Préface
p. VII-XVIII
Texte intégral
1Dans un monde d’incertitude, de risque, de flou, de menaces peut-on avoir des hypothèses fondées en raison sur ce dont demain peut être fait ? L’État peut-il être un lieu de création intellectuelle ? La passion, l’anticonformisme, les crises sont-elles caractéristiques du métier d’économiste dans l’administration ? Non, il ne s’agit pas d’un conte de fées, mais des réflexions qui viennent naturellement à l’esprit quand on lit le beau livre d’Aude Terray. Il est consacré à l’enracinement puis à l’expansion de la prévision économique au sein du ministère des Finances de 1948 à 1968. C’est un sujet que l’on pourrait croire connu depuis plus de vingt ans grâce à l’ouvrage pionnier de François Fourquet, publié il y a belle lurette. Aude Terray qui a réalisé une enquête d’histoire orale plus vaste, qui y a ajouté un ample dépouillement de savoureuses archives publiques et privées et de sources imprimées prouve qu’il est aujourd’hui possible d’aller plus loin dans l’analyse. Il s’agit, dans ce livre, de se demander comment l’innovation – en l’occurrence théorique et statistique – peut trouver sa place institutionnelle au sein d’une administration puissante et porteuse de fortes traditions. On saisit alors des questions qui vont bien au-delà de la période 1948-1968 ici traitée : l’élargissement de l’information économique depuis la Seconde Guerre mondiale, la place des fonctions d’études dans l’État moderne, la formation de l’expertise et ses relations avec le politique, la montée de la technocratie ; la coexistence ou le lien entre l’apport de l’État à la croissance et l’émergence progressive, au cours de la même période, d’une nouvelle vision de l’économie et du marché ; les influences réciproques entre les différents segments de l’appareil économique d’État en France, mais aussi l’immersion croissante de la France dans la circulation mondiale des idées, des modèles, des politiques.
2Aude Terray ne sépare pas cet État bouillonnant des tumultes de la société civile : un patronat qui soumet aux feux de la critique les tentations étatistes qu’il décèle dans certains modèles économiques, un syndicalisme de salariés qui revendique un autre partage de l’information et de la croissance et conteste bien des options de fond, une grande presse quotidienne ou hebdomadaire qui lie son sort à la défense des modernisateurs et à la diffusion du bien-être. Un même ouvrage unit ainsi des thèmes de première force jusqu’ici le plus souvent séparés ou dissociés : les transformations des sciences économiques en France depuis 1945, encore trop peu étudiées, alors que les chercheurs français étudient davantage les développements de la discipline économique dans d’autres pays durant cette période ; les voies, moyens et effets de l’extension des fonctions de l’État, ce qui va au-delà de la nécessaire histoire des bureaucraties ; la préparation et la mise en œuvre de grands tournants de la vie politique contemporaine, dont des ressorts importants et des épisodes marquants reçoivent un éclairage très neuf. Mais toutes ces grandes questions s’incarnent dans des personnalités hautes en couleur dont l’auteur brosse des portraits vigoureux. Les managers : l’innovateur missionnaire Claude Gruson, ou la macroéconomie de conviction planiste mâtinée de réalisme dans les moyens d’arriver à ses fins ; le rénovateur pragmatique Jean Saint-Geours, ou le passage à la microéconomie dans une dynamique d’intégration européenne et de transformation de l’administration. Les politiques : Pierre Mendès France, archange puis martyr de la prévision, mais pour autant nullement adepte de la contrainte planiste ; Valéry Giscard d’Estaing, grand manieur de chiffres devenu un politique soucieux d’inscrire les activités propres des experts et son propre libéralisme apparent dans une gestion volontariste des changements structurels ; Michel Debré, rompu aux détours du sérail de la haute fonction publique et néanmoins tranchant avec la violence du politique les controverses comme les conflits. La phalange des économistes de la connaissance et de l’action : Louis-Pierre Blanc, le transfuge de l’INSEE ; Jean Sérisé, devenu le fidèle de VGE ; Charles Prou, le créateur d’institutions de formation et de recherche ; Simon Nora, le stratège et le communicateur ; Jean Bénard, le stalinien devenu libéral ardent ; Edmond Malinvaud, le théoricien de réputation internationale, et tant d’autres. Enfin ceux qui ne sont pas sur la même longueur d’onde sont bien entendu présents eux aussi : de François Perroux, l’économiste conquérant (qui néanmoins tient Claude Gruson en haute estime, le présente à Fernand Braudel et contribue à son élection à l’École des Hautes Études en 1957), à Antoine Dupont-Fauville, le gaulliste conseiller de Michel Debré, qui exprime des réactions sceptiques teintées de considérations politiques, ainsi que les adversaires : de Francis-Louis Closon, alternativement haut fonctionnaire et patron dont le gaullisme convaincu cherche plaies et bosses, au seul véritable libéral de toute cette histoire, l’économiste d’entreprise Jacques Plassard. Nous ne sommes pas dans la légende rose, dans une de ces histoires de réussite où les historiens ou les sociologues se transforment en haut-parleurs des pionniers. Bien au contraire, Aude Terray restitue les drames, les conflits et les apories qui marquent la vie d’une organisation publique, de façon assez parallèle à celle des organisations privées, et montre comment ils permettent le déroulement d’une véritable aventure intellectuelle qui est aussi une expérimentation sociale, organisationnelle, financière et même politique1.
3Revenons plus en détail sur l’histoire du groupe des prévisionnistes dans l’administration des Finances et sur sa signification aujourd’hui pour comprendre les rapports entre science et politique, la création intellectuelle et le changement dans l’État.
4D’abord, il convient de situer l’expérience française de développement de la prévision de 1948 à 1968 par rapport à celle des autres pays industriels. Il apparaît alors que ce qui a été innovation en France dans cette période ne l’est plus en Grande-Bretagne et aux États-Unis. La question de départ que traite ce livre peut se formuler ainsi : « comment l’administration française a-t-elle réussi à acclimater des idées et des méthodes venues de pays anglo-saxons (la théorie keynésienne, les comptes nationaux, la recherche opérationnelle, la rationalisation des choix budgétaires) alors que ni les universités françaises ni les grandes écoles ne l’y poussaient ? ». Poser une telle question, ce n’est pas dévaloriser l’expérience française, c’est au contraire souligner son originalité. Dans les autres pays le même mouvement est apparu sous des modalités différentes. Selon le pays ce sont soit les universités soit la Banque centrale qui se sont faites les vecteurs de la macroéconomie et de la comptabilité nationale. La particularité française, c’est donc en premier lieu le rôle d’équipes du ministère des Finances.
5Il faut se demander pourquoi. Il y a d’abord des raisons de longue durée. L’État en France a peu à peu accumulé des ressources intellectuelles variées en matière d’économie et de statistique. Les travaux récents d’économistes puis d’historiens les ont mises au jour. Alain Desrosières a montré les liens de l’évolution de la statistique en France depuis le xviiie siècle avec l’État et son rapprochement progressif avec la modélisation de l’économie. François Etner a mis en valeur l’effort des ingénieurs-économistes des grands corps de l’État comme promoteurs du calcul économique à partir du xixe siècle. Philippe Le Gall a étudié les ramifications conceptuelles et l’éclosion de l’économétrie de 1914 à 1944. Michel Armatte a ressuscité les premières tentatives de Tableau des Échanges Interindustriels réalisées au sein du groupe X-Crise au milieu des années trente. Alain Chatriot a souligné l’apport à la statistique économique des enquêtes du Conseil national économique de l’entre-deux-guerres. Sans oublier les recherches de Michel Volle sur l’exubérance statistique du régime de Vichy2. De telles évolutions ne sont pas propres à la France. Elles se développent dans des pays comme la Hollande, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Russie et les États-Unis. Il y a aussi les circonstances exceptionnelles de l’après-guerre : la fin d’une guerre épuisante et désastreuse ; l’entrée dans une reconstruction-modernisation à partir d’une critique des pratiques et des organisations de l’entre-deux-guerres par une génération un peu singulière de fonctionnaires des Finances, transformés par la guerre elle-même et fonctionnant par antimodèles plus que par modèles, ayant pris conscience qu’il ne suffit pas de faire face aux pénuries du moment3, mais que le monde a changé et appelle l’innovation dans les idées, les outils, les solutions4.
6Du coup leur rapport aux méthodes anglo-saxonnes sur lesquelles ils prennent appui est assez différent de celui que de nombreux historiens illustrent depuis plus de vingt ans dans un grand débat sur « l’américanisation » de la France5. Ils ne se contentent pas d’une appropriation sélective des méthodes venues d’ailleurs, dont ils discutent avec passion, ou d’une hybridation avec des éléments intellectuels français, bien que ce soit manifestement le cas : ainsi la théorie keynésienne traite-t-elle de la stabilité d’une situation de sous-emploi avec déflation, alors que le Bureau de Statistiques Économiques et Financières (BSEF), créé par Claude Gruson à partir de 1948, aura pour usage de calculer un gap inflationniste, c’est-à-dire l’écart entre la demande nominale et les capacités de production évaluées à prix constant. Du reste, comme Pascale Gruson nous l’a fait remarquer en juillet 2001, « Keynes ne sera jamais pour Claude Gruson une référence “commode”. C’est une référence active et fondamentale. La problématique de Keynes est par ailleurs d’une certaine complexité, ce qui a pour conséquence des lectures très variées… ». Mais alors qu’ils sont en contacts directs et fréquents avec les Américains et les organisations internationales, les hommes du BSEF puis – à partir de 1952 – du SEEF se lancent dans la recherche d’une voie propre à la France pour la réalisation du Tableau d’Échanges Interindustriels. On peut débattre si c’est par péché d’orgueil sur la base des premiers succès remportés, par continuité avec les travaux pionniers de l’avant-guerre, par nationalisme ou par opposition au libéralisme6. Le résultat final après plusieurs années et beaucoup de dépenses est sans appel : l’échec. On assiste alors à une américanisation qui est une reconversion en dernier recours, par des hommes désormais sans autre issue. Le livre d’Aude Terray présente ensuite une seconde anglo-américanisation, qui intervient à partir du milieu des années soixante autour de la microéconomie. Volontaire et délibérée cette fois-ci, elle s’appuie sur une lecture qui se veut critique et constructive des expériences américaines de la part des cadres de la nouvelle direction de la Prévision. Cette seconde américanisation maîtrisée réussit intellectuellement et fournit une représentation alternative à la théorie keynésienne, mais son application pratique : la Rationalisation des Choix Budgétaires (RCB) est un demi-échec. La circulation internationale des idées ne réussit donc pas grâce à un transfert pur et simple, mais implique un processus de réception complexe et tout un travail tâtonnant et créatif d’innovation.
7Précisément, pourquoi les innovations intellectuelles portées par le BSEF, le SEEF puis la direction de la Prévision (DP) et l’innovation administrative qu’était la création d’une fonction études et recherches au sein de la plus grande administration centrale de France ont-elles tenu bon et se sont-elles rendues indispensables au fonctionnement de la machine étatique ? Le livre d’Aude Terray fournit deux types de réponses. La première serait décrite par les anthropologues en termes d’acculturation, par les politologues ou les sociologues des organisations en termes de banalisation : une évolution somme toute classique marquée par une acclimatation et une certaine absorption par le ministère des Finances, bref par le passage du temps plus héroïque et hétérodoxe des pionniers à la normalisation progressive de l’innovation organisationnelle, ou encore du charisme de Claude Gruson à la gestion active de Jean Saint-Geours. Les outsiders sont devenus des insiders. Cette intégration s’effectue en trois temps. De 1948 à 1956, c’est l’émergence clandestine et non linéaire de l’innovation intellectuelle et administrative et sa greffe discrète au sein du ministère des Finances, avec l’aide efficace de soutiens de qualité dans l’administration qu’avaient déjà signalés les recherches de Michel Margairaz et Laure Quennouëlle7. De 1957 à 1964, c’est le temps des crises, tributaires d’une vive concurrence avec l’INSEE et, à un moindre degré, avec le Plan, mais aussi le départ du père fondateur, Claude Gruson. Lui succède de 1964 à 1968 la phase d’institutionnalisation à laquelle nous avons déjà fait allusion, avec la redéfinition des missions, l’accession au rang de direction et le lancement de la RCB. Mais l’échec de la RCB contraste avec le relatif succès des budgets économiques de la première période.
8Le livre d’Aude Terray apporte une seconde réponse qui fait plus de place à l’initiative des acteurs et à leur capacité d’accroître leur marge de jeu face aux contraintes intérieures et extérieures. Il montre en action une stratégie répétée d’innovations enrichissant ce nouveau domaine de l’action publique8. Il n’y a pas seulement une macro-innovation, la mise en place du SEEF, mais il y a aussi une succession d’innovations plus ponctuelles : le modèle de Gruson de juillet 1950, le Tableau Économique d’Ensemble (TEE), le Tableau d’Échanges Interindustriels (TEI), l’instance d’évaluation des comptes de la nation, le Centre d’Études des Programmes Économiques (CEPE), etc. En fait, le SEEF n’a cessé d’innover en imaginant des solutions inédites à différents besoins de l’État. Il y a réussi en exploitant ses savoirs acquis et en favorisant l’émulsion et l’évolution de nouvelles connaissances. Ila ainsi provoqué la création au sein de l’administration des Finances tant des avoirs scientifiques que de savoirs de gestion de la société et, en parallèle, celle d’une instrumentation technique au diapason des avancées réalisées au sein de la société civile. On ne saurait séparer l’efficacité de cette stratégie répétée d’innovations de la position du SEEF : un service de conception, qui n’a pas de charges de gestion, et surtout des recrutements effectués pour le développer. Pratiquant l’amalgame à la manière de la Révolution française, l’inspecteur des Finances Gruson fait appel dans nombre de cas à des personnes placées en situation administrative irrégulière. Les membres du service sont des engagés volontaires à l’esprit frondeur, portés par un idéal de société parfois révolutionnaire. Ils se sentent investis d’une mission : élaborer des outils qui remettent l’ordre établi en question tout en supplantant des pratiques jugées obsolètes ou inadaptées. Ils travaillent avec audace à la limite des possibilités scientifiques et techniques de leur époque en faisant fi des considérations puristes émises par les statisticiens. Ils évoluent en marge de l’administration, dont ils critiquent les caractéristiques fréquentes, notamment l’organisation bureaucratique et la recherche de sécurité par la routine. Selon le mot de Louis-Pierre Blanc au début des années cinquante, ce sont vraiment des « francs-tireurs ».
9S’agit-il là d’une situation particulière, spécifique ? C’est loin d’être sûr. En Grande-Bretagne, ce sont des économistes n’appartenant pas à une administration centrale qui ont exercé une influence significative sur la politique gouvernementale à l’égard des entreprises des années quarante aux années soixante9. Ces « irréguliers », comme les appelle un historien anglais qui pense certainement aux « irréguliers de Baker Street » recrutés par Sherlock Holmes, ont été souvent appelés dans les services du Premier ministre pendant la guerre. Après-guerre une partie d’entre eux ont été transférés aux Finances ou dans des ministères techniques. Leur première tâche a été de traiter des questions de politique macroéconomique. L’appel à des économistes devient fort sous les gouvernements travaillistes des années soixante. Quand on a présente à l’esprit l’expérience française, on est frappé de constater que beaucoup des recrues de cette période sont entrées dans l’administration « sur des contrats temporaires ». Par la suite, ce groupe s’est professionnalisé, est devenu plus cohérent. Une troisième vague, celle des spécialistes de microéconomie, a été recrutée dans les années quatre-vingt, par les gouvernements conservateurs. Les membres de ces trois vagues successives d’« irréguliers » ont appris à mettre en relation des contenus scientifiques et un marché des idées administratif et politique. Si l’on revient en France même, on peut observer que la création par l’État du Centre National d’Études Spatiales au début des années soixante a réussi grâce à des pratiques analogues : mise en place d’une structure de type nouveau, constitution d’une équipe dont une bonne partie des membres n’a pas la simplicité des parcours préalables fréquents dans les organismes de recherche comparables ou dans les administrations centrales à cette époque10. Il faut bien sûr tenir compte de la différence des objectifs, des milieux et des pays concernés. Mais on peut se demander si le cheminement choisi par Claude Gruson ne caractérise pas au plan mondial l’une des voies par lesquelles l’imbrication entre économie, statistique et pouvoir s’est renforcée et au plan national l’une des pratiques efficaces pour produire du changement dans l’administration en France.
10Quel bilan pouvons-nous tirer des crises et des succès vécus par les prévisionnistes français des Finances entre 1948 et 1968, une fois que nous avons établi les raisons principales pour lesquelles leur groupe a tenu bon et leur fonction s’est stabilisée ? On en signalera ici quatre éléments.
11Le premier concerne l’apport intellectuel que ces hommes et ces femmes ont produit. Il a été important dans le domaine des mathématiques appliquées et de la statistique. De même, la macroéconomie doit une grande partie de ses développements en France au SEEF puis à la direction de la Prévision. Quant à la microéconomie et à la recherche opérationnelle, si elles ont été introduites en France par des entreprises et par d’autres ministères c’est au CEPE créé par le SEEF en 1957 que la microéconomie a été insérée dans un programme systématique de formation de cadres puis c’est à la direction de la Prévision animée par Jean Saint-Geours qu’elles ont été expérimentées à grande échelle et appliquées aux besoins de l’État. Plus tard, la direction de la Prévision, grâce à un Edmond Malinvaud dont le premier contact avec les prévisionnistes remonte au lancement du CEPE (il en a organisé les enseignements), donnera à l’économétrie un élan méthodologique et intellectuel inégalé. Pourtant l’historien doit se garder d’idéaliser cet apport. Les modèles ont suscité critiques et désillusions. L’ambition d’approcher la décision optimale a buté sur le caractère non linéaire et souvent peu rationnel des décisions, sur la variété des possibilités d’action et sur la prise en compte de la rationalité limitée des différents agents économiques. Les effets inattendus, pervers ou réducteurs des outils économiques ont amené certains utilisateurs à considérer qu’ils peuvent aiguiller les organisations vers des impasses.
12Le second élément concerne les relations entre science et politique. Elles apparaissent à plusieurs niveaux dans ce livre. Aude Terray met en évidence le pluralisme relatif des appartenances politiques ou syndicales de l’équipe créée et développée par Claude Gruson, puis consolidée et réorientée par Jean Saint-Geours. En gros, des mendésistes et des communistes. Le mendésisme apparaît comme une bannière politique et économique qui attire un personnel très divers culturellement, humainement et politiquement. Il incarne une certaine idée du changement, dont les contours sont pourtant très larges. Le nombre significatif de personnes membres du parti communiste jusqu’au début des années soixante suggère que l’État tolère un élément politiquement sulfureux soit parce qu’il a besoin de compétences scientifiques et techniques encore rares soit parce qu’ils peuvent servir de caution. Inversement, il correspond à un intérêt accru du parti communiste pour les questions économiques « dès avant 1950 » qui l’amène à créer « une petite équipe d’économistes, le Centre d’Études et de Recherches Économiques et Sociales, sous le sigle (repris par d’autres !) de CERES », puis en 1954 une Section économique auprès du Comité central, sous la responsabilité de Jean Pronteau. Celle-ci compte parmi ses collaborateurs de nombreux « économistes de formation – plutôt keynésiens que marxistes –, des communistes pour la plupart, souvent sur la base de leurs recherches personnelles », et « des permanents de la revue (René Guiart, Michel Limbourg, André Vanoli) »11. Cette présence du marxisme –même teinté de keynésianisme – au sein de l’État est une spécificité de la période. Des mécanismes se sont développés qui ont permis à des chercheurs et ingénieurs venus au marxisme de travailler avec un État qui était tout sauf marxiste. Il en ira de même pour les études urbaines des années soixante. Cette situation traduit l’ambiguïté du référentiel modernisateur qui se diffuse en France. Il exprime une vision du monde centrée sur la modernisation de la société sous l’aiguillon de l’État. Celle-ci est susceptible de plusieurs versions : de droite, du centre, de gauche. Le relais du mendésisme est pris dans les années soixante chez les prévisionnistes des Finances comme dans d’autres secteurs de la société française par trois types de mouvements : le Club Jean Moulin, le PSU et le syndicalisme CFDT. On retrouve aujourd’hui une ambiguïté analogue avec le référentiel libéral et ses différentes versions. Le livre d’Aude Terray présente aussi le dilemme impossible de l’expert par rapport au politique12. Il est, selon l’heureuse formule de Frédérique Pallez, comme le papillon vis-à-vis de la lumière. Ou bien il est trop loin du politique et il n’a pas accès à la demande et encourt le désintérêt. Ou bien il est trop près et entre l’engagement et l’ingérence il risque de perdre son statut scientifique. La démarcation entre le technique et le scientifique est trompeuse et elle est aussi relative. Les membres de l’INSEE se considèrent comme des techniciens neutres. Donc à leurs yeux le SEEF est déjà politique. Cette vision pèse sur les relations SEEF-INSEE.
13Reste bien sûr la grande question de l’influence de l’expert sur la décision politique. Le livre d’Aude Terray distingue sur ce point entre les deux générations de prévisionnistes des Finances. La première, celle de Claude Gruson, manifeste un haut souci de technicité et d’expertise, a une pensée politique, défend en fait une vision politique démocratique au nom de la science. Elle veut une discussion sur les éléments des choix de politique économique et la publicité sur les critères majeurs. Elle se différencie des hommes du Plan, qui prônent une démocratie contractuelle, avec les forces sociales. La seconde génération, pilotée par Jean Saint-Geours, pratique une articulation du technique et du politique, où ce dernier a moins de relief. Mais une fois marquée cette nécessaire périodisation, le livre n’esquive pas la question posée et propose une double réponse. À court terme, le politique ne se laisse pas dicter les grands choix. La majorité des propositions de politique économique de Claude Gruson n’ont pas été prises en compte. Un ministre des Finances polytechnicien et ancien stagiaire du SEEF comme Valéry Giscard d’Estaing « marque même plus de distance vis-à-vis des modèles macroéconomiques » (F. Pallez). A contrario, le changement d’orientation des ministres et de leur cabinet se traduit assez vite par une inflexion, voire une réorientation complète des travaux techniques. C’est donc le primat du politique et non celui des experts, contrairement à bien des analyses courantes sur la technocratie à la française. En revanche, à moyen terme il existe une influence des experts en termes d’idées et un pouvoir des experts ancré « dans les routines qu’ils impriment au travail administratif et les réseaux qu’ils constituent » (F. Pallez). Enfin, on peut observer une force autonome et propre des outils et des méthodes, que le chercheur en gestion Michel Berry avait été un des premiers à signaler il y a déjà vingt ans13. Aude Terray montre ainsi que la RCB a dépassé ses promoteurs. Ils avaient conscience de ses faiblesses. Mais ils se sont trouvés pris dans un engrenage infernal : des acteurs avaient intérêt à sa diffusion au sein de l’État car ils y voyaient un moyen de renforcer leur position dans l’État dont l’exécutif cherchait désormais à « gouverner l’administration »14.
14Le troisième élément du bilan est le comportement du SEEF, puis de la DP en tant qu’organisation à part entière et non simple entité administrative. Laure Quennouëlle l’avait déjà montré dans son propre livre pour la direction du Trésor en général. Ici aussi on découvre la superposition entre une conception crédible de l’intérêt général développée par les membres de la structure et la défense de prérogatives, de frontières, de territoires. Le BSEF des années quarante ou le SEEF des années cinquante a beaucoup des traits de l’organisation adhocratique, chère au chercheur canadien Henry Mintzberg. Mais le livre souligne que cette adhocratie rencontre déjà des contraintes non négligeables : la gestion des ressources humaines, le statut des personnels, les carrières, le temps de travail. La direction de la Prévision qui succède au SEEF en 1965 est-elle encore une adhocratie ? Le livre d’Aude Terray montre qu’elle n’est pas devenue une bureaucratie. Elle constitue un hybride : « une adhocratie un peu rigidifiée » (F. Pallez). Au-delà de cette nouvelle distinction chronologique, le livre suggère deux traits permanents. Dans la durée, sans doute a-t-on affaire à une phase de l’histoire où l’État essaie d’être à la fois concepteur et régulateur. Au risque de contradictions dans la doctrine comme dans la pratique, il s’engage dans un processus de modernisation de son fonctionnement qui constitue un apport pour les politiques15. Dans le cas précis, au-delà de la différence entre les leaderships de Claude Gruson et Jean Saint-Geours, et entre leurs conceptions de l’économie, le livre d’Aude Terray dégage des invariants dans la conduite d’une organisation publique de conception : un pragmatisme profond quant à l’obtention des ressources et à l’utilisation des marges de manœuvre, une connaissance fine des détours du sérail, la combinaison d’une légitimité traditionnelle et d’une légitimité externe, la même attention aux relations extérieures (vendre les services et les produits est une priorité), la même attention accordée à la rationalité comme guide de l’action.
15Le quatrième et dernier élément du bilan porte sur les conditions du changement dans l’État. Certes, l’expansion de la prévision aux Finances s’est opérée dans un contexte particulier. « La France restaurée » de l’après-guerre rendait possible une série d’innovations techniques en matière d’analyse économique16. La conjugaison entre cette rénovation et une rénovation politique constituait une expérience plus difficile, comme l’ont montré les sept mois et dix-sept jours du gouvernement Mendès France. En tout cas, les années quarante ouvraient une large fenêtre d’opportunité à l’innovation en petit commando. Il faudra attendre pour l’essentiel les années quatre-vingt pour que de telles conditions propices apparaissent à nouveau. Du moins en retiendra-t-on l’idée que certains séismes (comme la Reconstruction, l’entrée dans le Marché commun) sont salvateurs car en provoquant de nouvelles contraintes et d’autres besoins ils légitiment des initiatives individuelles inédites. Mais, sous ces réserves, le livre d’Aude Terray apporte des éclairages très actuels sur les voies de la réforme de l’État. L’administration n’apparaît pas comme foncièrement bloquée ou immobile. Elle constitue un monde mouvant, violent, où l’ingéniosité aide à vivre. La contrainte extérieure à l’administration (ici l’influence de l’Amérique ou les virages politiques) l’accule souvent à changer. Le changement ne se fait guère dans l’harmonie, mais souvent dans la crise et il arrive que celle-ci permette l’innovation et le succès de sa diffusion. Le changement par petites touches, sans grande remise à plat a beaucoup de vertus et le bricolage est aussi efficace. L’absence relative de transparence peut être un atout. Les objectifs d’une entité peuvent se construire en même temps que les structures contrairement au discours rituel sur la priorité aux missions ou à la stratégie sur les structures (piège dans lequel l’historien américain Alfred D. Chandler ne s’est, quoi qu’on dise, pas fourvoyé)17. Des leviers du changement sont mis à jour : le rôle du symbole (le nom : RCB plutôt qu’ODP) et de l’image ; les réseaux personnels, les outils, le sacré, « la percolation des idées avec l’extérieur de l’organisation » (F. Pallez), toute une panoplie d’invocations et de pratiques18. D’où un schéma du changement effectif dans l’administration qui n’est ni rationnel ni transparent ni construit par le haut, qui n’a pas les proportions harmonieuses des offres des consultants ou la simplicité rassurante des préconisations des doctrinaires, mais que le travail d’historien offre aux réflexions aujourd’hui.
16Face aux oscillations classiques de la bureaucratie entre règles, rites et crises, face à un usage ancien par l’État du chiffre comme moyen de simplifier les complexités des conditions de l’action politique, face aux traditions de rapports étroits des élites au pouvoir, le grand essor de la prévision économique aux Finances de 1948 à 1968 – dont bien des universitaires, fonctionnaires, politiques actuels ont recueilli l’héritage19 – a été porteur de modifications qui le dépassent : l’internationalisation croissante des idées et des pratiques économiques, l’immersion d’économistes dans les arcanes du plus puissant des ministères, les Finances, l’ouverture partielle de la fonction publique après-guerre, l’expansion des fonctions de conception, la médiatisation de l’économie et de la statistique. Mais il a eu aussi longtemps une dimension éthique transformatrice : orienter le dynamisme technologique dans le sens d’un projet délibéré20. Il a, de même, tenté de combiner l’ajustement pragmatique des objectifs des économistes en interaction avec les hommes politiques ou les acteurs sociaux et le maintien de dissonances cognitives qui favorisent l’innovation répétée. C’est pourquoi encore aujourd’hui les francs-tireurs restent honorés. Les experts, qui tirent leur légitimité de leur compétence scientifique et technique et non de leur capacité à innover, sont leurs successeurs. Ils sont parfaitement intégrés aux demandes internes de leur ministère. Comme l’État lui-même, ils sont plus souvent sur la sellette.
Notes de bas de page
1 Bien que, selon l’usage, cette préface n’engage que son auteur, il m’a semblé utile d’y incorporer les réflexions des autres membres du jury de thèse réuni le 20 juin 2001 : Robert Boyer, Michel Lescure, Michel Margairaz, Pierre Muller, Frédérique Pallez.
2 A. Desrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993. F. Etner, Histoire du calcul économique en France, Paris, Economica, 1987. P. Le Gall, « Les représentations du monde et les pensées analogiques des économètres. Un siècle de modélisation économétrique en perspective », Revue d’histoire des sciences humaines, octobre 2002, p. 39-64. M. Armatte, Histoire du modèle linéaire. Formes et usages en économie et économétrie jusqu’en 1946, thèse de doctorat, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1995. A. Chatriot, La démocratie sociale à la française. L’expérience du Conseil National Économique, 1924-1940, Paris, La Découverte, 2002. M. Volle, Histoire de la statistique industrielle, Paris, Economica, 1982.
3 Cf. C. Sardais, Les pénuries de l’immédiat après-guerre en France, mémoire de DEA d’histoire, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2002.
4 A. Desrosières, « Managing the economy: the State, the market, and statistics », in T. M. Porter, D. Ross (eds.), The Cambridge History of Science, vol. VII: Modern social and behavioral sciences, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
5 Cf. R.F. Kuisel, Le miroir américain. 50 ans de regard français sur l’Amérique, Paris, J.-C. Lattès, 1996. J. Zeitlin and G. Herrigel (eds.), Americanisation and its limits, Oxford, Oxford University Press, 2000. D. Barjot, I. Lescent-Giles, M. de Ferrière Le Vayer (dir.), L’américanisation en Europe au xxe siècle : économie, culture politique, t. I, Lille, CRHEN, 2001, et M. Kipping et N. Tiratsoo (dir.), t. II, ibid.
6 Cf. le titre de l’ultime livre de C. Gruson, Propos d’un opposant obstiné au libéralisme mondial, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2001.
7 M. Margairaz, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion 1932-1952, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1991. L. Quennouëlle-Corre, La direction du Trésor 1947-1967. L’État-banquier et la croissance, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2000.
8 Cf. V. Chapel, « La “poêle magique” ou la genèse d’une firme innovante », Entreprises et Histoire, décembre 1999, p. 63 et 74.
9 L. Hannah, « Economic ideas and government policy on industrial organization in Britain since 1945 », in M.O. Furner and B. Supple (eds.), The state and economic knowledge. The American and British experiences, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 354-375.
10 P. Varnotaux, Les origines et les enjeux de la conquête de l’espace en France de 1944 (apparition du V2) à 1962 (création du CNES), Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2001.
11 H. Jourdain, Comprendre pour accomplir. Dialogue avec Claude Willard, Paris, Éditions Sociales, 1982, p. 99-112.
12 Je reprends ici, comme dans nombre de lignes qui suivent, les développements de F. Pallez, « Qu’apprend l’histoire de l’administration aux chercheurs en gestion ? », Gérer et comprendre, décembre 2001, p. 51-54.
13 M. Berry, Une technologie invisible ? L’impact des instruments de gestion sur l’évolution des systèmes humains, Paris, Centre de recherche en gestion de l’École polytechnique, 1983.
14 P. Bezès, Gouverner l’administration. Une sociologie des politiques de la réforme administrative en France (1962-1997), thèse de doctorat de science politique, IEP Paris, 2002, p. 167-230.
15 S. Guillaumont-Jeanneney, Politique monétaire et croissance économique en France, 1950-1966, Paris, A. Colin, 1969.
16 J. Bouvier et F. Bloch-Lainé, La France restaurée 1944-1954. Dialogue sur les choix d’une modernisation, Paris, Fayard, 1986.
17 A. D. Chandler Jr., « Préface à la nouvelle édition », Stratégies et structures de l’entreprise, Paris, Éditions d’Organisation, 1989.
18 Cf. C. Riveline, « Le retour des tribus », Sociétal, juin 1997.
19 Cf. C. Sautter, « Préface », in C. Gruson, Propos…, op. cit. Sur les usages du chiffre, cf. T. M. Porter, Trust in numbers : the pursuit of objectivity in science and public life, Princeton, Princeton University Press, 1995.
20 Cf. P. Ladrière et C. Gruson, Éthique et gouvernabilité. Un projet européen, Paris, PUF, 1992.
Auteur
Directeur d’études École des Hautes Études en Sciences Sociales
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