Rapport introductif
p. 499-502
Texte intégral
1« Les autres économies occidentales » est-il spécifié dans le titre de cette séance. Ma tâche n’est pas facile : si l’on parle des « autres », n’est-ce pas précisément qu’on a du mal à les classer, ces autres, à en faire un groupe homogène ? Et par rapport à quelles économies, ces économies sont-elles « autres » ? Par rapport à l’économie française, sans doute, par rapport à l’allemande et à l’italienne : par rapport, non pas à l’économie des Grands, mais à celles des demi-Grands ou des ex-Grands. Alors, ces autres pays, qui sont-ils ? Je ne vais pas tous les passer en revue ; remarquons simplement que cet ensemble ne regroupe pas seulement des puissances européennes : si l’on peut compter la Turquie, cet ancien Grand, parmi les pays européens, il n’en est pas de même pour le Japon. On peut évidemment la qualifier d’« occidentale », ce qui ne manque pas de poser problème sur le plan géographique. Mais comment faire autrement, après cette Guerre froide qui l’a arrimée à l’Occident ?
2Bref, il sera difficile de résumer cet ensemble de contributions à l’allure de mosaïque. Et ma tâche, acrobatique, recouvre une autre difficulté ; ces contributions toutes excellentes, ne se contentent pas de discourir sur des pays différents, mais pour chaque pays, elles abordent une thématique particulière. Je me risquerai à une approche synthétique de cet ensemble hétéroclite en posant trois questions : 1) L’aide américaine a-t-elle donné quelque homogénéité à l’ensemble de ces économies « autres » ? Et si homogénéisation il y a eu, de quelle façon s’est-elle effectuée ? 2) Quelle spécificité, d’autre part, sépare ces économies des économies française, allemande et italienne ? Il faudrait poser encore quelques questions subsidiaires sur la Grande-Bretagne, malheureusement oubliée par ce colloque, auxquelles je n’aurais pas le temps de répondre vraiment. 3) Nous nous pencherons enfin sur la question essentielle du tournant de 1949-1950.
3Ces « autres » forment une série de cas particuliers, de cas spécifiques tout à fait intéressants. Si on prend les pays européens, les uns sont d’anciens pays occupés par l’Allemagne nazie : la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Norvège, la Grèce, le dernier, un pays neutre : la Suisse. Entre l’Europe et l’Asie, on trouve la Turquie, et, plus loin encore, le Japon : un pays vaincu. Leur point commun ? Leur entrée dans le camp « occidental ». Mais encore ne faut-il pas oublier leurs spécificités. La Grèce d’abord, Georges Stathakis le montre bien, est un cas tout à fait particulier. Entre 1946 et 1949, la guerre civile y fait rage. La Grèce attend beaucoup du Plan Marshall. D’autre part, elle bénéficie également, des largesses américaines au titre de la doctrine Truman, dès mars 1947. Forte de ces multiples soutiens américains, elle affiche comme objectif premier l’industrialisation et son programme est parfaitement défini. La Turquie ensuite a, quant à elle, un lien tout à fait particulier avec l’Ouest, Jacques Thobie le rappelle : elle appartient à l’OECE dès 1948. Autre spécificité, le Gouvernement turc se plaint de ce que les dons sont moins importants que les prêts. Notons qu’il affirme aussi la volonté de développer l’industrie nationale. Il existe donc bien un programme d’industrialisation dans la périphérie méridionale de l’Europe, qui s’appuie clairement sur les aides américaines.
4La Norvège, sur la périphérie septentrionale de l’Europe constitue un cas tout à fait intéressant et parfaitement analysé par M. Pharo. Ce pays d’abord hésite, mais participe néanmoins à la conférence de Paris en 1947, avec les autres pays Scandinaves. Ses réticences sont de plusieurs ordres, et touchent à la politique extérieure, économique et intérieure. Réticence d’abord à se mêler des affaires des deux Grands, à prendre parti dans leurs rivalités. Pourtant, après que la Finlande a refusé de participer à la conférence, la Norvège a peur de se trouver dans le « mauvais camp » et cela explique en grande partie sa participation à la conférence de Paris et son entrée, par conséquent, dans le cadre du Plan Marshall.
5On peut faire une double comparaison : avec la Grande-Bretagne et avec la France. Comme en Grande-Bretagne, un parti travailliste est au pouvoir en Norvège, et il craint que les réformes mises en place après la guerre ne soient entravées par des pressions américaines, des pressions toutes naturelles à partir du moment où il y a l’aide Marshall. Comme dans le cas de la France, d’autre part, le souvenir de 1940, de la débâche, hante la Norvège, et cette hantise l’oblige à aborder de front différents problèmes : celui de la sécurité, celui de la modernisation, afin de se préserver à l’avenir d’une telle catastrophe. Autre point commun, peut-être plus important, les travaillistes norvégiens, tout comme les autorités françaises (et à la différence du gouvernement britannique), mettent beaucoup plus l’accent sur l’économie, sa transformation, sa planification, que sur les réformes sociales. La Norvège désire mieux exploiter ses importantes ressources hydroélectriques, reconstruire et moderniser la flotte norvégienne. Le tout vise à accroître les exportations et à intégrer l’économie nationale à l’économie européenne et à l’économie internationale. Cela ne se fait pas sans difficulté, sans contradiction : le parti travailliste lui-même est divisé : la rémanence de vieux réflexes protectionnistes met le gouvernement dans l’embarras.
6Cette Europe périphérique, que nous venons de parcourir du Sud au Nord, affiche une égale volonté de modernisation et d’industrialisation que l’on retrouve aussi aux Pays-Bas, étudiés par J. Schram et par E. Bloemen. Mais les Pays-Bas, poursuivent parallèlement un autre but, beaucoup plus important : on compte sur l’aide américaine, non seulement pour relever l’économie, mais surtout pour accroître la coopération européenne au sein de l’OECE, pour donner aux économies européennes une dimension internationale, créer entre elles des solidarités internationales, et créer avec l’extérieur des solidarités économiques. Les Pays-Bas se trouvent en effet dans la situation suivante : leurs échanges avec la Belgique accusent un fort déficit, alors qu’ils sont excédentaires avec la plupart des autres pays européens. Grande est donc la tentation de payer, avec ces excédents, le déficit des échanges belgo-hollandais. Mais, pour cela, il faut sortir du cadre bilatéral, et entrer, comme ce sera le cas à partir de 1947, et plus encore de 1948, dans un système multilatéral d’échanges. L’UEP, bien sûr, est le terme de cette évolution. La Belgique, étudiée par J. Schram et T. Grosbois, se trouve à cette époque dans une situation relativement privilégiée, une des moins dramatiques sur le continent, et ce pour toutes sortes de raisons. Si elle appelle de ses vœux, d’une façon plus insistante encore que les Pays-Bas, la mise en place d’un système multilatéral d’échanges, c’est qu’elle aimerait régler le déficit de ses échanges avec les États-Unis, en le compensant par les excédents qu’elle enregistre avec la presque totalité des pays européens. D’où la nécessité de transférabilité entre devises européennes mais aussi de convertibilité : les Belges veulent des dollars pour régler leur déficit. Tel est, me semble-t-il, plus que la modernisation de l’économie, le but poursuivi par la Belgique. Avec la Suisse, on monte, si j’ose dire, d’un degré sur l’échelle des privilèges ou du confort. La Suisse, en effet n’a pas besoin de l’aide américaine pour relever une économie qui n’a pas été affectée par une guerre qu’elle n’a pas connue. Pour ce pays neutre, l’aide Marshall signifie davantage le choix d’un camp, le camp occidental : elle ne désire politiquement pas s’y rattacher, mais ne peut s’isoler d’un courant économique fondamental. La Suisse a relativement bien négocié ce dilemme en introduisant par exemple une clause qui lui donne, au sein de l’OECE, une position originale, en résistant aux pressions américaines en faveur d’une convention bilatérale. On voit ainsi qu’il se dégage dans ce groupe dont j’ai exclu le Japon (je reviendrai sur ce cas particulier), deux tendances : les pays qui désirent utiliser l’aide Marshall pour reconstruire leur économie, ceux qui voient en elle un facteur de multilatéralisation d’échanges et de paiements.
7Quelles sont les retombées du Plan Marshall ? pouvons-nous nous demander dans un deuxième temps. Les éléments d’appréciation ici se font rares. Si l’on est d’accord pour résumer les buts américains à quelques propositions – augmentation de la production, – maintien de la stabilité financière, accroissement du bien-être social en vue d’éradiquer la tentation communiste –, l’évaluation de la réussite des Etats-Unis est plus difficile à effectuer. L’utilisation de la contre-valeur est peut-être un bon critère de classement de ces différents pays.
8Les Pays-Bas, la Norvège, et plus tard, le Japon, lorsqu’il bénéficie à son tour de la manne américaine, utilisent entre un tiers (pour les Pays-Bas) et la moitié (pour la Norvège) de la contre-valeur de dollars en monnaie nationale pour la modernisation des équipements industriels. Les autres pays, au contraire, se rapprochent du modèle britannique, c’est-à-dire qu’ils utilisent la presque totalité de la contre-valeur en monnaie nationale, afin de rembourser la dette, de stabiliser leur monnaie et leurs finances. Voilà donc un nouveau clivage, qui se surajoute aux précédents.
9Mais peut-être est-ce justement leurs irréductibles spécificités qui constituent le principal point commun de tous ces pays. C’est, en effet, pour conserver leurs spécificités, que ces gouvernements rejettent, au cours des discussions au sein de l’OECE, les propositions françaises visant à établir une planification à l’échelle européenne. Le cas de la Norvège est particulièrement intéressant puisque se trouvent combinés une forte planification nationale et le refus d’une planification internationale...
10Une autre retombée du Plan Marshall est peut-être l’émergence dans certains pays, de ce que l’on pourrait appeler une « culture Marshall ». L’étude de Bloemen, consacrée aux Pays-Bas, est passionnante sur ce point : il étudie la naissance d’une certaine idéologie, voire d’une mythologie, celle de la productivité. Dès avant le Plan Marshall, dans l’immédiat après-guerre se développe aux Pays-Bas une propagande qui fait appel au patriotisme néerlandais pour encourager les travailleurs à travailler durement... Mais le mot de productivité n’est pas lâché : il ne s’agit pas tant de travailler mieux pour produire plus en un temps moindre, mais de travailler, travailler, travailler encore. Ce n’est qu’à partir de 1950 que la notion de productivité entre dans les mots et les mœurs, dans la vie des entreprises et, cause ou conséquence, dans la propagande de la production. Après la bataille de la production, la bataille de la productivité. Celle-ci crée autour d’elle un consensus qui aboutit à une nouvelle culture, ou une nouvelle sensibilité économique. Dans le cas des Pays-Bas, ce consensus préexistait sans doute au Plan Marshall, mais c’est sans nul doute ses retombées qui ont profondément ancré cette culture, et définitivement intégré les classes laborieuses à la société.
11Troisième et dernier point : le tournant de 1949-1950 sur lequel je serai très rapide. Beaucoup de travaux permettent de mieux connaître ces années cruciales qui voient tout à la fois la dévaluation britannique, les négociations qui aboutissent à l’Union Européenne de Paiements, le Plan Schuman et la guerre de Corée. Mais d’autres raisons encore justifient une attention particulière. Dans sa contribution, M. Grosbois montre que si les premiers accords du Benelux datent de 1943 puis de 1947, les solidarités véritables qui fondent l’union entre les trois pays ne se forgent que dans les années 1949-1950. Ce qui n’était qu’illusion, « bluff », pourrait-on dire, devient réalité à partir de cette époque, sous l’action conjuguée de l’aide Marshall et de l’OECE. C’est également à cette époque que les appréhensions du gouvernement norvégien à l’égard de la volonté américaine de libéralisation de l’économie européenne diminuent et que de leur côté les États-Unis commencent à intégrer à leur mode de pensée la nécessité de l’intervention étatique dans les économies européennes. C’est à ce moment-là aussi, ne l’oublions pas, que les Américains, renonçant à leur politique intransigeante de « Porte ouverte », cessent d’exiger des Britanniques la destruction de la zone sterling.
12Pour le Japon, ces années marquées par la guerre de Corée sont également importantes. Comme on le sait, le Japon ne bénéficiait pas du Plan Marshall. Des aides alimentaires lui avaient été prodiguées au sortir de la guerre, mais les motifs en étaient plus humanitaires qu’économiques. Ce n’est qu’à partir du déclenchement de la guerre de Corée qu’une aide conséquente est mise en place, et comme l’explique A. Hara, le Japon a été le principal bénéficiaire des aides américaines en Extrême-Orient. Cette position prédominante qui se transformera en alliance privilégiée tendrait à prouver, a contrario ou en contrepoint, qu’il était impossible d’intégrer ou d’associer les autres économies extrême-orientales.
13En conclusion, je dirai que le Plan Marshall a moins compté dans la création des interdépendances européennes que dans leur renforcement. Des interdépendances à deux vitesses d’ailleurs : d’un côté, la plupart des pays envisagés ici n’adhèrent pas dans les années cinquante à l’Europe des Six ; de l’autre, le Benelux qui au contraire compte parmi les fondateurs de celle-ci. Ces trois pays qui traditionnellement entretenaient des relations commerciales importantes avec la Grande-Bretagne témoignent, à travers le rééquilibrage de leurs échanges, de l’ascension allemande. Le fait que l’Allemagne devienne un des éléments clés de l’interdépendance européenne et des rapports commerciaux intra-européens, constitue aussi une des retombées du Plan Marshall. Enfin, la Norvège, la Suisse, la Grèce, la Turquie, tous ces pays qui forment la véritable périphérie de l’Europe, subissent (autre conséquence) un mouvement centripète initié avant tout par l’OECE. Leurs économies, tout comme celle du Japon, sont désormais intimement associées à l’économie occidentale : telle me semble devoir être la principale influence du Plan Marshall pour ces « autres » pays.
Auteur
Directeur de recherche au CNRS, directeur de l’Institut d’histoire du temps présent, 44, rue de l’Amiral-Mouchez, 75014 Paris. A déjà publié (en collaboration avec René Girault) : Turbulente Europe et nouveaux mondes, 1914-1941, Paris, Masson, 1988 ; La puissance en Europe 1938-1940, Paris, publications de la Sorbonne, 1984 et La puissance française en question ! 1945-1949, Paris, publications de la Sorbonne, 1988 (sous la direction de René Girault et Robert Frank).
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