est résulté que les trois principaux pays ont suivi des stratégies de reconstruction fort différentes, qui ont toutes donné une situation proche de l’équilibre à la fin des années 1950. La nature de la conditionnalité actuelle est détaillée et fondée sur des recettes universelles qui deviennent plus précises à mesure que la dette croît. A titre d’exemple, dans les années 1970 les institutions de Bretton Woods faisaient des recommandations sur les subventions aux produits agricoles, discutaient du déficit budgétaire et de l’opportunité de dévaluer, alors qu’elles prennent position désormais sur des ratios de sécurité bancaire, recommandent des limitations d’importations de biens d’équipement après avoir observé des coefficients marginaux de capitaux trop élevés, voire repensent la politique industrielle et l’organisation des systèmes financiers. Il ne s’agit évidemment pas d’une volonté d’ingérence, il s’agit plutôt d’une prise en charge croissante de la politique de développement, résultat conjugué du désarroi des responsables nationaux et de la volonté de traiter l’endettement international de façon globale.
136Cette évolution a plusieurs inconvénients :
d’abord, elle déresponsabilise les pays tout en n’allant pas au bout de la gestion des politiques nationales (ce qui est bien sûr impossible). Se développe alors un consensus artificiel sur une série de normes de comportements qui ne tiennent pas compte des contextes et qui peuvent faire l’objet de volte-face brutales. On prendra l’exemple de l’organisation des systèmes financiers. Dans l’optique actuelle, il est inconcevable qu’un pays puisse défendre l’idée d’avoir un système financier hiérarchisé avec un organisme comme la Caisse des Dépôts et Consignations qui capterait l’épargne et la redistribuerait via un organisme spécialisé au bénéfice de la restructuration des entreprises. Comment la France aurait-elle pu se reconstruire uniquement à partir de banques commerciales se refinançant à taux d’intérêts variables sur les marchés des capitaux ?
ensuite, elle place les pays sur la même phase conjoncturelle en général déprimée ce qui limite les échanges entre eux ;
enfin, le financement international public du développement a presque toujours une cible nationale. Il s’agit là aussi d’une différence importante avec le financement Marshall qui visait la grande région européenne. Le financement public international devrait plus systématiquement développer des projets régionaux ce qui aurait le double avantage de faire émerger ou de consolider de grandes utopies mobilisatrices et de bénéficier d’économies d’échelle.
137En quatrième lieu enfin, il semble nécessaire de contribuer à rationaliser le service public lui-même. Cette question est peu en vogue actuellement compte tenu du mouvement général de libéralisation. Elle est pourtant essentielle pour plusieurs raisons :
d’abord, le paradoxe de la libéralisation de l’économie veut que pendant la phase de transition il y ait probablement plus d’État. Nous avons vu que seul l’État pourra prendre la décision de fermer ou restructurer les entreprises publiques importantes. Il devra aussi couvrir les coûts sociaux de l’ajustement et les coûts sociaux supplémentaires liés au désengagement des entreprises de certaines responsabilités sociales, désengagement indispensable pour les rendre compétitives ;
ensuite, des modifications de l’organisation des services et entreprises publiques peuvent conduire à des systèmes de gestion quasi marchands qui permettent une meilleure allocation des ressources publiques. Là encore la France a une expérience qui est probablement unique. Pendant la période de transition, il est souhaitable de renforcer les dispositifs d’évaluation des entreprises publiques, de leur imposer (lorsqu’il ne s’agit pas des grands services publics) une rentabilisation du capital public équivalente à celle du capital privé, de revoir les règles de tarification. Cela impliquera que la nature du contrôle public soit modifiée (audit et contrôle à posteriori se substituant au contrôle financier à priori) et que des solutions juridiques appropriées permettent de mettre en place des entreprises mixtes où coexistent le capital privé et le capital public. Ce souci est notamment pris en compte par la Banque Mondiale depuis ces dernières années ;
enfin, il est probable que malgré les privatisations une partie importante de la valeur ajoutée soit encore le fait d’entreprises publiques jugées impossibles à céder du fait du manque d’épargne et de leurs résultats. Ces entreprises devront être réhabilitées, ce qui supposera que des institutions spécialisées (holdings publics ou mixtes) soient mises en place ou développées pour ce faire.
138En conclusion, nous dirons que l’expérience du plan Marshall permet de mieux situer la phase actuelle de la coopération publique internationale. Elle incite à remettre en question un certain nombre de consensus qui ont fait du financement international public un mécanisme permanent de bouclage des besoins en trésorerie des pays en développement, conditionné par une perspective centrée sur l’optimisation de l’allocation des ressources. Elle montre en tout cas la hauteur de vue du pays créditeur de l’époque qui avait compris qu’un transfert gratuit du niveau de son excédent commercial, mis à la libre disposition des pays récipiendaires, augurerait d’une aire de croissance et de stabilité inégalées.
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Auteurs
Professeur à l’université d’Aix-Marseille II, Centre d’économie et de finances internationales, Château La Farge, 13290 Les Milles, directeur du département « Finance internationale » du CEFI. Travaux et recherches : Théories de la détermination des taux de change. Intégration économique et monétaire européenne, Marchés financiers internationaux.
Doyen honoraire de la Faculté des sciences économiques, directeur du doctorat « Économie et finances internationales », directeur du département « Compétitivité et société » du CEFI-UA-CNRS, université d’Aix-Marseille II, Château La Farge, route des Milles, 13290 les Milles. A publié récemment : « Échange et spécialisation internationale », in Encyclopédie économique, édité avec X. Greffe et J. Mairesse, Economica, 1990. « La Méditerranée économique », Economica, 1992, direction et corédaction avec A. Cartapanis, Ch. Ayari, X. Greffe. Travaux et recherches : Économie et finances internationales, Réhabilitation des systèmes industriels et financiers des pays planifiés.
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